lundi 6 mai 2013

Octave Uzanne, Alphonse Allais, Thomas Edison, le Kinetograph, la lampe à huile et le fil à couper le beurre (25 mai 1893)


Voici un petit article publié par Alphonse Allais, tout d'abord dans le Journal, puis repris dans La joie de la maison dans le numéro du 25 mai 1893. Il est sur-titré LA VIE DRÔLE. Ma visite chez Edison - Un génial inventeur. Où la science s'arrêtera-t-elle ? etc.

Alphonse Allais écrit :

« Un heureux hasard voulut que je rencontrasse mon excellent ami Octave Uzanne, le soir même du jour où il était allé voir Edison.
Encore sous le coup de son émotion, Uzanne me décrivit le fameux kinetograph, dont on a pu connaître les détails par le Figaro du 8 mai.
Il me sembla bien que le kinetograph ne constituait pas une invention d'une fraîcheur éblouissante, et qu'il ressemblait furieusement à ce joujou qu'on appelle le zootrope, et qu'on peut se procurer pour 25 ou 30 sous dans tous les bazars français.
Enregistrer le mouvement par des photographies instantanées successives, ne me parut point être le comble du génie. L'année dernière, à l'Exposition de Photographie au Champ de Mars, il nous fut donné de contempler quelques projections de ce genre : sauts de haies par des chevaux, vols d'oiseaux, etc. Certains de ces mouvements duraient plus d'une minute à raison de 60 clichés successifs à la seconde.
C'était merveilleux, mais voilà : cela ne s'appelait par le kinetograph, cela ne venait pas d'Amérique, via Uzanne, et Edison n'était pas dans l'affaire.
Le lendemain même de ma rencontre avec le correspondant du Figaro, je sonnais à la grille d'Orange-Park. Quelques minutes s'écoulèrent et je fus en présence du génial Edison.
Le sympathique Américain me montra son petit appareil, et j'y pu constater des images-successives, se remplaçant rapidement et donnant l'illusion soit de petits garçons jouant à saute-mouton, soit de petites filles sautant à la corde ; à moins que ce ne fût une écuyère de cirque passant à travers un cerceau.
Je ne m'étais pas trompé : j'avais déjà vu cela quelque part.
Edison voulut bien me conduire dans ses ateliers et me mettre au courant des nouvelles inventions qu'il mijote en ce moment.
Une de celles appelées, selon moi, à obtenir un vif succès, c'est ce qu'il appelle l'Oil-Lamp (lampe à huile).
Edison a eu l'ingénieuse idée d'utiliser les propriétés combustibles et éclairantes des corps gras de toute nature. Pour son Oil-Lamp, il emploie l'huile de colza.
Grâce à un ingénieux dispositif, dont la principale pièce est un wick (sorte de mèche de coton), et d'un spring (ressort), l'huile monte, par capilarité dans le wick. Quand ce dernier est suffisamment imbibé, on l'allume avec un match (allumette), et tant qu'il y a l'oil dans le wick, on jouit d'un éclairage très suffisant pour la plupart des occupations de famille et beaucoup moins aveuglant que la lumière électrique.
Cette nouvelle découverte n'est pas encore tout à fait au point. Edison compte être à même dans deux ou trois ans, de livrer plusieurs centaines d'Oils-Lamps par jour à la consommation des deux mondes.
Malheureusement, la place manque pour décrire toutes les merveilles d'Orange-Park. Pourtant, je ne veux pas passer sous silence un petit appareil bien simple, mais appelé à rendre de nombreux services.
Cet instrument se compose d'un fil se rattachant par chacune de ses extrémités à deux petites poignées en bois (wooden holders). Et c'est tout. Comme l'indique son nom : butter cutter thread, ce fil est un fil à couper le beurre.
Mais, il est un instrument qu'Edison n'inventera jamais, car c'est un instrument bien français, celui-là, c'est le fil à couper ... dans les ponts.
Français, mes frères, nous sommes tous des daims !


(le Journal) ALPHONSE ALLAIS »



Quel humour n'est-ce pas ? Donner à Edison la paternité de la lampe à huile (pas encore très au point en plein essor de la fée électricité) et celle du fil à couper le beurre (pas français ...), voilà de quoi faire bouger les zygomatiques ! Il faut savoir que Thomas Edison était la bête noire d'Alphonse Allais. Il ne supportait pas l'idée que l'américain ait inventé le phonographe ... huit mois seulement après Charles Cros ! (Un article d'Alphonse Allais intitulé "Charles Cros et M. Edison", paru dans Le chat noir du 14 septembre 1889).

Dans le loufoque et le burlesque d'Alphonse Allais, il n'est pas toujours facile (voire même parfois impossible) de savoir différencier le vrai du faux, la chose vue de la chose fabulée. Alors, Octave Uzanne son « excellent ami », vrai ou faux ? Se moque-t-il plutôt ? Les deux hommes étaient de la même génération. Uzanne né en 1851 et Allais en 1854, tous deux journalistes par ailleurs dans les années 1890-1900.

Alphonse Allais fut envoyé aux Etats-Unis en juin 1894 pour le Journal. Mais c'est de mai 1893 qu'il s'agit ici. Alphonse Allais est-il seulement allé voir Edison en avril 1893 ? C'est peu probable. Pas plus qu'il n'a rencontré son excellent ami Octave Uzanne qui lui, se trouvait bien sur place.

Ainsi la véritable relation entre les deux hommes reste à préciser. On peut néanmoins se persuader, en connaissant Uzanne, que l'humour d'Alphonse Allais ne devait pas le laisser insensible.

Bertrand Hugonnard-Roche

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