mercredi 25 juin 2025

Vieux airs - Jeunes paroles - Variations sur les choses qui passent (Notes familières d'un curieux) par Octave Uzanne (Le Livre, 10 septembre 1884) | Autour de Baudelaire intime et divers.


VIEUX AIRS — JEUNES PAROLES

VARIATIONS SUR LES CHOSES QUI PASSENT

(Notes familières d’un curieux.)

L’Actualité en vacances. — La grève estivale des libraires. — À la recherche des curiosités rétrospectives. — Anniversaire de la mort de Charles Baudelaire. — Écrits inédits du traducteur d’Edgar Poë à la vente Poulet-Malassis. — Amoenitates Belgicae. — Mon cœur mis à nu. — Fusées, Suggestions. — Les Sottisiers. — Pensées inédites de Baudelaire sur la société, la théologie et la politique. — Baudelaire commenté par lui-même, écrits intimes. — L’Amour, le Beau, le Mal. — Réflexions d’un poète désabusé. — Projet inédit du journal le Hibou philosophe, son format, son programme, ses opinions littéraires. — Conclusion.


Paris, 31 août 1884.


Toc ! toc ! Personne ne répond ; Paris est sorti. Il faut se morfondre à la porte de l’Actualité qui, elle aussi, a pris ses vacances ; Nada de nada ! disent les Espagnols, et c’est l’exclamation qui me vient devant cette Puerta del Sol du terrible mois d’août, près de laquelle je me démène et pourmène désespérément, car là-bas, au loin, chacun repose à l’ombre. Les libraires n’éditent plus qu’en rêve, ils nourrissent leurs espérances hivernales sur quelque plage normande et ils n’impriment plus que la forme humaine de leur corps sur le sable fin et brûlant, gravure essentiellement de luxe et avant le flot, que la marée montante se chargera de détruire. — Le sommeil plane sur le monde des livres ; les librairies semblent des nécropoles et la voix de la littérature n’est plus guère écoutée qu’aux stations des gares, aux heures d’arrêt, où, entre les soupirs de la machine qui halète, au roulement d’un timbre télégraphique, sous un soleil qui étend ses nappes d’or fondu, un organe aigre-doux de vendeuse ambulante clame dans le silence provincial :

« Demandez, les succès du jour, Sapho, les Blasphèmes, le Maître de forges, la Correspondance de George Sand, le Gil Blas… » Échos qui s’éteignent lamentablement à la queue du train en partance.

L’encre sèche au bout de la plume, il faut se retremper et secouer la vase de son encrier où les mots s’embourbent, où la pensée risque d’échouer. Époque fatale, qui fit écrire autrefois de bien vives et spirituelles chroniques à Auguste Villemot ; mais celui-ci eut l’art de discourir à merveille sur la pointe d’une aiguille ; là où il n’y avait rien, il apportait la fantaisie et faisait ses tours de passe-passe le plus gaiement possible devant le public. Le causeur bibliographe est tenu à plus de réserve ; si l’heure présente ne lui offre aucun aliment de critique, il doit fureter dans le passé, exhumer l’inédit, chasser sans relâche le curieux et revenir chargé de butin comme un zouave en pays conquis. — Orès, cette fin du mois d’août me remet en mémoire le poète Charles Baudelaire, qui, il y a aujourd’hui déjà dix-sept ans, mourut à Chaillot à moitié paralysé, après dix-huit mois d’effroyables souffrances.

Il ne m’appartient pas de retracer ici la physionomie de ce rare poète, hanté plutôt qu’inspiré par le génie le plus inquiétant, le plus sarcastique et le plus virilement quintessencié de ce siècle. Les portraits ou les études de psychologie ne sont pas ici de mon domaine, et je resterai fidèle à mes habitudes de bavardages à tort et à travers sur le vieux neuf, me plaisant à tenir boutique de curiosités et à déballer sous les yeux d’un public ami et familier les pièces rares et introuvables de mon bric-à-brac littéraire. — Déjà j’ai publié au Figaro, il y a quelques années, Un Baudelaire inédit, d’après une moisson de notes que je venais de mettre en gerbes ; ce sont ces notules que je vais donner ici revues et augmentées, les mettant ainsi à l’abri des injures du temps, dans un recueil aisé à consulter, car dans les feuilles éphémères du journalisme ce qui a vu le jour le matin est déjà oublié le soir même.

Des amis qui ont beaucoup fréquenté Baudelaire, cet habitant de la pointe extrême du Kamtchatka romantique — ainsi que le désignait Sainte-Beuve, — des fidèles compagnons tels qu’Asselineau, Banville, Auguste Vitu, Champfleury et Léon Cladel ont pieusement honoré sa mémoire en consacrant à l’homme et à l’œuvre des pages vibrantes d’émotion ou des études chargées de souvenirs et d’anecdotes, qui font ressortir à merveille les mille facettes originales de cet esprit qui se ruait à l’étrange.

On a sondé la vie, inventorié les boutades, paraphrasé les excentricités de ce dandy littéraire, à la fois sceptique et chercheur d’idéal ; sa biographie est donc faite, sinon écrite, et c’est affaire à quelque historiographe des lettres contemporaines de réunir et de classer les documents épars un peu partout dans les colonnes de la presse quotidienne et périodique. Je n’ajouterai rien à sa gloire encore éclatante et brûlante d’actualité, en refaisant un de ces portraits que ce railleur, amant de l’impossible, nommait des Rapinades ; mais à cette place, surtout à cette date, je tiens à présenter un Baudelaire inédit, plus intime et moins banal ou extérieur.

Je suis redevable à Auguste Poulet-Malassis des quelques notes qui vont suivre. C’est en pénétrant dans le cabinet de cet ex-libraire bibliophile qui a touché en observateur, en roué, mais aussi en fin lettré à tous les hommes de son temps, qu’il me fut permis d’examiner, de lire, de classer dans ma mémoire et même de transcrire subrepticement une grande partie de ces pièces inédites dont les manuscrits autographes furent livrés aux enchères et adjugés, à moins de 600 francs, du 1er au 4 juillet 1878, lors de la vente après décès de l’illustre éditeur du passage Mirès.

Malassis, qui fut tour à tour le libraire et l’hôte de Baudelaire, son compagnon dévoué et son constant confident, aussi bien à Paris qu’à Bruxelles, où le hasard les réunit, Malassis avait — je ne saurais dire comment — hérité de ces précieux documents, et, à l’exemple des avares de Quintin Metzys ou des Bartholos bibliomanes, il les conservait jalousement dans cet appartement de la rue de Grenelle, n° 59, jouxte la belle fontaine de Bouchardon, où il était venu se loger aussitôt son retour de Bruxelles.

De fait, ces manuscrits ne constituaient pas une œuvre d’ensemble ; on n’aurait su y trouver une seule pièce de large envergure. Il n’y avait là qu’une manière de lave refroidie, issue de ce volcan intellectuel qui produisit les Fleurs du Mal.

En dehors de divers projets relatifs à des pièces de théâtre et à côté d’ébauches de préfaces, ces papiers renfermaient un recueil d’épigrammes amères sur la Belgique, Amoenitates Belgicae, et deux dossiers des plus curieux : le premier, formé de quatre-vingt-quatorze pièces autographes, dont quelques-unes au crayon, intitulées : Mon cœur mis à nu ; l’autre, composé de vingt-trois pièces in-folio colligées sous ce titre : Fusées, Suggestions.

✷✷

Tout en me réservant de relater quelques citations que j’ai pu cueillir au hasard dans ces divers opuscules, c’est du dernier principalement que je vais m’occuper. — Ce n’est, à proprement parler, qu’un calepin de notes piquantes, de boutades graves ou légères, de traits ou aphorismes fixés au courant de la pensée, de fusées allumées à toutes les étincelles de la conversation, le tout grouillant dans une hétérogénéité impossible à décrire. Au siècle dernier, on nommait ces sortes de block-notes : un Sottisier ; tel celui de Voltaire, qu’on a publié il y a cinq ans déjà. Balzac, plus réaliste, appelait ce vide-poches de l’esprit : un garde-manger, tandis que l’auteur de la Vieille maîtresse, que son ami Baudelaire tenait en si haute admiration, désigne encore aujourd’hui l’in-folio de même usage qu’il possède sous une magistrale reliure de maroquin rouge, par ce terme d’un superbe dédain : Mon Crachoir.

Dans ces Fusées et Suggestions, le traducteur d’Edgar Poë se révèle sous un jour très bizarre et peu connu. C’est bien toujours le même esprit satanique, surmené par de fantasmagoriques visions, la même personnalité concentrée dans la force de son mépris des foules, le même évocateur des sensations macabres ; mais à côté de ce sombre héros, qu’on croirait voir sortir d’un conte de Nathaniel Hawthorne, on aperçoit l’écrivain mis à nu jusqu’au derme. Dans ses Mélanges, Baudelaire se cherche, s’écoute penser et se regarde vivre. On dirait qu’il se déchiffre, s’analyse pour mieux annoter lui-même ses fréquentes contradictions ; je n’oserais pas dire que c’est le poète en robe de chambre, car je craindrais d’énerver l’ombre de son dandysme raffiné, mais à coup sûr c’est le penseur qui se contemple au miroir de son âme ; c’est le pécheur qui s’humilie devant un Dieu qu’il reconnaît et qu’il appelle ; c’est l’amoureux des paradis artificiels qui se prend à songer au paradis réel, et qui, faisant un retour sur sa conscience, s’écrie, à l’exemple de Voltaire, dans ce Sottisier dont je parlais à l’instant : « Plus de scepticisme ; le scepticisme détruit tout et se détruit lui-même, comme Samson accablé sous les ruines du temple. »

Ce n’est pas que Baudelaire fût entièrement sceptique, sa grande aristocratie d’intelligence n’aurait pu s’accommoder de ce nihilisme doux. Il avait juste la pointe de scepticisme nécessaire pour féconder son humour et saupoudrer ses paradoxes. Au fond de lui-même sommeillait un grand croyant nourri de Chateaubriand et de Joseph de Maistre. Il ne se montre donc point, dans ses notes, humanitaire à larges vues, démocrate utopiste ou apôtre de progrès, car selon lui la croyance au progrès serait une doctrine de paresseux. Mais ne nous attardons pas à considérer le caractère de cet étrange écrivain ; je m’en vais citer tout aussitôt, dans le désordre où elles se trouvent, quelques-unes de ses fusées sociales, théologiques et politiques qui feront sauter, j’en suis assuré, plus d’un fervent admirateur de son talent dans le clan des républicains où il comptait tant d’amis.

— Je n’ai pas de conviction, comme l’entendent les gens de mon siècle, parce que je n’ai pas d’ambition. Il n’y a pas en moi de base pour une conviction.

— Cependant, j’ai quelque conviction dans un sens plus élevé, et qui ne peut pas être compris par les hommes de mon temps.

— Les brigands seuls sont convaincus. — De quoi ? — Qu’il leur faut réussir ; aussi ils réussissent. Pourquoi réussirais-je, puisque je n’ai même pas envie d’essayer ?

— Les nations n’ont de grands hommes que malgré elles. Donc le grand homme est vainqueur de toute sa nation.

— Il ne peut y avoir de progrès (vrai, c’est-à-dire moral) que dans l’individu et par l’individu lui-même. Mais le monde est fait de gens qui ne peuvent penser qu’en commun ou ne peuvent s’amuser qu’en troupe. — Le vrai héros s’amuse tout seul.

— Un dandy ne fait rien. Vous figurez-vous un dandy parlant au peuple, si ce n’est pour le bafouer ?

— Il n’y a de gouvernement raisonnable et assuré que l’aristocratique. — Monarchie et République basées sur la démocratie également absurdes et faibles.

— Il n’existe que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier, le poète — l’homme qui chante, l’homme qui bénit, l’homme qui sacrifie et se sacrifie. — Savoir tuer et créer. — Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l’écurie, c’est-à-dire pour exercer ce qu’on appelle des professions.

— Les matérialistes abolisseurs d’âme sont nécessairement des abolisseurs d’enfer ; ils y sont à coup sûr intéressés ; tout au moins ce sont des gens qui ont peur de revivre : les paresseux !

— Immense goût de tout le peuple français pour la pionnerie et pour la dictature, c’est le : Si j’étais Roi.

— Je m’ennuie en France, surtout parce que tout le monde y ressemble à Voltaire : Emerson a oublié Voltaire dans ses Représentants de l’Humanité. Il aurait pu faire un joli chapitre intitulé : Voltaire ou l’Antipoète ; le roi des badauds, le prince du superficiel, l’anti-artiste, le prédicateur des concierges ; le père Gigogne des rédacteurs du Siècle.

— Défions-nous du peuple, du bon sens, du cœur, de l’inspiration et de l’évidence.

 — Il y a dans tout changement quelque chose d'infâme et d'agréable, à la fois quelque chose qui tient de l'infidélité et du déménagement. — Cela suffit à expliquer la Révolution française.

— 1848 ne fut charmant que par l’excès du ridicule.

— La révolution par le sacrifice confirme la superstition.

— Le peuple est adorateur-né du feu : feux d’artifices, incendies, incendiaires.

— Trois éternelles obsessions populaires sur les murs : une..., le priape antique, le mot de Cambronne, et « Vive la République ! »

— En somme, devant l’histoire et devant le peuple français, la grande gloire de Napoléon III aura été de prouver que le premier venu peut, en s’emparant du télégraphe et de l’imprimerie nationale, gouverner une grande nation. Imbéciles sont ceux qui croient que de pareilles choses peuvent s’accomplir sans la permission du peuple ; — et ceux qui croient que la gloire ne peut être appuyée que sur la vertu ! — Les dictateurs sont les domestiques du peuple — un foutu rôle d’ailleurs — et la gloire est le résultat de l’adaptation d’un esprit avec la sottise nationale.

✷✷

Selon le cliché connu, j’en passe et des meilleures ; mais n’en voilà-t-il pas suffisamment pour poser l’auteur des Petits Poèmes en prose comme le plus logique des autoritaires ? Baudelaire, qui ne niait pas l’ivresse des foules — ivresse capiteuse et malsaine à son tempérament d’écrivain — ne cesse, dans ces boutades inédites, de revendiquer l’autocratie comme indispensable au bonheur de ses compatriotes. Si la place ne m’était point chrétiennement mesurée par le désir que j’ai de laisser du terrain à mes collaborateurs, il me serait agréable de présenter des théories plus largement développées, et de faire saillir des paradoxes de la plus étrange audace. Je ne dois point cependant oublier le littérateur, le penseur que je signalais plus haut, le propre commentateur de ses conceptions, le croyant, le dévot, le philosophe, enfin, et je vais, en abrégeant, choisir les notes qui me paraîtront le mieux refléter les sensations intimes de cette puissante individualité.

Voici d’abord une confession précieuse :

« Au moral comme au physique, j’ai toujours eu la sensation du gouffre, non seulement du gouffre du sommeil, mais du gouffre de l’action, du rêve, du souvenir, du désir, du regret, du remords, du beau, du nombre. — J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant j’ai toujours le vertige, et aujourd’hui (23 janvier 1862) j’ai subi un singulier avertissement, j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité. »

— De Maistre et Edgar Poë m’ont appris à raisonner.

— Le goût du plaisir nous attache au présent. Le jour de notre salut nous attache à l’avenir.

— Mes opinions sur le théâtre : Ce que j’ai toujours trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon enfance et encore maintenant, c’est le lustre, un bel objet lumineux, cristallin, compliqué, circulaire et symétrique. Cependant je ne nie pas absolument la valeur de la littérature dramatique, seulement je voudrais que les comédiens fussent montés sur des patins très hauts, portassent des masques plus expressifs que le visage humain et parlassent à travers des porte-voix ; enfin, que les rôles de femmes fussent joués par des hommes. Après tout, le lustre m’a toujours paru l’acteur principal, vu à travers le gros bout ou le petit bout de la lorgnette.

— Sentiment de solitude dès mon enfance, malgré la famille et au milieu des camarades ; surtout sentiment de destinée éternellement solitaire. Cependant goût très vif de la vie et du plaisir.

Relativement à la Légion d’honneur, Baudelaire, qui pouvait dire n’avoir qu’une seule chose de vierge : sa boutonnière, laisse, en passant, tomber ces grains de bon sens malicieux qui sont à la fois une mordante satire en quelques lignes :

— Celui qui demande la croix a l’air de dire : « Si on ne me décore pas pour avoir fait mon devoir, je ne recommencerai plus. »

— Si un homme a du mérite, à quoi bon le décorer ? S’il n’en a pas, on peut le décorer, parce que cela lui donnera un lustre.

— Consentir à être décoré, c’est reconnaître à l’État ou au prince le droit de vous juger, de vous illustrer, etc. D’ailleurs, si ce n’est l’orgueil, l’humilité chrétienne défend la croix.

✷✷

Sur la religion, sur la morale, sur la dignité et le culte du soi-même, le poète des Limbes professe des opinions de l’ordre le plus élevé. Pour lui, les deux qualités littéraires fondamentales sont le surnaturalisme et l’ironie ; le coup d’œil et la tournure d’esprit satanique. Mais ce surnaturel doit comprendre la couleur générale et l’accent, c’est-à-dire l’intensité, la sonorité, la limpidité, la vibrativité, la profondeur et le retentissement dans l’espace et dans le temps.

Le diabolisme flotte sans cesse devant ses yeux ; c’est en vain qu’il semble vouloir s’en détourner. Il y revient fatalement : c’est obsession de son être. La femme, ce jouet charmant, qu’il aime dans le beau réel et surtout dans l’étrange, lui apparaît bestialement satanique et le fait se souvenir du Diable amoureux, le chameau de Cazotte : chameau, diable et femme.

Dans l’amour, Baudelaire s’ingénie à trouver un point de ressemblance avec la torture ou l’opération chirurgicale que deux amants seraient très épris et très pleins de désirs réciproques, un des deux sera toujours plus calme et moins possédé que l’autre : celui-ci ou celle-là est donc l’opérateur ou le bourreau, tandis que l’autre devient le sujet, la victime.

Un jour que, devant lui, on agitait cette question, à savoir quel était le plus grand plaisir de l’amour, il laissa chacun analyser son sentiment, et lorsque son tour fut venu de formuler une opinion, il s’écria de sa voix stridente et métallique :

« Moi, je dis : la volupté suprême et unique de l’amour gît dans la certitude de faire le mal — et l’homme et la femme savent de naissance que dans le mal se trouve toute volupté. »

Parfois, dans ces notes, dont je ne puis citer pour mille raisons qu’une très faible partie, Baudelaire s’exprime avec une crudité de langage qui, sous une autre plume que la sienne, eût été monstrueusement grossière ; mais la grossièreté n’était point le fait de cet extrême délicat, et, dans ces passages audacieux, le cynisme est tellement crâne qu’il cesse aussitôt d’être obscène.

Au point de vue de l’esthétique, ce grand artiste a concentré la définition du Beau — de son Beau à lui — dans ces quelques lignes remarquables que je ne puis me dispenser de reproduire :

« Mon Beau, c’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture. Je vais appliquer mes idées à un objet sensible, à l’objet le plus intéressant dans la société : à un visage de femme.
Une tête séduisante et belle — une tête de femme, veux-je dire — c’est une tête qui fait rêver à la fois d’une manière confuse de volupté et de tristesse, qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété, soit une idée contraire, c’est-à-dire une ardeur, un désir de vivre associé avec une amertume réfléchie comme venant de privation ou de désespérance. Le mystère, le regret sont aussi du caractère du Beau. »

« Une belle tête d’homme n’a pas besoin de comporter (excepté peut-être aux yeux d’une femme) cette idée de volupté qui, dans un visage de femme, est une provocation d’autant plus attirante que le visage est généralement plus mélancolique. Mais cette tête contiendra aussi quelque chose d’ardent et de triste — des besoins spirituels, des ambitions ténébreusement refoulées — l’idée d’une puissance grondante et sans emploi — quelquefois l’idée d’une insensibilité vengeresse (car l’idée du Dandy n’est pas à négliger dans ce projet). — Quelquefois aussi — et c’est l’un des caractères de beauté les plus intéressants — le mystère, et enfin (pour que j’aie le courage d’avouer jusqu’à quel point je me sens moderne en esthétique), le Malheur. Je ne prétends pas que la joie ne puisse s’associer avec la beauté ; mais je dis que la joie en est un des ornements les plus vulgaires, tandis que la Mélancolie en est pour ainsi dire l’illustre compagne, à ce point que je ne conçois guère — mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ? — un type de Beauté où il n’y ait du Malheur. Appuyé sur — d’autres diraient obsédé par — ces idées, on conçoit qu’il me serait difficile de ne pas conclure que le plus parfait type de Beauté virile est Satan à la manière de Milton. »

D’après ces quelques extraits que ma mémoire ou des copies hâtives me fournissent, ne devons-nous pas former le vœu de voir publier ces mélanges inédits ? Je me souviens d’y avoir rencontré des petits portraits à la plume sur Victor Hugo, George Sand, Veuillot, Buloz, de Pontmartin, qui, bien que mordus comme une eau-forte et cruels comme une goutte de vitriol, n’en demeuraient pas moins des chefs-d’œuvre de concision et d’esprit satirique. Ce pauvre cher poète, qui a touché à toutes les branches des belles-lettres et qui eut tant d’amis qu’il pouvait dire avec un dédain de coquette : « Beaucoup d’amis, beaucoup de gants », — était au fond un grand désabusé plutôt qu’un mystificateur, et il sentait parfois en lui l’immense ridicule d’un prophète.

Il a passé dans notre génération banale en conservant, malgré ses nausées, dans toute leur intégrité, les dons innés qu’il cultiva toujours selon sa conscience d’écrivain, et, quoique ses amis n’aient jamais vu sur son masque ironique briller que l’éclair de sa gaieté sonore et sarcastique, il conservait au fond de lui-même un désabusement et une amertume invétérés, une tristesse d’exilé, un frisson continu, loin de ce rouge soleil de l’idéal qu’il rechercha en vain jusqu’à l’heure suprême.

✷✷

Parmi les projets curieux de Baudelaire, je dois encore signaler la fondation d’un journal extravagant, intitulé le Hibou philosophe, qui fut à la veille de paraître il y a environ vingt-cinq ans et dont mon confrère et ami Champfleury m’a confié tous les plans typographiques et littéraires tracés et signés de la main du poète. Rien, en vérité, n’est plus curieux.

Le Hibou philosophe, rédigé par Charles Monselet, Champfleury, Charles Baudelaire, André Thomas et Armand Baschet, devait être imprimé hebdomadairement sur trois colonnes dans le format du Tintamarre, avec 70 lignes à la colonne, au prix de 20 francs par an ; 12 francs le trimestre. Les bureaux eussent été établis 7, rue Vivienne, à la librairie Giraud, au Coq d’or.

Cette feuille périodique, il n’est point besoin de le dire, était conçue dans une idée exclusivement littéraire et violente. Parmi les notes qu’il griffonna en hâte pour la rédaction et la composition de son journal, Baudelaire écrivait :

« Que le titre soit placé haut, que le papier ait l’air bien rempli. »

— Que tous les caractères employés soient de la même famille, — unité typographique, — que les annonces soient bien serrées, bien alignées, d’un caractère uniforme.

— Je ne suis pas très partisan de l’habitude d’imprimer certains articles avec un caractère plus fin que les autres.

— Je n’ai pas d’idée sur la convenance de diviser la page en trois colonnes au lieu de la diviser en deux.

— Articles à faire : Appréciation générale des ouvrages de Th. Gautier, de Sainte-Beuve. Appréciation de la direction et des tendances de la Revue des Deux Mondes, Balzac auteur dramatique, la Vie des coulisses, l’Esprit d’atelier, — Gustave Planche : éreintage radical, nullité et cruauté de l’impuissance, style d’imbécile et de magistrat. — Jules Janin, éreintage absolu : ni savoir, ni style, ni bons sentiments. — Alexandre Dumas, à confier à Monselet ; nature de farceur : relever tous les démentis donnés par lui à l’histoire et à la nature, style de boniment. — Eugène Sue : talent bête et contrefait. — Paul Féval : idiot.

— Ouvrages desquels on peut faire une appréciation : Le dernier volume des Causeries du Lundi. Poésies d’Houssaye et de Brizeux. Lettres et Mélanges de Joseph de Maistre. La Religieuse de Toulouse : à TUER. — La traduction d’Emerson. — Faire des comptes rendus des faits artistiques. Examiner si l’absence de cautionnement et la tyrannie actuelle nous permet de discuter ; à propos de l’art et de la librairie, les actes de l’administration.

— Examiner si l’absence de cautionnement ne nous interdit pas de rendre compte des ouvrages d’Histoire et de Religion. Éviter toutes tendances, allusions, visiblement socialistiques, et visiblement courtisanesques.

— Nous surveiller et nous conseiller les uns les autres avec une entière franchise. Dresser à nous cinq la liste des personnes importantes, hommes de lettres, directeurs de revues et de journaux, amis à propagande, cabinets de lecture, cercles, restaurants et cafés, libraires auxquels il faudra envoyer le Hibou philosophe ; faire les articles sur quelques auteurs anciens, ceux qui, ayant devancé leur siècle, peuvent donner des leçons pour la régénération de la littérature actuelle. Exemple : Mercier, Bernardin de Saint-Pierre, etc.

— Faire un article sur Florian (Monselet) ;
— sur Sedaine (Monselet ou Champfleury) ;
— sur Ourliac (Champfleury) ;
— faire à nous cinq un grand article : La vente des vieux mots aux enchères, de l’École classique, de l’École classique galante, de l’École romantique naissante, de l’École hiératique, de l’École lame de Tolède, de l’École olympienne (V. Hugo), de l’École plastique (T. Gautier), de l’École païenne (Banville), de l’École poitrinaire, de l’École du bon sens, de l’École mélancolico-farceuse (Alfred de Musset).

— Quant aux nouvelles que nous donnerons, qu’elles appartiennent à la littérature dite fantastique, ou qu’elles soient des études de mœurs, des scènes de la vie réelle, autant que possible en style dégagé, vrai et plein de sincérité. »

Suivent une foule de détails que je ne veux pas transcrire, estimant avoir donné ici un aperçu assez net et très intime des idées littéraires de l’auteur des Fleurs du mal.

Il me semble que, pour avoir un peu abdiqué la causerie critique et bibliophilesque, je n’en ai que plus largement offert à mes lecteurs un plat de haut « ragoust » saupoudré de toutes les épices de la Saint-Jean.

Qui donc oserait se plaindre de cette mirifique chronique d’août ?

Octave Uzanne (*)




(*) article publié dans la revue Le Livre dirigée par Octave Uzanne. Ce long article est placé en tête de la neuvième livraison du 10 septembre 1884.

______________________________


Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.


Résumé

Dans cette chronique estivale parue à la fin d’août 1884, Octave Uzanne, écrivain bibliophile et chroniqueur littéraire, évoque avec érudition et fantaisie l’atmosphère léthargique de Paris déserté pendant l’été, où l’actualité semble s’être endormie, tout comme les libraires partis se dorer au soleil.

Prétextant cette accalmie culturelle, Uzanne propose à ses lecteurs un voyage dans le passé littéraire à travers des documents rares et inédits de Charles Baudelaire, retrouvés parmi les papiers mis en vente à la mort d’Auguste Poulet-Malassis, l’éditeur et ami du poète. Il en extrait notamment des fragments de Mon cœur mis à nu et des Fusées, textes où Baudelaire se livre dans une prose intime, incisive, souvent provocante, parfois mystique, toujours lucide et paradoxale.

Uzanne offre ainsi au lecteur une série de pensées brutes, aphoristiques et fulgurantes sur la société, la politique, la religion, le peuple, le progrès, l’art, la solitude ou encore la beauté. Il restitue fidèlement le ton unique de Baudelaire, tour à tour dandy méprisant, poète visionnaire, théoricien du beau et penseur profondément désenchanté.

L’article se termine sur un projet oublié mais fascinant : le journal Le Hibou philosophe, que Baudelaire voulait fonder avec ses amis littéraires et qui devait mêler critiques acerbes, esthétiques décadentes et fulgurances littéraires. Uzanne en reproduit le programme détaillé, offrant une plongée dans les intentions satiriques et esthétiques du poète.


Analyse critique

1. Un exercice de style mêlant érudition et légèreté
Octave Uzanne construit une chronique paradoxale : sous l’apparente légèreté d’un texte d’été — entre causerie, bavardage érudit et promenade dans les marges littéraires — il livre un article profondement informé et conceptuellement dense, tissé d’un style ironique, chatoyant, souvent baroque. C’est un hommage indirect à Baudelaire : comme le poète, Uzanne cultive le paradoxe, l’élégance de la pensée et la mélancolie du désœuvrement.

2. Une redécouverte précieuse de Baudelaire "autrement"
En mettant en lumière les fragments des Fusées et de Mon cœur mis à nu, Uzanne propose une lecture critique du "Baudelaire intime", loin des Fleurs du mal et de la statuaire académique. Il insiste sur le caractère antidémocratique, anti-républicain, misanthrope et métaphysique de la pensée baudelairienne, tout en rappelant son raffinement et sa puissance poétique. Il révèle un poète autoritaire, pessimiste, antiprogressiste, qui exècre les foules, l’égalitarisme, la modernité politique, mais reste épris du Beau et tourmenté par le divin.

3. Une critique sociale indirecte
Les aphorismes choisis (sur le peuple, le progrès, la Révolution française, Voltaire, la Légion d’honneur...) constituent une forme de critique oblique de la société française des années 1880. À travers Baudelaire, Uzanne attaque les illusions de la modernité républicaine, l’embourgeoisement de l’esprit critique, l’uniformisation démocratique, tout en se gardant d’un discours réactionnaire explicite.

4. Une esthétique du fragment et du "désœuvrement cultivé"
La chronique participe d’un genre que Baudelaire lui-même a théorisé : celui du "fragment pensif", de la note fulgurante, de la confession brisée. Ce style trouve ici son écho chez Uzanne, qui fait de l’inaction estivale un prétexte à l’exploration de l’inutile essentiel : la pensée, la mémoire, le manuscrit oublié, le projet avorté.

5. Une mise en abyme du critique et du poète
Uzanne joue avec sa propre position d’intercesseur entre l’œuvre inédite et le public. Il refuse toute ambition critique « universitaire », mais tient le rôle d’archéologue littéraire, amoureux du rare, du marginal, du manuscrit encore chaud de l’âme de son auteur. Son érudition bibliophilique s’allie ici à une véritable sensibilité esthétique.


Conclusion

Cette chronique est bien plus qu’un article d’août : c’est un acte de fidélité littéraire, un hommage intelligent et documenté à Baudelaire, une manière pour Uzanne de défendre une certaine idée de la littérature comme religion de l’intime, de l’étrange et du sublime. Il anticipe d’une certaine manière le Baudelaire des postérités modernistes, existentielles ou même réactionnaires, en le montrant tel qu’il fut aussi : un penseur profondément asocial, un aristocrate de la pensée, un styliste du désespoir.

En un mot : Uzanne ne raconte pas Baudelaire ; il l’exhume.


Publié le 25 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

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