LES ÉCRIVAINS, LE PUBLIC ET LA RÉCLAME
La littérature du genre humain en 6,000 volumes. — De la désorientation littéraire de ce temps. — Situation singulière des Écrivains entre eux. — Le Théâtre obstructeur de la véritable Littérature. — La Presse quotidienne vouée au Théâtre. — De la disparition de la Critique dans le journalisme quotidien. — La grande hystérie de la réclame dans les lettres. — Les sensations de l’écrivain et ses déboires. — Le critique moderne et la marée des livres. — Misères de la profession. — De la lassitude publique en matière de librairie. — La dysplagie des lecteurs et les écœurements des basses fictions romancières. — Sensations décourageantes de l’heure présente. — Moins de livres et plus d’œuvres. — Plus de propre dans le figuré.
Comment pourrait-on lire, même en opérant un choix judicieux, — ce qui déjà réclame du loisir, — la quintessence des meilleurs livres contemporains ? — Il semble que nous glissions rapidement au chaos, et, dans la situation présente, le malicieux abstracteur Ganganelli risquerait de perdre, sans retour, toutes ses bulles pontificales.
Dans le domaine de la fiction, les romans, cette nourriture intellectuelle des peuples corrompus et décadents, nous arrivent de toutes parts comme une ultime plaie d’Égypte ; ils s’étalent et s’étouffent en une telle confusion à la lumière de la publicité, que les bons pâtissent pour les mauvais et que le lecteur écœuré, désorienté, fatigué par la concurrence qui se dispute son attention, pourrait bien un jour entrer en grève, et mettre ainsi en interdit, pour quelque temps, messieurs les conteurs et amuseurs de foule.
Dans la république des lettres, l’anarchie est déjà visible ; on s’est fortement sollicité par tous les talents éclôs de la veille, on se sent distancé par l’express de la production et par la cohue sans cesse renaissante des hommes nouveaux, on éprouve si bien l’impossibilité de constater par soi-même la valeur réelle des uns et des autres, que l’on accorde sans marchander et sur on dit tout l’esprit et tout le mérite du monde à ceux qui ont eu l’habileté de faire sonner leur nom comme une trompette de tramway à l’oreille des passants.
La société littéraire se compose donc d’individualités nombreuses, qui tôt ou tard entrent en relation, et qui ne connaissent guère l’une vis-à-vis de l’autre que le titre de leurs principaux ouvrages respectifs ; pour ce qui est de la valeur intrinsèque et personnelle, la liste est trop hâtive ; on se frôle, mais on ne s’analyse pas. On discute encore sur un article de journal, sur une thèse soutenue en Premier Paris ; quant aux livres, il faut y renoncer. On les flaire chez les libraires, dans les boudoirs ou dans les antichambres des cabinets de consultation ; mais les lire, se les infuser par la vue, y songez-vous !... Les faiseurs d’opuscules peinent déjà trop sur leurs propres ouvrages pour songer à ceux du voisin.
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Les dernières années de notre XIXᵉ siècle sont, à ce point de vue, bien intéressantes à regarder d’un œil sceptique et clairvoyant, d’autant mieux qu’on peut s’attendre à l’imprévu et à la curiosité d’un krach du livre, comme il y a déjà eu un krach de la peinture, et comme il y aura bientôt aussi, il faut du moins l’espérer, un krach de ce bas art envahissant qu’on nomme l’art théâtral.
Barbey d’Aurevilly vient justement de publier, en tête de son Théâtre contemporain, une admirable préface, où l’auteur des Prophètes du passé montre qu’il pourrait bien être également un prophète de l’avenir. Ce noble dandy des lettres, qui vit en solitaire comme les aigles et les lions, et qui ne cache point son mépris pour toutes les bergeronnettes qui suivent en sautillant les sillons du succès, se gausse avec un bon sens profond et hautain du monstrueux histrionisme moderne.
« Le théâtre, dit-il, est le tyran du jour. Il s’affirme outre-cuidamment lui-même, par l’organe de ceux qui en font la plus belle œuvre de l’esprit humain, et, jusqu’ici, nul critique ne s’est levé contre cette prétention intolérable et ridicule, et ne lui a campé le démenti qu’elle méritait…
« Nous ne voulons ici qu’agiter la question littéraire. Selon nous, en effet, la littérature, la vraie, la grande et la forte littérature, n’a pas de plus mortelle ennemie que ce qu’on appelle la littérature du théâtre, et ce qui rend le péril plus menaçant encore pour la véritable littérature, c’est que la malheureuse ne s’en doute pas. Avec tout son esprit, elle est sur ce point sans pénétration et presque sans discernement. Troyenne imprudente, elle souffre Sinon dans son camp ; que dis-je ! elle le festoie, elle le couronne ; elle a aussi l’amour, l’admiration et l’engouement du théâtre et des choses du théâtre, autant et plus que les illettrés, qui les adorent pour les plus basses et les plus immorales raisons.
« Comme une foule d’êtres destinés à périr par leurs vices aurait-elle donc l’amour de ce qui doit la tuer ?... Que dis-je encore ? elle en a la bassesse. Ce que David faisait devant l’Arche, elle le fait devant un tréteau. Elle supporte très bien de ne venir, dans l’opinion, qu’après la littérature théâtrale, et elle paye elle-même les violons et les trompettes des plus sottes gloires nées sur les planches… Est-ce que le plus idiot vaudeville, pour peu qu’il soit représenté, ne trouve pas toujours à son service le compte rendu d’un livre fort, réduit à sa seule force, ne trouverait jamais ? Lisez les journaux, et jugez ! — Les journaux, qui devraient être les éducateurs du public et qui n’en sont que les courtisans, quand ils n’en sont pas les courtisanes, ont créé des espèces de chaires de littérature théâtrale à jour fixe, très appointées et très amoureusement guignées de tout ce qui a plume. Dans l’indifférence générale et morne où nous vivons pour la forte littérature, un journal pourrait, en effet, sans inconvénient d’aucune sorte, se priver du simple critique littéraire qui n’a que de la conscience et du talent, et qui choisit, parmi les œuvres injustement obscures ou impertinemment éclatantes, celles-là sur lesquelles il faut porter hardiment la lumière ou la main. Mais aucun n’oserait se passer du critique de théâtre, de ce critique qui, lui, ne choisit rien, car, pensionnaire de ses entrées, il est obligé de parler de ce qui se joue, se chante ou se saute, le long d’une semaine, dans un pays qui, ne trouvant pas assez de théâtre comme cela, vient de tirer le dernier mot du cabotinisme qui nous dévore, en inventant les cafés chantants !!! »
Jamais on n’a exprimé plus nettement que d’Aurevilly l’incroyable envahissement du théâtre, ni fait aussi judicieusement germer une idée de révolte qui devrait entrer logiquement dans la tête de tous ceux qui mettent du noir sur du blanc ; mais comme le fait remarquer l’illustre théâtrophobe, cet affolement du théâtre est si universel, si profondément passé dans nos mœurs, que, comme la folie partagée, il ne fait horreur à personne, et que le maître critique qui dénonce aujourd’hui comme monstrueux un pareil phénomène risque de passer demain lui-même pour un autre phénomène d’absurdité et de paradoxe. Un moraliste n’a-t-il pas dit : Si vous ne voulez point passer pour fou, entrez dans la folie commune… Ne dérangeons point nos petits cochons.
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Cette question de priorité de l’œuvre jouée sur l’œuvre imprimée, dans la critique, est cependant plus grave qu’on ne l’imagine communément. Le théâtre accapare la presse, du rez-de-chaussée au premier étage, de l’article de début à l’article de fin, en passant par le « théâtre des faits divers », le drame des assassinats, le vaudeville des Chambres, la comédie des tribunaux et le cabotinage des diplomates étrangers. Il ne reste guère aux livres que les annonces de la quatrième page et des entretiens aux Echos du jour, dont les éditeurs peuvent s’offrir le luxe moyennant un ou deux louis par ligne. — Il y a bien quelque part, dans la rédaction, un critique bibliographe chargé de recevoir les livres nouveaux ; mais ce rédacteur, dépaysé, loin de son élément et mal à son aise et ne parvient guère qu’à fournir, sans commentaires, la liste incomplète des ouvrages publiés. — Pendant que la littérature, dans sa plus forte expression, est ainsi vilipendée, les êtres et les choses du théâtre sont accueillies avec une faveur incroyable et qui prime tout autre sujet dans la presse dite boulevardière. À côté du critique théâtral qui pontifie presque chaque jour, on a inventé le soiriste, une belle invention, je vous jure, qui consiste à encaboter complètement de Paris et la province, en nous initiant familièrement à la vie intime de tous les pitres et de toutes les queues-rouges de la métropole. — Au soiriste s’est adjoint le parisiste, créé tout naturellement pour nous montrer le dessous des pièces et parfois le dessous des jupes, pour interviewer l’auteur la veille d’une première, ou pour chiffonner une réclame chaudement rétribuée par les couturiers et couturières de ces Dames.
Pendant que, du haut en bas du journal quotidien, on orchestre la partition des cantates du théâtre, les pauvres livres attendent vainement un mot d’approbation ou d’improbation ; l’omnibus de la publicité est au complet, le roman comique des temps modernes s’y prélasse et n’est point prêt d’en sortir. — Chaque jour, la petite place laissée à la littérature se fait moindre et s’efface de plus en plus ; je ne parle pas de la critique, comme la professèrent certains ludistes de l’envergure de Sainte-Beuve, celle-ci repose en paix depuis longtemps ; et son ombre n’apparaît guère qu’à des intervalles trop lointains pour qu’on ait encore à s’en inquiéter ; mais, dans le journal à grand tirage, les littérateurs en sont presque réduits à l’annonce, comme de simples négociants, ou à l’article payé au prix de quelques billets de mille, sous couleur de pots-de-vin, car le nombre n’est malheureusement pas encore trop limité des journalistes en renom qui ne s’effrayent point de ces marchandages du donnant donnant.
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Il ne reste, en conséquence, aux ouvrages de la littérature imprimée et brochée que certaines feuilles spéciales et honnêtes, et plus particulièrement les périodiques hebdomadaires, les revues bleues, vertes, jaunes ou orange, les magazines mensuels et bi-mensuels et aussi, — je ne dis point cela sans tristesse, — les journaux étrangers, les plus souvent mieux renseignés sur notre talent national et sur nos écrivains nouveaux que nous ne le sommes en général, dans ce Paris où tout est cabotinage, jusqu’à l’œil en coulisse de la Renommée, cette première grande sauteuse des féeries en carton de la Loi.
Il s’ensuit que les faiseurs de livres, se voyant à chaque heure nouvelle plus nombreux et sentant le peu de moyens dont ils disposent pour se faire connaître de ce grand public qui reste à leurs yeux comme la terre promise des succès à éditions successives ou à mille numérotés, agissent un peu comme les naufragés et se bousculent, se hissent, s’étoffent, se piétinent, pour jeter leur précieux bagages dans les canots de sauvetage de la publicité qui s’offre encore à eux. Il y a forcément encombrement, et toute la pacotille fait parfois le plongeon en route ; c’est un peu au petit bonheur, et jamais la fortune ne s’est montrée plus capricieuse, plus femme, plus aveugle que dans la distribution de ses sourires aux gens de lettres, car jamais un chef-d’œuvre n’a autant couru de risque qu’aujourd’hui de rester inconnu, alors que des centaines de publications médiocres se voient célébrées par l’inexplicable du sort, aidé de la roublardise de leurs auteurs.
Un des diagnostics les plus significatifs de cet état de choses et du détraquement normal des esprits à l’heure actuelle est, cela s’explique par ce qui précède, la soif immodérée de la réclame, le délire de l’annonce, la fièvre du grand article, la boulimie de la chronique élogieuse ou de l’entre-filet flatteur qui tient en mauvaise haleine tous nos contemporains. Oncques l’assaut à la publicité n’avait été plus furieux qu’en ces dernières années ; chacun brûle de se voir affiché dans l’entre-colonne des journaux et la vanité paye à prix d’or ou de bassesses, en monnaie sonnantes ou en obséquiosités louches, la faveur de voir elle action ou telle œuvre ingénieusement illustrée d’éloges en bonne page des feuilles quotidiennes ou périodiques.
Dans le monde littéraire, ce mal a atteint son apogée, et le paroxysme est d’autant plus intense et stupéfiant qu’il y a pléthore dans la production et ennui dans la critique. La bibliographie consciencieuse disparaissant peu à peu de la presse et le livre se multipliant avec surabondance, le public semble mis au défi et à la question. — Un ouvrage paraît, fixe une demi-seconde l’attention ; puis un autre se présente et l’accapare aussitôt ; c’est un flux perpétuel, mais si bruyant et si tumultueux qu’on n’ose y regarder de trop près, de peur d’y laisser choir son intellect et d’y noyer son jugement. La critique minutieuse essaye bien de sauver quelques épaves et d’écluser un peu de réputation, sur ce grand fleuve d’indifférence et d’oubli, à ceux qui aperçoivent le plus en relief au fil de l’eau ; mais elle ne peut remplir son office que patiemment, et les affamés de gloire ou de considération hâtive se raccrochent aux cloches de la réclame et s’efforcent de provoquer les regards par des contorsions immodestes ou incohérentes.
Cette grande hystérie du charlatanisme littéraire, qui n’épargne pas les plus sages, mérite d’être étudiée dans ses manifestations d’aveuglement et d’égoïsme, et tous ces possédés du prurit de l’éloge valent bien qu’on les discute et les dissèque à la fois. — Je m’y essaierai d’autant plus volontiers que le sujet m’intéresse et que je me crois placé assez juste à point, en plein monde de la librairie et de la presse, pour distinguer les causes et les effets avec une assez douce et peu chagrine philosophie.
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L’auteur, le critique ou réclameur et le public se trouvent placés à trois points de vue très différents, qui ne leur permettent de se juger les choses que sous des aspects entièrement dissemblables. Prenons-les tour à tour pour les mieux observer. — L’écrivain qui conçoit son œuvre dans le domaine scientifique, poétique, historique ou analytique, y absorbe totalement sa pensée et sa vie ; il promène son rêve avec le véhicule de la foi et formule son idéal, ses fantaisies, sa didactique ou son jugement, avec l’assurance de son talent ou l’outrecuidance de son génie. Il hypothèque son concept dans son travail, il sent cette sorte de maternité intellectuelle qui porte à son cerveau toutes ses forces agissantes ; il est en pleine gestation, et pense accoucher d’une publication unique, prodigieuse, originale, à nulle autre pareille : il se châtre dans son manuscrit et se mire dans ses épreuves typographiques.
Songez que, durant un an, six mois ou quinze semaines, il est resté enclos dans sa création dont rien ne l’a pu distraire. Ce fut pour lui une enfanture toute spéciale, une incubation intellectuelle dont il s’est engrossé et enorgueilli inconsciemment jusqu’à l’amour-propre et l’égoïsme le plus paradoxal. Il s’est enfermé avec son œuvre jusqu’à ce que son œuvre sortît de lui. Tant qu’il l’a couvée, il n’a rien craint pour elle ; mais dès le moment où cette chose issue de sa moelle et de ses veilles a été, sur le point de prendre son essor dans la société, il s’est vu tout épinglé de préoccupations et de soucis d’avenir, car il lui a rêvé les plus hautes destinées.
L’ouvrage paraît enfin, avec les langes de sa couverture coquette ou le titre semble sourire au passant. C’est, pour l’écrivain, le grand jour du baptême, le jour sacro-saint, où, transporté par la religiosité profonde de son soi, il lui semble que le monde va être transformé par l’apparition de son livre-Messie, et qu’il n’y aura pas assez de cloches dans tous les campaniles du journalisme pour en carillonner la joyeuse venue.
Aussi, contemplez-le dans son rayonnement de paternité superbe ; il écrit des envois ou des dédicaces à tous les militants de la plume, avec un tant de fierté qu’un héros annonçant sa victoire ; il ne s’inquiète point de savoir si l’heure est propice, si l’atmosphère trop chargée d’événements ne nuira pas à la délicatesse de sa progéniture cérébrale, si le marché public n’est point encombré d’autres ouvrages qui écraseront par le scandale ou la vulgarité éclatante la distinction fine de sa fiction d’art ; il ne veut rien voir, rien entendre que cette sirène intime qui chante en lui l’hymne de la bienheureuse délivrance : Noël ! Noël ! Béni soit l’enfant idéal et sublime ! et ce chant dont il se grise, il pense qu’il va se répandre par les cent mille échos de la presse et emplir tout l’univers étonné.
Durant la quinzaine qui suit l’apparition de son rêve imprimé, il ne vit plus de sa vie propre, il est en mal de réputation, de bruit, de célébrité ; il attend tout de la voix publique, et dans chaque journal qu’il déploie, il recherche fébrilement l’article ambitionné, la mention flatteuse, l’entrefilet bienveillant, et, à défaut d’une critique impartiale, il se complaît à la lecture de la petite réclame chamarrée d’éloges que son libraire, à défaut de lui-même, a rédigée et mise en circulation.
Dans ses promenades, il scrute l’œil de ses amis, quéttant un mot d’enthousiasme passager ; il va de librairie en librairie flairer la vente et inspecter son étalage ; puis, de plus en plus sombre et nerveux, il s’abonne à l’Argus de la Presse ou à l’Œil de Lynx afin que ces Agences le tiennent au courant de tout ce qui se débitera urbi et orbi sur les mérites de son œuvre. Ce n’est plus un homme, c’est une hyène en cage.
Puis, sans qu’il y paraisse, lentement sa patience se lasse, son enthousiasme s’assoupit et sa rancœur s’éveille ; il se sent irrémédiablement noyé dans le flot d’imprimés qui sourcent de toutes les typographies de France ; il accuse sourdement la sottise publique, l’imbécillité bourgeoise, l’indifférence des foules ; il se dresse contre les critiques, « ces vendus » qui ne savent point découvrir le vrai mérite sur le lit de bouquins où ils se vautrent et s’endorment ; il se range, sans y prendre garde, dans la grande légion des mécontents et des incompris ; il erre découragé, amolli, rancunier, boudeur au monde, banni de gloire, jusqu’à ce que l’ambition le remorde fortement au cœur et qu’il se replonge dans un nouveau travail, régénéré par le labeur et la lutte, enivré par la chaleur de la conception, plus modéré dans ses désirs et surtout moins naïf vis-à-vis de l’indifférence mondaine.
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Si l’auteur sus-désigné est Parisien de résidence et qu’il publie annuellement deux ou trois ouvrages, il se blasera vite sur la cuisine au laurier de la critique, il deviendra vivement, sinon indifférent, du moins légèrement sceptique ; il indulgentera les faiseurs d’anges dans le domaine des paradis artificiels de la célébrité ; il sera miséricordieux au public, et de plus en plus distrait de sa personnalité par la personnalité des autres, dans ce grand mouvement de libre-échange des sociétés littéraires ; il ne tardera pas à reconnaître que la joie seule de faire une œuvre vraiment est assez intense et ineffable pour être payée au prix de tous les silences et de toutes les ingratitudes de la Béotie universelle.
À l’écrivain moderne, j’opposerai le critique moderne, lettré, indépendant, honnête et sincèrement épris des lettres ; car je veux croire que, pour rarissime qu’en soit l’espèce, elle existe encore à quelques exemplaires humains ; je prendrai donc ce justicier équitable, passant ses nuits à lire et ses jours à analyser les sensations de ses lecteurs. Ce sera, si vous le voulez, le bibliologue idéal, cuirassé de toutes les vertus sacerdotales. Je le prendrai dès le début de sa carrière, et j’essaierai de tracer son portrait dans la manière un peu vieillotte du XVIIᵉ siècle, sous le masque passe-partout d’Ariste.
Nous y voici.
Ariste est entré dans les lettres avec un bagage d’études si considérable que ses amis craignaient qu’il n’eût à payer l’excédent au guichet de l’opinion publique. Très versé dans les anciens et imbu des œuvres des derniers siècles, il y apportait en outre une personnalité très réelle, et, qui mieux est, un caractère de haute droiture et de parfait jugement.
L’amour des livres, plutôt la biblio-psychologie que la bibliophilie, dirigea sa plume vers la critique ; il y réussit, et ses sentences eurent grand crédit auprès des délicats. Ariste, jeune encore, se jura de demeurer étranger à toute coterie et de fuir les amitiés littéraires ; il voulut ne connaître que les œuvres et ne subit pas l’influence des hommes ; il y réussit tout d’abord, mais peu à peu il eut la désespérance de remarquer qu’il n’est point d’isolant possible dans une république d’écrivassiers, et, sans qu’il pût se rendre compte comment la chose lui était arrivée, il se vit bientôt presque autant d’amis que Paris comptait de faiseurs de livres, tous « très chers confrères » qui lui baisaient le bec dans des dédicaces non moins chaleureuses que folles et sucrées.
Il se roidit cependant, se dégagea, essayant de faire le cercle autour de lui par des horizons nettement appliqués sur les méchants auteurs, les plus agressifs dans leur amitié ; il donna du bec sur les gens de plume ; mais plus il le bec était dur, plus les plumes se montraient caressantes et les sourires engageants. Sa réputation était faite ; les lettres pleuvaient sur sa table, les livres débordaient de toutes parts, sur les meubles, sur les chaises, sur les tapis ; le flot montait toujours.
Ariste lutta désespérément ; il s’efforça de tenir tête à cet élément d’impressions qui submergeait lentement jusqu’à sa volonté et à son culte littéraire ; mais déjà il ne lisait plus, il effleurait un livre, en respirait l’esprit sans entrer en plus intime commerce avec lui. — Son logis n’était plus la Thébaïde d’autrefois, le coin béni des communions d’idées à la sainte table des travaux patients, c’était une sorte de bureau où tous les « fraîchement imprimés » venaient se faire enregistrer. On sonnait… des livres, des paquets de livres lui étaient remis… il les regardait, les jugeait d’un premier coup d’œil, remettant au soir un plus complet examen. On sonnait encore… et de nouveaux livres lui étaient portés avec lettres justificatives, recommandations et tablettes de louanges toutes prêtes à être diluées en articles, sur un fond doux d’enthousiasme ; — on sonnait, on sonnait toujours, et les livres s’entassaient, parfois tenus en mains par leurs auteurs importuns qui brisaient toutes les consignes, pour paraphraser longuement l’esprit de leur œuvre, pitoyables à force de raisonnements… On sonnait… on sonnait ; on sonnait ; dix ouvrages, quinze ouvrages montaient ainsi chaque jour chez Ariste, qui sentait sombrer tristement sa foi et mollir son courage.
Il n’était point de ceux qui se disent : je lirai tel livre signé d’un nom estimable et je négligerai les autres ; il était bien, au contraire, attiré vers les inconnus, vers les jeunes, vers les fleurs qui venaient à lui sans juger utile de maculer d’une banale dédicace la virginité des faux-titres ; il se disait que parmi tant de romans, tant d’œuvres diverses d’histoire, de mélanges et d’érudition, il y avait à n’en point douter des justices à faire, des écrivains à révéler, peut-être des chefs-d’œuvre à mettre en lumière ; mais : il était vaincu, vaincu par le temps, vaincu par la place réservée à ses articles, vaincu par la production incessante, vaincu en un mot par l’impossible.
Il en arriva à se fier au hasard, à faire la part du feu et de l’oubli ; il éprouva le vide et la misère de sa profession, et, lorsqu’il tentait de revenir à ses lectures anciennes, à ses auteurs de prédilection, aux véritables maîtres de notre tradition littéraire, il apercevait le néant de ses efforts et regrettait amèrement le temps pour ainsi dire gaspillé sans fruit à batailler en mercenaire pour le compte d’autrui, les heures perdues à se créer des ennemis et des ingrats, tant de phrases écrites sur les nuages qui passent, alors qu’il eût pu concentrer ses forces, les discipliner et surtout conserver sa religion de lettré, pour s’encloîtrer dans un travail de rêveur, qui l’eût fait heureux, grand à ses yeux et surtout indépendant des œuvres de tous.
Ariste le critique, c’est aujourd’hui X., Y., ou Z., c’est mon voisin, c’est moi-même, ce sont tous ces lapidés misérables qui reçoivent sur le crâne les quinze ou dix-huit cents volumes dont les presses, constamment de frondes les accablent chaque année. Gloire à ces écloppés, chez qui vit encore l’amour du beau ; ils sont restés conducteurs, s’ils n’ont pu se montrer révélateurs ; mais, au soir de la vie, plaignons-les, car la tristesse les gagne et ils ressemblent à tous ceux qui ont prêté leur dos comme échelon au succès d’autrui. Ceux qu’ils ont aidés dans leur ambition, du haut de leur Olympe glorieux, les regardent hautainement comme les parias du paradis lettré.
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Je me suis essayé à démontrer l’état moral de l’écrivain dans la pullulation bibliographique du jour et à peindre l’inanité des efforts du critique puritain au milieu du dévergondage des impressions fourmillantes de ce temps. La situation du public, qui est plus sage, a-t-on dit, que le plus sage des critiques, n’est pas moins lamentable ; écœuré par la réclame, berné par les comptes rendus hâtifs, désabusé de toutes parts, il apparaît comme le Géronte de la comédie entre Léandre et Scapin ; il endosse tous les mécomptes et paye les frais de tous les mauvais tours qu’on lui joue.
Perdu parmi tant d’ouvrages et de boniments qui violent son attention, il devient le plus souvent la proie d’un troisième rôle, très retors et très insinuant, qui est le libraire. Celui-ci possède toutes les influences du dernier ressort, on va à lui en confiance et avec ingénuité, sans se douter de ses sympathies ou antipathies aveugles, on prend ce qu’il donne, en mouton de Panurge, sur l’assurance que ça se vend. — Le pauvre public est à la fois le jouet des amitiés littéraires et des réclames payées ; en dehors de quelques écrivains sincères dont il adopte volontiers le jugement sans remords, il ne croit plus à rien ; il lui semble vivre dans une société de pickpockets et il se fait voir chaque année plus méfiant, plus indifférent, plus lassé.
Certes, je ne saurais y contredire, il y a de quoi ; — à force d’acheter des livres qu’on lui signale et qu’il repousse à la lecture le plus souvent avec dégoût ou ennui, il est saisi d’un vertige intellectuel assez semblable à ces vertiges d’estomac des dyspeptiques qui ne savent plus à quel aliment vouer les malaises de leur appétit ; de la boulimie initiale, il tombe dans la bradypepsie, et de la bradypepsie dans l’apepsie, et de l’apepsie dans la dysphagie ; rien ne ne passe plus, le lecteur apporte une circonspection extrême avant de se lancer dans la lecture de 300 pages d’un roman où il est presque assuré de rencontrer, complaisamment étalées en tartines, les échantillons de tous les excréments d’humanité, les bassesses, les lâchetés de tout ordre, et de subir la description de la dégradation de l’homme par la femme, sous prétexte de documents, de grand art et de style.
Franchement il regrette les fictions chevaleresques, les contes aventureux, les Don Quichottades romantiques, les folles équipées des romans d’action qui naguère héroïfiaient son imagination ; maintenant qu’on le traîne dans le terre à terre, qu’on le fait barboter dans les eaux de vaisselle et qu’on l’angoisse dans des transpirations malsaines, il éprouve le cauchemar de toutes ces « joies de vivre », et il proteste avec une certaine raison, il faut en convenir.
La lecture ne sort plus du train-train sombre de sa vie journalière, elle n’élève point dans des idéals qui le dématérialiseraient durant quelques heures ; il ne voit qu’une sténographie ou une photographie des vices inélégants. Alors, bien qu’à son esprit défendant, il revient à M. Ohnet, comme il reviendrait peut-être à Rocambole, car il préfère des choses inoffensives et sans odeur aux talents trop parfumés, à l’assafetida qui est de mode.
Doit-on s’étonner, cela étant, de la maladie grave qui sévit sur le monde de la librairie ? — Se figure-t-on prendre les mouches avec du vinaigre ? — Nous subissons en ce moment tous la loi des peuples vaincus et décadents qui ne se savent point se relever, fût-ce par un acte de folie ou de sublime désespoir, et nous restons couchés à terre dans la contemplation et l’analyse de nos déjections, amollis, veules, démoralisés. Nous ne regardons plus s’élever la vieille alouette des Gaules qui montait, montait encore, montait toujours, planant et chantant dans la lumière ; nous nous enfouissons peu à peu de nos mains avec un ordre raffinément que nous pensons être encore de l’Art, et, lentement, nous nous ankylosons, en notant par dilettantisme nos hoquets, nos senteurs et nos râles comme les nymphomanes, jusqu’à l’heure prochaine de la grande agonie finale ou du « tout à l’égout ».
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Je ne suis certes point optimiste, mais voudrais pouvoir espérer ; je ne sais si le grand public éprouve la sensation de découragement qui se dégage des conclusions de cette étude, mais je le perçois vaguement — sali, volé, conspué, démoralisé, ne sachant plus à qui confier ses loisirs, il me paraît que le vrai et seul contribuable de la librairie ne doit point affirmer ses sentiments dans la formule du docteur Pangloss, et que lui aussi attend, sinon un coup de balai final, du moins un relèvement de l’esprit de fiction…, moins de livres et plus d’œuvres et surtout moins de vidanges sociales et plus d’aérostation morale — un écrivain, digne de ce nom, a mieux que des yeux et un odorat, il a une âme qui demeure comme l’apôtre de son beau idéal ; mais le beau moderne, dans le roman, c’est franchement un peu trop le laid. —
Je réclame moins de précocité dans le sale et plus de propre dans le figuré. Hélas ! les pires modèles ont plus d’imitateurs que les bons. Puissions-nous revenir à l’Astrée et aux bords du Lignon !
OCTAVE UZANNE
(*) article publié dans la revue Le Livre par Octave Uzanne, signé de son nom et placé en tête de livraison aux pages 225-231 (10 mai 1887, 5ème livraison, huitième année).
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Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.
Résumé
Octave Uzanne dresse un tableau alarmant de la vie littéraire de la fin du XIXᵉ siècle : il constate la prolifération anarchique des livres, au point que le public, submergé, est écœuré et indifférent. Dans cette surproduction, les bons ouvrages se noient parmi les médiocres, et l’écrivain, obsédé par le succès, sombre dans une frénésie de réclame et d’obséquiosités. La critique littéraire, elle, se meurt, étouffée par la presse quotidienne fascinée par le théâtre, qui accapare toute l’attention au détriment de la littérature sérieuse. Le critique idéal, impartial et lettré, se voit vite débordé par la masse des publications, incapable de discerner ou d’analyser.
Quant au public, il devient cynique et méfiant : il ne sait plus à quel livre se fier, tant la réclame brouille le jugement. Dégoûté par les romans naturalistes qui se complaisent dans la laideur et les bassesses humaines, il aspire à des fictions plus nobles et idéales. Uzanne conclut en appelant à un assainissement moral : moins de livres, mais des œuvres véritables ; moins d’étalage sordide, plus de grandeur et d’élévation.
Analyse
Ce texte est à la fois un pamphlet et un diagnostic sociologique de la vie littéraire sous la Troisième République. Uzanne y développe plusieurs idées majeures :
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L’inflation bibliographique : la production de livres explose, dépassant les capacités du public à suivre, et même celles des critiques à lire et juger. C’est un chaos éditorial qui nuit à la qualité.
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Le règne de la réclame : les écrivains, réduits à des stratèges de la publicité, quémandent les faveurs de la presse. La publicité devient le principal moteur de la notoriété, éclipsant le mérite intrinsèque des œuvres.
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La servilité de la presse au théâtre : Uzanne, relayant Barbey d’Aurevilly, dénonce la presse qui, au lieu d’éclairer le public, consacre l’essentiel de ses pages au théâtre, spectacle jugé frivole et corrupteur, et relègue les livres à la portion congrue. La critique littéraire, telle qu’elle existait à l’époque de Sainte-Beuve, est quasiment éteinte.
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La frustration de l’écrivain : Uzanne peint l’écrivain comme un être orgueilleux et fragile, tour à tour exalté par la sortie de son livre et dévasté par l’indifférence du public ou des critiques.
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La crise du critique : le critique consciencieux est débordé, condamné à l’échec face à la marée des publications. Il perd peu à peu ses forces, sa liberté de jugement et, finalement, sa vocation.
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Le désarroi du public : Uzanne dépeint un lecteur désabusé, las des récits glauques, qui aspire à retrouver des œuvres porteuses d’idéaux et de beauté, comme dans la tradition des romans chevaleresques ou pastoraux (référence à L’Astrée et au Lignon).
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Une satire mordante : tout au long du texte, Uzanne use de l’ironie et d’un ton pamphlétaire. Il se moque des illusions de grandeur des écrivains, de la bassesse de la presse, de la naïveté du public et du cynisme des libraires. Son style foisonnant et métaphorique illustre la fièvre qu’il décrit.
Ce qu’il révèle sur son époque
Ce texte offre un témoignage précieux sur les mutations culturelles du Paris littéraire de la Belle Époque : la professionnalisation du journalisme, la transformation de l’édition en industrie, la montée en puissance de la publicité, et le glissement du goût du public vers un réalisme cru et sensationnaliste. Uzanne s’inscrit ainsi dans le débat sur la décadence morale et esthétique de la fin de siècle.
Conclusion critique
Uzanne anticipe, avec une lucidité féroce, les travers d’un système où le marketing prime sur le contenu. Son appel à « moins de livres et plus d’œuvres » résonne encore aujourd’hui. Il dénonce non pas seulement l’excès quantitatif, mais la perte d’un idéal littéraire : la littérature, selon lui, devrait élever, non ramper dans le sordide.
Sa vision, pessimiste mais lucide, fait de ce texte un vibrant plaidoyer pour un art plus exigeant et pour une presse critique véritablement indépendante.
Publié le 28 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche
Pour www.octaveuzanne.com
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