Vignette pour le Miroir du Monde d'Octave Uzanne
Paris, A. Quantin, 1888
LES GRANDES VACANCES
Le Voyage,
Supplice d’agrément
Jamais on ne voyagea davantage qu'en ces journées estivales, au sortir des saisons pluvieuses trop persistantes. L'exode des Parisiens est formidable actuellement. Sur les côtes bretonnes, sur les plages normandes, en Italie, en Angleterre, dans les Vosges et les Pyrénées, au Mont Saint-Michel, à Jersey. Les familles françaises semblent vouloir donner un démenti au signalement de notre dépopulation.
Le goût des déplacements se propage chaque année avec une progression surprenante. On paraît moins redouter que naguère de franchir les frontières. Est-ce à dire que, de casaniers, nous soyons devenus tout à coup vagabonds, à la façon des Américains ou des sujets britanniques ? Cela mériterait une enquête.
Quant à moi, je demeure un peu sceptique sur ce point. Pour ce qui est du ressort des voyages de quelque importance, j'estime que sur cent de nos concitoyens qui s'entraînent vigoureusement vers les escales de la Méditerranée, vers la Grèce, la Turquie, l'Espagne, le Maroc ou l'Extrême-Orient, les deux tiers au moins n'agissent que par un vague besoin de snobisme, afin de se soumettre à la mode, aux exigences de la vie moderne, aux nécessités d'avoir vu certains pays classiques dans le but d'en parler et de donner, comme les autres, des témoignages d'extériorisation profitables à la considération.
Le plaisir du voyage, pour la grande majorité des hommes, est surtout rétrospectif. Il n'est parfait ce plaisir que lorsqu'il est consommé et que les fatigues et l'ennui de l'avoir fait avec tous les tracas et vicissitudes qu'il comporte, transforment en vanité la joie paradeuse de conter son itinéraire avec quelque éclat.
Beaucoup, qui ne l'avouent, se mettent en route sans le moindre enthousiasme, avec paresse même, et font montre d'une lassitude anticipée. Au retour, il est d'usage de se dire emballé, « pour la galerie », mais, entre soi, combien de nos vacançards ne confessent-ils pas que la balade fut éreintante, les hôtels médiocres, la nourriture déplorable, les conditions de vie matérielle férocement onéreuses. On ne voyage dans notre bourgeoisie que pour la satisfaction de dire qu'on a voyagé, et le plus doux moment de nos chères compagnes est assurément celui du retour au foyer.
A considérer avec quelque esprit malicieux ceux qui reviennent d'excursionner à l'étranger on devine vivement que ces ivresses vagabondes des vacances rentrent plutôt dans la catégorie des divertissements que Théophile Gautier nommait les Supplices d'agrément.
Cela se conçoit d'ailleurs aisément. Le voyage est affaire d'éducation, de culture spéciale, d'entraînement individuel. Il faut y apporter un goût particulier, une indépendance de caractère et d'habitudes assez rares chez nous. Un esprit éclectique, une curiosité inlassable, une complaisance physique et morale très assouplie aux conditions matérielles, climatériques, et coutumières des contrées visitées. Il y faut encore une belle-humeur équilibrée par une sereine santé, une aimable philosophie nourrie d'optimisme, un minimum de besoins, faciles à satisfaire, et avant tout une certaine passion pour la solitude, pour l'isolement, des sens de compréhension et de communication orale permettant de supporter sans douleur ni tristesse les séjours en des centres dont on n'interprète ni le langage écrit ni l'expression verbale des indigènes.
Un homme peut, à la rigueur, réunir de pareils états d'être et d'âme, et en jouir personnellement, mais il lui est difficile, voyageant en famille, de communiquer son huile essentielle d'imperméabilisation aux ennuis de la route, à la mère, à la femme, aux enfants, aux parents et amis.
Le voyage en groupe nombreux devient le pire des supplices d'agrément, le plus tyrannique de tous. Les choses y marchent tout à trac, chacun tirant de son côté et témoignant du désir d'imposer sa façon de voir ou de comprendre. Les femmes — à ne le point céler (sic), — sont trop fréquemment des impédimenta. Les jeunes, par leur coquetterie, leurs inexactitudes, leurs caprices ; les plus âgées par leur indifférence lamentable aux spectacles d'art ou de nature, leurs réquisitoires perpétuels contre la nourriture ou les logis d'aventure, contre la température trop haute ou trop basse, trop sèche ou trop humide, et leur antienne favorite concernant les douceurs de la cuisine faite chez soi, les délices du bon dodo à soi, le solide confortable des intimités du home.
Combien n'en ai-je point rencontré de ces estimables matrones à leur retour d'Italie, de Suisse, d'Espagne ou même de Bretagne et d'Auvergne, m'exposant leur ivresse démesurée de la reprise de possession de leurs chères habitudes, et contant, avec une terreur persistante et drolatique toutes les différentes phases de leur supplice d'agrément à travers les voies ferrées, les auberges, les excursions, ascensions et périgrinations (sic) diverses. Il y aurait des livres héroï-comiques à écrire à la façon de Tœppfer et des comédies dans la manière de Perrichon, à mettre en scène sur ce sujet intarissablement hilarant.
Regardons autour de nous, parmi ceux qui déjà réintègrent leurs nids, nous découvrirons vite combien peu d'oiseaux migrateurs par innéité, par goût dominant, parmi ces voyageurs d'occasion. La part faite d'un certain snobisme, d'un vague désir de juger des pays hâtivement par soi-même, d'une sorte de gageure audacieuse, d'une vanité démonstrative pour rehausser son propre prestige, il reste peu de chose en réalité dans la détermination qui poussa l'énorme majorité des itinérants hors de leurs habitats. Le résultat d'ailleurs est médiocre ; on comprend vite que l'ennui a découragé l'observation, que la lassitude de voir a clos inconsciemment les yeux des voyageurs, sur ce qui méritait le plus d'être vu, que le « goût artistique » n'eût aucune nécessité d'être satisfait et que ce qui domina toute l'équipée aussitôt l'exode accompli, ce fut l'idée impérieuse du prompt retour, la hâte angoissante, inquiétante, maladive, de couvrir à toute vapeur le kilométrage du parcours circulaire, la volonté toute cramponnée au pensum à faire pour demeurer fidèle au programme. Rien de plus.
Mais que de tartarinades à la rentrée ! C'est par quoi toujours on se rattrape ! Les voyageurs à la flâne, ceux pour qui les déplacements et villégiatures ne deviennent certes point des supplices d'agrément, sont dans la proportion de 8 à 12 pour cent parmi nos soi-disant amateurs de la vie hors de chez soi. Le Français aime à couver ses habitudes au même giron, à borner ses horizons, à savourer ses plaisirs sur le terroir même où il racina ; il montre de l'appétit pour les produits du crû et se croit en exil dès qu'il ne voit plus se profiler dans le gai soleil de la route l'ombre de son cher clocher. Il y a quelque chose de touchant sans doute dans ces sensations d'attachement à son sol, dans ce dédain d'autres visions, dans cette obstination de capricant à brouter là où le sort l'attacha, mais pourquoi avoir honte de reconnaître cette vérité et de la proclamer hautement et clairement ? Pourquoi voyager à contre-cœur et se donner des oppressions d'exilé en quittant, à l'heure des vacances, les milieux où il est si plaisant de s'accagnarder ? On se le demande. Il suffit que l'on veuille mettre le voyage à la mode pour que chacun rougisse de ne s'y point conformer.
Récemment, après avoir quitté la gare des Eaux-Vives à Genève pour me rendre à Annecy, je me trouvais en compagnie d'un inspecteur de la Compagnie P.-L.-M., qui me narrait sa vie continuellement roulée, presque nuit et jour sur le réseau du P.-L.-M., depuis déjà des années et des années. Comme je l'interrogeais sur d'utilisation de ses vacances, il me répondit, les yeux fermés, comme en extase à l'idée des voluptés qu'il se proposait d'en retirer :
— Ah ! monsieur ! Je vais m'installer dans un petit cabanon que je possède près de Marseille et je n'en bougerai plus. Je n'en sortirai plus. J'y vivrai claustré délicieusement, avec des livres, des boissons fraîches, immobile et rêveur. Durant des semaines j'oublierai la nécessité de l'odieuse locomotion ; je ne marcherai plus, je ne trépiderai plus, j'écouterai le silence, je ferai le mort avec des délices que je ne saurais décrire. »
Et, comme le train stoppait à La Roche-sur-Faron, et qu'une foule grouillante d'alpinistes poussiéreux, en sueur, chargés de sacs et de valises descendait des wagons, encombrant les trottoirs, se bousculant pour se rafraîchir avant de bifurquer sur Chamonix, mon compagnon de route les regardait avec une pitié et une curiosité intéressée, examinant leur fatigue, leur détresse, leur poussée exténuée :
— Dire, s'écria-t-il en ricanant amèrement, que tous ces gens-là font un pareil métier par plaisir, sans y être forcés, et qu'ils seraient si bien chez eux ! Ah ! les fous ! »
Ce voyageur perpétuel, par nécessité, me révélait ainsi toute l'étendue épidémique des Supplices d'agrément, et j'en vins à me demander si moi-même, malgré les joies constantes que je réitère de mes très fréquents, presque constants déplacements, je ne serais point, à mon insu, un supplicié par persuasion. J'en doute, mais en définitive, qu'en sais-je ? Pascal n'a-t-il pas affirmé « que tous les malheurs ici-bas viennent de ne pas savoir rester chez soi » ; nous n'en sortons que pour savourer la joie d'y rentrer.
Octave Uzanne
Gil Blas du vendredi 27 août 1909
comme dit l'autre, "cultivons notre jardin", éventuellement à la Roche-sur-Foron.
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