lundi 28 février 2022

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. Frottis d'Allumettes dans la Nuit tragique - Jeudi 26 octobre 1916.




Jeudi 26 octobre 1916 - Frottis d'Allumettes dans la Nuit tragique (*)

Au cours de longs et profonds cataclysmes, les ombres envahissent le ciel, s'accumulent sur nous, pénètrent en nous, se répandent en loques de deuil partout alentour. Chacun s'efforce d'être crâne, au milieu de ce clair-obscur, et croit s'accoutumer au livide crépuscule. Cependant, les regards, chaque jour davantage, sont avides de clartés ; ils se montrent plus scrutateurs et désireux de faisceaux de lumière dans la nuit qui angoisse et étreint. Ce qui obsède, c'est le manque d'horizons.

Ainsi, notre inquiète clairvoyance cherche aujourd'hui sa voie dans le dédale d'incertitudes des événements que la multiplicité des informations rend si confus, si incertains. Notre raison parfois titube sur des mensonges en cheminant à tâtons. La recherche de précisions et de réalités sensibles nous fait accorder un intérêt curieux aux moindres phosphorescences qui mettent des frissons d'or sur le manteau de mystère qui nous enveloppe. Toute vibration de pensée ; échangée apparaît comme un frottis d'allumettes dans les ténèbres de notre jugement aisément défiant ou hésitant. Nous cherchons des contacts qui rassurent, des avis qui réconfortent, des éclats fulgurants dans la tragédie nocturne.

Amusés par les moindres brasillements qui apportent un rapide éclat sur les choses ambiantes et qui sont des lueurs où se repère un instant notre esprit, frottons donc des allumettes. A vrai dire, les moralistes n'ont jamais fait autre chose pour essayer d'éclairer la lanterne qui aide au contrôle de nos croyances et de nos idées spéculatives.

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Notre époque grandit ; nous devons grandir avec elle, nous mesurer à l'ampleur des faits accomplis, nous hausser de toute notre énergie à la hauteur des événements pressentis qui doivent assurer la victoire libératrice.

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Dans les conflits internationaux qui conduisent aux guerres d'extermination, les besoins de consommation du matériel hu main ont progressé au delà des prévisions les plus pessimistes. Napoléon mettait une grande vanité de triomphateur magnifique en déclarant : J'ai cent mille hommes de rentes !
Le pauvre homme ! s'écrierait-on à cette heure, mais c'est la misère ! En effet, quel conquérant pourrait songer actuellement à faire figure honorable dans le monde, pour une guerre de durée, sans posséder un minimum de quinze cent mille hommes de revenu ! Un million et demi de combattants sont une très petite couverture de garantie à déposer à la Banque des spéculations martiales. Les nations isolées sont amenées à constituer des syndicats d'alliance, des consortiums de capitaux humains et inhumains.

C'est ains que les alliances s'affirment à la façon des trusts puissants de résistance ou d'offensive pour combattre d'autres combinaisons de peuples accapareurs ou d'ennemis mégalomanes à outrance. Napoléon, qui avait prédit judicieusement tant de choses, n'avait point prévu cela.

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Ce que n'aurait su davantage prévoir aucun maître tacticien ou stratégiste, ce qui demeure notre étonnement suprême dans l'effroyable ruée des grandes nations européennes les unes contre les autres, c'est que l'énorme puissance des moyens employés, l'extravagante dépense d'hommes, de matériel, de munitions et d'héroïsme vulgarisé, n'ait pu encore conduire à une solution définitive. La phénoménale mise en scène militaire aboutit à une décevante médiocrité de résultats.

Le déploiement des fronts de combat forme d'immenses lacis graphiques sur la carte du vieux continent. Les manœuvres d'enveloppement ont une ampleur invraisemblable. L'utilisation des voies ferrées fournit un rendement intensif pour le transport hâtif des renforts d'un front à un autre. L'aviation éclaire supérieurement sur les mouvements d'armées adverses ; l'artillerie révèle enfin des vertus dévastatrices cruelles à l'observation des philanthropes, et cependant les coups nuls sont fréquents. Les grandes victoires appelées à paralyser totalement les vaincus ne se manifestent point ; les courts de filet lancés pour capter des corps d'armée sont déjoués ou troués. Il faut opérer par l'usure ; l'usure également nocive à l'enclume, à la lime, au marteau ; l'usure ultima ratio de la force, de la ruse, de la science se sentant impuissantes à réaliser le gain d'impossibles attaques brusquées. 

Si cette guerre sans nom ne tue pas la guerre, n'épuise pas l'essence inflammable d'un militarisme germanique toujours à l'allumage, si elle ne vide point, pour des siècles, les soutes aux poudres sèches, si elle ne rétablit point la fraternité dans le deuil de l'humanité et sur les ruines accumulées des nations appauvries, si la concorde ne vient point s'asseoir enfin parmi les hommes pour leur prêcher la douceur de vivre dans l'harmonie et la nécessité de l'amour, attendons-nous alors au delirium tremens et au suicide de l'Univers.

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Ce n'est certes ni au-dessus de la mêlée, ni à côté, ni surtout à l'arrière que règnent la sérénité de jugement, le solide équilibre de l'esprit et la saine vision des choses. C'est en pleine mêlée, au milieu de l'ouragan déchaîné, là où gronde avec continuité la foudre des 75 et des 120 court que se rencontrent les modérés, les pondérés, les clairvoyants, dépris des passions enfiévrantes. C'est étrange peut-être, mais toute enquête, poursuivie avec bonne foi, ne peut manquer de prouver qu'il en est ainsi.

Il y a infiniment moins de haines sur le front, vis-à-vis de l'adversaire, qu'à l'arrière parmi les populations protégées qui ont le loisir d'exaspérer leurs ressentiments et d'alimenter, dans la stagnation de l'attente et la frénésie des informations, leur intolérance, leur exécration, leur horreur de ceux qui ont donné l'essor à l'affreux fléau. Dans la mêlée, la haine se consume dans le feu de l'action et l'ardeur de compétitions on tue ou bien on est tué ; on dépense son animosité avec toute la prodigalité voulue et on peut être amené à reconnaître la valeur et le courage de l'ennemi et dès lors, à le viser en mettant de la hausse équitable à son point de mire.

On demeure, presque toujours, surpris, en échangeant des propos avec nos héros ingénus et modestes, de trouver dans leurs yeux clairs et leur voix apaisée, tant d'accalmie, de volonté froide, de tenace endurance, et si peu de courroux et d'invectives pour ces affreux Boches qu'ils doivent manœuvrer, jusqu'à ce qu'ils en aient purgé notre territoire.

La vérité est que la guerre, par bien des côtés, s'apparente aux sports. Il est connu que les professionnels de la majorité des sports apportent dans leurs championnats moins de passion verbale que de maîtrise sur tous les éléments tumultueux qu'ils sentent sourdre en eux. Ils apprennent à étudier la technique agressive de l'adversaire ; ils jugent de la valeur exacte de ses coups : ils admirent, avec équité, le  « travail bien fait », le bon boulot et toute la contention de leur esprit se résume à surpasser l'effort, la science combative, l'adresse et les feintises adverses.

La foule qui entoure les rings de boxe par exemple est toujours plus turbulente et passionnée que ne le sont les champions. Ceux-ci savent que la haine empoisonne l'énergie. Si nous voulons donc juger de la guerre sans partialité aucune, avec mesure et sang-froid, le mieux est d'en parler avec des professionnels du front. Seuls ces derniers voient clair et loin. Les gens de l'arrière, ceux de la nuque, comme dit Gyp, s'agitent, s'égarent, s'enivrent de fumée, se nourrissent de fables et de chimères ainsi que de la viande creuse des informations. La vérité des batailles est sur les sommets, c'est-à-dire sur le front.

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Le titre plaisant d'un de nos vaudevilles d'avant-guerre : Mais ne te promène donc pas toute nue ! semble être devenu l'apostrophe familière, la réprobation hypocrite dont on poursuit l'errante Déesse parfois évadée de son puisard. Mais ne te promène donc pas toute nue ! crie-t-on avec effroi aux vérités de toutes sortes qui tâchent de franchir les frontières ou qui voudraient s'insinuer dans les communiqués officiels, surtout dans les colonnes étayées par la censure de tous journaux quotidiens de pays belligérants.

La vérité ne fut jamais autant traquée et truquée, coffrée arbitrairement, fardée, maladroitement travestie, tatouée à outrance et férocement accouplée au souverain mensonge qui est à la base de notre civilisation. Admettons la nécessité de ces camouflets et de ces camouflages à l'heure présente ; on y voudrait toutefois davantage de goût, d'ingéniosité et d'art dans l'artifice.

D'ailleurs, les mythologues ont peut-être placé la dame essentiellement nue dans un puits pour indiquer surtout que comme le liège, elle revient toujours sur l'eau. Le tout est de guetter son retour à la surface de l'onde. Ce n'est jamais bien long.

OCTAVE UZANNE.



(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.


Bertrand Hugonnard-Roche

dimanche 20 février 2022

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. Un Temple de Héros - Mercredi 9 août 1916.




Mercredi 9 août 1916 - Un Temple de Héros (*)

Que de projets mirifiques, de rêves chimériques, d'organisations de républiques d'Utopie, que de spéculations intellectuelles ne voyons-nous pas élaborer chaque jour en faveur de notre reconstitution sociale d'après guerre ! Chacun de nous apporte de l'amour propre à concevoir l'avenir sous les couleurs les plus séduisantes. Chacun le veut édifier et meubler à sa fantaisie. Aux heures de deuil et d'effondrement, alors que la vie se gaspille si noblement en des luttes héroïques et féroces, l'imagination s'évade des réalités sombres en s'appliquant à faire tourner sur l'écran des illusoires lendemains de claires visions de mœurs nouvelles épanouies dans une renaissance de beauté, d'harmonie, de félicité commune.

Ces jeux de l'esprit amoureux des rayons et des ombres accompagnent nos espoirs et les fortifient. Ils n'ont rien qui puisse être contraire à notre foi ; ils bercent un temps nos soucis et alimentent, à l'arrière, ce goût d'action et de combativité que nos enfants valeureux pratiquent si superbement sur le front. Nous avons, en France, la passion des idées et même des anticipations flatteuses pour nos vanités. On ne peut mieux faire que d'encourager ces aimables et innocentes tendances. Et pourquoi n'y sacrifierait-on pas volontiers, en attendant que la colombe au vert rameau de concorde et de pacification nous apparaisse enfin au lendemain des victorieuses décisions de nos armes !

Une question a été posée par un périodique des tranchées : Le Souvenir. Jean des Vignes-Rouges, rédacteur de ce recueil, où s'exalte son talent d'ardent conteur d'épopées, sollicite l'opinion de ses amis littéraires sur ce point : Comment, aussitôt la guerre venue à son terme, commémorera-t-on le souvenir de nos héros ? Qu'imaginera-t-on pour que notre pensée, notre âme même, soit en communion constante et fidèle avec la grandeur des gestes qu'ils ont accomplis ? Cette question me hanta, précisément parce qu'elle faisait apparaître en mon esprit l'image horrifique, hostile, indigente des innombrables Monuments de la Défense érigés en souvenir de 1870, aux moblots des départements et de la capitale. Comment ne s'affligerait-on pas en songeant que ces pièces montées pour places publiques, ces groupes allégoriques aux attitudes théâtrales et figées, ces sculptures de bazar, campées au milieu de terre-pleins ou d'esplanades de concours agricoles, pourraient par la suite s'augmenter encore et déshonorer davantage nos provinces au seul profit de statuaires besogneux ? Quelle singulière et pitoyable façon de payer un tribut national aux magnifiques héros qui auront assuré le maintien de nos libertés et permis au génie français de se développer dans la grande sérénité d'atmosphère qui succède souvent aux plus véhéments orages ?

Quelques blocs de pierre surmontés de pauvres figures de bronze et de marbre, une plaque commémorative qui tôt s'efface et rien autre. Cela suffisait à l'antiquité, dira-t-on ! En est-on vraiment bien sûr ? En tout cas c'est vraiment payer d'un prix fort inférieur et très misérable une dette de reconnaissance dont nous sommes tous particulièrement solidaires,... oh combien !!!

En promenant cette question dans mes rêveries, j'imaginai rapidement un projet in memoriam qui m'apparut infiniment plus digne de nos morts et de ceux qui, vivant de leur souvenir, désirent chaque jour fleurir l'autel collectif de la piété infinie qu'ils ont fait naître en nous. Le culte de nos héros ne peut se satisfaire d'insignifiantes figures plastiques ni même de colonnes apothéotiques et d'arcs de triomphe. Le symbolique feu sacré qui, naguère, avait ses blanches vestales, doit, désormais, trouver en tous ceux qui ont le don du verbe, de la poésie, de l'éloquence, de la musique et des arts décoratifs, des serviteurs zélés à perpétuer le los des nobles disparus dans le plus grand cyclone guerrier que l'humanité ait jamais vu se déchaîner sur le globe.

Il faut créer un temple à leur mémoire ; un Temple des Héros ou, si l'on préfère, un Palais du Souvenir, un vaste monument qui sera un organisme de vie toujours renouvelée, où tout rappellera l'infamie boche, la barbarie teutonne et évoquera le supérieur esprit de sacrifice, le mâle courage, les magnifiques prouesses des sublimes enfants de notre race.

Ce temple serait de lignes harmonieuses, d'architecture imposante dans sa sobriété voulue. On y répudierait les attributs, le style figuratif, la statuaire anecdotique, les trophées, les images de victoires ailées, toutes les vaines allégories qui n'ont que trop affligé le bon goût public depuis soixante ans plus. Des colonnades grecques, entourant un large péridrome, une manière d'immense Parthénon sévère et grandiose, dont rien ne gâterait la pureté des lignes. Tel il apparaîtrait.

A l'intérieur, une salle des fêtes commémoratives pouvant contenir des milliers de spectateurs. Des chapelles, de toutes confessions religieuses où des offices seraient quotidiens, en dehors de grandes solennités périodiques à déterminer. Une bibliothèque réservée à toutes les publications parues sur la guerre, depuis le début des hostilités, et qui comprendrait les ouvrages de tous pays, les journaux et revues, les estampes et gravures imprimées en typographie et autres procédés. Elle serait publique. On y verrait les manuscrits originaux, les notes, lettres et papiers recueillis sur les champs de combat et toutes les curiosités bibliographiques de cette guerre qui fit naître tant et tant de petits journaux de tranchées utiles à conserver.

Un musée centraliserait les œuvres de peinture, de sculpture, de dessin relatives aux événements de 1914-1917 (cette dernière date hypothétique, mais fort probable). Enfin, un théâtre et même un cinéma où ne seraient jouées, interprétées ou tournées que des œuvres dramatiques d'allure épique, des pièces exaltant les faits guerriers, les actes d'héroïsme, l'esprit de sacrifice à la patrie.

Je passe sous silence les livres d'or, le musée des souvenirs des disparus avec leurs portraits, leurs légendes, les legs que feraient leurs familles d'objets typiques leur ayant appartenus. Ce Temple des Héros établi dans un parc de Paris ou de la banlieue, devrait rester ouvert au culte public et ne jamais chômer d'animation et d'attractions multiples. Le peuple de France et nos alliés y viendraient en pèlerinage afin d'y communier dans le souvenir de la grande guerre. Les combattants survivants Anglais, Russes, Serbes, Belges y trouveraient des salles de réunion. Le cercle des officiers y pourrait fixer son siège social. L'âme de la patrie vibrerait dans ce temple à un diapason élevé et constant. Tout y proclamerait qu'oublier est un crime, que se souvenir encore et toujours est la vertu des peuples qui ont voulu et su rester libres.

Hélas ! ce beau rêve, dont je n'ébauche ici que le caractère essentiel risque fort de n'être jamais réalisé. N'importe, j'ai plaisir à le concevoir, à l'agrandir, à le caresser.

Je songe au Palais de la Paix qui s'érige là-bas à La Haye avec tant d'ironique splendeur, comme un symbole, lui aussi, d'insuffisante préparation contre la guerre et une expression de fragilité d'idéalisme humain. Le Temple des Héros coûterait moins cher à édifier et ne saurait au moins décevoir notre foi. Ce serait l'effigie glorieuse de notre Renaissance.

OCTAVE UZANNE.



(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.


Bertrand Hugonnard-Roche

jeudi 17 février 2022

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. Camps de captivité - Lundi 10 juillet 1916.




Lundi 10 juillet 1916 - Camps de captivité (*)

A propos d'une récente chronique, un correspondant manifeste, quelque surprise de l'intérêt ému dont je témoignai vis-à-vis de nos enfants prisonniers des Boches. Selon lui, notre sympathie doit se réserver entière à nos vaillants de tous les fronts de combat. Ceux qui se sont fait cueillir sont, pour le moins, en sécurité dans les camps et forteresses d'Allemagne. Méritent-il notre sollicitude attendrie et ne devons-nous pas les soupçonner d'avoir préféré la servitude à l'action et au péril ? Mon correspondant paraît sévère dans son jugement. Il est enclin à plaider la défaillance et l'insuffisante résistance. Il estime que le devoir du soldat est de ne point se laisser faire prisonnier.

« N'oublions pas, m'écrit-il, que la valeur d'une armée est surtout subordonnée au nombre de ses prisonniers. Lors de la campagne mandchourienne de 1904, les Russes saisirent à peine quelques centaines de Japonais, car ceux-ci ont pour enseignement de préférer la mort à la captivité. Aucun petit Jap, la paix survenue, n'osa retourner dans sa patrie pour y expliquer sa capture. Une armée imbue de pareils sentiments est invincible. »

Le dit correspondant regrette, qu'à l'exemple de l'antiquité, il ne soit pas demandé des comptes à tout militaire tombé, non blessé, entre les mains de l'ennemi. « Vaincre ou mourir » est sa devise. Il rappelle, avec tristesse, qu'en 1871 nous avons reçu en héros nos soldats prisonniers, retour d'Allemagne, alors que leurs défaillances nous coûtaient deux provinces, cinq milliards et le déclin du prestige moral de la France dans le monde. Répudions nos sentiments pitoyables vis-à-vis de ceux qui n'ont peut-être point fait tout leur devoir : Voe victis ! Ainsi se résume son épitre.

Cette austérité à la Brutus, ce spartiatisme intransigeant peuvent-ils concorder avec les conditions actuelles de la guerre, si éloignée aujourd'hui de cette sorte de jeu de barre armé qui constitua la lutte légendaire des Horace et des Curiaces ? Devons-nous incriminer ceux qui furent jadis contraints de se rendre, la rage et la honte au cœur à Sedan ou à Metz ? Et combien de distinguo à émettre avant de condamner la majeure partie de nos infortunées victimes de l'internement outre-Rhin ! La valeur guerrière du plus grand nombre est-elle discutable ? Je ne le crois point. D'ailleurs, s'il y eut des défaillants, des vacillants, je vais même plus loin, des lâches qui, pris de vertige, de saisissement, de cette frousse qui est une passagère dépression physique et morale, ils expient durement en exil cet abandon momentané d'eux-mêmes. Depuis leur captivité, la vie qu'il leur faut subir n'est qu'une mort quotidienne plus terrible que l'éternelle et qui leur donne cet affreux cafard, compagnon peu enviable de ceux qui sont exclus des caresses de la bataille et des tumultueuses jouissances de l'action continue dans le danger.

Défions-nous des thèses classiques, des jugements primesautiers, des vertus inexorables et des doctrines basées sur des vérités toujours spécieuses. Dans la guerre actuelle, où les hasards et la destinée jouent leur rôle plus étrangement encore qu'au temps des Philoctète, des Hector et des Amadis, nombre de héros dont l'honneur et le courage transpirent par tous les pores, peuvent être captés par surprise dans des trous de mines ou accrochés dans les réseaux de fils barbelés de tranchées un instant conquises. Ne sont-ce point des braves qui capitulèrent à Maubeuge ou au cours des combats sous Verdun ? Il y a dans les mêlées contemporaines des remous qui mettent même les sur-hommes dans la nécessité de se rendre sans possibilité d'envisager l'évasion dans une mort chevaleresque et noble. On constate aussi de nombreux cas de démence subite au milieu de l'infernal et assourdissant fracas des marmites à gaz lacrymogènes. Comment oser émettre un jugement équitable sur tous ceux qui sont tombés aux mains de l'ennemi dans ces luttes nocturnes, où l'on se bat avec acharnement dans ces fondrières, à coups de bombes, de grenades, de pétards ; où l'on s'égorge à la baïonnette ou au coutelas, lorsqu'on ne s'assomme point avec furie à la pioche, à la pelle ou à coups de crosse de fusil.

La plupart de nos chers prisonniers en Allemagne ont souvent marché au feu comme à la noce. Aimons-les au même titre que leurs frères du front ; plaignons-les davantage, car ce sont des excommuniés de la victoire finale, des répudiés du trépas glorieux, des martyrs de l'expatriation, en une heure où tous les fils de France ne sauraient largement respirer loin du giron de la grande famille. Il faut les chérir, les aider et soutenir, admirer l'opiniâtreté de leur force morale, le miracle de leurs espoirs inlassés, de leur foi ardente dans ces geôles où le prosélytisme des gardiens et des officiers pangermanistes leur prodigue sans répit les petits mensonges sur leurs victoires et les Franzosen kaput.

Ils ne font certes pas œuvre inutile nos prisonniers dans ces camps où leurs industries s'exercent, leur ingéniosité triomphe de toutes les misères, où leur gaieté crâneuse se manifeste comme pour braver ceux qui jouiraient de leur abattement, de leur affliction ou de leur désespoir. Leur héroïsme s'est ouvert de nouvelles voies. Il plastronne, en dépit des plus effroyables misères et privations physiques et morales. On ne sait pas suffisamment l'admirable résistance dont ils fournissent d'infinis et superbes témoignages. A lire les descriptions des camps de captivité et de la vie qu'y mènent les nôtres, — d'après les récits émouvants des rescapés, — nous nous sentons fiers de nos prisonniers et de la noble physionomie qu'ils donnent de la France indomptable dans l'adversité.

Nos chers captifs ont l'énergique coquetterie de décorer leur bagne d'une floraison de gaieté épanouie. Ils drapent, leurs meurtrissures et leurs maigreurs d'affamés avec une superbe à la don César de Bazan. Ils ne veulent montrer figures de vaincus. S'ils pleurent et sanglotent dans l'ombre protectrice des nuits inclémentes à leurs maux, ils se redressent, dès le petit jour, pour ne faire voir aux Boches insolents qui triomphent si volontiers de l'abjection à laquelle ils condamnent leurs captifs, des visages satisfaits, éclairés d'une blague irréductible, d'une ironie persifleuse. Dès l'éveil, ils donnent essor à leurs boutades drolatiques, à leurs chansons trompeuses, à toute la pyrotechnie de leur gouaillerie de gavroches indisciplinés, frondeurs et irrespectueux des règlements et de la dignité bâches. L'idée d'inspirer de la compassion à leurs bourreaux leur est avant tout intolérable ; leur amour-propre de Français s'y soustrait de parti pris. Ces lions en cage n'entendait pas paraître miteux, opprimés, réduits à l'état de descentes de lit ; plutôt être singes, agiles, bruyants, batailleurs amusants, et se payer par des gestes gamins la tête des gardiens stupéfaits.

Les loustics parigots ou gascons s'emploient sans cesse, par la vertu des mots cinglants et par le picrate des plaisanteries hilarantes, à chasser et détruire le cafard qui s'accagnarde davantage dans l'esprit des Bretons, des Flamands et des hommes du Nord et de l'Est. Les chambrées s'animent vite et l'entrain des travailleurs qui s'exercent à diverses professions, en dehors des corvées, gagne de proche en proche. Il n'est invention qui ne se donne carrière pour ridiculiser les gardes, les officiers, les hauts gradés. Le soir, des soirées musicales s'organisent parfois au cours desquelles les chansonniers prodiguent les allusions caricaturales sur le personnel militaire boche du camp. Aucun barbare casqué n'échappe à la satire et c'est miracle que les nôtres la puissent ainsi manier. Mais ils ont eu vite conscience de l'opacité de la compréhension du Germain, et l'esprit français est si subtil dans ses clowneries de qualificatifs et dans ses subterfuges, que les victimes de ses jongleries ne devinent même pas, surtout lorsqu'ils sont Boches, qu'elles sont sujettes aux plus corrosives épigrammes.

Quoi qu'il en soit, Bavarois, Saxons, Wurtembergeois, Prussiens n'en reviennent pas d'une si aimable endurance du malheur, d'une si frivole et si obstinée indiscipline française, dans des enclos d'internement si rigoureux. Nos prisonniers s'évadent des règlements et des organisations de travaux forcés avec des pirouettes et des scapinades si imprévus et si plaisantes que les Teutons ahuris oublient parfois de sévir et laissent faire ces écoliers indociles qui échappent à tout, avec une souplesse dont l'agilité les confond et les lasse. Le rire de nos enfants terribles désarme ces féroces reitres, accoutumés à la soumission. Ils se grisent et s'amusent malgré eux de cette mousse légère et champagnisée que fait naître dans les camps les plus sombres, la persistante exubérance de nos poilus internés, — dont la verve a des éclats de bouchon de Sillery qui saute. Aussi les Franzosen sont-ils relativement favorisés et moins brimés que les Russes, les Serbes et les Anglais. Ils savent enguirlander la haine et transformer la menace brutale en stupéfaction presque souriante. La blague est une arme qui leur fait braver la répression aveugle. Nos prisonniers, on le saura surtout après la guerre, auront gagné à la France les sympathies même de ceux qui les hébergèrent si durement. Ils ont réduits leurs geôliers à une admiration indéniable devant leur courage et la crânerie pétillante d'enjouement de leur caractère, éminemment réfractaire à la soumission, à l'humilité et à la bassesse.

N'estimons point que ceux des nôtres qui sont dans les camps de captivité en Allemagne ont cessé de combattre. Ils luttent chaque jour et à toute minute avec une opiniâtre valeur morale. Leur patience, leur courage, leur foi nourrie seulement de leur religion de Français croyants en la victoire, doit désarmer les faux jugements et les soupçons sur les nécessités de leur reddition. Appliqons-nous à sanctifier leur infortune. A leur retour, demeurons assurés que nombre d'entre eux sont aussi des héros et fêtons-les comme tels, sans distinction préjudicielle.

Octave UZANNE.



(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.


Bertrand Hugonnard-Roche

mercredi 16 février 2022

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. Le Divin Marquis et le Sadisme germain - Mardi 27 juin 1916.




Mardi 27 juin 1916- Le Divin Marquis et le Sadisme germain (*)

Depuis près de cinquante ans, la prétentieuse culture allemande familiarise l'Esprit national avec des idées d'oppression, de crimes et d'excès systématiques. Comment les mœurs boches ne se seraient-elles pas accoutumées à l'exploitation violente de la force, à la consciente brutalité des actes les plus inhumains, à toutes les atrocités qu'ils croient justifier par les nécessités de la guerre.

Les doctrines militaires du vieux de Moltke, exagérées par celles de von Bernhardi, les enseignements méthodiques de la cruauté impitoyable et de la férocité essentielle comme arme de terreur et de domination ont été professées par von Hœseler, Ostwald, Erzberger, Lobel, Laffont et même Nietzche, en quelque sens. Les théories du Néo-Germanisme, se retranchant derrière le glaive sanguinaire et exterminateur, ont été épousées par les pasteurs, les philosophes, les historiens, les humanistes, les pédagogues et les savants. Les conceptions actuelles des apôtres de l'Empire s'apparentent à celles des sataniques, des hérésiarques, des illuminés et des iconoclastes. Le vieux Dieu qu'ils invoquent et qu'ils semblent avoir enrégimenté et caporalisé, c'est encore Thor, déité rouge, figure aussi symbolique d'immolations de boucheries humaines, de carnages et de tortures que celles des peuplades anthropophages du centre africain.

L'Evangile à la mode boche dénonce la bonté comme une faiblesse, la pitié comme une lâcheté morale, la charité comme une duperie. Le vrai type germain, éclairé sur sa valeur patriotique, se doit à soi-même d'être sourd aux suggestions de la philanthropie et aveugle au spectacle des détresses humaines. La Vaterland ne reconnaît que ceux qui se montrent insensibles, cuirassés du triple airain de la dureté, de la volonté nocive et de la violence décisive dans l'action féroce. Tout patriote ne saurait perdre de vue le but à atteindre. Pour y parvenir, la cuirasse d'énergie doit rester sans fissure, imperméable à l'amour du prochain, froide, dure, éclatante de rage guerrière et aveuglante de haine concentrique.

Le devoir allemand réside dans la résolution de tout immoler à l'intérêt collectif, répudiant les scrupules, la commisération, les dégoûts. Le monde n'est-il pas un abattoir où il faut rester immolateur, sous peine d'être victime du boucher le mieux outillé ?

Les théoriciens de l'Allemagne réaliste affirment donc la violence nécessaire, parce que plus rapide que la persuasion. Ils montrent que la loi de nature, formelle après la création, est indiscutablement la destruction. Il convient au génie germanique, professent-ils, d'interpréter l'enseignement cosmique avec une grande largeur de vue et d'en déduire que la cruauté est de règle certaine et maîtresse souveraine dans l'ordre catégorique universel. Pourquoi essayer d'atténuer des vérités qui s'imposent dans la lutte ? Niera-t-on, disent-ils, que répandre la terreur à son approche, semer l'effroi, déchaîner la panique sur son passage, produire partout la désolation, la ruine et les alarmes ne soient des prédéterminations guerrières de force majeure qui font de nécessités, vertus ?

L'accouchement de toute victoire ne s'obtient qu'au forceps et les opérations césariennes sont même d'un supérieur résultat puisque l'enfant de gloire est réalisé par l'anéantissement de la mère ennemie. A vrai dire, la pensée néo-germanique est nourrie des doctrines du plus noir sadisme. Le marquis de Sade, qui fut nommé, ainsi que naguère fut divinisé l'Arétin, le Divin Marquis, et qui est le plus extravagant philosophe du vice, le plus exubérant professeur de crimes, le plus inconscient exégèse des mystérieuses ivresses de la cruauté, le monstrueux de Sade, en tant que dialecticien du cruélisme utilitaire, semble avoir été délibérément adopté par la patrie élue de l'homosexualité. Son influence en Allemagne depuis vingt à trente ans surtout, est considérable. Philosophes, penseurs, psychologues de la métaphysique de guerre sont des disciple, plus ou moins conscients des conceptions et du nihilisme moral de l'auteur de Justine et de la Philosophie dans le Boudoir. Il y a mieux que des rapprochements. On découvre, lorsqu'on a été conduit à pénétrer dans les arcanes des ouvrages du dément marquis, un parallélisme constant d'idées qui aboutit aux mêmes formules d'âpre dureté, à d'analogues doctrines apothéotiques de la cruauté.

Le rédempteur de Sodome, que fut de Sade, le descendant de Hugues de Sade, l'époux de la Laure de Noves qui inspira Pétrarque, le monomane qu'emprisonna Bonaparte et qui mourut à Charenton, au début du siècle dernier, ne fut jamais considéré chez vous que comme un fou dangereux, dont il était décent de ne jamais rappeler ni la figure monstrueuse, ni l'œuvre, autrement que dans des traités d'aliénés et dans les études de pathologie et d'érotologie anormale.

La France fut toujours un pays de juste mesure, surtout dans la curiosité malsaine, et selon le dire de Duclos, si les vertus que nous possédons ont peu de consistance, les vices que nous affichons trop volontiers n'ont jamais eu de racines profondes. Il en va autrement en Allemagne, où l'hypocrisie est de ciment armé et forme une muraille sociale qui masque la démoralisation la plus profonde et le cynisme le plus flagrant. Les œuvres du Divin Marquis ont été publiées à Berlin et ailleurs, vendues et même vulgarisées sous le manteau ample de la mensongère pudeur. Elles ont été fréquemment commentées publiquement, dans le double but de satisfaire le goût public germanique, très éveillé sur les horreurs et la scatologie des écrits sadiques et de prétendre attribuer à notre nation licencieuse et pervertie des théories ignobles qui devaient trouver, au contraire, un si fertile terrain d'évolution dans l'esprit vicieux, ordurier, dépravé et putride des Boches coprophiles et stercoraires. Je pourrais signaler ici nombre de ces publications d'œuvres connues et inédites du Divin Marquis, faites à grand tirage par un certain docteur de Charlottembourg, dévoué aux maladies vénériennes et à la diffusion des études ayant trait à la science de la vie sexuelle humaine, car c'est ainsi qu'ils maquillent de titres scientifiques les livres de cochons dont ils se délectent.

Dans la lourde bibliothèque culturale de l'Allemagne contemporaine, les ouvrages où se développe la pensée sadique, où cette pensée domine et extravague sous forme doctorale, où elle revêt les apparences de certaines conditions biologiques voulues pour l'affirmation de domination mondiale, ces ouvrages pullulent. Ils contribuent à la Réal politik impériale.

Sans aller chercher plus loin, disons que le Manuel officiel des usages de guerre en campagne, le Kriegsbrauch imt Landkrieg n'est rien autre que le traité sommaire des munitions théoriques de sadisme nécessaires au soldat pour sa conduite sur le terrain ennemi.

Ce ne sont pas des myosotis, des vergiss-meinnichts qu'on y prodigue, mais bien les plus terribles fleurs du mal dont on conseille préparative ment l'emploi. Le grand état-major allemand ignore les palliatifs. La pensée démoniaque du sadisme le pousse à apprendre aux soldats l'art d'accommoder les restes de l'adversaire à la manière forte. « Arrachez ! Ne guérissez jamais ! Achevez ceux qui tombent ! Ne vous laissez pas enlianer par l'esprit miséricordieux ! Frappez encore ; frappez toujours ! »

La guerre assurément n'est pas une idylle, toutefois l'histoire nous enseigne qu'elle fut parfois tempérée, dans sa rigueur, par de tièdes courants d'humanité généreuse. L'Evangile boche est implacablement clos à la pitié, fanatique de meurtre à tout propos. Les ordres y sont répétés, multipliés, imposés de meurtrir, de saccager, d'incendier, de broyer, d'aviver les douleurs, de détruire à plaisir, de créer le cataclysme effroyable avec une violence de cyclone, de déblayer les voies d'accès de la conquête par la terrorisation la plus intense. C'est le Sadisme officiel d'empire, un sadisme d'Etat.

« Les créateurs sont durs, dit Nietzche ; le mal est la meilleure force de l'homme. » Ce sont des principes qui s'arc-boutent sur la force triomphante, mais dont la spéciosité apparaît bien vite aux vaincus. Vienne la défaite et les Boches les plus sadiques reconnaîtront la valeur du Lait de la bonté humaine comme médicament moral. Ces tigres sanguinaires auront alors une soif inextinguible de ce lait. Toute la nation des mégalomanes aux reins cassés dans une chute foudroyante des hauteurs de leurs folles ambitions, la nation des reîtres ivres apparaîtra désormais humble, soumise, rampante, obséquieuse et plate. Elle fera mine de se remettre en nourrice dans des décors d'églogues et ne parlera plus que de tendresse, de bonté, d'entr'aide, de fraternité, de ménagement et d'oubli. Qui sait, hélas ! si nous n'en serons pas imbécilement dupes de la nouvelle Bochie sentimentale ?

« Le Temps, vieillard sublime, honore et blanchit tout. »

OCTAVE UZANNE.



(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.


Bertrand Hugonnard-Roche

mardi 15 février 2022

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. Nos prisonniers en Allemagne - Mercredi 14 juin 1916.



Mercredi 14 juin 1916 - Nos Prisonniers en Allemagne (*)

Tout récemment encore, nous avons eu de nouveaux témoignages des misères physiques, des défaillances d'inanition, des inhumaines pénitences et traitements infâmes auxquels seraient soumis nos généreux et infortunés enfants dans les geôles germaniques. Les faits exposés nous causent une commisération profonde ; ils dégagent une persistante obsession d'horreur. Comment ne pas songer, avec une pitié attendrie, aux nombreuses familles éplorées qui possèdent là-bas, dans ces impitoyables bagnes des pays rhénans, de la Prusse ou du Hanovre, des êtres adorés, de beaux garçons valeureux, au cœur fraternel, chaleureux et tendre, dont la vision leur devient désormais famélique et meurtrie.

Ces rapports douloureux faits, sous la foi du serment, par des grands blessés et civils rapatriés d'Allemagne, doivent être considérés non pas comme exceptionnels, mais peut-être seulement comme prédominants. S'il fallait généraliser de tels procédés et supposer que tous ceux qui ont eu la malechance de tomber aux mains des boches sont aussi tyranniquement malmenés, les camps d'emprisonnement ou gefangenenlagers de l'Empire ne seraient, à vrai dire, que des jardins des supplices cultivés avec un sadisme plus que chinois et une cruauté consciemment organisée. Hamlet ne dit-il pas qu'il y a de la méthode jusque dans la démence ? Or la folie allemande est de ne croire qu'à la force, d'abuser de la terreur et de ne persuader que par l'oppression, la crainte et les tourments. L'admirable Shakespeare semble avoir pressenti le Teuton lorsqu'il énonçait : « Il est bon d'avoir la force d'un géant, mais il est suprêmement maladroit et stupide de s'en servir toujours comme un géant ».

Indéniablement, nos vaillants soldats souffrent cruellement dans leur exil. Ils souffrent dans leur chair insuffisamment alimentée pour résister à la misère, au froid et aux travaux forcés. Ils souffrent surtout dans leurs affections et leurs délicatesses morales brutalisées. Ils ont l'affreux, le persistant cafard qui les faits le plus souvent dolents, prostrés, abattus. Toutefois, leur âme ingénue et combative conserve un ressort, un cran surprenants : Une émotion collective, l'arrivée d'un courrier de France, une attention sympathique, même fugitive ; d'un de leurs gardes, une chanson d'un camarade, une plaisanterie de chambrée et les voilà redressés, égayés, oublieux de leurs infortunes et de leurs maux, parfois même frondeurs et prêts à blaguer, à ironiser leurs geôliers décontenancés.

Avant de se former et d'émettre une approximative opinion sur la situation en général de nos affectionnés disparus chez les barbares, il apparaît, pour le moins, prudent de capter une à une les lueurs de vérités qui fulgurent avec plus ou moins d'éclat de durée et d'intensité dans les récits écrits de nos prisonniers libérés comme « sanitaires » et de réunir ces lumières collectivement pour en faire un faisceau de clartés susceptibles d'éclairer notre jugement. Nombreux sont déjà les amputés, les grands mutilés, les ambulanciers qui ont eu l'ivresse de réintégrer le sol de la mère-patrie. Parmi ceux-ci ayant végété dans l'obscurité froide des forts ou dans les baraquements humides des camps de captivité, ayant souffert mille avanies, mille morts sensibles, quelques-uns nous ont donné leur journal de misères et d'espoirs, la relation minutieuse de leur vie de captifs, en des séries de tableaux précis, détaillés, saisissants, émus, magnifiques, qui enseignent la modestie et même l'humilité aux plus virtuoses professionnels des lettres et aux vétérans assouplis à l'écriture artiste.

Ces rescapés des forteresses boches, des culs de basses fosses et des centres de détention de l'Allemagne vindicative et rigoureuse aux désarmés, ont, il nous semble, toutes les qualités requises pour nous documenter sur l'existence dans les baraquements et les casemates, sous la férule des Germains. Déjà, les écrits de nos prisonniers rapatriés et qui furent publiés dans des revues, sinon en volumes, constituent un apport important qui ne fera que croître jusqu'à la formation d'une véritable bibliothèque spéciale.

Je me suis, pour ma part, appliqué volontiers à la lecture de presque tous ces livres, ils ont passionné mon attention, nourri abondamment ma curiosité et souvent même débusqué mes préventions. J'y ai découvert une fois de plus, non sans surprise, que si, nous autres, les pantouflards de l'arrière, les garde-foyers, les vieux spectateurs d'actions et lecteurs de batailles, nous conservons toujours et plus que jamais une âpre et farouche partialité, un parti-pris aveugle et intransigeant de ne vouloir accepter que ce qui est nettement défavorable à un ennemi exécré, les jeunes combattants, au contraire, eux qui ont vécu dans la sanguinaire mêlée, qui ont embroché les piteux « kamerades, qui ont été chauffés par les marmites et injectés d'acier par les mitrailleuses du kaiser, ceux même qui furent encasematés, enserrés, pour ainsi dire ensevelis dans des donjons, citadelles et autres ouvrages de défense, de Bavière, de Silésie, de Saxe ou de Wurtemberg, qui y ont dépéri, affamés, dans la détresse et l'ombre accablante de l'expatriation, tous ceux-ci, dis-je, ont clairement acquis le droit d'être tolérants, le besoin sincère de l'indulgence ainsi que le goût loyal de l'impartialité.

En lisant Prisonniers de Guerre (septembre 1914, juillet 1915), d'Emile Zavie, appartenant au service de santé et dont les précieuses narrations virent le jour au Mercure de France ; en suivant le fantassin ambulancier Gaston Riou, dans son remarquable Journal d'un simple Soldat (guerre et captivité 1914- 15) ; en m'attardant enfin dans la très agréable compagnie de Charles Hennebois, grand blessé de pays toulousain, amputé à Metz et qui est l'auteur d'une saisissante autobiographie tenue à jour durant dix mois et publiée sous le titre : Aux Mains de l'Allemagne, j'ai pu aisément me convaincre, grâce à la supérieure conscience équitable de ces écrivains prisonniers, que les lumières et les ombres se jouent, s'opposent ou se combattent, ainsi que le bien, le mal et le pire, dans tous les camps d'emprisonnement germaniques et que la haine y est parfois inconnue.

Il existe des geôles bavaroises, saxonnes, hessoises, badoises et autres dans lesquelles on perçoit que les dirigeants n'ont pas toujours oublié leurs humanités. La rigueur des règlements y est tempérée et même adoucie par une certaine débonnaireté des chefs, des médecins majors et des gardes. Les sentinelles, sur le tard, trompant la surveillance des feldwebels, s'y voient volontiers occupées au rôle d'intermédiaires-mercantis par goût de lucre et instinct de négoce avec les détenus. Emile Zavie nous dévoile plaisamment tous ces « betits gommerces » qui se font dans les camps, soit à l'aube ou à la nuit. Il nous dit également avec quel je m'enfichisme opiniâtre et drolatique les Français savent se dérober à la discipline des camps, comment ils se défilent devant les corvées et parviennent à n'en faire qu'à leur tête, tout en se payant celle des ober-leutnants qui les prétendent réduire et molester. Les her-offiziers obtiennent davantage d'exclusive soumission des Russes, dociles par habitude et atavisme, et aussi des soldats britanniques, que les Boches s'évertuent par plaisir à brimer énergiquement. A lire toutes ces pages, il apparaîtrait que le prisonnier français, le principal ennemi, soit encore le plus favorisé et le plus sympathique aux féroces gardes-chiourmes des bagnes de guerre. Ils doivent cette très relative mansuétude à leur allure légère, à leur gaieté naturelle et insouciante, à leur dédain des menaces et des punitions injustifiées, et surtout à leurs qualités ingénieusement laborieuses et aux multiples talents industrieux dont ils fournissent tant de preuves comme professionnels sculpteurs, caricaturistes, fabricants d'instruments de musique, organisateurs de concerts improvisés, ciseleurs sur métaux et matières diverses chapardées partout. Beaucoup doivent à leurs travaux et petits métiers et à la vente des bibelots fabriqués les moyens d'augmenter leur ordinaire. C'est parmi les officiers boches du camp qu'ils recrutent souvent leurs meilleurs clients.

Gaston Riou, qui fut interné comme sanitater au fort Orff, près d'Ingolstadt, en Bavière, nous offre une surprise de premier plan en nous présentant dans le vieux commandant de sa forteresse, un être d'exceptionnelle bonté, de haute justice, dépourvu de haine, sensible aux captifs, sorte de philosophe généreux et Don Quichotte égaré au pays des fauves. Sa silhouette se détache lumineuse et pure sur les sombres misères, lâchetés et tristesses qui forment le fond normal des jours de réclusion, hantés par le cafard et l'angoisse des hypothétiques repas à l'eau de vaisselle. Il est juste de dire que le bon vieil ange du fort Orff ne tarda guère à être rappelé à la vie civile. Il est rarement permis de se montrer enclin à l'amour du prochain, à la bienfaisance, à la sensibilité dans la nation du farouche kaiser. L'Onter arma caritas n'est pas recommandé vis-à-vis des soldats prisonniers. Un supérieur humanitaire est-il signalé : vite qu'on lui fende l'oreille et qu'il aille exercer ailleurs loin des rigueurs du militarisme.

Cette question de nos chers disparus outre-Rhin intéresse trop de lecteurs pour que je l'étrangle dans la limite de ce seul article. Je serai certainement tenté d'y revenir bientôt, à cette fin d'enseigner quelque peu la vie des camps et d'exprimer l'état moral, la psychologie moyenne de ceux qui, souvent, depuis si longtemps, y luttent contre toutes les puissances mauvaises et parviennent à conserver leur foi, leurs espoirs et ces feux follets de l'esprit français qui persistent à briller même au fond des plus noires casemates.

OCTAVE UZANNE.



(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.


Bertrand Hugonnard-Roche

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. Préjugés à vaincre - Mardi 9 mai 1916.




Mardi 9 mai 1916 - Préjugés à vaincre (*)

Nos territoires envahis ne sont pas encore purgés de la vermine boche qui les souille, les empoisonne et les outrage. Nous sentons, cependant, déjà monter en nous, au cours de ces heures de printemps, une ivresse annonciatrice de succès prochains.

Il ne peut y avoir désillusion lorsque la foi de tout un peuple lui crée une certitude et lui donne la miraculeuse témérité d'hypothéquer la Victoire. Qu'importe une doctrine d'apparence mystérieuse et abstraite si l'heureux couronnement et la réalisation de ses croyances justifient amplement le paradoxe superficiel de ses dogmes !

Rien ne peut désormais nous empêcher de pavoiser nos glorieux horizons. Une jeune lumière d'aurore, un renaissant soleil d'Austerlitz les éclaire et consacre l'apothéose de nos héroïques enfants de Verdun. Nous fermons les yeux pour mieux voir, en nous, s'ériger la beauté réconfortante de la France de demain. Nos âmes ne cessent de sonner des notes de triomphale justice dans les clairons d'airain magnifiés par le Jupiter-Tonnant du Parnasse romantique.

Admirons donc la prévoyante sagesse qui, déjà, nous appelle à la préparation de l'autre guerre, à l'organisation de cette lutte économique ardente et forcenée qui, dès que la paix réparatrice, comme une délicate infirmière, viendra s'asseoir à notre chevet de convalescence, surgira pour la maîtrise des intérêts vitaux. La coalition antigermanique doit être poursuivie et maintenue. L'Allemagne, c'est l'hydre fabuleuse, mythique, renaissante de ses pertes fécondes et dont toutes les têtes odieuses nécessitent d'être atteintes et abattues. Le militarisme prussien est une de ces têtes. Ce n'est peut-être point la plus perfide, bien que la plus grimaçante. Les autres se dressent moins altières et provocantes, mais plus obliques, plus louches, plus insinuantes ; têtes de furets, de blaireaux, de fouines promptes à se tapir dans les terriers et à boire, à pomper sans bruit, l'essence vitale de leurs victimes. Ce sont celles-ci les plus difficiles à frapper, les moins apparentes, car elles se métamorphosent bienveillantes, dans la lumière, et ne se montrent abjectes et criminelles que dans la pénombre, ou la nuit.

Les alliés préparent des armes spéciales pour l'entrée en chasse contre ce monstre polycéphale, aussitôt que sera tombé le chef capital, la sommité casquée et couronnée portant le cimier de l'impérialisme guerrier. Quelles seront pour nous Français nos moyens de combat ? De quel matériel humain disposerons-nous, lors de la paix plâtrée, du Pax in bello ? Nos valeurs commerciales, financières, ouvrières, énergétiques, procréatrices, industrielles seront, à n'en point douter, considérablement diminuées. Les éléments de reconstitution, la main-d'œuvre de relèvement fera défaut un peu partout.

Les problèmes à résoudre sont multiples et complexes. De bons esprits déjà s'appliquent à les aborder, à les dénombrer, évaluer et classer. L'heure viendra de les solutionner, selon un mot cher à nos parlementaires, qui aiment à s'évader des vieux lexiques classiques.

Ce qui nous intéresse plus spécialement, c'est précisément notre état psychologique, dont il est peu question dans les réformes qui sont envisagées aux cours des conférences et Congrès de l'Entente. La mentalité française doit être néanmoins absolument modifiée et chambardée, si l'on veut songer sérieusement à une solide et persistante Revanche économique. La routine et les préjugés nous tiennent en tutelle étroite et mettent stupidement l'embargo sur toute initiative devant profiter à l'intérêt commun. Une grande et féconde Révolution dans nos Idées doit préluder à toute tentative de relèvement industriel et commercial. Un renversement des valeurs sociales s'impose, qu'il faut indiquer.

Un jeune écrivain de grande clairvoyance, de vision réaliste et qui se montre peu soucieux de vaine rhétorique, M. Pierre Hamp, dans un écrit récent : La Victoire de le France sur les Français, nous apporte de judicieuses remarques sur notre peuple obstiné à croire qu'en toutes choses, il suffit de penser noblement.

« Notre des nation, professe-t-il, vouée au culte des écrivains, des artistes, prend trop de goût à la figuration de la vie. Irréaliste, elle perd la force matérielle nécessaire pour distribuer dans le monde son influence. L'intellectualisme civilisateur n'est pas l'agent dominant de la civilisation d'un peuple. L'explication du droit n'en donne pas l'exercice. Qu'est pratiquement le droit sans la puissance de le maintenir ? Il est une beauté spirituelle. »

M. Pierre Hamp nous montre la richesse garante du droit, le travail qui la produit, justicier et civilisateur. Il estime avec toute raison que l'éloge mondial d'un moteur pour aéroplane, inventé par un Français, fabriqué en France, a pour le moins, autant d'action pour la renommée de notre pays qu'un de nos livres traduits. Il pense également que nos autos de marque nationale qui parcourent les routes étrangères n'ont pas moins d'importance que les ouvrages exposés aux vitrines des librairies de Rome, de Berlin, de Copenhague ou de Pétrograd. Enfin, il ajoute :

« Notre esprit garde toujours la trace du préjugé aristocratique que travailler n'est point noble. Le rentier et l'artiste (il aurait pu ajouter l'avocat) sont les types adoptés par notre sympathie nationale. On raille un homme en l'appelant fabricant de chaussettes. Cependant, un chaussetier qui crée des modèles capables de concurrencer en Amérique du Sud la bonneterie de Saxe, agit plus pour l'honneur et le profit de la France qu'un rentier sordide, bien établi dans l'avarice et qui a soin de ne pas risquer ses fonds dans l'industrie de son pays.

« Le préjugé des mains blanches, fait que la classe la plus honorée de la nation est la moins productive. Dans le respect populaire, le travailleur des durs métiers est au plus bas, l'employé en haut. Dans la considération bourgeoise, l'industriel, le fabricant sont derniers, l'écrivain premier. »

Ces vérités semblent si indiscutables, qu'on s'étonne de ne point avoir à les considérer comme des truismes et de devoir honorer M. Pierre Hamp pour nous les signaler, les ayant découvertes. Quelle étrange intellectualité que la nôtre si éloignée des réalités sensibles et cependant si compréhensible, si originale, si souple, souvent même si indépendante surtout chez l'individu. Toutefois notre esprit est discipliné collectivement aux préjugés les plus sots, aux visions sociales les plus mesquines, aux routines les plus pitoyables. Comment ne se tromperait-on pas à l'étranger, dans l'analyse de notre caractèrè si déconcertant ? Ne sommes-nous pas à la fois novateurs et misonéistes, conservateurs méticuleux et révolutionnaires impétueux, toujours pour un idéal illusoire. Epris de libéralisme et faussement démocrates ; dillettantes du pacifisme mais aussi de tempérament si guerrier. Nous avons proclamé les Droits de l'homme, sans nous libérer de nos pires tyrans qui sont nos habitudes médiocratiques, nos formules intangibles, notre bureaucratie tracassière et nos préjugés sociaux contraires au bon sens et à toutes les lois et aux enseignements de la vie pratique. Nous avons comme le byzantinisme moral et politique, l'excès des spéculations intellectuelles. La guerre heureusement, vient à temps pour nous préserver de la décadence finale. Quand une époque grandit, tout doit grandir avec elle, aussi bien nos espoirs que la conscience de nous-mêmes et la volonté déterminée de vaincre nos préjugés. Je m'appliquerai volontiers à les déterminer ici, peu à peu, afin que mes lecteurs les puissent loyalement admettre et reconnaître, juger de leur nocivité et propager autour d'eux ,la nécessité urgente de les combattre à mort. Lors de l'entrée en campagne des forces économiques, nous devons être affranchis d'idées fausses et remettre toutes les valeurs sociales à la place qui leur sont dues par la logique et la puissance qu'elles apportent à la défense de nos intérêts primordiaux.

Nos ingénieurs, nos maîtres de forges, nos financiers, chimistes, négociants et grands industriels doivent figurer en meilleure place dans notre, élite. Tous travaillent plus éloquemment qu'un romancier d'Académie ou un inutile peintre d'Institut à l'illustration de la France. La préoccupation de l'argent n'est souvent pas moindre chez l'artiste que chez le marchand. Il y a un masque d'hypocrisie qu'il est bon de retirer aux mercantis de l'art et des lettres, qui fourmillent. Ceux-ci ont l'âme infiniment plus boutiquière que celle des trafiquants, courtiers et étalagistes qui font ouvertement profession l'échange sans s'auréoler d'idéalisme de camelote ou d'esthétisme de contrebande.

Puissent les meilleurs combattants reconnus de notre prospérité nationale revenir conme il convient, sur le front de défense des grandes luttes économiques prochaines.
Il le faut !

Octave UZANNE.



(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.


Bertrand Hugonnard-Roche

lundi 14 février 2022

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. Controverse sur la Guerre économique - Dimanche 24 septembre 1916.



Dimanche 24 septembre 1916 - Controverse sur la Guerre économique (*)

La libre discussion nous serait aujourd'hui plus salutaire que jamais, précisément parce que la passion nous étreint et que l'impartialité nous est devenue impossible dans la fièvre des événements qui nous agitent. Nous restons, par goût, curieux d'interprétations sur tant de problèmes qui se posent et de questions économiques qui méritent d'être  discutés avec une logique rigoureuse et une documentation sérieuse et positive. Nous devons nous préparer à tenir habilement en échec et de façon réaliste et péjorative notre adversaire qui, aucun de nous ne peut plus en douter, demeurera longtemps après la guerre l'ennemi à surveiller, à démasquer, à combattre sans trêve.

Nous épousons fort volontiers le projet d'une guerre commerciale contre l'Allemagne, dont le négoce fut un puissant instrument d'astucieuse politique d'accaparement et de pénétration pacifique. Il nous apparaît qu'en nous appliquant à paralyser, à restreindre, à atteindre l'expansion de ce commerce, nous porterons un coup redoutable à ce rêve persistant de domination mondiale qui deviendra, dès la paix signée, la hantise obsédante des Boches organisés pour l'invasion progressive et méthodique de tous les marchés du globe.

Le boycottage du commerce de l'Allemagne, estimons-nous, facilitera chez les alliés ligués, pour la lutte économique, la réparation des dommages causés par la guerre. La thèse est connue ; elle est soutenue avec vigueur et talent par de nombreux écrivains depuis déjà plusieurs mois. N'est-elle pas spécieuse ? Quelques bons esprits la jugent telle et leur dialectique est à la fois ingénieuse et fort acceptable en apparence. Je viens de lire une de ces intéressantes controverses dans une excellente revue publiée à Londres par le grand savant belge, philosophe, historien et littérateur, Charles Saroléa, sous le titre Everyman. Everyman signifie chaque homme, chaque opinion individuelle, chaque conception de la vie et de la vérité, car chaque cerveau évolue de façon toute particulière, chaque paire d'yeux regarde à sa manière et enregistre différemment sa propre « vision », c'est le tôt capita tot sensus des anciens, autant de têtes, autant de jugements. Le magazine de M. Charles Saroléa met en balance les appréciations, les estimations, les arbitrations des événements actuels et des idées en cours. Il insère le pour et le contre, laissant le public juger du poids des arguments jetés sur les plateaux offerts en équilibre. Voici, en résumé, comment sont combattus les plaidoyers favorables aux représailles à exercer, dès la fin du conflit armé, sur le commerce allemand :

Une guerre commerciale est aussi ruineuse qu'aucune autre. En abandonnant notre voie, pour nuire au négoce allemand, c'est plutôt à nous-mêmes que nous pouvons porter atteinte. Admettons que nous puissions arriver à paralyser même partiellement le commerce des Empires du centre, ceux-ci rejetés à leurs propres ressources, s'organiseront forcément pour se suffire à eux-mêmes, ce qui ne pourra qu'asseoir leur force aussi longtemps que l'union austro-allemande persistera. Si l'Allemagne parvient à vivre sur elle-même, notre marine deviendrait inutile dans les guerres futures. Tout blocus apparaîtrait vain au cas où la Germanie, entraînée à tout tirer de son sein pour vivre et croître, ne compterait plus sur les autres a pays pour assurer son développement. Plus d'importations de marchandises, par conséquent blocus à la manque.

Un boycottage des produits boches serait sans doute la plus sûre méthode pour rompre l'entente considérée comme durable des Alliés. Les pays dont le change a le plus souffert durant cette guerre sont, jusqu'ici, l'Allemagne, l'Autriche et la Russie. Lorsque sera conclu la paix, si le cours des valeurs conserve la cote actuelle, ce qui est possible, le rouble perdrait 60 % et le mark serait également défaillant, alors que la livre anglaise et le franc conserveraient une tenue fort supérieure. L'avantage indéniable de la Russie et de l'Allemagne serait alors de faire commerce l'une avec l'autre plutôt qu'avec l'Empire britannique ou la France, sauf que la Russie ne se résigne à payer 40 % plus cher qu'il n'est nécessaire, la satisfaction sentimentale de continuer sa clientèle aux marchandises anglo-françaises. Si sous la pression de ses alliés, la Russie excluait les produits allemands, sa situation économique deviendrait fort précaire.

De telles craintes peuvent être chimériques et les gouvernements anglais et français les sauraient dissiper en s'efforçant de relever d'une façon ou d'une autre, le cours du rouble, si périlleux ou onéreux que ce puisse être. Mais l'argumentation pousse plus loin. Il aborde la difficulté d'établir ce qui est exactement « marchandise allemande ». Les produits venant d'Allemagne peuvent être, en tout ou en partie, fabriqués avec des matières premières importées de Grande- Bretagne ou des colonies. Ils peuvent être confectionnés avec des matières provenant par exemple des Etats-Unis, mais sortant d'une manufacture où le capital et la main-d'œuvre anglais ont leur part importante. En ces jours de civilisation complexe, le dommage causé à un peuple quel qu'il soit, porte inévitablement préjudice à tous les autres. C'est un argument conventionnel en faveur du libre échange, à la vérité duquel se convertit l'Angleterre il y a environ soixante-dix ans. Les circonstances actuelles n'en ont pas invalidé la force.

En tout état de cause, il semble assuré que l'Allemagne sera tenue de régler une indemnité de guerre qui aidera à réparer les désastres qu'elle a causés. Comment la paiera-t-elle ? Il semble impossible que ce soit en or. Elle en possède peu. Il faudra accepter le paiement en nature, mais dans ce cas, comment pourrions-nous mettre une main sur les produits allemands, tandis que de l'autre nous en prohiberions ou restreindrions l'exportation ? A l'heure de la paix, où nous guérirons nos blessures, nous devons éviter de nous en faire de nouvelles. L'Allemagne subira le mépris du monde civilisé. Nous aurons intérêt à la faire travailler à notre profit, comme une esclave de la dette qu'elle aura contractée. Ce ne sera pas le moment de paralyser son labeur.

Beaucoup d'Anglais, d'ailleurs, éprouvent et déclarent une véritable répugnance à l'idée d'une guerre économique succédant à la guerre par les armes, car la guerre est la guerre, comme la paix est la paix, et, à vouloir composer de ces deux éléments contraires le régime de demain, on risque fort de ne pas fouler la terre promise, ni de retrouver l'atmosphère de sérénité, de concorde, de pacification, de travail fécond si nécessaire après un pareil cataclysme.

Un point est d'abord à connaître : Avec qui ferons-nous la paix ? Un éminent Français s'écriait récemment : « Si c'était en mon pouvoir, je ferais dès demain la paix avec le peuple allemand ; avec les Hohenzollern, jamais ! » La nation boche rendue à elle-même, dépourvue de son militarisme et de son Kaiser, nous servirait, chaque année, son budget de guerre, comme revenu d'indemnité pour dommages causés et aussi pour « service rendu », que ce serait encore la plus normale solution à envisager.

En attendant, accordons notre attention au jeu des nécessaires controverses. Elles assouplissent notre entendement et nous accoutument à juger sagement des idées et des choses sous leurs multiples apparences.

Octave UZANNE.



(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.


Bertrand Hugonnard-Roche

vendredi 4 février 2022

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. La forte Purge de l'Aigle Bicéphale - Mardi 22 août 1916.


Mardi 22 août 1916 - La forte Purge de l'Aigle Bicéphale (*)

Afin de ne point perdre l'habitude des déconfitures militaires et pour demeurer fidèle à nos traditions historiques qui firent à toutes les heures de notre histoire contemporaine, l'Autriche la plus imperturbablement brossée des nations européennes, la double monarchie austro-hongroise continue à trinquer à l'Est et à l'Ouest dans des proportions inconnues jusqu'ici.

Elle trinque avec la même inconscience que naguère. Elle encaisse les coups du Destin avec cette fatuité satisfaite et vraiment comique dont elle a fourni tant de témoignages. Même à cette heure les raclées ne l'empêchent point de parler avantageusement de ses glorieuses armées et des gages qu'elles offrent à la victoire. Des gages ; elles en offrent, en effet, mais ce sont à nos chers amis les Russes et les Italiens. La purge de l'aigle bicéphale est sans précédent. Elle suffirait, à assurer à l'eau hongroise, que patronne, en effigie, le guerrier Jean Hunyadi, la plus immortelle réputation.

Nous nous réjouissons, certes, en France, de ce lessivage à haute dose, de cette vidange à fond de l'organisme malsain de l'aigle à deux têtes, qui pour déplumé qu'il soit, héraldise fièrement ses formes pitoyables. Il persiste, ce volatile imbécile, à rendre des points au paon habitué à faire trophée de sa queue et à se mirer dans le trognon même de ses plumes ocellées, bien qu'aveugles. Nous nous réjouissons, dis-je, de la calamiteuse infortune des troupes du néfaste François-Joseph, mais il faut toutefois observer notre joie serait plus intense et plus démonstrative encore, il s'agissait de la défaite capitale du Boche proprement dit, du prusco de Guillaume qui par ses infamies accapara, monopolisa, trusta nos sentiments hostiles, notre exécration, nos répulsions et nos haines.

Vis-à-vis de l'Autrichien, nous réservons évidemment un reliquat d'indulgence, une ombre de vague sympathie plus ou moins consciente, mais indéniable. Nous savons l'Austro-Hongrois léger, frivole, prime-sautier, amoureux du plaisir, enjoué, volontiers cordial, hospitalier, gai, dépourvu d'aspérités, d'animosité persistante, plus attaché à la joie de vivre qu'à celle de mourir pour une pseudo-patrie, constituée de pièces et de morceaux, et qui n'est, à vrai dire, qu'une mosaïque de races opposées, un pot-pourri de nationalités de multiples origines, comme dirait quelque Léhar d'opérette accoutumé aux macédoines musicales.

Nous sommes plutôt enclins à la charité devant ce ramassis de Croates, de Tchèques, de Magyars, de Valaques, de Slovènes, de Bulgares et Morlaques, où la race slave domine la race allemande et constitue la grande masse de la population en Bohême, en Moravie, en Galicie, en Illyrie et autres contrées jougo-slaves. Nous nous souvenons encore avec une certaine reconnaissance de l'accueil que les Français trouvaient dans la société viennoise, dont la réception semblait si impulsive, parce que venant de mœurs essentiellement courtisanesques, galantes, bambocheuses et catins. Nous n'avons pas davantage oublié les tournées triomphales en Hongrie, et, plus spécialement à Czegedin, quel-ques années après les inondations de la Theiss, en 1878 ; dont les désastres avaient fécondé chez nous une grande générosité publique. Nous gardons encore la mémoire des enthousiastes Eljen, des vivats de tout un peuple fêtant le passage du cortège fleuri, à la tête duquel se trouvait Ferdinand de Lesseps, le grand Français d'alors.

Puis, au cours de nombreux congrès artistiques, scientifiques ou littéraires plus récents, quelle bonne grâce charmeuse chez ces Austro-Hongrois ! Comme on se sentait peu en exil tant on y était fêté, à Prague ou à Pesth. à Trieste ou à Raguse, à Vienne ou à Cracovie ! Pouvait-il nous venir à la pensée d'oser comparer un Viennois à un Berlinois ? Comment aurions-nous pu associer dans notre aversion germanique les joyeux drilles rencontrés sur les Wiener Ringo ou au Prater et les importants et lourds Boches des bords de la Sprée ? Les uns avaient à nos yeux de la grâce, même dans la servilité ; ils conservaient quelque chose de subtil, comme un leed des belles manières du temps de Joseph II. C'était plaisir de les fréquenter, à fleur de vie. Les autres, ceux de Berlin, laissèrent voir rapidement toute la poussée magalomanique qui les congestionnait ; alors même qu'ils s'empressent aux obséquieuses courbettes et aux vulgaires flatteries avec un aplatissement qui révélait toute la bassesse de leur larbinisme intégral, qui est le fond même de leur vile nature.

L'Autrichien au point de vue militaire, ne nous fit jamais illusion. Dès notre enfance les caricatures nous les firent voir tournant les talons à Montebello, rossés à Palestro et à Magenta, en capilotade à Solférino. Encadré par l'armature guerrière de son allié, il montra que son atavisme d'écrevisse subsistait toujours, malgré l'effort du caporalisme allemand. On ne liait généralement guère ceux dont on se moque et dont les ridicules et la pusillanimité morale apparaissent au premier chef. Peut-être est-ce illogique et convient-il de se défier spécialement des héros à la manque, fourbes et menteurs.

L'Autriche mérite à coup sûr tous nos dégoûts et notre rancœur au même degré que l'Allemagne et même davantage notre mépris. La politique cuisinée à la Hoffburg et à la Ballplatz rappelle les insidieux poisons des Borgia. Elle s'appliqua sans cesse à intoxiquer l'Europe, à envenimer les relations internationales, à sophistiquer les rapports de l'Occident et de l'Orient, à fausser l'équilibre de la paix, à corrompre et avilir la diplomatie, à chercher surtout les avantages de la pêche en eau trouble. La politique extérieure de l'Autriche, incertaine, fallacieuse, louche, équivoque, jésuitique, pénétrée d'un persistant esprit de domination et de duplicité, répandit partout ses maléfices, aussi bien dans les voies du catholicisme que sur celle des alliances où elle exerça supérieurement son rôle néfaste et criminel. On la trouve partout, cette politique infâme, souterraine et lâche de la Maison d'Autriche dont Richelieu sut découvrir si nettement les dangers. Elle apparaît dans l'histoire comme une Main noire d'associations scélérates et il n'y a pas à s'étonner de la rencontrer encore à l'origine même de la sanglante et formidable tourmente qui bouleverse le monde depuis déjà plus de deux années et dont les conséquences demeurent encore incalculables pour l'Europe de demain.

A côté du militarisme prussien on oublie trop de désigner la fourberie autrichienne comme la plaie à détruire de toute nécessité, si l'on veut sauvegarder par la suite le repos du monde. Il faut espérer que François-Joseph sera le dernier des Habsbourgs. Il fut un indiscutable criminel moins crâne et téméraire que Guillaume II. Il donna à sa politique occulte des allures traîtresses qu'on croyait abolies depuis Catherine de Médicis. Sa figure restera celle d'un dégénéré éperdu d'orgueil, apôtre d'un catholicisme à la façon de Philippe II d'Espagne, cruel et timoré, vivant dans le maquis des intrigues avec un goût déterminé pour le guet-apens ténébreux. On le jugea victime d'une fatalité inexorable qui fit sombrer tous les siens dans des attentats ou des crimes mystérieux, sinon dans la folie ou l'illuminisme ; mais, insensible à ces coups du sort, le cœur momifié par l'égoïsme, la conscience aveuglée par sa souveraineté portée dans sa croyance à un rang d'aristocratie divine, il poursuit sa carrière nocive imperturbablement, livrant ses armées à la défaite avec l'illusion de les croire victorieuses, tout comme il livrera son pays aux convoitises et à l'absorption de l'ogre allemand qui ne nous restituera sa proie que par force et définitivement démembrée.

Cette Autriche, où la hiérarchie sociale est demeurée si retardataire, même si moyenâgeuse, où la sottise, la vanité, le néant intellectuel des archiducs fait encore illusion aux sujets, si prodigieusement domestiqués à l'idée de castes de la double monarchie danubienne. L'Autriche-Hongrie, aujourd'hui si éloignée dans son ensemble de tout libéralisme social et spirituel, ne peut qu'être dissoute et reconstituée, selon les droits des nationalités. L'aigle à deux têtes demeure comme une tyrannique expression d'anachronisme féodal dans ce siècle de civilisation et de franchises.

Le désastre et la ruine de cette vieille monarchie douairière et surannée sera la consécration et l'aboutissement de notre traditionnelle politique nationale, celle qui fut à 1'horizon le plus cher des rêves de nos ancêtres.

Les Habsbourgs funestes, tour à tour Judas et Ponce-Pilates, n'ont que trop longtemps tendu leurs rets ténébreux sur les relations étrangères. Ils ne doivent point survivre au dernier cataclysme qui porte leur marque de fabrique. La nation valseuse, polkeuse, mazurkeuse qu'ils ont asservie et grisée sous des rythmes léthifères de toupie giratoire, ne connaîtra plus bientôt que la révolution de la danse macabre, celle qu'interprétèrent Holbein et Hugues Klauber et qui nous montre le grand déménagement fatal des empereurs et des rois, des papes et des patriarches, des bouffons et des archiducs, des laquais et des généraux d'antichambre, éternels personnages qui, aux yeux ravis du peuple, jouent enfin un rôle normal et moral dans la tragédie justicière des Etats de la Mort.


Octave UZANNE.



(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.


Bertrand Hugonnard-Roche

jeudi 3 février 2022

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. Tolstoïsme néfaste - Mardi 12 juin 1917.



Mardi 12 juin 1917 - Tolstoïsme néfaste (*)


Les faits qui témoignent d'une astucieuse malice paraissent prendre plaisir à bouleverser nos appréciations futuristes dont nous concentrons volontiers les anticipations à chaque renouveau de nos années de guerre.

Si, cette année, les Russes avaient pu fournir l'effort d'une offensive égale, ou même moindre, à celle que produisit avec tant de fougue au printemps 1916 l'excellent Broussilof, il est hors de doute que la face des événements se trouverait considérablement modifiée. L'étoile de l'Allemagne se serait définitivement voilée au firmament boche et les sujets du kaiser ne pourraient point désormais fabriquer le plus faible élixir pangermanique pour réconforter l'esprit encore passionné du public des empires centraux, dont tes entrailles chantent déjà, en borborygmes mineurs, les lieds pitoyables de la faim.

Je ne puis croire que tous les moujiks de la sainte Russie aient lu et interprété les écrits de Tolstoï. Cependant, la dangereuse pastorale de l'auteur de tant de doctrines idéales dont la dernière conception de vie s'appuyait sur ce commandement du Christ. Ne résiste pas au méchant ! L'apostolat de cet illuminé si éloigné le toutes réalités sociales, s'est émigré par infiltration de l'âme russe, à la fois si candide, si mystique, si perversement féline et si peu clairvoyante des dangers imminents à sa frontière occidentale.

« Le Patriotisme, c'est l'Esclavage », écrivait Tolstoï, qui fut le plus grand antimilitariste qui se soit jamais révélé à nos veux en s'autorisant de la doctrine chrétienne. Si les moutons moscovites sont prêts à fraterniser aujourd'hui avec les loups boches, l'esprit de Tolstoï y est pour une considérable part d'influence. Depuis le début de cette guerre féconde en bêtises, en erreurs, en illogismes et en mensonges, tout autant qu'en atrocités, il ne s'était rien produit d'aussi imprévu que ce résultat imbécile de 1'évolution révolutionnaire russe.

Après les intrigues allemandes et les le démences occultes qui désagrégèrent à la cour du tzar la puissance militaire offensive de la nation la plus colossale de l'Europe orientale, les théories tolstoïennes dont s'étaient nourris naguère les libertaires intellectuels ont repris le dessus au plus mauvais tournant imaginable.

L'Evangile selon Tolstoï de la non résistance du mal, celui du pardon, de l'humilité, de la patience, de l'amour de tous, amis ou ennemis, de la soumission et de l'abandon des haines nationales, a repris vigueur bien qu'il ne soit plus aucunement de saison, bien au contraire.

La chute du despotisme a libéré les esprits bien au delà du bon sens, hélas ! et les temps semblent venus aux nouveaux affranchis de désapprendre la guerre et de transformer les glaives en socs de charrue. Il s'ensuit un certain déséquilibre qui fausse le jugement de nos amis et alliés et qui porte ces mêmes Russes, auxquels il apparaît si désobligeant de se voir offrir Constantinople et les détroits, à admettre très volontiers le partage immédiat du domaine des boyards.

Le Russe qui proteste contre toute annexion et qui porte ainsi préjudice aux nécessaires conditions équitables d'une paix contre le pangermanisme renaissant est donc annexionniste à sa façon et d'autre manière qu'il ne le croit. Son désintéressement national est dominé par son intérêt privé. Tolstoï est son prophète sur le terrain du militarisme et non sur celui du mépris des biens terrestres et des richesses qui portent à l'exploitation du travail d'autrui. N'a-t-il pas dit : « L'homme doit servir non seulement à son bien être personnel mais aussi à celui des autres. Cette loi naturelle a toujours été et reste encore constamment violée par la plupart des humains. Les formes primitives de cette déviation de la loi furent d'abord : l'exploitation des êtres faibles, des femmes par exemple, puis la guerre et la captivité ; l'esclavage vint ensuite, et aujourd'hui c'est l'argent qui domestique le monde. »

Le moujik si longtemps brimé et écrasé comme un serf montre une hâte compréhensive à jouir sans plus tarder de son indépendance dont il est affamé. Il lui apparaît cruel de se trouver prisonnier de son devoir qui est de continuer à combattre pour son honneur qui est aussi celui de ses traités. Ses appétits, à vrai dire, l'attirent loin des fronts où l'on se bat. Il est impatient de vivre, d'être citoyen libre, de relever la tête sous les rayons bienfaisants de l'astre qui luit pour tous. Il se sent un nouvel homme qui ne voudrait pas mourir sans avoir goûté vraiment aux douceurs de la vie libre et seule digne d'être vécue.

Kérenski, qui semble décidé à donner sa vie, sa haute intelligence, ses forces à sa nation enfin émancipée, pourrait et devrait, en ces heures graves, où l'anarchie menace de remplacer la tyrannie, décréter une loi sommaire résumant les volontés efficaces dont la logique apparaîtrait aux plus bornés des Slaves : « Pas de terre, pas une seule acre de terre aux mauvais soldats, déclarerait-il. Le partage des biens s'effectuera lorsque la guerre aura pris fin par la victoire décisive contre l'ennemi commun. Alors, les braves combattants verront leurs lots accrus par la part qui aura été refusée aux déserteurs et indisciplinés, aux ouvriers insoumis et aux soldats réfractaires à leurs devoirs. »

Cet édit militerait peut-être davantage en faveur d'une reprise des hostilités vengeresses que toutes les palabres qui ont cours aujourd'hui à Pétrograd et à Moscou. On nous a reproché avec raison de n'avoir pas appris à connaître l'âme fétide et l'esprit barbare des Boches avant leur infâme agression. Ne devions nous pas également connaître la mentalité de nos amis de l'extrême Est européen chez qui a cours ce joli proverbe : « Fais amitié avec l'ours, mais ne lâche pas la corde qui t'attache à lui. »


Octave UZANNE.



(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.


Bertrand Hugonnard-Roche

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