vendredi 28 novembre 2014

Octave Uzanne admirateur sans condition du Vice Suprême de Joséphin Péladan (1884). " [...] je suis charmé, émerveillé, réconforté par votre œuvre mâle, débordante d’un talent fier basé sur la plus profonde érudition et brillant par le style le plus chaud et le plus coloré dont je vous félicite d’être le virtuose. [...]"


En décembre 2013, nous nous interrogions : « Il est curieux de constater qu'il manquait à Uzanne un exemplaire du Vice suprême, publié par Chamuel en 1884. L'a-t-il conservé ? Ou ne connaissait-il pas encore le Sâr Péladan en 1884 ? »

Avec la lettre que nous dévoile pour la première fois Jean-David Jumeau-Lafond, nous avons désormais une réponse. Nous avons même là un témoignage d’admiration sans condition de l’œuvre naissante de Péladan.

La publication de cette lettre vous donne l’occasion de lire ou relire les deux articles déjà publiés concernant Péladan :

- Opinion d'Octave Uzanne sur le Sâr Joséphin Péladan et son oeuvre (février 1894)

- Octave Uzanne commente le nouveau roman du Sâr Joséphin Péladan : A coeur perdu (1888) in Le Livre, livraison du 10 mai 1888.


Bertrand Hugonnard-Roche

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Copie d'une lettre d'Octave Uzanne
à Joséphin Péladan
[Papier à en-tête du Livre.] Paris, le 27 octobre 1884 (*)

Mon cher Monsieur, (**)

Je viens de terminer votre vice suprême, contre lequel, je ne sais pourquoi, je nourrissais dès les premiers jours de sa réception de vagues soupçons, de ceux qu’on éprouve en parcourant un livre de ci de là, avec le nonchaloir ou la sottise d’une femme qui cherche à amorcer sa curiosité, ou plutôt avec le profond écœurement d’un critique encombré par la vase montante des grotesques romans de ce temps, qui ont la fadeur du bouillon de veau et la       désespérante platitude du « Panmuflisme » contemporain.

Ores, je suis charmé, émerveillé, réconforté par votre œuvre mâle, débordante d’un talent fier basé sur la plus profonde érudition et brillant par le style le plus chaud et le plus coloré dont je vous félicite d’être le virtuose.

Ne vous connaîtrais-je point que je vous écrirais encore – Merci, car votre livre me met en appétit [mots illisibles] votre décadence latine n’est point complète, et que le roman aura encore de belles envollées dans le domaine du beau – Vous êtes dans la belle tradition française de Balzac et de Frédéric Soulié et votre livre puissant m’a donné des sensations que je croyais avoir oubliées depuis la lecture des Mémoires du Diable, œuvre sans grand style peut-être, ce qu’on ne peut point dire de la votre, mais œuvre humaine entre toutes et qui remue plus d’idées que tout le fatras romancier des Zola, des de Goncourt et des Daudet.

J’eusse désiré, si j’en avais eu le loisir, analyser longuement votre vice suprême dans le Livre mais j’ai dernièrement excursionné de côté et d’autres et j’ai du confier votre ouvrage à un de mes collaborateurs pour que le compte rendu puisse paraître en novembre prochain.
Croyez, cher Monsieur, à ma plus vive sympathie littéraire, et trouvez ici l’expression admirative que m’inspire votre héros Merodack.

Octave Uzanne (***)
72 bis Rue Bonaparte –

(*) Cette lettre autographe d’Octave Uzanne à Joséphin Péladan a été copiée sur l’original il y a de longues années. La trace de l’original s’est perdue. Cette transcription a été faite sur une photocopie que nous a aimablement fournie M. Jean-David Jumeau-Lafond, historien de l’art.

(**) Octave Uzanne possédait les premiers ouvrage du Sâr Péladan : La Décadence latine (1886) -Curieuse ! (1886) - L'initiation sentimentale (1887) -Istar (1888) - La Victoire du Mari (1889) - Cœur en peine (1890) - L'Androgyne (1891) - La Ginandre(1891) - Typhonia (1892). 9 volumes in-12, tous brochés. Exemplaires avec envois autographes du Sâr, à l'encre verte, d'allure originale et kabbalistique, précise Uzanne. L'ensemble a été vendu 47 francs.

(***) « Les romans de Péladan, frontispicés par de véritables artistes, resteront marqués d'originalité et seront longtemps sympathiques aux néo-bibliophiles. Quoi qu'on puisse penser du Sâr et de son esthétique, son talent d'écrivain reste indéniable et ses fictions sont toujours nobles, élevées, dégagées des bassesses et des ordures naturalistes. Au milieu de son oeuvre évidemment trop touffue, des pages superbes apparaissent, des conceptions grandioses se dégagent. Parfois la phrase du mage atteint au mystère et s'égare dans un impénétrable occultisme, mais elle ne traîne jamais, il faut le dire, dans la fange ou la vulgarité. La postérité sera clémente à ce laborieux. Elle oubliera les excentricités de l'homme pour ne se souvenir que de l'oeuvre vaillamment accomplie dans la constante recherche du rare et du beau, toujours au-dessus du banal. Le cri de guerre du Sâr : Ohé ! les races latines ! n'a rien en soi de si fol. - Ces pauvres races sont bien vieillottes, bien exténuées, bien calamiteuses sur le fumier des âges où elles expirent avec l'orgueil des vieilles coquettes qui prétendent ne jamais déchoir. » in Octave Uzanne, Livres contemporains d'un écrivain bibliophile, (n°331 du catalogue de la vente d'une partie de la bibliothèque Octave Uzanne), Paris, Durel, 2 et 3 mars 1894

lundi 24 novembre 2014

Quatorze sensations d'art signées Octave Uzanne, rassemblées par Bertrand Hugonnard-Roche. 1 volume in-8 (20,5 x 14,5 - format A5), broché, dos carré collé, 170 pages, 14 illustrations en n. et b. (cahier central), couv. coul. Présentation par Bertrand Hugonnard-Roche et 2 tables. Tirage à 216 exemplaires seulement, tous numérotés et paraphés à la main par le "rassembleur". Disponible à partir du 3 décembre à la librairie (25 euros franco de port pour la France métropolitaine). Disponible à la librairie.




A une semaine de l'expédition des premiers exemplaires aux souscripteurs qui m'ont fait confiance (et je ne les en remercierai jamais assez), je me devais de vous dévoiler le contenu de ce volume qui s'est fait attendre.

Voici donc le descriptif du volume que vous aurez, je l'espère, le plaisir de lire pendant vos vacances de nöel :

1 volume in-8 (20,5 x 14,5 - format A5), broché, dos carré collé, 170 pages, 14 illustrations en n. et b. (cahier central), couv. coul. Présentation par Bertrand Hugonnard-Roche et 2 tables. Tirage à 216 exemplaires seulement, tous numérotés et paraphés à la main par le "rassembleur". Les 16 exemplaires de luxe sont déjà souscrits.

Voici les 14 Sensations d'Art par Octave Uzanne contenues dans ce volume :

Constantin Guys (1803-1893), peintre et dessinateur
Félicien Rops (1833-1898), dessinateur, graveur, illustrateur et peintre
Joseph Chéret (1838-1894), céramiste et décorateur
Eugène Grasset (1845-1917), peintre, illustrateur et décorateur
Albert Robida (1848-1926), dessinateur et illustrateur
Jean Carriès (1855-1894), céramiste et décorateur
Auguste Delaherche (1857-1940), céramiste et décorateur
Adolphe Willette (1857-1926), dessinateur, illustrateur et caricaturiste
Paul Helleu (1859-1927), dessinateur et peintre
Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923), dessinateur et illustrateur
Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901), peintre
Félix Vallotton (1865-1925), dessinateur et peintre
George de Feure (1868-1943), dessinateur et peintre
Georges Meunier (1869-1934), illustrateur affichiste

Des noms connus, d'autres inconnus du grand public mais appréciés encore aujourd'hui par les amateurs d'art. Ce choix volontairement hétéroclite dévoile la sensibilité artistique d'Octave Uzanne confronté aux créateurs du "beau" de son temps.

Prix pour la France métropolitaine franco de port : 25 euros
Prix pour l'Europe et le Monde franco de port : 30 euros

Commande : librairie-alise@orange.fr

mardi 18 novembre 2014

Octave Uzanne et le censure pendant la Grande Guerre. Participation au périodique éphémère "Le Sarcasme", Georges Lamy, Directeur.


Extrait de la Revue du Front et le Souvenir
Juillet-Août 1917
On sait combien Octave Uzanne s'est élevé contre la censure qui a frappé l'ensemble des journalistes au lendemain de la déclaration de guerre en août 1914. (1) Lui qui publiait toutes les semaines des articles dans la Dépêche de Toulouse à cette époque, se voit, du jour au lendemain, obligé de cesser d'écrire. Ainsi le 14 mars 1915 il écrit à son ami Georges Maurevert qu'il se désespère de ne pouvoir plus exercer son métier, la Dépêche ayant tout supprimé, littérature et politique. Le 1er juin 1917 il écrit à son confrère Albert Lantoine : "Et dire que nous sommes muselés par la censure qui ne veut et ne tolère que le mensonge le dernier dieu de l'humanité imbécile, et l'on rêve de gueuler de la vérité crue !"
C'est cette même année 1917, en juillet, qu'il s'associe à Georges Lamy (2) et d'autres personnalités des lettres révoltées par le climat général de censure qui règne alors, pour fonder un périodique (sans périodicité ?), une feuille, intitulée Le Sarcasme. Voici comment ce journal est présenté dans La Revue du Front et le Souvenir de juillet-août 1917 :

Le Sarcasme vient de paraître. A lui seul, le titre de cette publication est tout un programme. Parmi les collaborateurs, nous relevons les noms de Mmes Aurel, Rachilde, MM. Xavier Privas, Han Ryner, Paul Fort, Georges Pioch, Pierre Mille, Octave Uzanne, (Directeur, Georges Lamy, 108, rue Lepic, Paris.)

On pouvait lire cette présentation dans le Mercure de France du 1er juillet 1917 :

Le Sarcasme. - Dirigé par M. Georges Lamy, le Sarcasme est un "journal périodique de pamphlets et d'art" qui n'a pas encore paru, mais se proposant de paraître, se recommande à l'attention du public dans un prospectus où le directeur, M. Georges Lamy, donne à tous ce précieux conseil : "Et partez vers les cimes enchanteresses des réalisations individuelles."
Le prospectus qui prévoit la publication du Sarcasme dont le programme est d'ailleurs plein d'intentions louables, conclut ainsi caractéristiquement :

Le Sarcasme ne touchera les derniers secrets d'aucun saint, d'aucun clocher. Il prie seulement les personnes sympathiques de lui adresser des fonds.
A partir de deux francs, les donateurs seront inscrits au rôle des membres bienfaiteurs.
A partir de cinq francs, les donateurs auront le droit de participer à la rédaction effective du journal, sous la direction technique d'un "comité de lecture" nommé en assemblée générale.
La liste des sommes reçues sera publiée avec le nom des envoyeurs.
Le Sarcasme acceptera toute publicité commerciale à sa quatrième page.
Le Sarcasme sera un organe périodique dont les éditions varieront en proportion des ressources.
Le Sarcasme n'attend plus pour paraître que la bonne volonté de ses membres bienfaiteurs et de ses collaborateurs.

Et dans le Mercure de France du 1er septembre 1917 :

Le Sarcasme, "périodique de pamphlets et d'art", a publié en juillet son premier numéro. Adresse : 108, rue Lepic. Directeur : M. Georges Lamy. C'est une publication de combat et de bon combat pour la liberté de pensée. Les blancs infligés par le Censure inspirent à ses victimes des citations classiques dont celle-ci est vraiment d'à propos :


Ils ont pissé partout ...

Racine.

Elle figure en page au milieu d'un échopage qui ne laisse que ces lignes du courageux M. C. A. Laisant (3) :


LIGUE CONTRE LA CENSURE

Quand au début de la guerre actuelle, j'appris qu'on allait instituer la censure pour empêcher la divulgation de renseignement sur les opérations militaires, j'y applaudis de tout coeur.
J'ai le privilège peu enviable d'avoir vécu les années 1870-1871, et je me rappelais les méfaits des bourreurs de crânes de cette cruelle époque, donnant des indications sur les marches des armées, racontant des victoires imaginaires, renseignant l'ennemi, prodiguant les déceptions et semant la démoralisation.
Lorsque la censure de 1914 a commencé à fonctionner, j'ai senti le rouge me monter au visage, en voyant l'usage honteux qu'on en faisait. Il ne s'agissait pas d'assurer notre défense nationale, mais bien d'étouffer toute manifestation de pensée libre, de ne pas troubler la tranquillité des profiteurs de l'assiette au beurre, de leur éviter la moindre critique. C'est le système qui prévaut encore aujourd'hui, malgré des déclarations solennelles, mais démenties par les faits.

Qu'il n'y ait pas une ligue contre la Censure, c'est incroyable ! M. C. A. Laisant proposait-il un groupement des Français qui en ont assez de voir les ennemis du Vrai, les ennemis de la République, les ennemis du peuple, opprimer les écrivains que révolte le Mensonge ? Qu'un tel programme serait utile !
Un article de Mme Vera Starkoff (4) est mutilé, dès son titre : "Le crime d'impartialité". De ce qui subsiste, nous extrayons ces lignes :

Pour mettre fin aux guerres, dit Bertrand Russell, il faut avant tout "démocratiser" la diplomatie. Il faut renoncer à l'habitude séculaire de recruter les diplomates dont la classe privilégiée, parmi les hommes si "distants" du peuple, de ses progrès économiques et de ses véritables besoins. La diplomatie ne doit pas être secrète, elle doit se faire au grand jour, et tous les citoyens devraient pouvoir la contrôler. Les alliances ne devraient jamais être conclues en perspective d'une guerre, mais en vue de la paix. Ce n'est pas l'idée d'amitié ou d'inimitié qui devrait présider aux alliances, mais le souci de la paix.

.... Censure ....

"il est en chacun de nous un Prussien embusqué", une bête fauve, refrénée par des siècles de civilisation et prête à bondir. Cette bête est méfiante et orgueilleuse, et l'esprit de routine la soutient.
Si nous voulons réellement, en toute sincérité, empêcher le retour de l'horreur où nous vivons, nous devons combattre en nous la bête fauve qui garde nos instincts belliqueux, notre orgueil, et notre esprit de routine.
Une belle campagne de la presse républicaine redressera l'opinion publique française, ameutée contre Romain Rolland, un grand et noble écrivain qui poussa le premier cri "séditieux" d'impartialité. "Les Hommes du Jour" le sacrèrent même "le vrai Français". Je ne sais si un revirement d'opinion en Angleterre décernera à l'illustre savant et philosophe Bertrand Russell le titre de "vrai Anglais", mais je suis certaine qu'il ne manquera pas d'hommes de coeur et de pensée en Europe qui appelleront l'auteur de "Justice en Temps de Guerre" un homme véritable. (5)



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Nous ne savons pas si cette feuille a connu plusieurs numéros. Elle est très rare à trouver. Nous n'en n'avons jamais vu aucun exemplaire. La Bnf ne semble pas en posséder d'exemplaire. 1 seul exemplaire localisé au SUDOC, qu'il faudrait consulter pour en savoir plus sur la participation effective d'Octave Uzanne.


Bertrand Hugonnard-Roche


(1) Lire également Lettre autographe sur la censure et les censeurs datée du 16 octobre 1915.
(2) Georges Lamy, pour lequel on ne trouve que très peu d'informations. Sans doute s'agit-il du même homme de lettres qui publia Une aventure chez les peaux rouges en 1907 ? Nous n'avons trouvé ni sa date de naissance, ni son décès.
(3) Charles-Ange Laisant (1841-1920), militaire, mathématicien et homme politique français républicain radical, boulangiste dans les années 1880 et dreyfusard à la fin des années 1890, député de la Loire-Inférieure de 1876 à 1885 et de la Seine de 1885 à 1893. De 1893 à sa mort, sous l'influence de son fils Albert, il devient anarchiste. Lors de la Première Guerre mondiale, il est l’un des signataires du Manifeste des seize rassemblant les libertaires partisans de l'Union sacrée face à l'Allemagne. (notice Wikipédia)
(4) Vera Starkoff (1867-1923), immigrée russe à Paris, féministe, libertaire, socialiste, écrivain pour le théâtre militant, elle anime les universités populaires au début du XXe siècle.
(5) Mercure de France, 1 IX 1917, pp. 123-124.

lundi 17 novembre 2014

10 février 1898. - Louise Michel à la Bodinière, par Octave Uzanne.

      
Voici un portrait sensible de la Vierge rouge par quelqu'un qui ne croit absolument pas aux utopies sociales. Octave Uzanne farouche adversaire des socialistes dénonce ici les "malentendus et faux jugements" dont le peuple est victime. Il reconnaît néanmoins à Louise Michel un charisme quasi mystique qui lui fait rapprocher ses réunions militantes des messes des curés de campagne. Un texte court mais dense et ciselé comme un portrait naturaliste, ne lui en déplaise.


Bertrand Hugonnard-Roche

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Louise Michel
Garvure sur bois par Félix Vallotton (1894)
10 février 1898 (1). - Louise Michel (2) à la Bodinière. (3)

      Je n'avais jamais entendu la vierge rouge, l'Antigone des aveugles émeutes déjà lointaines. J'avais croisé à Paris, à Londres, dans la rue, cette créature insexuée, maigre comme un parapluie au fourreau, le visage en extase, la bouche en coup de sabre, type de déserteuse de l'Armée du Salut, socialiste dont l'altruisme transforma le corps à l'état de lamentable et de sublime squelette.
      A la Bodinière, devant un auditoire plutôt curieux et sceptique, Louise Michel, qui venait conférencier sur l'humanité nouvelle et le développement de la beauté morale au vingtième siècle, a dû dissiper bien des préjugés et conquérir, du même coup, de nombreuses sympathies.
      On était venu pour s'égayer aux dépense de cette visionnaire ; mais, à peine avait-elle parlé et dégagé son rayonnement de bonté, qu'on oubliait l'ironie parisienne vis-à-vis de cette étrange caricature de femme longue, maigre, noire, le chef couvert d'un étrange feutre à bords plats, les bras en flûtes d'ébène, le corps ténu comme un symbole d'immanente douleur exprimé par le talent germanique d'un Carloz Schwabe.
Était-ce une femme ? N'était-ce point plutôt un de ces admirables prêtres de campagne amaigri par les jeûnes et par les renoncements, un de ces saints rustiques inconnus, modestes, toujours trottant vers les miséreux et ayant laissé de sa chair et de sa vie tout le long d'un humble calvaire fleuri de douceur, de charité et de bienfaisance.
      A regarder et à entendre cette vieille apôtre de la philanthropie, au parler cependant aigre, inélégant, bonasse, paysannesque, dont l'argumentation demeurait puérile, mais dont l'âme supérieurement innocente et longanime dominait l'assemblée, l'illusion était complète. C'était le prêche au village, la parole du simple portant au delà de la grandiloquence, et chacun devenait sérieux, ému, troublé en suivant la vision d'humanité régénérée que la vierge rouge, de son geste anguleux et gauche, s'efforçait de montrer dans un avenir trop proche.
      Et je songeais, en quittant la Bodinière, à ce que la passion politique peut faire de la plus noble Bonté exaspérée par l'utopie sociale, et de combien de malentendus et de faux jugements nous sommes tous victimes dans la fièvre persistante des événements contemporains !


La Cagoule [OCTAVE UZANNE]


(1) Cet article publié avec la date du 10 février 1898 dans Visions de Notre Heure, Choses et gens qui passent, Notations d'art, de littérature et de vie pittoresque, 1897-1898 (Paris, Henry Floury, 1899) devrait se retrouver dans les colonnes de l'Echo de Paris peu après cette date, or il ne s'y trouve pas. A noter que pendant cette période la première page de l'Echo de Paris est occupée en grande partie par le Procès Zola. Sans doute cet article n'a jamais paru ailleurs que dans les Visions de Notre Heure.

(2) Louise Michel (1830-1905). Elle est née le 29 mai 1830 à Vroncourt-la-Côte, Haute-Marne et morte le 9 janvier 1905 à Marseille, alias « Enjolras », est une institutrice, militante anarchiste, franc-maçonne, aux idées féministes et l’une des figures majeures de la Commune de Paris. Première à arborer le drapeau noir, elle popularise celui-ci au sein du mouvement libertaire. Préoccupée très tôt par l'éducation, elle enseigne quelques années avant de se rendre à Paris en 1856. À 26 ans, elle y développe une activité littéraire, pédagogique, politique et activiste importante et se lie avec plusieurs personnalités révolutionnaires blanquistes de Paris des années 1860. En 1871, elle participe activement aux événements de la Commune de Paris, autant en première ligne qu'en soutien. Capturée en mai, elle est déportée en Nouvelle-Calédonie où elle se convertit à la pensée anarchiste. Elle revient en France en 1880, et, très populaire, multiplie les manifestations et réunions en faveur des prolétaires. Elle reste surveillée par la police et est emprisonnée à plusieurs reprises, mais poursuit inlassablement son militantisme politique dans toute la France, jusqu'à sa mort à l'âge de 74 ans. Elle demeure aujourd'hui une figure révolutionnaire et anarchiste (extrait de la notice Wikipédia).

(3) La Bodinière ou Théâtre d'application, est une salle de spectacle parisienne.située au 18, rue Saint Lazare dans le IXe arrondissement.



Affiche pour La Misère, 1880.

samedi 15 novembre 2014

Livres d'art contemporain, Expressions de la Bibliophilie de ce Temps, par Octave Uzanne. Préface au catalogue de la première partie de la vente de la Bibliothèque Albert Bélinac (3 au 6 février 1909).




LIVRES D'ART CONTEMPORAIN

Expressions de la Bibliophilie de ce Temps. (1)
______________


      Jamais il ne m'arrive de passer en revue de beaux livres catalogués pour une vente sensationnelle et prochaine, sans songer à certaines troupes d'un corps d'élite, alignées en parade, revêtues de somptueux uniformes étincelants de couleurs et d'or, et qui viendraient d'être équipées et mobilisées pour le martial défilé, les brillants assauts et les triomphales conquêtes.
      La comparaison s'impose despotiquement à mon imagination romantique. Ces livres, à la veille d'êtres exposés sous les regards pleins de convoitises des bibliophiles, ne sont-ils pas, eux aussi, des champions de l'idée spirituelle, de la forme littéraire, de la noble et pure typographie, de l'idéale illustration ou de l'esthétique reliure d'une époque ? - N'admire-t-on pas, comme d'individuels uniformes distinctifs et originaux, leurs costumes d'art semblables à de merveilleuses armures maroquinées, sur lesquelles se jouent et fanfarent les ors, les petits fers poussés, la palette chaude des mosaïques ? Quelle variété dans cet équipement, dans ce fourbis de styles, cette fécondité des ornements, cette floraison épanouie des figures symboliques ? - Certes ces beaux ouvrages de luxe sont bien des combattants d'élite qui vont entrer en lice, livrer bataille sous le marteau de commandement du commissaire-priseur, et soutenir avec fierté l'honneur de la librairie contemporaine en affrontant superbement le feu des enchères qui consacrera leur gloire.
      Une belle vente de livres, composée d'unités sans défaut, constituée par des œuvres recherchées, la plupart exceptionnelles, rehaussée par l'attrait et la multiplicité des chefs d’œuvres de bibliopégie signés par des maîtres relieurs en renom, c'est, à n'en point douter, un événement considérable dans ce monde des amateurs, actuellement en pleine évolution, mais qui est loin de se restreindre, de disparaître, de se volatiliser dans les exercices de sports, ainsi que des esprits chagrins mais superficiels le supposent et l'affirment.
      Il suffit de regarder, d'analyser attentivement la composition de cette bibliothèque de l'homme de goût, du bibliophile distingué et généreux que fut M. Albert Bélinac (2), pour apprécier le mouvement prodigieux de la librairie d'art et de luxe depuis environ trente ans. - Une telle production de belles éditions d'art publiées par des libraires spécialistes, par de nombreuses sociétés d'amateurs ou par des personnalités connues, agissant de leur propre gré et pour leur personnel agrément, - tel M. Henri Béraldi, - suffit à indiquer qu'il existe un monde de consommateurs, de curieux éclairés, d'amis du beau, du rare et du coûteux. Les éditeurs de livres, à tirages restreints, se sont surtout multipliés, ainsi que les sociétés particulières qui sont actuellement en nombre respectable, alors que, vers 1880, on en comptait à peine deux : Les grands "Bibliophiles François" et les Amis des Livres, qui, ceux-ci, sous la présidence de M. Eugène Paillet, commençaient à peine à aborder timidement la publication des œuvres d'une époque où Victor Hugo, Théophile Gautier, Prosper Mérimée étaient cependant illustres, parmi tant d'autres écrivains de haute originalité qu'on ne songeait guère alors à publier en éditions de luxe.
      A regarder le chemin parcouru, depuis environ trente années, on ne saurait être découragé sur l'avenir de la bibliophilie, ni croire que les dévots se raréfient dans le temple dédié à la religion des beaux livres d'exceptionnelle création. Aucun pessimisme n'aurait actuellement sa raison d'être propagé. Le catalogue de la bibliothèque de A. Bélinac en est le probant témoignage. Il indique une indiscutable renaissance des publications d'amateurs à Paris et même en Province. Un statisticien en tirerait des conclusions optimistes favorisées par des chiffres éloquents. On y pourrait contrôler la formation d'une trentaine de maisons consacrées aux éditions soignées, somptueusement illustrées, tirées sur papiers de choix et destinées exclusivement à des amateurs distingués. Comment, par exemple, ne pas faire ressortir qu'aussitôt après les Bibliophiles contemporains, (Académie des Beaux-Livres) (3) naquirent de nouvelles sociétés, depuis lors prospères : Les Cent Bibliophiles, le Livre contemporain, les Bibliophiles indépendants, la Société normande du livre illustré, sans parler des éditions intimes, imprimées pour Henri Béraldi, - qui fut un prodigue Mécène, pour "circulation privée" - pour M. Réveilhac, pour M. Descamps-Scrive et pour ce même Albert Bélinac dont la belle bibliothèque va être dispersée. On avouera, en effet, que ce ne sont point là des signes de marasme, surtout lorsqu'on songe aux sociétés à côté, dites du Livre d'art, aux sociétés de propagande d'ouvrages illustrés, à la Collection des Dix, aux productions de choix de L. Carteret, de Piazza et Cie, de Boussod-Manzi et Cie, de Ferroud, de Louis Conard, de Pelletan, de Gruel, de Romagnol, de Rouquette, de Th. Belin, de Henri Leclerc, de Hérissey, de Magnier, de Floury, de E. Deman, d'A. Blaizot, et de combien d'autres encore dont longue serait la liste.
      Assurément ni à Londres, ni à Berlin, ni à Rome, ni à New-York ou Chicago, villes où j'ai pu suivre ces dernières années la culture du livre de sélection et les tentatives faites par des éditeurs d'art pour attirer, apprivoiser et retenir un public constant d'amoureux de jolies publications illustrées, on ne saurait constater une activité aussi féconde qu'en France ni surtout rencontrer un succès répondant aussi nettement à l'action et à l'effort des publicateurs.
      Chez nous, même après les kracks financiers, les lassitudes politiques, l'évolution du progrès et des goûts plutôt déterminés aujourd'hui vers la vie au grand air, même après "l'Affaire" (4), dont le chambardement social ne fut pas sans causer des divisions regrettables jusque dans les camps littéraires, et, par suite, dans le monde des amateurs, - même après les liquidations déplorables de certaines maisons de librairie, - la bibliophilie ne fut vraiment atteinte au cœur. Il y eut toujours et encore des centres de ralliement, et toutes les fois que des bibliophiles de goût, firent sortir de leurs officines des œuvres précieuses magistralement imprimées, en caractères neufs ou inédits, sur beaux papiers et enrichis d'illustrations caractéristiques en noir ou en couleur, il se rencontra une petite élite d'esthètes bibliophiles pour faire un sort aux exemplaires offerts.
      Il semble hors de doute que les connaisseurs sont en nombre plus considérable que naguère et qu'ils se montrent plus exigeants, parce que plus difficiles sur ce qui leur est présenté. Les ouvrages de luxe dont les gravures hors texte à l'eau-forte seraient les seuls attraits, auraient, à l'heure présente, d'infimes chances de succès. La clientèle des livres d'art contemporain a fait son éducation à ses dépens, puis elle a été gâtée par les progrès des tirages polychromes et la perfection des reproductions aquarellées. L'amateur moderne réclame de l'original et il exige également des garanties pour le nombre d'exemplaires archirestreint qui doit assurer la rareté de ce qu'il acquiert. Aussi, lorsqu'il peut, comme le fit M. Bélinac, s'attacher exclusivement à l'exemplaire exceptionnel, rarissime, unique si possible en raison de dessins originaux, il n'hésite pas ; il se l'offre, et sa bibliothèque devient bientôt comparable à une galerie d'art où tout prend un caractère de singularité, de sans pareil, presque d'excentricité, c'est-à-dire, le plus souvent une valeur inestimable.
      On sent, à l'examen de ce catalogue, intéressant à tant de titres, que M. Albert Bélinac fut un jeune bibliophile ardent, passionné, déterminé à poursuivre, à travers tous obstacles, la possession des ouvrages de luxe offrant de nombreux témoignages de leur mise en oeuvre et même de leur conception, tels qu'essais, feuilles manuscrites si possible, épreuves, croquis, illustrations typiques, etc. Il se hâtait. Peut-être avait-il le pressentiment de ne pouvoir atteindre à cette heure de quiétude où les quinquagénaires, heureusement retirés du souci des affaires, vont enfin pouvoir jouir pleinement des trésors qu'ils ont amassés et goûter la sérénité de cette pensée de Joubert si noble et si apaisante : "le soir de la vie apporte avec soi sa lampe."
      Atteint en complète activité, en pleine vigueur d'existence, il ne put apprécier, en tant que compagnons de ses premiers jours de repos, avant l'âge du déclin, ces livres qui avaient été pour lui comme les bonnes fortunes de ses vacances d'industriel épris de littérature et d'art et qui, à ses yeux, étaient encore davantage une promesse de joies recueillies pour l'avenir.
      Mais, ici-bas, c'est toujours l'imprévu qui arrive. L'admirable bibliothèque était à peine achevée que l'importune visiteuse (5) vite ravissait celui qui l'avait formée et tant de livres hors ligne, amoureusement recherchés et si généreusement habillés par les maîtres relieurs du temps, allaient de nouveau connaître une destinée contraire à celle qui leur semblait accordée. L’épigramme fatal des vieux latins sceptiques, ces mots qu'ils aimaient à inscrire au fronton de leurs bibliothèques : "Ite ad vendentes !" allez aux vendeurs ! se trouvait une fois de plus justifié.
      M. Albert Bélinac nous donne l'expression nettement accusée du bibliophile ultra-moderne (6). Les ouvrages les plus anciens qui figurent dans sa remarquable collection ne remontent guère au-delà de 1830-1840. Les livres ancêtres, furent, pour lui, les grandes éditions de la fin du romantisme, celles de Levasseur et Urbain Canel, de Perrotin, de Baudouin, de Bourdin et de Curmer. - A peine accorda-t-il une attention passagère aux Poulet-Malassis pour entrer de plein pied dans la grande période bibliophilique actuelle qui, particulièrement, devait accaparer toute son activité.
      Cependant, les quelques exemplaires des maîtres éditeurs de 1840 qui nous sont offerts sont d'un choix judicieux et d'une supérieure tenue. Nous y voyons un Journal de l'Expédition des portes de fer, rédigé par Ch. Nodier, avec figures hors texte sur Chine avant la lettre, qui montre d'illustres origines. Ce précieux exemplaire d'un des plus beaux ouvrages à images du siècle dernier, fut offert à la veuve de l'auteur par la Duchesse d'Orléans et contient une lettre autographe qui est le plus beau fleuron qui puisse ennoblir un pareil exemplaire qu'on aurait aimé, toutefois, avec une reliure du temps, quelque chose comme un Thouvenin "en maroquin à grains longs" avec des fers à froid et de sobres dorures dans le style vaguement gothique de l'époque. La Physiologie du Mariage 18300 (n°28), en édition d'origine, avec une belle lettre autographe d'Honoré de Balzac est revêtue d'une intéressante reliure contemporaine en maroquin citron à compartiments qui témoigne que M. A. Bélinac ne dédaignait pas l'harmonie de temps et de costume pour tels ouvrages qu'il devait considérer comme de véritables "primitifs" romantiques de sa bibliothèque.
      Les Chansons de Béranger de 1821,1828, 1833, étaient sur ses rayons des oeuvres comparables à celles que les anglais nomment les "early printings", celles qui commençaient à peine à bégayer l'annonciation des âges nouveaux de l'imprimerie, aussi prit-il soin de les farcir de portraits et d'innombrables gravures en plusieurs états et d'en faire des recueils de haute saveur, digne d'agiter encore les passions Bérangères de l'excellent M. Jules Brivois.
      Mais, M. A. Bélinac ne s'attarda pas à ces heures de la préhistoire moderne. Exclusif au point d'ignorer presque les classiques et de n'en avoir guère servi sur ses autels, il ne pouvait recherche, avec la véhémence qu'y apportèrent ses aînés, les livres chantés par Asselineau, les premières impressions de Victor Hugo, de Théophile Gautier, de Lamartine, d'Alfred de Musset ou de Sainte-Beuve. Il ne comprit vraiment que les modernes et ne s'enthousiasma qu'en leur faveur. Cet homme n'entendit servir que l'intérêt des vivants et voulut, avant tout, contribuer au succès des éditeurs, des artistes, des écrivains de son milieu et de l'âge présent. Ce parti-pris n'est pas sans noblesse, ni supérieur jugement. Refuser les œuvres de seconde main, dédaigner le bric-à-brac du bouquin, fermer les yeux sur le passé afin de les vouloir garder spécialement grands ouverts sur l'heure vécue, n'est point une conception blâmable, bien au contraire. L'argent n'est point fait pour galvaniser ce qui n'est plus, mais pour aider l'effort des nouveaux venus dans toutes les carrières d'évolution artistique.
      C'est grâce à de riches et généreux amateurs, tels que M. Albert Bélinac, que se sont soutenues toutes les entreprises de librairie de luxe de ces vingt dernières années et aussi les Sociétés de Bibliophiles. C'est au concours de tels mécènes qu'on doit la prospérité de tant d'artistes, de dessinateurs, graveurs, aquarellistes et surtout de certains relieurs de grande conscience et valeur qui feront par la suite l'admiration de nos descendants.
      Il faut donc honorer, célébrer ces modernes "patrons" de l'art du livre, qui sont aujourd'hui en quelque sorte ce que furent les protecteurs, les "donateurs" d'autrefois, en quelque sorte les grands argentiers prodigues de la profession livresque.
      Pour moi, qui "suis du métier" qui connais presque tous les dessous de la fabrication et de la mise en scène des beaux livres de la fin du XIXe siècle et du début du vingtième, je prends un infini plaisir à lire, je dois le confesser, entre les lignes de ce superbe catalogue et à refaire dans ses marges l'histoire des bonnes actions qui n'y sont pas signalées. Je devine les services notables rendus à tels ou tels peintres, le réconfort donné à de courageux lanceurs d'éditions alors téméraires, dans le domaine de l'altière beauté, l'appui accordé aux maîtres bibliopégistes rêvant de décors nouveaux, touffus, d'effet inédit et qu'on ne saurait exécuter que sur commande. Je me dis que c'est, ici-bas l'éternel recommencement des faits et qu'il faut toujours des Grolier pour porter allégeance aux Aldes et aux faiseurs d'entrelacs sur cuirs du Levant.
      Comparons, s'il vous plait, à cet apport financier d'un puissant amateur si bien canalisé et fertilisant toute une génération d'ouvriers d'art du bouquin, aux vaines et stériles prodigalités des bibliophiles de 1875, qui ne savaient et pouvaient guère alors enrichir que des intermédiaires, et concluons. Le rôle intéressant, utilitaire, n'est-il pas du côté des opulents modernistes outranciers, qui, même s'ils se trompent et font parfois fausse route en encourageant des médiocres, ont du moins conscience d'agir en bienfaiteurs éclairés et d'aider à la création bibliophilique du jour ? Cette création de beaux ouvrages de luxe entraîne tant de divers gagne-pain qu'il serait charitable de les énumérer pour ceux qui ignorent encore la multiplicité des petites industries, et des menues tâches, concourant à l'oeuvre réalisée d'un véritable livre d'amateur.
      Il n'est pas une publication sortie des meilleures presses parisiennes de notre heure et tirée pour une élite de Bibliophiles qui ne se rencontre dans ce catalogue exceptionnel. On y voit non seulement figurer, au complet, les œuvres aujourd'hui rarissimes, produites depuis leur formation par les Sociétés anciennes et nouvelles de bibliophiles, mais encore tous les Conquet et Carteret, sur papiers de choix, munis des plus curieux états d'eaux-fortes, les éditions de Piazza et Cie, celles de Th. Belin, d'Emile Testard, de Ferroud, de Louis Conard, presque toujours revêtues à la dernière mode par d'incomparables artistes relieurs, qui firent pour M. Albert Bélinac des chefs-d’œuvres que le temps consacrera.
      Et, ces exemplaires de si riche apparence, royalement habillés, impeccables, de tout premier ordre, sont, en outre pour la plupart, abondamment pourvus d'aquarelles originales, de dessins ayant servi à l'illustration, voir d'autographes, de tirages à part qui leur constituent une valeur d'exception. A côté, nous remarquons les publications publiées par H. Béraldi, nous voyons en plusieurs exemplaires différents : Les Rebelles, pièce en 3 actes de Paul de Champeville, dont M. Albert Bélinac se fit l'éditeur, à très petit nombre d'exemplaires et, naturellement les n°72, 73 et 74, consacrés à cette édition sont des recueils d'un intérêt primordial aussi bien que les Litanies de la Mer de J. Richepin publiées sumptibus et impensis de Bélinac.
      Il me serait difficile de dégager ici la valeur et le caractère particulier de tant de livres qui rivalisent à titres exceptionnels. Ce serait faire la glose complète de cette bibliothèque dont chacun des numéros a son éloquence propre. A peine insisterais-je sur le n°184, recueil précieux de 248 aquarelles, dessins et croquis originaux de H. Giacomelli, exécutés pour Nos Oiseaux, Sous bois, l'Insecte, et autres oeuvres du maître peintre de la gente ailée. - Giacomello conservait ce recueil avec un égoïsme bien compréhensible et avait résisté à la tentation de la céder à des ploutocrates d'outre océan à des prix considérables. Mais le vieil artiste mourut ; habent sua fata libelli ! le destin de celui-ci fut d'être acquis par M. A. Bélinac et de subir pour la seconde fois le feu des enchères.
      Le monument capital de cette vente, le gros morceau phénoménal, est constitué par les Oeuvres de Molière, exemplaire unique en 50 volumes, avec 3.750 illustrations de Jacques Leman et Maurice Leloir, dont 880 dessins originaux et 2.870 gravures en divers états. - Je disais plus haut que M. A. Bélinac ignorait les classiques ; on trouve à vrai dire ce Molière dans sa bibliothèque et aussi un Racine imprimé par Jouaust, mais on devine bien vite que c'est, ici, tout à fait accidentel et que Racine et Molière n'ont été recueillis que comme des expressions tout à fait hors ligne d'éditions modernes.
      Pour le Molière, tout au moins, l'absolutisme du bibliophile exclusivement contemporain pouvait fléchir devant la merveilleuse interprétation des textes faite par l'illustrateur Jacques Leman d'abord, puis, après la mort de celui-ci, par Maurice Leloir.
      J'estime que le Molière de Leman (7) fut la plus belle oeuvre de librairie de la fin du XIXe siècle. Ce Jacques Leman, que je connus dans l'intimité, dont j'avais souvent admiré les aquarelles paysagées, était un érudit, un décorateur, un "perspectiviste-architecte", un grand artiste amoureux des détails, apportant autant d'amour à composer une lettrine ornée, une tête de chapitre ou un élégant culispice qu'à faire revivre une scène capitale du Dépît amoureux ou de l'Estourdi. Grand ami d'Anatole de Montaiglon, sachant son Poquelin par cœur, ayant étudié toutes les biographies de son héros littéraire, on peut dire que Leman avait Molière dans le sang, dans la peau, et que son illustration extraordinaire fut pour lui vraiment passionnelle. Il vécut et mourut de l'enfantement de cette oeuvre. Elle le hantait ; il était difficile de ne pas comprendre, et aimer son idée fixe, car il la rendait aimable et compréhensible à la façon claire, documentée, intéressante, dont il parlait toujours, cherchant sans trêve à perfectionner tous ses dessins par de nouveaux détails dont son érudition était inlassable. Il possédait par le menu les variations des costumes du XVIIe siècle, année par année, mode par mode et son illustration était rigoureusement exacte à tous points de vue. A cela, il faut ajouter que son dessin était celui d'un maître scrupuleux, méticuleux, poussant les recherches jusqu'au fini, serrant sa technique avec conscience, ne laissant rien au hasard, ne s'abandonnant jamais à la fatigue ou au découragement. Aussi, les dessins de Jacques Leman sont des chefs-d'oeuvres comparables aux illustrations les plus parfaites de Binet, de Gravelot, d'Eisen ou de Marillier et je ne sais pas si, par certains côtés de précision, ils ne leur sont pas supérieurs. Maurice Leloir, qui en fut l'admirateur et le continuateur, ne saurait contredire à ce jugement. Lorsqu'il fut aux prises avec les difficultés d'achèvement de l'oeuvre de Jacques Leman, il dut concevoir pour celle-ci une estime toute particulière et comprendre, mieux que personne, de combien de connaissances, d'observations, d'études, de recherches, d'essais, était composé le talent de ce rare artiste, l'un des derniers grands maîtres illustrateurs de notre époque où tout se relâche, où l'on "impressionne," mais où l'on ne se documente plus, où l'on "croque" sans vouloir s'appliquer à dessiner.
      Quelque soit le sort du Molière de Leman, qui mériterait une place d'honneur à la Bibliothèque Nationale, j'aime à saluer ici, dans un exemplaire unique, les compositions originales de cet homme de si grande conscience artistique, qui dévoua noblement sa vie à l'interprétation des oeuvres de l'illustre Jean-Baptiste Poquelin.
      L'album des reliures composant la bibliothèque de A. Bélinac est d'un suprême attrait. Un book-lover anglais le déclarerait avec raison fascinating. Elles fascinent en effet, elles éblouissent, ces reliures de tous styles modernes, depuis les plus sobres, à filets brisés et courbés, jusqu'aux larges compositions mosaïques et aux cuirs incisés, en pleine peau de boeuf patinée aux acides. Il y en a d'opulentes comme des tapis de prière, retour de la Mecque, car l'orientalisme y éclate en des décors admirables, tels ceux de Gruel pour la Petite Maison de Bastide, ou de Carayon, pour les croquis du Vieux Paris de George Cain. Les "René Kieffer" ne sont pas moins attirants par la grâce de leur décisive ornementation bien chantante et large d’exécution. Il faut admirer surtout comme dernier cri du modernisme bibliopégique le superbe morceau de cuir incisé, d'après un dessin de Stenlein, incrusté par Lortic sur un exemplaire de l'affaire Crainquebille d'Anatole France, de cet Anatole France qui semble être le dieu des bibliophiles de ce temps, car il est peu de ses oeuvres qui n'aient été aujourd'hui éditées luxueusement comme elle le méritent, en tous formats et illustrées par les plus fameux artistes de ce temps. Anatole France arrivera à la postérité en "éditions de luxe" déjà consacré par ses propres contemporains, ce qui est rare et vaut d'être signalé.
      On peut voir, dans la bibliothèque Albert Bélinac, le nombre considérable de ces publications réservées et les soins accumulés par les éditeurs pour conserver à l'admiration des générations futures la magistrale prose et les vers adorables de l'écrivain du crime de Sylvestre Bonnard et des Noces corinthiennes.
      Le catalogue Bélinac semble être, pour me résumer, la démonstration du bel effort de la bibliophilie française, pour affirmer la virtuosité de nos créateurs de publications d'art. Ceux qui affirment que le livre moderne périclite et qu'il ne tardera pas à entrer en agonie, se trompent étrangement.
      J'ai comme une prévision convaincue que le succès de ces admirables livres qui vont être dispersés, témoignera de la grande vitalité des ouvrages d'élite réservés aujourd'hui comme demain au plaisir, à la vanité, au dilettantisme de quelques élus de la fortune et du goût.


OCTAVE UZANNE (8)


(1) Préambule par Octave Uzanne au Catalogue de la Bibliothèque de feu Mr Albert Bélinac, Membre de Sociétés de Bibliophiles, Industriel, Chevalier de la Légion d'Honneur. Première partie. Très beaux livres modernes recouverts de superbes reliures d'art. Exemplaires uniques enrichis d'Aquarelles originales. Paris, A. Durel, Libraire, 1909. 2 parties reliées en 1 volume in-4°. pp. V à XVI pour la présentation par Octave Uzanne suivies de 492 numéros précisément décrits (196 pages). On trouve relié à la suite l'Album des Reliures (166 planches de reliures photographiées en noir et blanc). La vente s'est déroulée à l'Hôtel Drouot les mercredi 3, jeudi 4, vendredi 5 et samedi 6 février 1909. La vente a produit un total de 267.000 francs or.

(2) Bélinac, Albert (1858-1907). Fondateur des soieries Bélinac à Aurec-sur-Loire (1882), la Maison Bélinac est le premier industriel à utiliser les brochés mécaniques spécialisés dans le tissage des rubans de soie. En 1906, la société emménage dans ses bureaux de Saint-Etienne, qui sont toujours ses locaux actuels. Dans les années 1930, Henri Bélinac, fils du fondateur, fait évoluer l’entreprise vers de nouveaux produits tels que la doublure et le tissu d’ameublement. Son petit-fils Jean Gelas prend le relais en 1968 et poursuit dans la voie de la diversification. La société jusqu’ici familiale est reprise en 2007 par Yann Biville, actuel dirigeant. La société Bélinac a un chiffre d'affaire de près de 4,5 millions d'euros en 2013. Voir www.belinac.com

(3) Fondée par Octave Uzanne à la fin de l'année 1889.

(4) Affaire Dreyfus

(5) Albert Bélinac meurt à l'âge de 49 ans

(6) Albert Bélinac n'était pas exclusivement moderniste, Octave Uzanne se trompe ici puisqu'il y aura quelques jours plus tard la vente d'une seconde partie de la Bibliothèque Bélinac avec des livres illustrés du XVIIIe siècle. Catalogue de la bibliothèque de feu M. Albert Bélinac,... Seconde partie. Livres à figures du XVIIIe siècle, éditions originales, éditions de luxe. (Vente du 16 au 20 février 1909). Paris : A. Durel, 1909. Octave Uzanne n'a pas participé à la rédaction du catalogue de cette seconde vente. La même année il y eut également une vente des Estampes Modernes (Félix Buhot et Auguste Lepère) de la Bibliothèque A. Bélinac. Par ailleurs nous ne connaissons pas d'ex libris Bélinac et les exemplaires de cette bibliothèque sont aujourd'hui devenus extrêmement difficiles à repérer. La bibliothèque Bélinac fut une des dernières grandes bibliothèques de riche amateur à être dispersées aux enchères avant le terrible cataclysme guerrier de 1914-1918 qui changea toute la donne financière et par la même la donne bibliophilique, l'une n'allant pas sans l'autre.

(7) adjugé 10.000 francs or

(8) La Correspondance privée inédite entre les deux frères Uzanne (Archives d'Auxerre) nous permet d'en savoir un peu plus sur les conditions d'écriture de cette préface au catalogue Bélinac. Voici ce qu'Octave Uzanne écrit à son frère le mardi 15 décembre 1908 depuis l'Hôtel Beau Rivage à St-Raphaël (Var) : "J’ai demandé à Durel 200 francs pour la préface de son catalogue, si son client n’accepte, je ne ferai rien [...]". Durel accepta. Uzanne écrit le lundi 21 décembre 1908 au matin (toujours depuis l'Hôtel Beau Rivage à St-Raphaël : "Aujourd’hui, je vais travailler à la préface Durel, tout en me promenant quelque peu. [...]". Et enfin le lendemain 22 décembre il écrit : "Mon cher frérot, Je viens de terminer la longue préface du catalogue que j’avais à faire – ça y est, me voici libéré de mes besognes urgentes. [...]". Nous verrons dans un prochain article combien les relations entre Octave Uzanne et le libraire Durel purent être houleuses.

jeudi 13 novembre 2014

Octave Uzanne et l'argent ... « [...] mettons nous à l’abri des vols de l’état. »


Octave Uzanne
vers 1910
« Je viens de lire (Echo de Paris du lundi 4) les lois de taux de successions votées par le sénat. Si tu venais à hériter de moi, pour 100 et quelques mille francs tu aurais à payer 12 ½ % à 13 % soit, (avec mon appartement) 13.500 frs – c’est imbécile, tyrannique, odieux. Moi, (admettant que tu laisses 60 à 70 000 frs, après encaissement de la promesse Mariani) j’aurais 11 ½ à 12 %, soit (ton logis étant estimé) 8 à 9 000 frs au minimum à payer à l’état. Je désire donc aussitôt mon retour à Paris, que nous prenions nos dispositions respectives pour éviter ce don aux caisses de l’état, soit d’une façon ou d’une autre – tu peux consulter dès aujourd’hui un homme d’affaires à cette fin – avec notre mère il était impossible d’aborder ces combinaisons, et, il y a 6 ans les taux étaient bas. Entre nous mieux vaut envisager la chose avec sérénité et éviter de cracher à l’état des sommes aussi élevées et aussi inutiles. Et surtout ne remettons pas les choses – à nos âges fragiles – mettons nous à l’abri des vols de l’état – j’étudierai la chose de mon côté. »

St-Raphaël, Hôtel Beau-Rivage, mardi 5 avril 1910

Extrait de la Correspondance inédite entre les deux frères Uzanne (*)


(*) Archives de l'Yonne, fonds 1 J 780, legs Y. Christ, Correspondance active d'Octave Uzanne avec Joseph son frère (et à divers).


mercredi 12 novembre 2014

La Parisienne Moderne, Étude de physiologie spéciale et d'attraction passionnelle, par Octave Uzanne (1884).



LA PARISIENNE MODERNE

Héliogravure en couleur d'après l'aquarelle d'Henri Gervex
Photogravure E. Charreyre imprimeur.
Publiée dans Son Altesse la Femme, P. A. Quantin, 1885



LA PARISIENNE MODERNE
Étude de physiologie spéciale
et d'attraction passionnelle (*)


      Pardieu ! mon cher, je me sens renaître, s’écria très allègrement Gérard Fontenac. — quand le déjeuner fut terminé, en jetant sa serviette sur la nappe, dans le fouillis pittoresque des verres et des tasses, et allumant sa cigarette avec l’expression d’une très exquise béatitude ; — les femmes de France, vois-tu bien, old fellow, il n’y a encore que ça. La Parisienne seule est la Reine du monde, puisque Paris est le cœur de la France et que la femme ira toujours au cœur, tant qu’elle sera belle, aimable, coquette, ou qu’elle laissera voir simplement ce petit air chiffonné, cette mutinerie piquante, cette beauté du diable, enfin, qui nous ensorcelle bien autrement, nous autres féministes, que les fameux ports de reine de 1830 ou que ces beautés régulières, cérémonieuses, froides de Vénus émaillées, qui semblent pivoter derrière les vitrines à postiches de tous les coiffeurs du globe.
      C’est pourquoi, crois-le bien, en dépit de mes goûts d’ardent voyageur, j’éprouve toujours une liesse intime, troublante et incomparable au retour, lorsque je me trouve, comme en ce moment, dans ce bourdonnement du boulevard où passent, si adorables, si fines, si légères, si attirantes, ces délicieux oiseaux du paradis parisien, qui, sous toutes les latitudes, emplissaient, depuis des mois, mes rêves d’un bruit d’ailes de soie et d’une harmonie de rires jaseurs, de ce rire spirituel et bon enfant qui a des gammes de rossignol et qui ne nous gargarise plus l’oreille, hélas ! en aucun autre point de l’Univers.
      Pardieu ! oui, répéta mon ami Gérard, je suis plus heureux que tous les Sultans et Rajahs d’Asie, que tous les infortunés autocrates de paravents romantiques en me prélassant maintenant au milieu de mon Paris où le cœur, semblable à un héros de roman d’aventure, est traqué de toutes parts, meurtri d’œillades, ensorcelé à chaque carrefour, et cependant demeure plus jeune, plus brave, plus attendri, plus généreux, plus en perpétuelle vibration que partout ailleurs. — Oh ! les délicieux petits êtres qui nous surchauffent, nous volcanisent, nous tiennent en incandescence, nous tisonnent avec un art charmant sans jamais nous laisser attiédir !
      Ainsi, vieil ami, — ne va pas te gausser de moi, — mais je dois t’avouer que dès hier matin, après avoir quitté dès l’aube, au port de la Joliette, la Panthère des Messageries maritimes qui me ramenait d’Orient, alors que j’arpentais, Marseille s’éveillant, la rue de la République, je fus pris tout à coup d’une joie délirante, d’un trouble inexprimable, d’une sensation analogue à celle que donne au retour la vue du drapeau national, en apercevant une petite grisette blonde et rose, les cheveux à peine tordus sur la nuque, le corps ondulant dans un peignoir de toile orné de guipures, qui bavardait avec une brave commère en achetant son lait du déjeuner. Je demeurai planté, à deux pas d’elle, comme un amoureux, presqu’en extase, sentant ma gaillardise assoupie en voyage se réveiller soudain, pris d’un désir furieux d’embrasser cette rieuse ouvrière qui représentait pour moi une gentille Française, la femme merveilleuse entre toutes, incomparablement supérieure par sa gaieté rayonnante, sa grâce adorable, sa bonté, son dévouement, son insouciance, son accortise et sa simplicité.
      Tu souris de mon lyrisme, mauvais drôle ! reprit familièrement Fontenac, toi qui n’as jamais lâché du pied la terre normande pour aller vagabonder dans des mondes nouveaux ; mais j’affirme qu’il faut avoir voyagé souvent et longuement, et fait, aux dépens de sa peau et de son cœur, de fréquentes études comparées in anima vili, pour apprécier dans toute son exquisité cette Excellence féminine, cette Altesse parisienne, ce joli monstre délicat et courageux, tendre et fort, ingénieux, intelligent, passionné, aussi malicieux que malin, meilleur et pire à la fois, qui ne saurait vivre en dehors de cette ville unique où elle fait chatoyer la grâce de son goût et donne le goût de sa grâce.
      J’ai vu les Italiennes indifférentes promener leur morbidesse à Rome, à Venise, à Florence et leur beauté sculpturale m’a plus frappé que ravi ; j’ai vu, au Prado de Madrid, des Castillanes et des Andalouses, montrant leur splendeur ambrée sous la mantille, et ces reines de l’éventail à la démarche voluptueuse, aux hanches ondoyantes et lascives, aux yeux de velours profonds et ardents, aux lèvres de grenat, m’ont prouvé trop de fierté d’amour et pas assez de gentillesse ou de tendresse complaisantes. A Vienne, dont on célèbre les filles et les femmes, je n’ai trouvé que de lourdes Allemandes, aux caresses massives, des sirènes échappées de Rubens, équilibrées sur des pieds énormes, étalant une chair blanche et gélatineuse, des déesses de kermesse propres à réjouir les affamés de la carnation épaisse, mais indignes de complaire à des raffinés, dans la tradition de Watteau et de Fragonard.
      Je me tairai en faveur de la Hongroise, de la Polonaise et de la Russe, ces demi-Françaises exilées auxquelles il faut rendre les armes ; mais si je plonge en Orient, traversant la Serbie et la Roumanie, la Bulgarie, je constate que la femme a disparu. A de rares exceptions près, on ne voit plus qu’un bétail féminin, dégradé, avili, domestiqué ; de pauvres diablesses, sordides, abêties, fatiguées, qu’on loue comme un cheval de voyage, mais qu’on ne s’avisera jamais de séduire ou de provoquer. 
      « — Cependant, hasardai-je, interrompant le bavard, il me semble que les Turques méritent une dévotion à part, — j’entends parler ici des Circassiennes, des Arméniennes, des Géorgiennes, des Anatoliennes et autres riveraines de la mer Noire ; — si j’en crois les poètes orientaux et le lyrisme des prosateurs en promenade sur le Bosphore, rien n’est comparable à ces blanches houris, dont on entrevoit les formes entre les plis du feredgé qui sentr’ouvre. N’as-tu pas vu quelqu’une de ces sultanes fumant le lataké sur de profonds coussins, avec la coquette calotte de satin à aigrette de diamants, la chemise de soie de Brousse, la large robe de velours fendue sur le côté à hauteur du genou, et le pantalon de taffetas blanc bouffant, duquel sortent de petites babouches de maroquin jaune, retournées en forme de pagode chinoise ? Ne t’es-tu point introduit dans quelque sérail en dépit des eunuques noirs et des mulâtresses couleur de bronze, enveloppées de l’habbarah blanc ? N’as-tu pas fripé enfin ces gazes de soie qui cachent à peine des gorges mignonnes et agressives, peux-tu dire, en un mot, ce que tu penses de ces filles du Prophète ? »
      — Ces femmes turques, Povero mio, dont tu semblés si épris, au travers des brumes de ton imagination romantique, ces femmes que Delacroix, Ziem, Gérôme, Decamps ont idéalisées par la peinture, que les parnassiens de 1830 ont chantées, sur lesquelles tant de romanciers évaporés ont brodé de miroitantes et étranges fictions, ces femmes dont on rêve au collège, qu’on voudrait posséder à l’exemple du bon Nerval, ces esclaves infortunées sont bien indignes, crois-moi, des songes dorés qu’elles ont enfantés dans le cerveau des Occidentaux et deviennent plus désillusionnantes que ces papillons diaprés de mille couleurs veloutées qui, lorsqu’on les saisit, ne laissent plus voir entre les mains qu’une vilaine chenille.
      Grâce aux ruffians de Péra, aux entremetteuses de Gala ta, aux sages-femmes de Stamboul, la Turque n’est plus un mythe pour l’étranger qui veut savoir s’y prendre ; si les portes des sérails sont fermées, il est avec les tailleuses, modistes et tous les juifs du grand bazar d’honnêtes accommodements. Aussi, peu de seigneurs sont à l’abri de l’épithète de kerata que Karagheuz leur décerne et dont on trouve la traduction dans Molière. Beaucoup, le dirai-je, n’ignorent point cette infortune ; mais les gracieux sujets de Sa Hautesse ne peuvent toujours vêtir leurs favorites avec les toiles d’araignée qui tapissent leurs coffres et force leur est de jouer le rôle de mari d’une étoile avec une passivité tout orientale.
      Je puis donc le dire sans fatuité et sans affecter des airs mystérieux et romanesques : les odalisques que j’ai auscultées ne m’ont guère procuré plus de liesses que les confitures à la rose, la chibouque ou le mastic prohibé par Mahomet. Je n’ai trouvé en elles que de singulières bêtes de somme cosmétiquées, plâtrées, fardées, vernissées, aux appas accablés, douces comme des enfants d’hospice, indifférentes comme le destin, propres comme… le hasard, soumises comme la brute. J’affirme qu’un Parisien délicat sur la matière périrait d’ennui dans le plus luxueux sérail de Scutari et qu’il se suiciderait au bout de vingt-quatre heures dans les splendeurs de Dolma Bayktché ou dans les délices de Beyler bey.
      Les femmes turques ! mais .il faut les voir, les pauvresses, le vendredi, jour du sultan, aux Eaux douces d’Europe, en toilette de gala, dans les vieux carrosses démodés, sortes de landaus de noces où, par quatre, elles sont encloses. L’eunuque noir est sur le siège aux côtés du cocher ; les voitures s’arrêtent et à travers les portières aux vitres baissées, on découvre, sous le voile transparent, ces visages de poupées enduits de blanc et de rouge ; leurs grands yeux naïfs, sans expression, s’intéressent aux moindres riens ; muettes et rigides, elles se dérident devant les pitoyables grimaces d’un nègre qui contrefait la danse du ventre avec les cris inarticulés des ministrels anglais. On a la sensation que donnent ces voitures cellulaires promenant les recluses d’une prison centrale. Grasses comme des carlins en chambre, elles sont affaissées et veules, mâchant quelques bonbons à la crasse confectionnés dans le vieux Stamboul, humant de l’air pour huit jours, s’il ne plaît à Sa Grandeur de les laisser sortir, — Là défilent, de deux heures à quatre heures, toutes les impératrices du Levant, les plus hautes favorites ou les sultanes Validé qui sont les invalidées de l’amour, et si, comme un écho dans la mémoire, il vous revient quelques stances berceuses des Orientales, on ne peut retenir sur ses lèvres un triste sourire de pitié.
      Le soir, au soleil couchant, lorsqu’on revient dans son caïque, parmi les barques chargées de musiciens et de chanteurs et qu’on entend tout le long de la Corne d’Or ces mélopées traînardes et délicieuses, rythmées au son du tambourin ; lorsqu’on voit ces tartanes chargées d’hommes en fête, dont quelques-uns, efféminés, marquent la danse des hanches ; lorsqu’on contemple sur la rive les femmes parquées ensemble, extasiées devant ce grand panorama mouvant, devant ces plaisirs dont elles sont exclues, on convient bien vite de l’horreur que de telles mœurs nous inspirent, et toutes nos théories antisociales, nos paradoxes de jeunesse, nos sentiments antérieurs disparaissent aussitôt, comme de ridicules conceptions issues de l’extravagance de notre éducation littéraire qui fausse en nous, — sous prétexte d’originalité, — la droiture de notre instinct et notre naturel bon sens. Ne me parle plus, en conséquence, des femmes turques ; tu risquerais d’évoquer des tristesses profondes, semblables à ces cauchemars qui persistent chez ceux qui ont vu des maisons d’aliénés ou des préaux de prison.
      — A Paris n’avons-nous pas notre sérail, un harem délicieux d’odalisques en liberté, un troupeau dispersé parmi lequel la sympathie seule se charge de lancer le mouchoir ? — Jette un coup d’œil sur ce boulevard, et vois toutes ces sultanes d’Occident qui marchent coquettes et radieuses, distillant une griserie d’amour dans l’air ambiant. Ouvrières, boutiquières, actrices, hétaïres, petites bourgeoises ou grandes dames se font toutes désirables par leur goût délicat, leur maintien charmant, par l’origina- lité harmonieuse de leur costume, par la crânerie de leur allure, par l’attirance enfin et le charme ineffable de leurs mignonnes personnes. Ce n’est pas qu’elles soient belles comme les Grecques, majestueuses comme les nobles Romaines, découplées comme les Vénitiennes, angéliques comme les Anglaises, sveltes de forme comme les Péruviennes, frisques et flambantes comme les Espagnoles, plantureuses et blanches comme les Flamandes ; mais elles ont mieux encore, car la Parisienne a un peu de tout cela dans l’essence propre de sa beauté qui est de ne pas avoir de type accusé, de caractère spécial, comme si sa mission était de ne pas blaser le goût des féministes qui vivent dans ce peuple heureux et artiste jusque dans sa corruption.
      Napoléon disait : Une belle femme plaît aux yeux, une femme gaie plaît à l’esprit, une bonne femme plaît au cœur ; or, cher ami, la Parisienne réunit le plus souvent ces trois qualités maîtresses ; sa beauté ou plutôt sa gentillesse distinguée met éternellement son darling en appétit d’aimer ; sa gaieté vibrante, rarement commune et toujours pittoresque, est comme la fleur et le parfum de notre santé morale ; sa bonté naturelle, profonde et désintéressée, affecte tous les dévouements câlins, tous les héroïsmes, toutes les servitudes sublimes.
      Tu comprends que je n’entends pas parler ici des courtisanes, des petites frôleuses ou capitonneuses, des buveuses de moelle humaine, de toutes ces misérables qu’on nomme filles de joie et qu’on devrait bien appeler « filles de douleur ». Ces avorteuses sont faites pour les avortons du sentiment, pour les amoureux de table d’hôte, pour les hâtifs sans tact qui préfèrent les viandes froides de buffet au succulent consommé préparé par une main experte et dévouée, pour les vaniteux enfin et les imbéciles qui forment le plus gros contingent de cette planète. Ce sont des Parisiennes, à vrai dire, mais des Parisiennes à l’usage du continent incontinent ; je voudrais qu’on les nommât des Continentales, car elles hébergent l’Europe qui devient pour elles…, excuse cet horrible à peu près : le Taureau des Danaïdes.
      Mais, si tu veux parcourir les pépinières des amours de Paris, fureter dans ces ateliers où chantent des Mimi Pinson, t’arrêter en contemplation devant ces jolis grands trottins fluets qui arpentent si allègrement le macadam des rues ; si tu t’intéresses à certaines petites bourgeoises, Parisiennes à la vingtième génération d’adorable roture, si tu flânes dans certains demi-mondes d’art, de Montrouge à Batignolles, si tu pénètres dans quelques salons privilégiés, où l’esprit et la gaieté mettent des stalactites aux lustres et des diamants dans les yeux de femmes, ah ! Hijo mio ! c’est dans ces milieux divers qu’on trouve ces pécheresses aimantes, étourdissantes d’humour, de goût, de bonté, enveloppantes, serpentines, à la fois gavroches en jupon et reines en justaucorps.
      Je me souviens que Michelet, parlant de nos admirables ouvrières qui montrent tant d’esprit, d’élégance, de dextérité, et qui pour la plupart sont physiquement si distinguées, si fines et délicates, s’écriait avec enthousiasme : « Quelles différences entre elles et les dames des plus hautes classes ? Le pied ? Non. La taille ? Non. — La main seule fait la différence parce que c’est là son unique instrument de travail et de vie. A cela près, la même femme, pour peu qu’on l’habille, c’est Mme la comtesse, autant qu’aucune du noble faubourg. Elle n’a pas le jargon du monde ; elle est bien plus romanesque, plus vive. Qu’un éclair de bonheur lui passe de la tête au cœur, elle éclipsera tout. »
      La Parisienne forme une aristocratie parmi les femmes du globe, continua Gérard ; d’où qu’elle sorte, elle n’est jamais entièrement du peuple ; elle ne naît point bourgeoise, elle le devient en se pliant peu à peu aux bourgeoisies maritales. Elle sait peu de chose de ce qui s’apprend, mais elle n’ignore rien de ce qui s’improvise ou se devine. D’une intelligence très fine et très souple, elle s’assimile à tous les milieux avec un tact, une aisance exquise. On a dit de la Parisienne qu’elle avait la légèreté de l’hirondelle et la subtilité d’un parfum : rien n’est plus juste. Elle passe comme un sylphe odorant.
      Je ne dirai pas comme les physiologistes d’autrefois que cette sensitive habillée marche comme une harpe éolienne et qu’elle est la personnification des trois Grâces ; mais j’avancerai qu’aucune femme ne sait mieux trotter dans les rues des villes et même à la campagne, qu’aucune ne sait aussi bien recevoir dans son home, avec la gaieté, le sans-façon cordial, à la fortune du pot ; qu’aucune enfin ne babille avec autant de charme, ne vous met à l’aise avec autant d’affabilité et que, partout où on la voit, elle emparadise les yeux, l’esprit et le cœur par ce je ne sais quoi d’excitant et de délicieux, que l’argot des ateliers nomme le moderne… le si moderne….
      Fontenac était intarissable, mais ici je l’interrompis de nouveau. — « Le moderne, mon cher ami, est un mot bien fugitif et insaisissable, un des in- nombrables qualificatifs ridicules que notre époque emploie hors de saison. La Parisienne a toujours été moderne pour ceux qui l’ont chantée depuis le XIIIe siècle, où je retrouve son apologie poétique, jus- qu’à ce jour ; tu te souviens de la ballade de Villon qui se termine par cet envoi à la louange de son gentil bavardage.

Prince, aux Dames Parisiennes

De bien parler donnez le pris ;
Quoi qu’on die d’Italiennes,
Il n’est bon bec que de Paris.

Pour ce gai poète, le jargon des femmes de 1460 était bien moderne. Marot, Ronsard, eurent en leur temps les mêmes admirations, et pour te prouver que cet amour de Paris a toujours existé, écoute un peu ce qu’écrivait un prosateur fantaisiste dans un Livre à la mode et des plus modernes, aux environs de 1758.

      « Avouez que Paris est la villa par excellence et que, hors de ses murs, il n’y a réellement point de salut. Quel agrément que celui des promenades ! Les princesses, sans suite ainsi que les bourgeoises, vont et viennent, bourdonnent des chansons et des nouvelles, parlent politique et modes, philosophie et rubans, et se confondent toutes ensemble pour former une variété de couleurs, telles qu’on les voit dans un prisme. Les visages s’épanouissent ainsi que les feuilles, dans une liberté inconnue aux Italiens, odieuse aux Allemands ; toutes les distinctions demeurent suspendues, et il n’y a que le plaisir de se voir, de rire et de converser. Là, une Excellence à soixante-seize quartiers ne craint point de compromettre sa dignité en se promenant à pied, au milieu d’un monde roturier, parce que toutes les personnes y sont également excellentes, c’est-à-dire bonnes, affables, joyeuses et sans aucune prétention pour la moindre révérence ni pour le moindre coup de chapeau. Là, on s’embrasse cordialement et l’on se fait un plaisir de se renvoyer l’un à l’autre, à l’aide des zéphirs, des tourbillons de poudre à la maréchale ou d’ambre ; gris ou Ton s’étend sur un gazon émaillé de fleurs, et Ton voit passer en revue toutes les gentillesses que l’esprit des modes peut créer. Ô Paris, Paris, on ne vit que chez vous, et on végète ailleurs ! Les autres pays qui, pleins d’ingratitude, vous imitent en vous critiquant, ne sont que des copies ridicules de vos belles façons.
      « Je m’étonne, — écrit encore le nouvelliste en question, — quand je pense à cette immense provision d’esprit qui se trouve à Paris. Il brille dans les cercles où l’on se le renvoie mutuellement, comme un volant passe d’une raquette à l’autre. Que de saillies ! que de reparties ! On s’entend à demi-mot ; que dis-je ? on se devine : la plus petite marchande exhale tout son cœur dans les plus jolis propos et serait en état de jouer le rôle de duchesse et d’en emprunter le langage. Je crois que si cela continue, on vendra de l’esprit chez les Parisiens comme on y vend des grâces ; car enfin tout veut être aujourd’hui français comme autrefois tout était romain, et cela est si frappant que Mme de *** fit dernièrement noyer deux de ses chiens les plus favoris et les plus jolis, parce qu’elle s’imagina qu’ils n’aboyaient point à la française. — Cela sera bientôt autre chose, prophétise notre homme. — Dans quelques années, puisque les modes changent toujours et se perfectionnent de plus en plus, on verra, je suis sûr, des nœuds d’épaule de porcelaine pour les cavaliers, des robes de toile d’araignée pour les dames ; cela ne sera pas mal sur un jupon couleur de rose. On verra des ravettes d’aile de papillons, des bracelets de vers luisants, des chemises de gaze, des bonnets de sucre candi, ce sucre est brillant. On verra des culottes de mousseline, des bas de duvet de cygne, des bourses à cheveux tissues d’or, des chapeaux de damas rouge vert et jaune- Déjà nos abbés portent des collets et des rabats de taffetas bleu en guise de batiste ; déjà ils sont en manchettes à dentelles pendant le jour, en fontange pendant la nuit ; il ne leur manque que d’accoucher pour être véritablement femmes. »
      « — Ne crois-tu pas, disais-je à Gérard Fontenac, en achevant cette lecture, que même avant la Révolution on se sentait aussi moderne que possible et que l’on aimait Paris et les Parisiennes pour les mêmes raisons qui nous les font aimer ? Ne crois-tu pas que Restif de la Bretonne dans ses Contemporaines ait montré, sous tous leurs plus charmants côtés, les caractères différents des femmes et des filles de son temps, à tous les rangs de la société ; se complaisant, ainsi que tu le faisais tout à l’heure, à vanter la bonté rieuse de certaines fillettes du commun, à exalter leur dévouement, leur perspicacité extrême, leur laborieuse et joyeuse activité et à peindre leurs grâces enchanteresses ?
      « — Je crois, reprit Gérard, qu’on a plus écrit de pensées, de paradoxes, d’aphorismes, de dissertations, de physiologies, de petits et de gros livres sur la Parisienne qu’on n’en fera jamais sur aucun autre sujet ; je sais tout ce qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles on a dit de judicieux, d’aimable et de satirique sur cette mignonne créature. Je n’ignore pas combien ce siècle a noirci de papier sur cette reine de l’élégance depuis M. de Jouy, l'Hermite de la Chaussée-d’Antin, jusqu’au Guêpiste Alphonse Karr et au mali- cieux Léon Gozlan ; cependant je maintiens que la Parisienne moderne, telle que je la sens dans la corruption et la névrose actuelle, n’a pas encore son historiographe. Tu peux affirmer que rien ne change, le prouver à l’occasion fort ingénieusement ; je n’en persiste pas moins à considérer la femme d’aujourd’hui comme un type essentiellement à part, qui a une expression d’art, de nervosité, un frottis de cosmopolitisme, un chic uniques, qu’on ne lui avait point vus jusqu’alors. Au siècle dernier, on retrouve évidemment tous les caractères généraux de cette admirable bonne fille des grands et moyens faubourgs ; on constate cette douce insouciance, cet esprit gai, primesautier, frondeur et malicieux ; on observe son désintéressement, parfois même son héroïsme, ses stratagèmes d’amour, ses coquette- ries, son mépris de l’opinion, son extravagance dans les modes, et à la fois sa science de fée pour draper un chef-d’œuvre de costume avec quelques mètres d’étoffe sans valeur. Ce qu’on ne remarque pas cependant, ce qu’on ne pouvait logiquement remarquer chez la femme, c’est l’incroyable sentiment d’art dont la Parisienne moderne s’est imbue dans les vastes bazars de nouveautés, qui sont comme des ruches colossales où bourdonne sans cesse sa passion du chiffon, du curieux, de l’original. Ces caravansérails du costume, l’accroissement des théâtres, les expositions de peinture où elles remuent l’argot des ateliers, la folie dominante du japonisme qui est comme une rénovation de l’harmonie des couleurs, comme une conception nouvelle des perspectives, le nivellement social et aussi la facilité des voyages lointains, le goût des excursions, de la campagne, de la mer, ont amené une révolution ou une évolution totale dans le cerveau de la Parisienne du jour.
      Certes, ce n’est pas là sa principale source de séduction ; mais cela ajoute à ses charmes naturels. Plus chiffonnière qu’autrefois, elle est devenue fureteuse, bibelotière, possédée du goût de la curiosité. De la mansarde au petit hôtel, son nid est tapissé avec recherche, c’est un fouillis adorable d’écrans et de crépons ; dans les boudoirs de luxe, les étoffes orientales, les tapis de Smyrne, d’Ouchac, de Kackmyr ou de Téhéran, les portières du Maroc, de Damas ou de Karamanie, les voiles de Perse, les coussins brodés, les vases en bronze de Kioto, les faïences anciennes, les tissus brodés, les ivoires, les divinités en bois doré, les armures, sont disposés avec un goût surprenant. Rien ne choque dans ce décor qui semble fait pour rehausser leur fine élégance ; elles y apparaissent vêtues de négligés audacieusement vaporeux, de robes de satin ou de crépon japonais où volent des oiseaux ou des chimères fantastiques, traînant des babouches d’enfant dans lesquelles se jouent leurs petits pieds cambrés dont on voit le rose saumoné au travers des mailles d’un bas de soie. Avec cela, éclatantes de fraîcheur, aimant le luxe du linge jusqu’à la monomanie, jalouses d’entretenir des blancheurs parfumées autour d’elles, attirantes de propreté, jusques et sinon surtout, dans les dessous, et en plus, étonnamment sourdes aux sommations de l’âge, dans ce Paris-Jouvence où, pour elles, ne tombent jamais les brouillards de l’ennui.
      Peut-être aussi, à mon sens, aiment-elles mieux que jadis. Ce sont assurément ces mêmes Parisiennes, dont parle Gozlan, qui ont parfois suivi en Egypte, en Italie, en Russie, des nuées d’officiers à qui elles avaient donné leur cœur à quelque bal champêtre, sous l’époque consulaire ou impériale. Ni les sables du désert ni les glaces de la Bérésina ne les arrêteraient encore aujourd’hui sur le chemin de leur dévouement ; elles nettoyeraient le fusil, laveraient le linge, panseraient les plaies, saleraient la soupe et égayeraient la marche de leurs glorieux époux ; mais leur sentiment en souffrirait peut-être davantage. Leur idéal est plus pacifique, sinon moins aventureux ; leur esprit cherche avant tout dans l’amant qu’elles se donnent la suprématie du talent, car on a beau dire : « la Parisienne n’aime pas, elle choisit », elle choisit surtout pour aimer plus profondément l’élu de son esprit qui devient le maître de son cœur.
      Elles aiment mieux, dis-je, parce que leur âme n’est plus ridiculeusement assoiffée de surhumain, coiffée d’un rêve nuageux, curieuse d’impossible, comme ces amoureuses délirantes qui tettèrent la muse lamartinienne, rêvèrent de passions à l’Antony ou soupirèrent à l’ombre du saule mélancolique de Musset. — La Parisienne moderne est plus pondérée et a su mettre du rose dans le noir qu’elle est susceptible de broyer…. L’égoïsme de l’homme lui crée encore bien des solitudes, le monde lui fait éprouver le vide et l’isolement, les plaisirs sonnent parfois creux à son-oreille, et les amants qu’elle prend ne lui laissent le plus souvent qu’un trou au cœur et un mépris féroce du mâle… qu’elle n’a pas encore trouvé ; mais elle accuse moins le ciel de ses désespoirs, elle n’invoque guère le fatalisme, elle est plus brave contre ses défaillances et le scepticisme du siècle fait entendre à son oreille son petit rire sec et diabolique…. Autant en emporte le vent !
      Du jour où cette pauvre rouée, forcée à l’astuce et à la perversité par les embûches dont les hommes l’environnent, heurte la sincérité ; dès l’heure où elle se donne en. sentant reposer son cœur dans un amour sain et partagé, de ce jour elle met bas les armes et redevient l’ingénue la plus tendre, l’amie la plus dévouée, la femme la plus heureuse de la création. — Paris, ce foyer de vices, est surtout le sanctuaire des plus hautes vertus cachées ; les honnêtes femmes y forment la majorité ; une majorité muette qui ne s’affiche pas et tient à ne pas éveiller l’attention. Le haut du trottoir appartient aux filles et aux charlatans de tout ordre : tous les ambitieux, tous les affamés, tous les petits cuistres sans talent y paradent comme des loups cherchant pâture ; ceux-ci veulent la réclame, ceux-là sont à l’affût d’une affaire à détrousser, d’autres apparaissent pour ne pas se laisser oublier ; tout ce qui n’a vestige de valeur ou de dignité, d’intérieur ou de famille, d’idée ou de philosophie, descend à la rue et y mène grand bruit. Les sages, les heureux, les honnêtes, les méprisants, les travailleurs et les savants se dissimulent et contribuent à la gloire du vrai Paris ; ils ne figurent point dans les gazettes et sont exempts des prostitutions de la publicité ; ainsi les honnêtes femmes demeurent-elles silencieuses dans la paix du foyer et pour une Parisienne qui agite le tam-tam du scandale, cent autres demeurent chez elles à la plaindre, souvent à l’excuser.
      — Gérard Fontenac, renversé sur un divan, se laissait aller à cette causerie familière et heurtée, fumant des cigarettes sans trêve et humant de temps à autre un doigt de cognac. Les heures s’écoulaient dans cette dissertation physiologique et toute d’attraction passionnelle ; après s’être étiré longuement, comme pour secouer la torpeur de bien-être qui l’envahissait, il reprit en terminant sa harangue :
      Note bien, très cher, que si j’aborde la Parisienne à notre point de vue de célibataire, mon panégyrisme s’élèvera à des hauteurs inconnues. Ici j’avouerai l’aimer peut-être plus encore pour ses défauts et ses jolis vices que pour ses qualités.
      Ce sont ces aimables filles d’enfer qui font le paradis de Paris ; au printemps, elles y éclosent comme des fleurs qui s’entr’ouvrent dans leurs toilettes fraîches et nouvellement conçues ; en hiver, emmitouflées dans les fourrures, frileuses et vaillantes, ce sont des oiseaux qui se hâtent vers leur nid et qui nous le font voir, en imagination, chaude- ment capitonné, fait pour les amours à deux, pour les tendres caresses, auprès du foyer qui pétille et jette ses lueurs vives sur les tentures de l’alcôve. — Pour nous autres, nulle ville ne nous donnera autant de sensations d’artistes et d’amoureux ; la rue à Paris devient le féerique Éden des désirs, des admirations, des aventures ; le cœur y bondit à chaque pas, les yeux s’y délectent, l’esprit y chante d’éternelles aubades, les sens y demeurent en éveil ; l’homme y palpite de la nuque au talon, le jouvenceau s’y cambre avec fatuité, le vieillard s’y survit à lui-même. Il semble que tout y soit fait pour la femme et que cette magicienne soit Tunique moteur de cette grande usine bourdonnante des cerveaux. Leurs prétentions, leurs mines, leur coquetterie, leurs feintes, leurs artifices ne sont qu’un piment de plus pour l’ardeur de ceux qui se livrent à la merci de ces sirènes ; les vrais amoureux, comme les marins, ne redoutent pas les grains et les tempêtes : Fluctuat nec mergitur est la devise de la Parisienne qui embarque les passions sur sa galère capitane.
      « Une Parisienne — a-t-on écrit je ne sais où — est une adorable maîtresse, une épouse parfois impossible, une amie parfaite. » — Maîtresse adorable, c’est surtout le terme de sa suprématie, car elle possède toutes les fringances, tous les caprices des bêtes de luxe, toutes les câlineries délicates, toutes les fantaisies enfantines qui provoquent la joie. Elle nous remet en perpétuelle sensation de jeunesse, car sa gaminerie bégayante se mutine à chaque instant et persiste au delà de l’âge. Une Parisienne de vingt- cinq ou trente ans, une fois lâchée en liberté à la campagne ou dans les fêtes rurales, sautera à la corde, jouera au volant, montera sur les chevaux de bois, franchira les ruisseaux, se tiendra en équilibre sur tous les ponts volants, dansera joyeusement dans les guinguettes, apportera partout son espièglerie, ses rires qui partent comme des fusées, sortira de son répertoire mille petits jeux puérils et qui nous charment et ouvrira sur les choses de la nature son grand œil naïf, étonné pour le retourner vers nous, en formulant une question de baby : « Dis, réponds ! n’te moque pas… Voyons ! sois sérieux, comment qu’ça pousse ! »
      Maîtresse adorable, car elle se plie à tout, avec sa sveltesse de roseau, lorsque notre pouvoir sur elle est entièrement moral et basé sur sa sensibilité, son cœur et son imagination. Pourvu que l’amour l'anime, elle marche vaillamment des heures dans les bois, emplissant les taillis de ses chants, cueillant de ses doigts gantés pâquerette, violette et muguet ; courant comme un épagneul et revenant vers son maître apporter son museau fouetté d’air pour grignoter le suc d’un baiser. Puis, engourdie par les effluves printaniers, au retour, en wagon, avec une grosse gerbe de fleurs qui balaye son corsage, elle se pelotonne près de l’aimé, comme une chatte qui ronronne, faisant pressentir les tendres ébats qui les attendent là-bas, à cinq étages au-dessus du niveau des concierges…, et quelle gentille ménagère pour un garçon ! — Pendant les heures de travail, d’un pas léger, elle furète de tous côtés, laissant trace de son ordre et de son bon goût, parfumant comme un sachet notre intérieur de sa présence, disposant sur les chaises en fouillis toujours heureux le trophée de ses vêlements, l’ombrelle en perpendiculaire, les longs gants de Suède tombant à moitié sur le siège, le manteau drapé sur le dossier et le chapeau piquant ses notes éclatantes et soyeuses à côté de la voilette pailletée, de l’éventail ou du manchon de renard bleu.
      Bien plus — et ceci pour nous autres efféminés de l’art a une importance extrême — on peut dire que la Parisienne est la seule femme qui sache se déshabiller aussi coquettement qu’elle sait se vêtir ; la seule qui possède cette si délicate façon de se mettre au lit comme il faut. Elle n’apporte dans cette opération ni fausse pudeur, ni gaucherie : cela est ravissant à observer. Il n’y a là ni cette passivité lasse de la fille qui se dépouille, ni cette mortelle lenteur de la prude qui laisse passer une hésitation ou un remords entre chaque bouton à défaire, il y a cette bravoure qui distingue en tout cette raffinée et qui fait que lorsqu’elle délace son corset, les Grâces et les amours semblent lui venir en aide.
      Parlerai-je des gentillesses intimes de cette fée mignonne ? Insisterai-je sur ses effronteries, ses caprices, ses pétulances, ses bouderies mêmes, plus piquantes parfois que ses exaltations passionnées ? Cela risquerait de devenir scabreux. Ce sont là chatteries douillettes qui ne s’expriment que dans la tiédeur des enlacements. La Française, à vrai dire, montre plus de liberté que de libertinage, plus d’enjouement que d’ardeur desséchante, plus d’art de séduction et d’attachement que de moyens pervers et de machiavélisme profond… Maintenant, tu sais, tout cela est réfutable par d’autres, car, comme disait Saint Prosper, le cœur des femmes est semblable à bien des instruments : il dépend de celui qui les touche… Le tout est de bien savoir en jouer.
      Mais ne voilà-t-il pas beaucoup bavarder ! — dit Gérard Fontenac en prenant son chapeau, — maintenant, cher, allons inspecter notre sérail ambulant ; n’oublie pas que, débarqué d’hier, tout ce joli monde m’apparaît dans un prisme de renouveau. Pardonne, en conséquence, à ma faconde de méridional, à mes enthousiasmes, à mes lancé-courre sur les jolis minois que je vais rencontrer. Je suis sevré du paradis parisien, et, lors même que je m’y griserais, au retour sans vergogne, ne sois pas trop Tiberge…, indulgente-moi. — Si la vie est une fleur, l’amour en est le miel. — Allons butiner gaiement dans ce joli parterre Parisien.


OCTAVE UZANNE



La Parisienne Moderne, Etude de physiologie spéciale et d'attraction passionnelle, dans Son Altesse la Femme, Paris, A. Quantin, imprimeur-éditeur, 1885 (achevé d'imprimer le 28 octobre 1884), pp. 249-276.

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