mardi 30 avril 2013

Octave Uzanne à Chicago - mai 1893 - Sixième partie : Une visite matinale aux yards d'Armour and Co. Croquis à la sanguine.



Chez Armour and Co. - L'Avenue des Cochons
(Chicago - mai 1893)


Octave Uzanne, 42 ans, débarque à New-York le 10 avril 1893. Il y restera jusqu'au 10 juin. 2 mois d'excursions entre New-York, Philadelphie, Baltimore, Washington, Chicago, Niagara Falls, Montréal, Québec, Boston et New-York en retour final. Octave Uzanne était envoyé en tant que journaliste pour le Figaro afin de couvrir la World's Fair de Chicago : il passe ainsi 3 semaines à Chicago et en fait une ample description dans le guide qu'il publie à la fin de l'année 1893 à son retour : « Vingt jours dans le Nouveau Monde. De Paris à Chicago. 175 dessins. » Titre bien mal choisi puisque le périple, plus long qu'annoncé, donne un panorama complet du parcours suivi par Uzanne pendant son séjour de deux mois. Fidèle à ses habitudes, ce sont des sensations très personnelles que nous livre le journaliste. Dans ce guide il ne sera d'ailleurs pour ainsi dire pas question de la fameuse Exposition de Chicago (Columbian Word's Fair), puisque cet aspect sera traité particulièrement dans les articles qu'il livrera au Figaro (et aussi àL'Illustration), nous y reviendrons bientôt.

Uzanne séjourne à Chicago pendant 3 semaines. Il en repart le mardi 23 mai 1893 comme il l'indique dans une très belle lettre adressée ce même jour à sa mère (Archives de l'Yonne, fonds Yvan Christ). Il a dû arriver à Chicago dans les premiers jours du mois de mai. C'était il y a tout juste 120 ans !

En attendant, cette description sensitive de la mégapole Chicago nous donne l'occasion de vous présenter le texte en plusieurs parties, publiées à la suite dans les jours qui viennent. Voici.

Bertrand Hugonnard-Roche







Aux Union Stocks Yards - Les cow-boys
(Chicago - mai 1893)


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Chicago. Une visite matinale aux yards d'Armour and Co. Croquis à la sanguine.

- Êtes-vous allé chez Armour ? me demandait-on sans cesse dans la métropole de l'Illinois.
- Non, cela ne m'excite que médiocrement.
- Allez-y, je vous assure ; venir à Chicago et ne pas visiter Armour, c'est, comme disent les Anglais, voir la pièce sans Hamlet !
Las de m'entendre répéter cette invitation à la boucherie, je me décidai à filer vers les "yards". Je me rendis donc par le railroad du Lake shore, tout là-bas, vers l'Ouest, à ces Union Stocks Yards où se découvre la plus grande industrie de Chicago, celle des bestiaux qui, dans un vaste enclos ayant quatre fois plus d'étendue que notre Champ de Mars, sont parqués au nombre de vingt-cinq à trente mille environ.
A l'arrivée au milieu de cette plaine immense, parmi une armée de cavaliers, fermiers et cow-boys montés sir des chevaux superbes, d'une fringance égale à celle des coursiers de Buffalo-Bill, je me sentis comme naviguant sur un océan de bétail. A l'infini, tout à l'entour, sous le soleil du matin, des dos de moutons ou de porcs ondulaient, à peine endigués par de légères balustrades ; par places, le fauve pelage des boeufs émergeants apparaissait comme de longs rochers vivants, et de cette marée animale, embrumée de poussière, sortaient des rauquements, des bêlements, des mugissements de détresse, ainsi que d'une foire colossale et apocalyptique.
Avec l'esprit statistique cher aux Américains, on me montra la longueur kilométrique des rues pavées en bois ; on me parla de 20,000 auges à boire, de 50,000 auges à nourrir, de six puits artésiens fournissant l'eau et de 24,000 employés pour toute la surface de ces yards.
Puis, dans une poussière noire, au travers de rails encombrés de locomotives, de voitures d'approvisionnement, de carrioles de visiteurs, de courses de chevaux lancés au galop, par groupe de six à huit, avec un seul cavalier au centre, je fus conduit devant d'immenses et vilaines bâtisses grises et rouges, d'aspect sinistre, où l'on me confia à un boy pour la visite de ces fameuses entreprises qui font d'un bœuf ou d'un cochon vivant une certaine quantité de viande aussitôt salée et empaquetée pour la consommation quotidienne de l'univers.
Je me trouvais chez Armour and Co.
Déjà l'estomac comme dans une étau et le cœur en détresse, je revoyais au-dessus des bâtiments, en travers des rues et ruelles de cette ville lugubre, de larges ponts de bois sur lesquels bœufs ou moutons étaient poussés par bandes, et l'horizon était de tous côtés comme barricadé par ces viaducs vers la mort.
Dans l'atmosphère, une lourde odeur de viscères ouverts, mêlés à la tiède et fade vapeur du sang.
Aucun bruit d'usine ; un elevated spécial circulant là-haut, chargé de matières animales, quelques mugissements sourds et le martellement des sabots sur ces ponts élevés, canalisant les bœufs du Far-West vers les boîtes de conserves de la maison Armour.
Le boy me tira par la manche et me fit signe de le suivre au haut d'un escalier rouge, comme naguère celui de la veuve à la Roquette. Il m'expliqua que c'était ce matin-là une tournée de bœufs ; les cochons, plus gais dans la mort, plus rébarbatifs, plus folâtres comme masque d'agonie, étant réservés pour le lendemain.
Le petit escalier gravi, une porte s'ouvrit et aussitôt l'affreux spectacle se dessina, dont je ne compris le truquage et la mise en scène que peu après.
Au milieu d'une salle longue de mille pieds, trois ou quatre cents bœufs  déjà décapités, étaient pendus par un jarret d'arrière que les hommes demi-nus, sanglants, sciaient en deux, tailladaient à coup de hache, dépiautaient à l'aide de cisailles ingénieuses. Sur les côtés, des spécialistes rivalisaient de zèle et d'activité pour laver sur des éviers inondés d'eau tiède les tripes, les matières grises du cerveau, les rognons, les riz et les fraises, tandis que d'autres, perdus dans des montagnes de têtes, d'un rouge intense, que Delacroix même n'atteignit jamais, luttaient, la scie, la hache ou le couperet à la main, pour faire jaillir des boîtes osseuses les exquises cervelles et les yeux, régals des délicats.
Une puanteur intolérable, faite de boyauderies excrémentielles, de sang chaud et caillé, de graisses évaporées, de peaux retournées, montait en buée de cet abattoir dont je ne voyais encore que l'effroyable ensemble.
Le boy, très attentif, me fit remarquer le mécanisme initial ; - là-bas, à gauche, se lisait la préface, - j'approchai.
Des wagons, privés de toit, circulaient sans relâche, chargés chacun de deux bœufs et, au passage, des contrôleurs à massue leur octroyaient avec une vitesse prodigieuse la contremarque pour le paradis de la salaison.
A peine le coup de massue asséné, le wagon basculait, une des parois s'ouvrait et les deux bœufs  encore animés de spasmes musculaires, roulaient sur le sol, aussitôt harponnés par le jarret d'arrière, hissés sur un triangle, la tête en bas et, en une demi-seconde, largement égorgés.
Oh ! ce sang tombant en large cascade et qui, éclairé par le soleil fenestral, apparaissait en transparence vineux et violacé ! Combien de flots, en dix secondes, n'en vis-je point couler ! Combien de têtes hardiment coupées d'un habile coup de scie ne vis-je point tomber, immobile, écoeuré, les semelles de mes chaussures comme collées aux dalles gluantes et visqueuses de cette ignoble fabrique !
Des boueux, munis de leurs repoussoirs de cuir, chassaient devant eux cette épaisse masse liquide au vermillon intense ; les boeufs en leur dernier convoi arrivaient toujours, aussitôt occis, et l'odeur devenait plus lourde, plus chaude, plus viscérale ... Je m'enfuis, le visage verdissant, secoué par des nausées, et je visitai encore des pièces diverses, dévidages de boyaux, salles de salaisons, glacières, mises en boîtes, sans reconquérir mon aplomb. Ahuri de mon peu d'estomac, le boy me fit visiter la Fabrique de beurre d'Armour and Co.
Je croyais à l'idylle après le carnage, aux laiteries souriantes, aux senteurs réconfortantes et fraîches des caillés, à la blancheur des lins tamisant le beurre nouvellement sorti des batteuses. Hélas ! ce n'était point cela.
Le manager de la beurrerie me montra avec orgueil et complaisance des chambres de graisses porcines et bovines aux tons jaunes et blancs, réunies en d'énormes séchoirs ; il m'expliqua et me fit comprendre la mixture de ces suifs étranges avec des huiles aux provenances douteuses, et je dus passer successivement par tous les degrés de la fabrication de ce beurre innomable : je le vis accumulé dans des caves, plus jaune que nature, remué à la pelle par des terrassiers enfouis à mi-corps dans ces terrains graisseux ; puis, remontant vers d'autres étages, je pus en étudier la salaison mécanique et observer le maquillage de cette horrible mixture, la mise en boîtes, en petits pâtés fleuris de vignettes, encollerettés de papier par de jolies filles au doigté délicat.
O Virgile ! O Delille ! O Florian ! poètes des exquisités rustiques et des douceurs bocagères, qu'eussiez-vous pensé d'un tel démarquage de la nature !
Au sortir de cette beurrerie infâme, je n'avais plus qu'à regagner les bords du Michigan ; je repassai au travers de l'Union Stocks Yards, parmi les cow-boys et leurs véhémentes montures, et devant cette mer de bétail prête à s'écouler vers les archipels d'abattoirs voisins, je ne fus pas insensible aux cris stridents des cochons, à ces coïnements déchirants et térébrants comme le bruit des scieries mécaniques et dont la plainte me suivra toujours lorsque je reverrai notre antique foire aux jambons.
Pendant huit jours, sinon davantage, je demeurai végétarien, et je puis être assuré de me défier à l'avenir de ces conserves de corned beef, de tongue of beef, d'extract of beef dont les boîtes, enveloppées de chromos violentes, s'étagent en pyramides aux vitrines de nos grandes épiceries et de nos marchands de comestibles.
Il est juste de dire que le spectacle de nos abattoirs est non moins révoltant, et que la nécessité de se nourrir créant la nécessité de tuer, il est un peu excessif de montrer des nausées devant le meurtre, alors qu'on n'en ressent aucune devant le bifteck ou le pot-au-feu ; mais ce qui répugne ici, c'est l'usine expéditive, l'organisation monstrueuse de la boucherie universelle qu'on prétend imposer à notre admiration. (*)

OCTAVE UZANNE


(*) pp. 152 à 159 du Guide intitulé Vingt jours dans le Nouveau Monde par Octave Uzanne. 175 illustrations d'après nature. Paris, May & Motteroz, s.d. (1893), in-8 oblong.


Les parcs de boeufs du Far-West
(Chicago - mai 1893)

lundi 29 avril 2013

Octave Uzanne à Chicago - mai 1893 - Cinquième partie : Les Français à Chicago.



Chicago. - Hall d'un hôtel (1893)


Octave Uzanne, 42 ans, débarque à New-York le 10 avril 1893. Il y restera jusqu'au 10 juin. 2 mois d'excursions entre New-York, Philadelphie, Baltimore, Washington, Chicago, Niagara Falls, Montréal, Québec, Boston et New-York en retour final. Octave Uzanne était envoyé en tant que journaliste pour le Figaro afin de couvrir la World's Fair de Chicago : il passe ainsi 3 semaines à Chicago et en fait une ample description dans le guide qu'il publie à la fin de l'année 1893 à son retour : « Vingt jours dans le Nouveau Monde. De Paris à Chicago. 175 dessins. » Titre bien mal choisi puisque le périple, plus long qu'annoncé, donne un panorama complet du parcours suivi par Uzanne pendant son séjour de deux mois. Fidèle à ses habitudes, ce sont des sensations très personnelles que nous livre le journaliste. Dans ce guide il ne sera d'ailleurs pour ainsi dire pas question de la fameuse Exposition de Chicago (Columbian Word's Fair), puisque cet aspect sera traité particulièrement dans les articles qu'il livrera au Figaro (et aussi àL'Illustration), nous y reviendrons bientôt.

Uzanne séjourne à Chicago pendant 3 semaines. Il en repart le mardi 23 mai 1893 comme il l'indique dans une très belle lettre adressée ce même jour à sa mère (Archives de l'Yonne, fonds Yvan Christ). Il a dû arriver à Chicago dans les premiers jours du mois de mai. C'était il y a tout juste 120 ans !

En attendant, cette description sensitive de la mégapole Chicago nous donne l'occasion de vous présenter le texte en plusieurs parties, publiées à la suite dans les jours qui viennent. Voici.

Bertrand Hugonnard-Roche




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Les Français à Chicago.

J'ai rencontré quelques Français à Chicago, et j'éprouve le besoin de les physiologier légèrement au passage.
Sur une population de 1,300,000 habitants, Chicago compte, dans son afflux d'étrangers : 400,000 Allemands, 230,000 Irlandais, 60,000 Bohêmes, 54,000 Russes, 50,000 Suédois, 45,000 Norvégiens, 
35,000 Anglais et 12,000 Français et Canadiens.
Avec l'Exposition, le chiffre de nos nationaux réels ou de descendance, sur les bords du Michigan, peut être porté à 13,000 environs ; on rencontre donc, assez fréquemment en se promenant ou flânant, quelques types expressifs de nos provinces dont la physiologie est plaisante à fixer.
Au milieu de la vie agitée et silencieuse de la grande ville de l'Illinois, le Français se reconnait aussitôt à son allure un peu abandonnée, à sa démarche plus moelleuse que celle des Anglo-Saxons, à l'expression plus hirsute de sa chevelure et de sa barbe, et surtout à son impatience de ne pouvoir fumer en tout endroit public la blanche petite cigarette qu'il roule fébrilement entre le pouce et l'index.
Dans les cars à câble électrique, parmi les banquettes des longs compartiments des elevateds, aux offices et restaurants d'hôtel, sur le trottoir des avenues, le Français provoque aussitôt l'attention par sa fouge oratoire, son geste démonstratif qui souligne le dire, son rire cascadant et aussi par l'avide recherche de son regard pour tout ce qui peut éveiller l'idée d'un plaisir, d'une curiosité, d'une sensation imprévue. Tranchant sur le mutisme complet des Américains, qui ne se livrent que dans le home, le Français sans gêne se montre partout chez lui.
Vis-à-vis des femmes, alors que l'Américain n'exprime que son flegme coutumier, le Français s'électrise, s'allume, se contorsionne, se retourne, sourit, implore de l'oeil avec une galanterie évidemment dépaysée qui reste le plus souvent incomprise par ces belles garçonnières, dont la liberté publique ou privée ne connaît que l'intérêt comme borne d'horizon et dont le sens pratique repousse froidement l'arsenal romantique du sentiment.
Sur la terre américaine, quelle qu'y soit la durée de son séjour, on sent que le Français s'assimile plutôt qu'il ne s'acclimate ; il est imperméable à l'esprit yankee, alors même qu'il adopte les usages et la discipline forcée de l'existence sociale à laquelle il participe. C'est à peine s'il parle l'anglais, en dehors du langage courant et du style oral indispensable. Avec un but plus ou moins précis à atteindre, il fait courageusement son temps dans le Nouveau Monde ; mais la terre promise, l'Eden rêvé pour ses derniers jours, c'est la France, la chère France accueillante, au terroir aimable, à la vie facile, où le dollar ne vaut plus qu'un franc, où l'homme pèse par son mérite tout autant que par sa fortune.
Il sourit à la pensée du retour auprès de ses vieux dieux Lares qu'il couve d'un amour passionné, attendri, patient et aveugle même, car son désir de partir crée chez lui une sorte de fakirisme à objectif spécial qui trop souvent l'empêche de voir avec sagacité, de comparer avec justice, de juger sans parti pris. Cette manière de cordon ombilical qui attache chaque Français par delà l'Océan à la mère patrie, et que l'éloignement ne parvient ni à rompre ni à dessécher, a été naguère notre force de canalisation dans l'importation de nos traditions sur tant de points de ce territoire des Etats-Unis ; on peut craindre aujourd'hui que cet attachement excessif à notre pays ne soit notre faiblesse, avec les conditions nouvelles des groupements sociaux et l'égoïsme individuel imposé à tous les migrateurs volontaires.
A Chicago, sauf avec ses compatriotes, le Français a des mines d'exilé ; son esprit frondeur le rend intolérant pour tous les barbarismes de ce monde encore primitif, mais soyez sûr que, rendu à ses pénates, à ses administrations taquinières et lentes, au mandarinisme de ses institutions, il protestera alors de nouveau en invoquant les libertés publiques, l'aisance pratique, la simplification ingénieuse des organisations du Nouveau Monde. Le Français, ici comme partout, donne l'impression d'un colporteur d'idées, d'esprit, de gaieté, de courtoisies et de galanteries innées. Il ne laisse point de doute sur la colonisation trop souvent anonyme et démarquée de son génie national, mais il indique non moins clairement que son attachement à la métropole l'empêche encore d'être une colon sérieux et sincère, un colon penché sur sa nouvelle famille, enraciné à un sol à féconder, un colon sans espoir, désir, ni volonté de retour. Cela est touchant et navrant à la fois. (*)


OCTAVE UZANNE


(*) pp. 149 à 151 du Guide intitulé Vingt jours dans le Nouveau Monde par Octave Uzanne. 175 illustrations d'après nature. Paris, May & Motteroz, s.d. (1893), in-8 oblong.

mardi 23 avril 2013

Octave Uzanne à Chicago - mai 1893 - Quatrième partie : Quartiers excentriques sud et nord. - Les plaisirs du soir à Chicago.



Chicago - L'Auditorium (mai 1893)


Octave Uzanne, 42 ans, débarque à New-York le 10 avril 1893. Il y restera jusqu'au 10 juin. 2 mois d'excursions entre New-York, Philadelphie, Baltimore, Washington, Chicago, Niagara Falls, Montréal, Québec, Boston et New-York en retour final. Octave Uzanne était envoyé en tant que journaliste pour le Figaro afin de couvrir la World's Fair de Chicago : il passe ainsi 3 semaines à Chicago et en fait une ample description dans le guide qu'il publie à la fin de l'année 1893 à son retour : « Vingt jours dans le Nouveau Monde. De Paris à Chicago. 175 dessins. » Titre bien mal choisi puisque le périple, plus long qu'annoncé, donne un panorama complet du parcours suivi par Uzanne pendant son séjour de deux mois. Fidèle à ses habitudes, ce sont des sensations très personnelles que nous livre le journaliste. Dans ce guide il ne sera d'ailleurs pour ainsi dire pas question de la fameuse Exposition de Chicago (Columbian Word's Fair), puisque cet aspect sera traité particulièrement dans les articles qu'il livrera au Figaro (et aussi àL'Illustration), nous y reviendrons bientôt.

Uzanne séjourne à Chicago pendant 3 semaines. Il en repart le mardi 23 mai 1893 comme il l'indique dans une très belle lettre adressée ce même jour à sa mère (Archives de l'Yonne, fonds Yvan Christ). Il a dû arriver à Chicago dans les premiers jours du mois de mai. C'était il y a tout juste 120 ans !

En attendant, cette description sensitive de la mégapole Chicago nous donne l'occasion de vous présenter le texte en plusieurs parties, publiées à la suite dans les jours qui viennent. Voici.

Bertrand Hugonnard-Roche




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Chicago. Quartiers excentriques sud et nord.

Il est, au sud de Chicago, un quartier très intéressant à visiter pour les observateurs, c'est la pays des juifs, où s'agite une population de Russes, de Hongrois, de Roumains, dans une portion de la ville à peine ébauchée et remplie de détritus, de terrains défoncés, de baraques en bois qui évoquent notre ancienne cité des Chiffonniers : - c'est la lèpre de la masure et la misère du ghetto ; cela rappelle l'aspect crasseux, lamentable, de certaines villes du Danube entrevues pendant l'arrêt du steamer sur la côte serbe. Ici tout est sémite : enseignes, visages, journaux et affiches de théâtre imprimées en caractères hébraïques. Dans les restaurants, on mange koshir, et c'est bien l'envers de Chicago que ce coin affreux, c'est bien la coulisse de cet énorme théâtre, la coulisse où s'habillent les gueux qui vont peu à peu et tour à tour entrer en scène sous des costumes de brasseurs d'affaires, d'entrepreneurs marchant à la conquête hâtive du dollar.
Chicago forme un monde inexprimable en quelques pages de récit écrit. Tout y est intéressant pour le flâneur ami du pittoresque, de l'original et du surhumain : - le peuple, la réclame, le journalisme, les petits métiers, la vie des hôtels, les restaurants, les barbiers, la population nègre dans ses diverses professions, la prostitution, la bourgeoisie, la société galante, tout demanderait un examen impossible à entreprendre dans cette course sommaire de narrateur dévorant la narration en bicyclistyle.
Du sud de la ville, si, par une brusque envolée, nous passons au nord, le changement est total. La vie de Chicago, côté du nord, avec les jolies résidences du verdoyant Lincoln Park, offrira toujours aux étrangers plus d'attraits que ces nouvelles créations du sud où l'on est en exil des plaisirs, de la lumière, de la propreté même que l'on rencontre à la hauteur de Congrès Corner, d'Adams, de Monroe ou de Washington streets.
Du côté de Lincoln Park, un nouveau Chicago apparaît, campé sur les bords du Michigan, tel Richmond sur la Tamise. Ici, c'est l'élégance, la quiétude opulente, le luxe discret, le bonheur domestique à demi enfoui sous la verdure, qui se font enfin jour. - Le bruit, la poussière, l'affreuse activité des grandes voies centrales ont cessé ; il règne une bienfaisante reprise de possession de la nature. C'est l'aristocratie de la ville qui semble avoir adopté ce quartier adorable, envahi par les gazons, les arbres et les jolies maisonnettes d'une architecture souriante. Le style mammouth des édifices a respecté cette place, et l'on n'y voit que des gentlemen aussi corrects que ceux de Rotten Row à Hyde Park, des Yankees select, soit conduisant un vigoureux trotteur attelé à un buggy délicat, soit ambulant paisiblement sur les bords du lac, très séduisant à voir en cet endroit, car rien ne vient souiller ses rives.
Mon ami, confrère et compagnon de route Marcel Monnier, l'excellent correspondant de notre grand journal du soir, a tracé, dans le Temps, un léger, exact et délicieux croquis de cette oasis inattendue dans le simoun de Chicago. [...]

Les plaisirs du soir à Chicago.

Les amusements, le soir, ne chôment pas, et Chicago compte infiniment plus de théâtres que Paris, avec des troupes qui s'y renouvellent sans cesse. Les principaux étaient au moment de mon passage : l'Auditorium, où l'on représentait un ballet à grand spectacle, admirablement mis en scène, sous le titre America. La salle de l'Auditorium, bâtie dans l'hôtel de ce nom, est, comme construction, très hardie et éminemment pratique. La scène est machinée pour l'extraordinaires fééries, et je dois dire, en vérité, que America est une exhibition assez naïve comme sujet, mais réellement de beaucoup de goût comme coloration de costumes et de ballets. Le Schiller Theatre, où l'on venait de donner Diplomacy, pièce-vaudeville avec chansons ; le Chicago, opéra house, qui fournit aux succès d'un opéra-comique nouveau, the Fancing master (le professeur d'escrime) : le Grand Opéra house, qui joua sans trêve Peaceful valley ; le Vicker's Theatre, dont le Black crook obtint, grâce à un quadrille français avec danse "fin de siècle", disait l'affiche, une vogue assez durable.
A l'Alhambra on donnait Arcadia ; à Haulins Theatre : Spider and fly ; à Clark street : Tony pastor ; au Trocadéro, on variait chaque soir ; au Colombia Theatre, l'excellente troupe de Daniel Frohman, du Lyceum de New-York, venait d'achever les représentations d'American Abroad de Victorien Sardou, pièce exclusive pour l'Amérique et qui me semble jouée dans la perfection par des acteurs dignes de notre vaudeville moderne.
J'ai pris plaisir à aller voir à Hooley's Theatre la Cléopâtre de Sardou, interprétée par l'illustre Fanny Davenport, que les Américains essayent d'opposer à notre immarcescible Sarah.
J'avoue avoir été quelque peu désappointé ; Fanny Davenport est une jolie femme déjà mûre, rose, grassouillette, très au point et qui rappelle un peu, avec plus de flamme, Mlle Aciana, du théâtre de Cluny. Lui voir jouer Cléopâtre est un plaisir médiocre ; par son type, cette actrice, fameuse dans les deux Amériques, s'éloigne autant de l'aspect tragique de la reine égyptienne qu'un bébé Jumeau de l'Andromède de Gustave Moreau.
Plus je regardais à Chicago les représentations diverses de la scène, plus je m'étonnais du manque de féminité, de grâce, de souplesse des actrices les plus réputées. Je ne voudrais point blesser les charmantes actrices de ce pays, mais je dois constater que la femme américaine a contracté dans la vie des allures masculines qui tiennent à ses façons indépendantes et à l'absolutisme de ses volontés. Au théâtre, ces allures s'exagèrent à nos yeux, et nous nous apercevons que ces jolies filles ne savent ni marcher, ni s'asseoir, ni s'étendre, ni s'alanguir avec ces morbidesses, ces langueurs, ces chatteries, ces lassitudes si charmantes chez nos Françaises. Ici elles déambulent tout d'un bloc comme des hommes déguisés, elles s'étendent rudement, elles n'ont ni enlacement, ni frisson de peau, ni enveloppement féminin. Mlle Davenport a tous ces défauts, mais, même dans la diction, je ne lui reconnais guère de qualités qui les rachètent.
La meilleure soirée qui m'ait été donnée à Chicago est celle des Minstrels. On connaît peu ou prou chez nous ces faux nègres rangés en rangs nombreux, par demi-cercle, autour d'un Interlocuteur, généralement chef de la bande. Aux deux extrémités se voient deux comiques qui font face au public, et de toutes ces figures noires, silencieuses, aux lèvres saignantes de carmin, aux dents éclatantes, jaillissent des regards étrangement avivés, des regards d'une mobilité extrême qui déjà provoquent une hilarité toute spéciale chez le spectateur. Les scènes qu'ils jouent, chantent, dansent ou acrobatisent sont inexprimables et d'une drôlerie qui ne lasse pas.
Je ne puis m'étendre sur les extraordinaires pitreries des excellents minstrels en représentation à Adams street, mais tous ceux qui, soit à Londres, soit à Jersey, soit en Australie, ont fréquenté ces délicieux acteurs encharbonnés, comprendront de quelles notes d'inattendue et violente gaieté ils peuvent secouer les amoureux des vieux styles comiques d'où ni l'esprit, ni la finesse, ni la mesure ne sont exclus.
On voir, du reste, que le Chicago du soir possède de nombreuses attractions. Il y en a d'autres encore sur lesquelles je ne saurais insister, mais qui sont non moins phénoménales que les buildings à vingt-deux étages. L'illustre Béranger, notre grand moraliste, pourrait ici, comme le papa Piter de l'opérette d'Offenbach, faire rétamer ses foudres vengeresses ; il y aurait toutes les occasions possibles de les agiter.


OCTAVE UZANNE


(*) pp. 142 à 149 du Guide intitulé Vingt jours dans le Nouveau Monde par Octave Uzanne. 175 illustrations d'après nature. Paris, May & Motteroz, s.d. (1893), in-8 oblong.

lundi 22 avril 2013

Octave Uzanne à Chicago - mai 1893 - Troisième partie : Les rues de Chicago. Les hôtels. - Les restaurants.




Octave Uzanne, 42 ans, débarque à New-York le 10 avril 1893. Il y restera jusqu'au 10 juin. 2 mois d'excursions entre New-York, Philadelphie, Baltimore, Washington, Chicago, Niagara Falls, Montréal, Québec, Boston et New-York en retour final. Octave Uzanne était envoyé en tant que journaliste pour le Figaro afin de couvrir la World's Fair de Chicago : il passe ainsi 3 semaines à Chicago et en fait une ample description dans le guide qu'il publie à la fin de l'année 1893 à son retour : « Vingt jours dans le Nouveau Monde. De Paris à Chicago. 175 dessins. » Titre bien mal choisi puisque le périple, plus long qu'annoncé, donne un panorama complet du parcours suivi par Uzanne pendant son séjour de deux mois. Fidèle à ses habitudes, ce sont des sensations très personnelles que nous livre le journaliste. Dans ce guide il ne sera d'ailleurs pour ainsi dire pas question de la fameuse Exposition de Chicago (Columbian Word's Fair), puisque cet aspect sera traité particulièrement dans les articles qu'il livrera au Figaro (et aussi àL'Illustration), nous y reviendrons bientôt.

Uzanne séjourne à Chicago pendant 3 semaines. Il en repart le mardi 23 mai 1893 comme il l'indique dans une très belle lettre adressée ce même jour à sa mère (Archives de l'Yonne, fonds Yvan Christ). Il a dû arriver à Chicago dans les premiers jours du mois de mai. C'était il y a tout juste 120 ans !

En attendant, cette description sensitive de la mégapole Chicago nous donne l'occasion de vous présenter le texte en plusieurs parties, publiées à la suite dans les jours qui viennent. Voici.

Bertrand Hugonnard-Roche



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Chicago. - Les rues de Chicago.

Les rues et avenues de Chicago sont plus intéressantes à parcourir de jour ou de soir que celles de New-York. Sous la lumière grise du ciel ou l'aveuglante clarté des lampes électriques, on y trouve sans fatigue d'extraordinaires surprises et de fréquentes occasions de dégager le comique des choses. - Une flânerie devant les étalages toujours ouverts et éclatants n'est pas à dédaigner ; presque chaque vitrine possède des curiosités qui décèlent bien ce besoin d'épater qui est ancré si profondément dans tout bon négociant chicagoïen.
On ne saurait imaginer ce que l'on y voit de figures de cire de toute grandeur, d'annonces impaybles de machinations naïves ! Le président Cleveland, serrant la main à la République américaine et enveloppé dans les plis du drapeau national, sert de mannequin à un tailleur ; une boutique de blanc imagine de figurer, derrière des glaces, une immense caravelle faite de mouchoirs de poche, avec des mâts de serviettes roulées et des voiles en rideaux de guipure, et sur cet esquif de fil de lin on voit à la proue un Christophe Colomb commandant la manœuvre à dix matelots, tandis que le bateau, mû par des mécanismes étranges, se balance sans trêve sur des flots houleux de serviettes-éponges et de draps bouillonnés.
Tout est à l'avenant : des tours Eiffel en papier à lettres, des statues réalisées en chaussettes empilées, des châteaux fabriqués en lingerie, et partout des figures de cire souriantes, grimaçantes, d'aucunes horribles comme des figures cauchemars, têtes d'enfants, têtes de vieillards, têtes de femmes : c'est un extraordinaire musée Tussaud de la rue.
Beaucoup de vastes bazars occupent tout un bloc. Là, tout se trouve réuni : chaussures, confiserie, habits, pharmacie, instruments de musique, tabac et cigares, costumes de femmes, liqueurs, viandes et légumes, bar et restaurant. Une promenade dans ces énormes boutiques à bon marché est particulièrement amusante ; j'y ai passé une matinée qui vaut bien, comme intérêt, la visite à la tuerie de cochons, chez Armour, dont je parlerai tout à l'heure.

Les hôtels. - Les restaurants.

Chicago brille encore par l'étincelante profusion de ses restaurants, bars, luncheons rooms, oysters chops, tavernes, confiseries et boutiques d'american drinks. Il est aisé de se nourrir à toute heure du jour et à des prix vraiment peu exessifs, si l'on aime se sustenter un peu à l'aventure et à ne pas rechercher la cuisine exclusivement européenne. On trouve sur le Bill of fare des lunchs rooms d'exquises préparations culinaires d'une si grande variété qu'il faut quelque temps pour arriver à les connaître et à en classer les saveurs sur ses muqueuses ; les huîtres apprêtées de vingt manières, les bananes frites ou pochées au vin de Madère, le Golden buck, le Oat meal et toute la série inoubliable des cakes, pies et puddings valent bien, à mon sens, les banals et fades services des tables d'hôte européennes où le poulet rôti nous poursuit d'étapes en étapes avec une obstination qu'on n'oserait soupçonner jamais chez ce volatile à l'état vivant.
Les premiers hôtels de Chicago, ceux du centre de la Michigan Avenue, espéraient, à la veille de l'inauguration de la World's fair, pouvoir métamorphoser leurs prix, et déjà ils avaient transformé l'American plan, qui fixe à 5 ou 7 dollars par jour le prix du loyer et de la nourriture ad libitum, en European plan, c'est-à-dire au logis payé à part avec nourriture à la carte. Ils ont rabattu de leurs prétentions car il y eut disproportion entre le nombre de visiteurs et celui des hôteliers.
Tous ces hôtels avec leurs vastes salles de lecture, leurs énormes péristyles, leurs lavatories, leurs bars, leurs marchands de journaux et de cigares sont assez stupéfiants pour un Européen.
Le dimanche, la vie s'arrête un peu partout, et lorsque l'on défile devant les larges baies des Smokings Rooms de ces caravansérails, on ne voit que des chaussures alignées aux fenêtres ; on passe une revue de semelles, comme disait déjà Victor Hugo, parlant de l'Amérique. Tous les gentlemen inoccupés sont en rangs d'oignons sur leurs Rocking chairs et se balancent, en lisant, à l'intérieur des windows, les pieds sur le rebord de la croisée ; c'est le repos du dimanche et les promeneurs ne voient que des pieds aux fenêtres.
Aussitôt après l'ouverture de l'Exposition, qui avait attiré tout un monde officiel diplomatique et commercial, les hôtels peu à peu se sont vidés, et la métropole de l'Illinois a repris son allure ordinaire, comme si l'Exposition n'était qu'un rêve ; le mouvement de la ville ne s'est accéléré en aucune manière ; le soir, aux heures tardives, dans les rues désertes, on ne rencontre que de rares fêtards indigènes venant d'explorer tous les bouges et maisons de plaisir qui pullulent en certains quartiers, et dont on ne connaît par encore le Parent-Duchâtelet.
Un chapitre spécial pourrait être consacré aux Cythères de Chicago ; il ne serait pas édifiant. Il y a surtout des Bains turcs et des Europeans hôtels qui ne font guère honneur à la Turquie ni à l'Europe. - Passons. Mais si parfois on vous vante avec excès la pureté incomparable, la chasteté des moeurs américaines, par un sentiment d'hypocrisie qui est de mise outre-océan, ne craignez pas de pénétrer. Il y a moins de désordres publics peut-être, mais la débauche clandestine est pire que chez nous.


OCTAVE UZANNE


(*) pp. 137 à 142 du Guide intitulé Vingt jours dans le Nouveau Monde par Octave Uzanne. 175 illustrations d'après nature. Paris, May & Motteroz, s.d. (1893), in-8 oblong.

Octave Uzanne à Chicago - mai 1893 - Deuxième partie : Les grandes maisons.



Chicago - Randolph street
mai 1893



Octave Uzanne, 42 ans, débarque à New-York le 10 avril 1893. Il y restera jusqu'au 10 juin. 2 mois d'excursions entre New-York, Philadelphie, Baltimore, Washington, Chicago, Niagara Falls, Montréal, Québec, Boston et New-York en retour final. Octave Uzanne était envoyé en tant que journaliste pour le Figaro afin de couvrir la World's Fair de Chicago : il passe ainsi 3 semaines à Chicago et en fait une ample description dans le guide qu'il publie à la fin de l'année 1893 à son retour : « Vingt jours dans le Nouveau Monde. De Paris à Chicago. 175 dessins. » Titre bien mal choisi puisque le périple, plus long qu'annoncé, donne un panorama complet du parcours suivi par Uzanne pendant son séjour de deux mois. Fidèle à ses habitudes, ce sont des sensations très personnelles que nous livre le journaliste. Dans ce guide il ne sera d'ailleurs pour ainsi dire pas question de la fameuse Exposition de Chicago (Columbian Word's Fair), puisque cet aspect sera traité particulièrement dans les articles qu'il livrera au Figaro (et aussi àL'Illustration), nous y reviendrons bientôt.

Uzanne séjourne à Chicago pendant 3 semaines. Il en repart le mardi 23 mai 1893 comme il l'indique dans une très belle lettre adressée ce même jour à sa mère (Archives de l'Yonne, fonds Yvan Christ). Il a dû arriver à Chicago dans les premiers jours du mois de mai. C'était il y a tout juste 120 ans !

En attendant, cette description sensitive de la mégapole Chicago nous donne l'occasion de vous présenter le texte en plusieurs parties, publiées à la suite dans les jours qui viennent. Voici.

Bertrand Hugonnard-Roche





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Chicago. Les grandes maisons.

Je n'ai, de ma vie, rien vu de plus souverainement extravagant que ces maisons à vingt étages, ruches démesurées, percées d'innombrables fenêtres et qui, sous les noms de Masonic temple, de l'Auditorium, du Tacoma office ou du the Chamber of commerce, contribuent à donner à Chicago l'aspect d'une ville de barnums de la maçonnerie n'ayant pour devise qu'un enfantin : « Toujours plus haut ».
Je crois qu'il faut renoncer à faire comprendre à ces hommes qui voient gros et qui veulent étonner le monde par leurs maisons-citadelles les lois de l'harmonie. Notre-Dame de Paris, transportée à Chicago, ferait la plus piteuse mine du monde : ce serait un bijou enfoui sous la gigantomachie de la bâtisse.
Le temple de Gnide, en Carie, n'avait cependant que six petites colonnes ioniques, mais si jolies, si délicates, si parfaites qu'elles constituaient le canon de la proportion humaine : la somme, comme disaient nos pères.
Le style escaladeur du ciel des architectes altiers de Chicago est une provocation à la nature ; malheureusement, l'esprit américain, amoureux du phénoménal et du surpassant, semble préconiser dans les constructions nouvelles ces folles cages à ascenseurs. Quo non ascendam est leur devise. Déjà New-York commence à se déshonorer par des monuments à quinze étages, dans un sentiment de lutte avec Chicago, sa rivale. Il faut espérer que la raison reviendra aux Yankees de l'Est, et que ces mêmes gens qui ont su, comme nous l'avons remarqué, élever sur le River Side et aux environs du Central Park tant de maisons si éminemment modernes et d'un style si dégagé et si simple, sauront préserver leur ville de l'énormité architecturale.
La seule excuse des habitants de Chicago est dans le prix du terrain, qui se paye, dans le centre, de 1,000 à 2,000 dollars et même davantage le yard (soit environ 5,000 à 10,000 francs et même davantage le mètre) ; en conséquence, le propriétaire, dominus coeli, grimpe sa bâtisse le plus haut possible, afin de rentrer, s'il se peut, dans l'intérêt de son capital engagé.
Le Temple maçonnique à Chicago, ainsi nommé parce qu'il est la propriété d'une corporation de bienfaisance de francs-maçons, renferme sept cents bureaux différents, disséminés dans ses vingt-quatre étages. Deux ascenseurs électriques, conduits par des mécaniciens et fonctionnant de sept heures du matin à huit heures du soir, montent les visiteurs aux différents étages où leurs affaires les appellent. Des tableaux indicateurs, au rez-de-chaussée et aux étages, vous donnent le nom des titulaires des bureaux, leur profession et leur numéro. Le conducteur de l'ascenseur, si vous lui demandez un renseignement, se contente de vous répondre du doigt, en vous indiquant le tableau chargé de vous renseigner. Personne n'habite ces maisons, qui n'ont même pas de concierge. Les locataires ferment leurs bureaux de cinq à sept heures du soir ; le mécanicien ferme les ascenseurs, et chacun prend un funiculaire ou un tramway électrique pour aller à dix, vingt kilomètres ou plus, retrouver sa famille habitant une maison d'un étage, de deux au plus, coquettement installée dans un jardin soigneusement entretenu. Un corps de police, payé par tous ceux qui ont intérêt à employer ses services, surveille les immeubles où se trouvent les boutiques et les bureaux, et il est excessivement rare d'apprendre que des voleurs ont trompé la vigilance de cette police particulière, qui ne relève que des personnes qui l'emploient. (*)

OCTAVE UZANNE


A suivre dans le prochain billet ... Chicago. Les rues de Chicago.


Chicago. - State street
mai 1893


(*) pp. 133 à 137 du Guide intitulé Vingt jours dans le Nouveau Monde par Octave Uzanne. 175 illustrations d'après nature. Paris, May & Motteroz, s.d. (1893), in-8 oblong.

dimanche 21 avril 2013

Octave Uzanne à Chicago - mai 1893 - Première partie : L'arrivée - Sensations générales.


Vignette extraite du Guide publié par Uzanne,
montrant la ville de Chicago


Octave Uzanne, 42 ans, débarque à New-York le 10 avril 1893. Il y restera jusqu'au 10 juin. 2 mois d'excursions entre New-York, Philadelphie, Baltimore, Washington, Chicago, Niagara Falls, Montréal, Québec, Boston et New-York en retour final. Octave Uzanne était envoyé en tant que journaliste pour le Figaro afin de couvrir la World's Fair de Chicago : il passe ainsi 3 semaines à Chicago et en fait une ample description dans le guide qu'il publie à la fin de l'année 1893 à son retour : « Vingt jours dans le Nouveau Monde. De Paris à Chicago. 175 dessins. » Titre bien mal choisi puisque le périple, plus long qu'annoncé, donne un panorama complet du parcours suivi par Uzanne pendant son séjour de deux mois. Fidèle à ses habitudes, ce sont des sensations très personnelles que nous livre le journaliste. Dans ce guide il ne sera d'ailleurs pour ainsi dire pas question de la fameuse Exposition de Chicago (Columbian Word's Fair), puisque cet aspect sera traité particulièrement dans les articles qu'il livrera au Figaro (et aussi à L'Illustration), nous y reviendrons bientôt.

Uzanne séjourne à Chicago pendant 3 semaines. Il en repart le mardi 23 mai 1893 comme il l'indique dans une très belle lettre adressée ce même jour à sa mère (Archives de l'Yonne, fonds Yvan Christ). Il a dû arriver à Chicago dans les premiers jours du mois de mai. C'était il y a tout juste 120 ans !

En attendant, cette description sensitive de la mégapole Chicago nous donne l'occasion de vous présenter le texte en plusieurs parties, publiées à la suite dans les jours qui viennent. Voici.

Bertrand Hugonnard-Roche

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A droite - Octave Uzanne croqué
pour son Guide (1893).
CHICAGO
L'arrivée. - Sensations générales.

« L'arrivée à Chicago est moins attrayante et ne répond pas à l'idée que l'on se faisait de cette ville, huitième merveille du monde, dont la croissance, disent les fanatiques, et ils sont nombreux, a été plus rapide que celle de Jack's Beanstalk, du célèbre conte américain. La première sensatio qu'on y ressent est celle que donne toute ville manufacturière, au sol noir, à l'air lourd de fumées accumulées. On y pénètre au milieu d'un fracas de roues, de cloches de locomotives, dans un brouhaha de voitures, de bateaux sillonnant des canaux avec des mugissements de sirènes ; on y trouve comme une image grandie d'une cité fondée par quelque Vulcain en délire. Tout y apparaît formidable, démesuré ; les avenues se perdent dans des lointains inquiétants et les maisons portent vers un ciel voilé de fumées épaisses leurs altitudes de vingt et trente étages avec leurs bay-windows aux vitre froides et sans rideaux intérieurs.
Peu à peu, toutefois, au milieu des cars électriques, des tramways traînés par des haridelles et des cabs étranges filant d'un trait rapide vers leurs destinations, sans cris de cochers, sans luttes ni encombrement, on débouche vers une immensité claire, sur les bords du lac, en cette Michigan Avenue peuplée d'hôtels qui font face à de vertes pelouses et aux rives du lagon, malheureusement déshonorées par plusieurs réseaux de chemins de fer dont le trafic continu empanache l'horizon de fumée et donne à ces jolies plages, qui seraient faites pour le rêve, un aspect d'usine et une trépidation infernale.
A peine installé dans un des nombreux caravansérails du centre, une visite pédestre dans la métropole de l'Illinois s'impose. A la désillusion du début succède un étonnement qui va grandissant devant ces magasins divers, aux vitrines chargées d'objets voyants, de figures de cire servant de mannequins, d'affiches hurlantes de puffisme.
Des trains composés de plusieurs tramways à câble glissent sur la chaussée avec leurs éperons en gueules de requins à l'avant, s'arrêtant une seconde au coin de chaque rue pour déposer ou cueillir rapidement et sans phrases des voyageurs hantés par le seul désir d'arriver quelque part ; des policemen, à casque de feutre marron, surveillent, indifférents, le passage des piétons au milieu de ce fleuve d'électricité agissante qui, sur nos boulevards, avec l'esprit musard du Parisien, ferait chaque jour des centaines de victimes. Des gamins prestes, subtils, agités, se faufilent partout dans cette cohue, distribuant aux acheteurs les journaux locaux : le Herald, la Tribune, le Times, l'Inter-Ocean, feuilles immenses, illustrés quotidiens de vingt à quarante pages qu'on est effaré de ne payer que deux ou trois sous et qu'il est impossible d'arriver à lire d'affilée.
Après avoir visité les grandes avenues de l'est qui coupent la ville du nord et du sud, la Wabash, State Street, Clarke, La Salle et la Cinquième Avenue, toutes ruisselantes d'oriflammes, de drapeaux, d'annonces et effarantes d'activité ; après avoir levé la tête jusqu'à s'ankyloser le cou pour contempler les hauts buildings, le visiteur n'a de Chicago qu'une idée encore vague, si considérable que soit déjà sa surprise ou plutôt son ahurissement.
C'est vers l'ouest qu'il doit porter ses pas, en remontant quelque peu vers le nord ; il n'a vu jusqu'alors que les élégances commerciales de la grande cité ; mais, pour peu qu'il traverse quelques canaux, qu'il s'égare vers la gauche du lac en pleine vie industrielle, à travers des rues boueuses et laides, en des quartiers rappelant les misères du White Chapel de Londres, il verra l'activité, la fièvre s'exaspérer et comprendra la véritable grandeur et la puissante beauté de cette ville extraordinaire dont le surprenant mouvement du port est, affirment les statisticiens, infiniment supérieur à celui des docks déjà formidables de New-York.
Dans ces parages se trouve le vrai Chicago, le Chicago des affaires ; c'est là que, parmi un bourdonnement incessant de chemins de fer en marche, d'élévators à grains en mugissante activité, de forges martelantes, sous un ciel noir de fumées vomies, on voit tout à coup apparaître un réseau énorme de canaux, dont les ponts de fer tournants fonctionnent sans trêve pour livrer passage à d'immenses et élégants navires, blanches flottilles des lacs voisins, qui apportent et remportent en leurs flancs les grains dorés qui coulent des aérateurs, les bois du centre, les granits, les marbres superbes ou les bondes ales de Milwaukee.
A la vue de cette cité hurlante de labeurs accumulés, l'Européen est saisi d'un vertige ; ni à Anvers, ni à Liverpool, ni à Odessa, rien de semblable ne lui est apparu ; avant même d'avoir visité, à Jackson-Park, la ville blanche dont la richesse et la beauté l'ont attiré dans l'Illinois, il se sent payé de son voyage, des transes de la traversée et de la fuite journalière de ses dollars : le Chicago des docks, le Chicago des Union Stocks Yards, c'est le Chicago merveilleux, surhumain, invraisemblable, celui qui donne de la force et de la puissance industrielle l'idée la plus extraordinaire, la plus dantesque, car ce sont là des grandeurs infernales que l'on découvre, des visions d'outre-monde qu'un grand artiste comme Turner aurait fixées sur toile de façon impérissable.
Dans le centre même de la ville, avec ses hautes maisons à soubassements de grès, ses avenues assez mal pavées, ses trottoirs faits d'immenses monolithes, la boue noire de ses chaussées et l'odeur de fumée bitumeuse dont s'imprègne l'atmosphère, Chicago n'offre pas, en tant que cité de plaisance, l'aspect clair, gai, élégant de New-York, en ses beaux quartiers de Broadway et de la cinquième Avenue.
La physionomie des habitants également diffère ; l'allure correcte des hommes de New-York, la recherche du chic un peu extravagant chez la femme y disparaissent parfois pour faire place à je ne sais quelles tenues confectionnées uniformément pour une population hétérogène, hâtivement portée du Nord au Sud, ou du Sud au Nord, dans une poussée d'affaires incessante, dont l'activité silencieuse et froide effare un Parisien habitué aux cris, aux rires, aux querelles, aux engueulades de la rue.
On peut difficilement se faire à cette idée que cette cité titanesque, - dont les maisons ont été construites si hautes que les rues ont, les jours de pluie, des clartés indécises et comme des suintements de cave - est sortie des ruines de son embrasement depuis 1872.
Avant cinquante ans, cette Babel, peuplée par l'excédent de toutes les nations du globe, sera peut-être la plus grande des métropoles du monde, tout l'indique, mais je doute qu'elle en soit la plus rieuse et la plus avenante. Aujourd'hui, c'est déjà la ville phénomène par excellence, la ville à laquelle aboutissent vingt-six lignes différentes de chemins de fer et dont les affaires annuelles se totalisent par un chiffre supérieur à six milliards de francs ; toutefois, ces gloires me laissent froid, et l'énormité, qui a souvent sa beauté, ne possède à Chicago que l'accablante envergure des choses faites volontairement et comme par gageure, hors proportions, - dans l'amour vraiment puéril de l'Immense. » (*)

OCTAVE UZANNE


A suivre dans le prochain billet ... Chicago. Les grandes maisons.


(*) pp. 127 à 133 du Guide intitulé Vingt jours dans le Nouveau Monde par Octave Uzanne. 175 illustrations d'après nature. Paris, May & Motteroz, s.d. (1893), in-8 oblong.

vendredi 19 avril 2013

Octave Uzanne et Jean Lorrain visitent un « zoo humain » sur le champ de Mars pendant l'Exposition Ethnographique de l'Afrique Occidentale qui eut lieu en 1895.



« zoo humain » du champ de Mars, 1895
Probablement ce qu'ont vu alors Jean Lorrain et Octave Uzanne



Octave Uzanne et Jean Lorrain sont en visite à l'Exposition Ethnographique de l'Afrique Occidentale qui eut lieu en 1895 sur le Champ de Mars et à proximité. « Villages noirs au Champ de Mars, 350 indigènes » indique un catalogue illustré imprimé à l'époque. Jean Lorrain rend compte de cette visite dans un Pall-Mall daté du Mercreci 8 juillet [1895]. Voici cette visite dans le « zoo humain » (*) du champ de Mars vue par Jean Lorrain aux côté d'un Octave Uzanne impliqué :


Mercredi, 8 juillet. - Le long de murailles en pisé, des ombres bleuâtres accroupies ; des grains de corail, d'ambre et des grigris luisent, ça et là, sur des poitrines plates et des coups d'ébène ; dans les faces obscures, trois clartés, l'émail des deux yeux et le rose des gencives, d'un rose humide d'intérieur de figue fraîche : des bruits de tam-tam, des ronflements de tambourin avec, de temps à autre, le rire aigu d'un fifre ; dans la nuit chaude, des relents de musc et de laitage aigre : le village noir du Champ de Mars, le campement des Soudanais et des Malgaches établis avenue La Bourdonnais.
Enroulées dans des cotonnades bleues, les jeunes femmes ont une grâce animale, une familiarité de jeunes singes assez curieuse. Le dessin de la poitrine des vierges est à la fois hardi et chaste. Octave Uzanne, que j'accompagne, sort des dessous des étoffes et, par trois fois, m'élève à hauteur de l'oeil des bras fins et ronds, cerclés de bracelets de bois noir qui sont de véritables objets d'art ; la jeune négresse, qui se laisse faire, découvre des dents de cannibale, blanches et dures, dans un visage d'enfant malicieux ; mais la marmaille qui grouille autour de nous, odieusement quémandeuse et apprivoisée, a vraiment par trop d'audace ! Un tas de petites pattes gluantes et froides se colle dans votre main ; des doigts fureteurs vous pénètrent et vous palpent, et depuis les tout petits, ceux qui, tout nus, le nombril à l'air et la bouche barbouillée de couscous, titubent sur leurs jambes trop grêles, jusqu'aux adolescents drapés dans des gandouras d'azur et d'une câlinerie équivoque avec la manie de se frôler à vous, tous, mâles et femelles, vous entourent, vous poursuivent, vous assaillent et vous harcèlent des mêmes mains tendues, agrippeuses et caressantes, du même sourire prometteur et de la même œillade mi-implorante et mi-obscène : « Deux sous, monsieur, deux sous, toi bien gentil, moi aimera toi ».
Les guerriers, Tiédos, qui jouent infatigablement aux dés, toute la journée et la moitié de la nuit, attablés au café soudanais, abandonnent leurs parties, pour vous demander, du même ton enfantin et lascif, de solder leurs pertes de jeu ; et, dans les ruelles du village, des vieux spectres à mamelles pendantes se lèvent tout à coup du banc, où elles allaitaient des espèces de crapauds noirs, pour vous dire à la façon des sorcières de Fife, saluant Macbeth dans la bruyère : « Deux sous, monsieur, tu seras roi ». Et l'odeur du nègre, un relent de beurre salé et de poivre, monte, plus écœurante  dans la nuit d'orage ; une lune de féerie, un croissant d'acier bleui, brille étrangement au-dessus des palmiers desséchés et des toits de roseaux. Sur la place, plus éclairée, des musiques et des danses ; des nègres pantalonnés de blanc, en bras de chemises et coiffés de larges panamas enrubannés de rose, trépignant, avec des cris de joie, une bamboula hilare. Ce sont des Malgaches d'allure et de gestes très nègres de la Case de l'Oncle Tom.
« Deux sous, Madame, moi aimera toi ». C'est un nègre, un Tiédos, celui-là, et ma foi bien planté, qui poursuit et obsède Mlle Margot de Gevaerts, une blanche apparition de batiste et de moire aventurée dans les cotonnades et les puanteurs du village noir.


Jean Lorrain



« zoo humain » du champ de Mars, 1895
Probablement ce qu'ont vu alors Jean Lorrain et Octave Uzanne



(*) Les « zoos humains », symboles oubliés de l’époque coloniale, ont été totalement refoulés de notre mémoire collective. Ces exhibitions de l’exotique ont pourtant été, en Occident, une étape majeure du passage progressif d’un racisme scientifique à un racisme populaire. Depuis l’exhibition en Europe de la Vénus hottentote au début du XIXe siècle, elles ont touché, comme on le découvrira dans ce livre remarquablement documenté, des millions de spectateurs, de Paris à Hambourg, de Londres à New York, de Moscou à Porto. Dans ces exhibitions « anthropozoologiques », des individus « exotiques » mêlés à des bêtes sauvages étaient mis en scène derrière des grilles ou des enclos. Mesurés par les savants, exploités dans les cabarets, utilisés dans les expositions officielles, ces hommes, ces femmes et ces enfants venus des colonies devenaient les figurants d’un imaginaire et d’une histoire qui n’étaient pas les leurs. Premier ouvrage de synthèse sur la question, rassemblant les meilleurs spécialistes internationaux, Zoos humains met en perspective la « spectacularisation » de l’Autre, à l’origine de bien des stéréotypes actuels. L’enjeu de cet ouvrage est aussi de comprendre la construction de l’identité occidentale. (Présentation de l'ouvrage de Nicolas Bancel, Zoos Humains, au temps des exhibitions humaines, 2004)

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