vendredi 13 mai 2016

Octave Uzanne et le Roman Moderne (25 mars 1877). Vues sur l'Assommoir d'Emile Zola et la Fille Elisa d'Edmond de Goncourt.

      
      Octave Uzanne publie cette critique dans la livraison d'avril 1877 du Conseiller du Bibliophile. Il dresse un petit bilan critique de la littérature romanesque de la première moitié du XIXe siècle et s'attarde sur les nouveaux venus du réalisme que sont Zola et les Frères Goncourt. Pour une fois Octave Uzanne est indulgent et même complaisant avec Zola et son Assommoir (*). Il est moins tendre avec Edmond de Goncourt pour sa Fille Élisa (**). Octave Uzanne n'a que 26 ans au moment où il rédige cette critique lucide et cinglante.

Bertrand Hugonnard-Roche


(*) L'Assommoir paraît pour la première fois en feuilleton dans Le Bien Public en 1876. Il sort en volume chez le libraire éditeur Charpentier en 1877. C'est le septième volume des Rougon-Macquart.

(**) La fille Elisa paraît chez Charpentier la même année 1877.


LE ROMAN MODERNE (***)

      Vous achetiez un roman, il y a quelque  vingt ans, Monsieur, et tout heureux de votre emplette signée d'un nom aimé, vous vous preniez à lire, — les pieds sur les chenets, — les vigoureuses aventures d'un d'Artagnan quelconque, d'un héros cambré, souple et fort comme l'acier de sa lame, qui vous menait bon train, à travers mille casse-cous, au chapitre final, où triomphait sa cause.
      C'était par une belle matinée de mai, de septembre ou d'octobre ; le ciel était pur ou nuageux, l'air tiède ou vif, les feuilles d'un vert tendre ou d'un chaud orangé, peu importe ; en deux temps, vous aviez lié connaissance avec votre homme, détaillé vivement sa mise, conçu votre sympathie, et, avec toute la simplicité de votre belle âme de lecteur, — vous vous intéressiez à ce beau jeune premier que vous veniez d'entrevoir et que vous ne deviez plus quitter qu'à la fin de ses peines.
      Que de galantes intrigues ! Quelles joyeuses équipées ! Vous en souvenez-vous ?
      Arquebusades et coups de rapière ! Tout votre sang français bouillait ; vous entriez dans la peau de l'Amadis ; bataillant, intriguant, faisant l'amour, vous couriez avec lui de tous côtés, et terriblement essoufflé, c'est à peine si vous preniez un léger repos, à la dernière ligne d'un émouvant chapitre. — Et vous, chère Madame, que de charmantes soirées vous passiez sous la lampe, ou chastement pelotonnée dans le douillet repos du lit ! Vous parcouriez fiévreusement le gros roman du jour, laissant sommeiller Monsieur votre mari ; et votre petit cœur battait bien fort, bien fort, lorsque le héros, au coin d'un carrefour sombre, luttait vaillamment contre une bande de vilains coupe-jarrets.

II

      Ces émotions, ces courses échevelées en plein air, ces voyages de l'un à l'autre pôle, le roman de cape et d'épée, — qui résume tout cela, — le roman d'aventures a définitivement vécu. Dumas père et tutti quanti ne font plus les délices que des commis voyageurs, des portières ou des rares grisettes (I), aussi rares elles-mêmes que les carlins. Le roman intime fait aujourd'hui nos délices. — Notre époque veut du réel ; l'optique est émoussée, nous prenons une loupe , notre toucher est affaibli, notre main saisit un scalpel ; nous anatomisons. Le roman est devenu une école pratique, nous y étalons les belles horreurs, les cas pathologiques les plus bizarres ; nous indiquons les chloroses et les pustules sociales. Nous ne sommes plus en gondole à Venise, nous nous promenons, en radeau, dans les égouts des villes.

III

      Eh ! mon Dieu, nous n'avons pas tort, nous en sommes arrivés là graduellement, sans y prendre garde ; notre époque littéraire, si féconde, avait blasé nos sens ; notre goût est devenu un petit Néron, difficile à satisfaire. Il nous fallait du nouveau, des choses fortes, odorantes. Nos meilleurs auteurs essayent de nous servir. Les romanciers sont devenus des analystes du plus grand talent ; ils ont mis le tablier blanc, se sont munis de tous les instruments de chirurgie, et nous voilà suivant leur cours avec intérêt. Nous voyons les ulcères de la vie, c'est vrai, mais le musée Dupuytren a bien aussi ses charmes ; et il faut avouer que l'hôpital, les faits divers et les tribunaux moralisent peut-être plus sûrement les masses que les pillules du docteur Labruyère ou les panacées du pharmacien Montaigne.

IV

      Voulez-vous que nous cherchions les causes de la phase littéraire que nous traversons et que nous regardions l'instigateur et son école ? Soit, j'indiquerai donc tout de suite : « Byron et le byronnisme. »
      Ce n'est pas trop un paradoxe, comme vous allez le voir. Nous sommes en 183o ; — la littérature classique est moribonde, le romantisme vient de naître et fait déjà des effets de torse et montre son biceps ; un instant indécis, les Jeunes-France se divisent en deux camps. Dans l'un la force domine ; on y cultive la plastique, la ligne, la couleur, la fooorme. Dans l'autre, la lecture de Byron a sentimentalisé les cœurs, les idylles maladives germent dans les cerveaux, le spleen bruine dans l'âme, on larmoie les amours défuntes ou les ambitions déçues ; Lamartine sanglote sur le lac du Bourget, Musset empoisonne le beau Rolla, de Vigny suicide Chatterton sur le théâtre.
      Une partie du public se laisse aller à cet abandon de soi- même. Il devient exquis, distingué, de suprême bon ton de se faire voir blême et verdâtre de teint ; les amants malheureux se noient dans leurs larmes, les couturières, par douzaines, allument des réchauds ; une douce folie se répand partout ; seul le bourgeois inconscient regarde sans comprendre.

V

      Une réaction était nécessaire, l'idéalisme prenait des proportions inquiétantes pour la santé des esprits, toutes les cervelles étaient parties au diable, dans l'aérostat de la pensée. Il fallait ramener le public au réel, à la vérité, aux choses dignes des larmes ; il était utile de le déféminiser, de lui montrer, en l'intéressant, la vie rude, nerveuse, aride, dans ses manifestations de chaque jour, dans ses luttes, dans ses drames du grand monde ; de lui faire palper les tristesses de la bourgeoisie et les misères des bas-fonds de la société. — « Assez de byronnisme, trêve aux jérémiades et aux variations en mineur sur les amours personnelles ; ne distillons plus ce miel affadissant, versons quelques gouttes d'absinthe dans nos œuvres : » — tel fut le raisonnement d'une nouvelle école, qui semble commencer à Balzac, pour se continuer par MM. de Goncourt, Daudet et Zola.
      Balzac, cet Hercule puissant de la littérature moderne, doit être considéré comme le premier maître du réalisme, de ce réalisme sobre, correct, distingué ; de ce réalisme qui met encore des gants et qui flâne, monocle dans l’œil, au milieu des salons les plus mélangés. Toute une époque défile sous ses yeux, il la fixe magistralement dans ses immortels chefs-d'oeuvre. Mais il restait à glaner sur ses timidités, sur les choses qu'il n'a pas osé décrire, sur ses craintes, ses pudeurs, ses délicatesses ; c'est là précisément ce que font aujourd'hui ses successeurs.
      Les héritiers directs de l'auteur de la Comédie humaine se montrèrent plus hardis, mais avec certaines réticences. Les Champfleury, les Delvau, les Baudelaire, les Duranty et autres explorèrent les coins de la vie réelle non encore décrits. On vit alors, pour la première fois, ces peintures crayeuses des barrières de Paris, ces types bouffons des petites villes de province, ces croquis bizarres d'ateliers d'artiste, cet argot pittoresque des différents milieux parisiens, cette photographie littéraire, pour tout dire, qui rend exactement l'impression des choses vues et étudiées minutieusement.

VI

      Avec Gustave Flaubert et Madame Bovary, se dessine dans sa véritable incarnation le Roman moderne : c'est de ce chef-d'oeuvre, à la fois lumineux de réalité, saisissant et osé, que prennent source les productions remarquables si discutées aujourd'hui.
      Flaubert a créé un genre, qui tâtonnait et se cherchait avant lui.
      Après Madame Bovary, on voit apparaître la Fanny de Feydeau, l'Affaire Clémenceau de Dumas fils et une foule d’œuvres justement célèbres, signées des noms les plus connus.
      Edmond et Jules de Goncourt spécialisent le genre, dans cette admirable série d'études qui commencent à franchir le cercle restreint, mais artistique, où leur immense talent fut apprécié et admiré dès l'origine. Puis vient Zola, qui se cantonne au milieu de l'époque impériale, de 1852 à 1870, et qui, avec une vigueur géniale, nous en trace les types les mieux accusés.
      Nous pourrions parler d'Alphonse Daudet, dont les premières manifestations personnelles, nous ont présenté des œuvres du plus grand mérite : mais dans cette étude au courant de la plume, nous laisserons de côté MM. Daudet. Ferdinand Fabre, Tourgueneff, Cladel, etc., pour jeter un léger coup d'oeil sur l'Assommoir de M. É. Zola, et sur la Fille Elisa de M. Edmond de Goncourt, — les deux romans à sensation du jour.

VII

      Que n'a-t-on pas dit et écrit sur l'Assommoir ? Jamais roman depuis longtemps n'avait passionné à ce point le public : c'est monstrueux, disent les uns ; admirable, ripostent les autres ! Dans tout ce tumulte où chacun a donné son opinion, le Conseiller du Bibliophile, par l'organe d'un de ses fidèles collaborateurs, peut bien, il nous semble, insinuer son avis. Nous dirons donc que l'Assommoir est une oeuvre saisissante, traitée avec une conscience du vrai, un sentiment humain remarquables. — Il est évident que c'est une production forte, accentuée, vigoureusement traitée et non destinée au boudoir d'une femme qui a des faiblesses, ou à la bibliothèque anodine des jeunes gens musqués ; sur la couverture on eût pu imprimer, comme sur certains volumes du XVIIIe siècle : — La mère en interdira la lecture à sa fille ; — mais nous croyons nous adresser à des lecteurs auxquels l'odeur de la moutarde ou des piments ne donne pas de nausées, et, nous le répétons, le livre de M. Zola est non- seulement digne des œuvres qui l'ont précédé, mais encore les surpasse et se renferme dans une forme distincte, qui fait de l'Assommoir l'étude la plus curieuse qui ait vu le jour depuis une vingtaine d'années.

VIII

      Malgré l'admiration que nous avons professée jusqu'ici pour le style et la manière de MM. de Goncourt, nous avouerons franchement le sentiment de tristesse et d’écœurement que vient de nous laisser la lecture de la Fille Elisa. — Il y a évidemment dans ce volume un grand mérite d'observation et de recherches, mais cela est appliqué à un sujet sans intérêt puissant et sans but moral.
      L'oeuvre, dans son ensemble, est malsaine et ne prouve rien ; ce n'est qu'une flânerie enfiévrée dans les bouges les plus immondes, où l'odeur acre des pipes se mêle à la fermentation de la bière et aux parfums éventés des filles de maisons ; c'est une étude in animâ vili sur des créatures aux chairs grasses et flasques qui croupissent dans un avachissement inconscient ; le sens moral ne se repose sur aucun être qui fasse contraste, et le lecteur suit la fille Elisa dans sa prostitution et dans sa détention, sans que rien ne vienne y jeter une lueur d'honnêteté et de sympathie.
      Nous n'ignorons pas que M. de Goncourt a voulu soutenir une thèse ; mais il a un peu trop oublié que cette thèse était à l'usage des gens du monde, et que les légistes, — que vise peut-être son roman, — préféreront toujours les travaux des Parent-Duchâtelet à l'étude la mieux conduite d'un romancier, quel que soit son talent.


OCTAVE UZANNE.

Paris, 25 mars 1877.



(I) .... et de votre directeur, ne vous en déplaise, mon cher collaborateur. — C. G. (pour Camille Grellet qui a dû ajouter cette note à la lecture du papier livré par Octave Uzanne).

(***) pp. 8-14, in Le Conseiller du Bibliophile, deuxième année, 1877.

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