samedi 25 novembre 2017

Lettre de Félicien Rops à Octave Uzanne (1881) : "Roddaz aimable garçon [...] connait très bien les endroits gais. Très Lupanardeux. [...] Dommartin aussi est assez Lupanardiste, il a le nez de l’emploi. [...]".

Lettre autographe de Félicien Rops adressée à Octave Uzanne en tant que "Cher Monsieur Uzanne". Cette lettre publiée sur le site http://www.ropslettres.be n'est pas datée. Cette relation naissante entre Rops et Uzanne laisse deviner une rédaction aux aurores de leur relation très amicale, probablement courant 1881. Un élément de la lettre permet de dater avec plus de précision puisqu'il y est question de deux croquis de Rops pour les Mœurs secrètes du XVIIIe siècle publiés par Uzanne. Or cet ouvrage a été achevé d'imprimer le 27 avril 1883. Rops n'a finalement rien donné à Uzanne pour illustrer ce volume. Le volume était donc à l'état de projet en cours. Le présent courrier doit donc dater de quelques mois au plus tôt, avant l'impression du volume. Nous pourrions dater ce courrier de l'année 1882 sans trop nous tromper. Cependant l'examen d'autres lettres de Rops à Uzanne datées de mars 1882 laissent cependant entrevoir une relation de travail (Rops est déjà aux aquarelles de Son Altesse la Femme). Il faut sans doute faire remonter le présent courrier à la fin de l'année 1881 voire avant (début de l'année 1881).

Nous sommes loin des "Mon vieux" et des "Frérot" qui seront plus tard placés en tête des courriers adressés par Rops à Uzanne. En dehors d'autres éléments intéressants à analyser, nous relèverons pour le moment les allusions à l'invitation à la fréquentation des "endroits gais [...] très luparnardeux" suggérés par Rops à Uzanne. Rops indique à Uzanne que Léon Dommartin (alias Jean d'Ardenne - qui sera de longues années une relation amicale et suivie d'Octave Uzanne) est lui aussi "très Lupanardiste". "Il a le nez de l'emploi" précise même Rops, très au fait des habitudes du bonhomme en la matière. Rops indique encore à Uzanne une bonne adresse à Bruxelles, "L'Eden de la rue de Louvain" où les demoiselles aiment réjouir leurs contemporains contre un demi-louis. "On voit le jeu et le reste" précise Rops à Uzanne. La suite de la lettre confirme que Félicien Rops, à cette date, joue quelque peu les entremetteurs pour Uzanne, tant au niveau professionnel (Rops l'introduit dans différents cercles qui serviront grandement Uzanne) qu'au niveau intime (Rops ne manque pas d'indiquer les bons endroits où l'on trouve les "jolies amies de Paris"). Uzanne, plus tard, devenu son "Frérot" ne manquera pas de rendre le change à Rops quand celui-ci, plus qu'à son tour, aura besoin d'alibis pour ses rendez-vous libertins. 


Bertrand Hugonnard-Roche

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Mon Cher Monsieur Uzanne,
Impossible la Gare du Nord aujourdhui. Je vous envoie trois lettres une pour Mr Picard-Olin avocat en cas d’absence de Mr demander Mme une amie à moi pas jolie mais fort aimable & coquette.
une pour de Roddaz aimable garçon qui dirige labàs la confection & la mise sur pattes d’un gros livre : l’Art Ancien.
Connait très bien les endroits gais. Très Lupanardeux.
une pour Léon Dommartin auteur francoys, excellent garçon idem. – Tête des jeux de Massacre des foires de banlieue mais bon lettré & aimant les livres itou. Rédacteur à la Chronique & à votre Illustration Belge. Va venir habiter Paris. Il finit son temps de Belgique.
Prière de lui remettre le petit cuivre qui est joint à cette lettre s’il vous plait. Vous trouverez toujours Dommartin chez lui vers dix heures du matin de 9 à 10 47 Rue d’Orléans – Prendre une voiture ou le tramway du Bois de la Cambre. Se faire arreter par le conducteur vis à vis de la rue d’Orléans. Cela vous y mène droit.
Dommartin aussi est assez Lupanardiste, il a le nez de l’emploi.
Le soir à Bruxelles allez à l’Eden de la rue de Louvain. Il y a là un tas de demoiselles qui aiment à réjouir leurs contemporains & qui ne sont pas « trop précyeuses » rabelaisement parlant. Avec un demi-louis on en voit le jeu & le reste.
− Au retour je vous porterai deux croquis à choisir pour le frontispice des Mœurs secrètes du 18e siècle. J’ai trouvé quelque chose de très ingénieux que je vous dirai en longueur quand je vous verrai.
Bon voyage Je vous serre la main bien affectueusement & je regrette bien de ne pas faire cela en votre bonne compagnie.
Félicien Rops
Il y a chez Picard une bataille de putes dans un cabaret o[ù]
il y a quelques qualités malgré la sécheresse du dessin, mais la Tentation vaut mieux. Je tiens beaucoup à ce que vous alliez voir cela, puis tâchez de voir Mme Picard elle va passer son printemps à Paris et c’est une femme assez drôlette quoique laide, il est vrai que sa laideur est originale. – Il paraît qu’elle a de jolies amies à Paris !! – En allant chez elle vers 11 heures on ne trouve pas le mari qui est au Palais, il n’est pas nécessaire.
– Faites passer votre carte & ajoutez sur votre carte, de la part de M Félicien Rops
À votre lendemain d’arrivée allez d’abord chez Dommartin c’est le plus simple

Source : http://www.ropslettres.be

vendredi 24 novembre 2017

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. Les Rudes Gars de l’Yser. – Mercredi 27 février 1918 (*)



Les Rudes Gars de l’Yser.  –  Mercredi 27 février 1918 (*)

Derrière les vallonnements rythmiques de cette blonde guirlande des dunes de la Flandres maritime que chanta Verhaeren, s’étend un sol bas, uni, sablonneux, paludéen où, à travers les landes mélancoliques et froides, coulant la Lys, l’Yser, d’autres rivières et canaux qui entretiennent sur ce territoire spongieux une irroration, une moiteur, une imbibation de polders fangeux et pénibles à la marche.
Ce territoire marâtre, trempé, mouillé comme une soupe, jamais anhydre, drainé ou tari, fut, depuis des siècles, le champ de manœuvre favori des guerres occidentales. Après les ruées des barbares et les incursions successives des Danois, Normands, Alsaciens, Savoyards, Espagnols et Français, vinrent les Germains, encore plus féroces et déprédateurs que les sanguinaires soudards du duc d’Albe. L’histoire des Flandres n’est qu’un vaste tissu de massacres, de pillages, d’assauts, de combats meurtriers qui font apparaître dans nos souvenirs les figures en relief d’Arteveld, de Charles le Téméraire, des deux Philippe, le Bon et le Hardi, et celles des capitaines de Philippe II et de notre Louis XIV dont Von der Meulen montra si souvent l’altière silhouette dominant les plaines lymphatiques que tant de globules sanguins rougirent pour la honte de l’humanité.
La série continue ; la destinée s’acharne à la ruine des terres Flamandes. Sur l’ensemble du front septentrional, d’Arras à Nieuport, la ruée allemande se lança impétueuse et obstinée avec la volonté de se frayer un débouché vers le détroit convoité. Bavarois et Wurtembergeois chargèrent opiniâtrement au cri de Kalès ! Kalès ! Clamé avec disciple, et sans plus de succès que, peu avant, le fameux Nach Paris !
Le caractère de la bataille, de notre côté, fut héroïque, défensif. Les rives du canal de l’Yser et les inondations qui y furent tendues devinrent un enfer d’eau, de feu et de boue qui répandit la terreur chez les soldats du Kaiser, dont les sacrifices et les souffrances acquirent dans toute l’Allemagne une réputation d’effroi presque superstitieux.
Du 16 octobre 1914 à fin avril de l’an suivant, les masses teutonnes s’efforçant vers la Manche au même cri sauvage et rencontrant un inébranlable mur d’acier s’opposant à leur progression vers Dunkerque et Calais. Ce fut là, entre Ypres, Nieuport et Furnes, que se développa l’admirable époque des fusiliers marins qui sont entrés dans une gloire durable, dont les plus récents témoignages sont divers puisque l’amiral Ronarch, leur ancien chef, vient de recevoir la plaque de grand officier et que le maire de Toulon, M. Michonet, remettait, il y a peu de jours, au ministre de la marine, le drapeau offert à ces fiers gars de l’Yser par une touchante souscription populaire à dix centimes.

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Nos « Pompons rouges » sont déjà légendaires. Nombreux sont les livres qui se sont dévoués à leurs exploits et à leurs souffrances si vaillamment supportées. Les uns sont épisodiques et ne laissent voir que des actions partielles. Ce sont des carnets de combattants écrits au jour le jour et ces fragments restent simplement documentaires pour ceux qui tendent à parachever un tableau d'ensemble. D'autres aboutissent à constituer une façon de triptyque comme l'excellent ouvrage du lieutenant de vaisseau J. Pinguet qui met en lumière trois étapes de la brigade des marins : de la Marne à Dixmude en passant par Gand, et qui est très intense de vie précise dans sa vigoureuse sobriété de style due à une observation précise et volontairement synthétique.
Mais le grand peintre à fresques successives de cette vaste action défensive qui atteignit parfois à la valeur épique, le chroniqueur patient, circonspect, impartial jusqu'à l'âpreté de la vérité intégrale, le poète écrivain sûr de sa documentation empruntée aux acteurs mêmes de cette dure tragédie héroïque, reste incontestablement Charles Le Goffic. Après nous avoir donné des œuvres supérieures heureusement couronnées de succès, telles que les Marais de Saint-Gond (victoire de la Marne), Dixmude ; un Chapitre de l'Histoire des Fusiliers marins, il publie aujourd'hui Steenstraete, autre chapitre consacré aux vaillants des Flandres, et il s'apprête à clore l'hagiographie de ces dévots défenseurs de nos foyers, véritables martyrs de leur foi, par la publication de Saint-Georges et Nieuport, qui achèvera le los et la béatification de ceux qui survivent de cette brigade de fer qui si longtemps mourut pour renaître de ses dépressions et abandons passagers.

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L'auteur de Morgane et de la Payse, le poète du Pardon de la Reine Anne, le critique de Racine, l'ardent Breton prompt à magnifier le génie et les passions celtes, s'est donné tout entier âme, esprit, talent à son œuvre de guerre, célébrant les prouesses de ceux de la mer, voués à la défense terrestre de nos bases maritimes. Il aime la couleur, le mouvement, tout ce qui jaillit de l'action, les mots spontanés, les métaphores imprévues, les observations pittoresques qui se fixent en termes concrets et il ne veut rien omettre de ce qu'on écrit ses chers marins aux heures décisives des coups de chien ou ce ce que des camarades de misère ont cueilli sur le vif des propos échangés dans le pourrissoir des Flandres.
Le Goffic les connaît ses héros de longue date : il les a vu grandir sur les rives des Côtes du Nord, car, sur cent fusiliers marins, on compte environ soixante enfants de la vieille Armorique, mais cela ne le rend pas exclusivement fier des vertus de sa race. Ses récits ne sont pas dominés par l'esprit breton et il aime à célébrer non moins les hommes de la Corse, souples, résistants, impulsifs, les Normands ingénieux, rusés et valeureux, les Provençaux et les Gascons qui, tous, firent honneur à l'indomptable brigade. Il se garde bien d'ailleurs d'enquêter sur les origines diverses des preux qui forment la belle humanité téméraire de cette phalange d'élite dont il exprime le généreux désintéressement, la simple grandeur dans l'immolation aussitôt que sonne l'appel au sacrifice.
Il campe d'un trait sommaire, toujours crâne et sincèrement artiste, les types des gradés ou simples marins qui font figure dans ce drame sanglant, où l'humour ironise, en les accentuant, les mots à la Plutarque. On voudrait échantillonner ici quelques-unes de ces figures qui semblent exceptionnelles et qui se multiplient jusqu'à se fondre en une expression d'ensemble dans le récit de Le Goffic. Steenstraete est le plus âpre des livres de l'auteur sur l'épopée des fusiliers marins. Il débute par l'adieu à Dixmude pour s'attarder à Loo, avant de situer le nouveau front de la brigade sur la rive gauche de l'Yser, non loin du pont de Knocke, dans le secteur même de Steenstraete, en avant de Paéscle. Nous assistons à la vie lamentable des fiers Gars dans le cloaque de leurs cantonnements, à l'attaque de la Grande-Redoute, à l'ouest de Bixschoote. Ce sont de tristes pages, des épisodes sombres de cette sublime Iliade de l'Yser, où l'effort des nôtres fut surhumain.
Le sincère et loyal historien n'a rien dissimulé, rien atténué. Son dernier livre est un enseignement. Le général Lyautey, qui l'a lu avec passion, l'a fermé sur ces mots, qui sont un éloge : « il n'est pas une ligne qui ne soit une leçon ». Tous les chapitres de l'admirable histoire des fusiliers marins font le plus grand honneur à Charles Le Goffic.  A cette heure où l'Académie marie des feuilles de chêne à ses feuilles de laurier et semble en veine de courtiser Bellone, il nous vient l'espoir que le Dante de l'Enfer des Flandres aura bon accueil sous la coupole en forme de casque de l'Institut et qu'il pourra y donner un nouvel éclat à ce fauteuil où le Trissotin doublé de Gustave Planche, que fut le pion Faguet, s'attarda jusqu'à l'heure des grandes secousses qui mirent à néant ses vains propos de gâcheur d'encre de petite vertu. Les noms des héros de l'Yser sont désormais unis devant la postérité à celui de leur admirable historien.

OCTAVE UZANNE.


(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.


Bertrand Hugonnard-Roche

mercredi 22 novembre 2017

Janus et les colombes. Augustin Poupart pour Joseph Uzanne. Epreuve d'artiste signée pour la carte de voeux pour la nouvelle année 1906.

 [Janus et les colombes]

Augustin Poupart (*)

Épreuve d'artiste pour la carte de vœux
de la nouvelle année 1906
pour Joseph Uzanne
Aquatinte tirée en camaïeu de vert sur papier du Japon.
11,5 x 7,8 cm (gravure) - 24,6 x 18,5 cm (feuille)
Épreuve signée en bas à droite à la mine de plomb par l'artiste

Collection Bertrand Hugonnard-Roche, 2017

(*) Augustin Poupart a illustré un Conte pour Mariani intitulé Cypsélos l'invinsible, conte grec (1904), tiré à 300 exemplaires en grand format in-4. En 1905 il donne une première carte de voeux pour Joseph Uzanne. Voir ci-dessous (remerciements à la librairie Trois Plumes / Benoît Galland pour nous avoir communiqué une reproduction de cette carte).


Photo. Librairie Trois Plumes / Benoît Galland

mardi 21 novembre 2017

Causerie de nouvelle année par Octave Uzanne (10 janvier 1886). Octave Uzanne explique le fonctionnement et les changements survenus dans sa revue Le Livre, les contraintes et les renoncements auxquels il a été soumis.



CAUSERIE DE NOUVELLE ANNÉE (*)


a saison des étrennes s'est heureusement écoulée. Quoi qu'on ait pu dire ou écrire sur la crise commerciale qui sévit en France à l'heure présente, il faut bien constater que jamais la librairie n'a produit davantage ; les livres foisonnent et la scribomanie semble chaque jour gagner de plus en plus toutes les différentes classes de la société.
Le fils d'un épicier de Lyon, J.-M. Chassaignon, fît paraître vers la fin du siècle dernier, sous le pseudonyme d'Épiménide l'Inspiré, une satire en quatre volumes sur les Cataractes de l'imagination, le Vomissement littéraire et l’Hémorragie encyclopédique. Assurément ce livre serait à reprendre et à mettre à la portée des révolutions du jour, car en aucun temps de notre histoire pareil déluge d'impressions n'a envahi un peuple plus démoralisé par la politique et relativement aussi peu épris de lecture et de belles-lettres.
A l'époque de la décadence littéraire romaine, les ouvrages ainsi se multipliaient et des armées de copistes travaillaient nuit et jour sans pouvoir arriver, même au prix d'un labeur surhumain, à transcrire les innombrables manuscrits qui faisaient irruption de toutes parts. - Pline et Sénèque, devant la profusion des livres, avaient déjà lancé ce salutaire conseil au lecteur : Non multa, sed multum, ce qui équivalait à dire « Lisez beaucoup, mais bornez votre lecture à un petit nombre d'ouvrages choisis. » - Aujourd'hui qu'on relie ses livres, mais qu'on ne les relit point, ce précieux avis serait sans valeur. Nous assistons à un débordement d'écrits de tout genre, à une production tumultueuse et encombrante, à un véritable envahissement de littérature sans grande couleur et sans force, et cela en un temps où l'exiguïté de nos logis devient plus impérieuse, où il faut restreindre sa vie dans la parva donus du sage, où enfin les rangs de nos bibliothèques sont assez mesurés pour que nous n'y puissions même admettre les seuls grands écrivains de notre France.
Devant cette surabondance d’œuvres imprimées, nous subissons parfois un effarement, un découragement profond, une tristesse poignante, comme une inquiétude vague qui tient de l'angoisse, car il faut bien avouer que seul, feu Boulard, le bibliomane à la toise, exproprié de ses immeubles par l'in-folio et l'in-18, aurait pu regarder d'un œil à la fois satisfait et inconscient cette pullulation incroyable d'ouvrages de tous formats et de toutes provenances, marqués au sceau de la plus curieuse médiocratie du talent.

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La littérature française a eu ses États Généraux et jamais le titre de République des Lettres ne lui a été mieux approprié qu'aujourd'hui. La théorie égalitaire ne s'est que trop pleinement divulguée. Peu à peu le nivellement s'est fait, et cette, suprême distinction aristocratique de l'esprit qu'on nommait le talent s'est très vivement démocratisée et démonétisée ; cela a été, en quelque sorte, comme le morcellement intellectuel des grands domaines nationaux, car chacun montre du talent aujourd'hui, un bon talent courant qui ne choque pas, si toutefois il ne nous élève point vers des sphères supérieures. Chacun cultive son petit lopin intellectuel benoîtement, non pas comme un fief ou un bien patrimonial, avec une conviction et un orgueil de tréfoncier, mais simplement en brave franc tenancier qui épuise volontiers et sans souci son terrain. Aussi, tout a-t-il changé ; les hautes futaies sont devenues de simples petits taillis et la récolte artificielle a définitivement remplacé les bonnes frondaisons naturelles d'autrefois. - Les grands génies disparaissent, les petits talents s'éparpillent et se multiplient comme des bacilles.
Dans ces lots d'innombrables volumes que nous envoient les éditeurs et qui nous assiègent dans nos intérieurs bourgeois, débordant sur les tables, s'empilant sur les sièges, il se trouve une honnête moyenne de talents divers ; on ouvre au hasard un livre et l'on découvre d'aimables choses curieusement observées, un certain esprit de recherches et une jolie verve de biendisance ; on convient que ce sont là des ouvrages quelconques, mais non pas des œuvres de Quelqu'un ; ils sont pour la plupart médiocres, mais, hélas ! ils ne sont pas pires. - Or le critique désarme ; il n'a plus la force de s'indigner ; dans ce chaos de bouquins qui l'enserre, il s'égare, il faiblit, il s'énerve ; la nausée de la lecture le prend ; pour se débarrasser de tous ces intrus qui quêtent un mot, un éloge, une réclame et pour faire place aux nouveaux venus qui déjà frappent à la porte, il bénit en bloc, il absolutionne tous ces faméliques de renommée ; il gaspille sa bienveillance en mille banalités flatteuses ; il éprouve cette commisération frissonnante, ce dégoût refoulé du passant attardé qui est assailli par des filles il s'efforce de ne pas être blessant et peu à peu devient criminel.
Vingt romans, dix livres d'histoire ou de voyage, cent recueils de contes ou nouvelles sont là, près de lui, qui le sollicitent. Les peut-il lire ? - II n'y faut point songer ; il les parcourt de l'index, les fouille du couteau à papier ; partout il sent un effort, parfois une conviction, rarement un talent qui l'amorce et le touche à ce ganglion spécial de l'esprit qui dilate en nous la pensée et l'enthousiasme. La fatigue alors le saisit, il voit se dresser comme dans un cauchemar toute cette littérature qui l'envoûte et l'ensevelit ; il semble entendre, comme une prière générale qui monte à lui, un chœur d'esprits qui vantent leurs labeurs, leurs illusions, leurs chimères. Il songe que tous ces inoffensifs alimentent une petite flamme intellectuelle et surtout qu'ils ne font point de politique. C'est alors qu'il saisit sa plume pour bénir, bénir sans cesse, bénir toujours, jusqu'à épuisement d'épithètes ondoyantes et de qualificatifs émollients. Ah me disait, non sans tristesse, tout dernièrement, un vrai littérateur, critique sincère, que je compte parmi mes amis, quand me sera-t-il permis de me réfugier à la campagne, dans une solitude heureuse où je pourrai lire enfin tous les livres dont j'ai rendu compte !

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« La critique était bienveillante à son origine, écrivait le poète Longfellow ; elle indiquait les beautés d'un ouvrage plutôt que ses défauts ; ce sont les passions des hommes qui l'ont rendue maligne : de même, le lit, symbole du repos, fut transformé par le mauvais cœur de Procuste en un instrument de torture. » - Cette observation pourrait être juste, si notre société ne s'était point transformée sous l'influence chaque jour plus prépondérante de la presse, si le monde des lettres n'était devenu un véritable marché à la criée où il faut donner de la « gueule » pour se faire entendre, et si enfin on pouvait établir une logique conspiration du silence à la naissance de tous les méchants livres qui nous assaillent. II n'en est pas ainsi ; le charlatanisme ameute de tous côtés le public et la petite voix timide et consciencieuse de l'honnête homme mérite de se faire entendre. La critique, qui n'est que l'enluminure du mensonge d'ans les mains des pitres de la réclame, ne devient un instrument de vérité qu'au service des lettrés droits et amoureux de sacerdoce.

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Cette critique sincère, minutieuse et patiente, nous l'avons cherchée, attirée pour ainsi dire dans cette Revue qui entre aujourd'hui dans sa septième année ; il faut bien le dire, nous n'avons guère réussi à l'acclimater aussi entièrement que nous le désirions. En dépit de tous les efforts, elle s'est parfois banalisée et même trop souvent compromise à notre insu. Elle s'est montrée femme de nature coquette, capricieuse, frivole, agaçante, marivaudeuse, insoumise et fugace ; tour à tour au service de différentes mains, elle n'a pu subir le joug d'un seul maître et est devenue forcément mondaine, alors que nous l'eussions voulue surtout plus austère et plus janséniste.
Conduire la critique est devenu, par malheur, impossible dans la mêlée littéraire de ce siècle. « On ne trouvera pas de sitôt, disait déjà Balzac en 1840, un écrivain positivement instruit, ayant médité les moyens, connaissant les ressources de l'art, qui critique dans l'intention louable d'expliquer, de consacrer les procédés de la science littéraire et ayant lu les ouvrages dont il s'occupe. Voici pourquoi : lire un livre, s'en rendre compte a soi-même avant d'en rendre compte au public, en chercher les défauts dans l'intérêt des lettres et non pour le triste plaisir de chagriner l'auteur, est une tâche qui veut plus d'un jour elle demande des semaines. »
Il s'agit aujourd'hui d'être renseigné vite, d'être guidé prudemment dans ce labyrinthe d'ouvrages nouveaux, dont la vogue passe si vite, que le livre du lendemain chasse déjà de la mémoire l'œuvre de la veille. Le lecteur ne veut pas attendre, l'auteur aspire à être jugé dès le jour de sa mise en vente et la production haletante monte toujours avec tant de puissance qu'il est impossible de l'endiguer et d'espérer trouver pour lire une heure de solitude. - D'autre part, sous peine de se déclarer un savant encyclopédique, il est malaisé à un Directeur de Revue de juger par soi-même de toutes les nouveautés qui paraissent dans les différentes branches bibliographiques. Forcé d'appeler à la rescousse de nombreux collaborateurs, spécialistes en leur manière, il doit, tout en leur inculquant l'indépendance et les protégeant dé son autorité, leur accorder pleine et entière confiance ; il trace à chacun une ligne de conduite, un cadre d'évolution il fixe un nombre de lignes déterminé par la surabondance des textes à insérer ; il agit en quelque sorte en bon père de famille, ayant l'œil à tout et s'occupant des moindres détails. La besogne est suffisamment onéreuse et plus ardue qu'on ne se l'imagine.
Les choses en étant à ce point, et jugeant de la difficulté de m'éclairer sur la conscience de tous ceux qui veulent bien m'apporter leur concours, que de fois n'ai-je point rêvé de diriger personnellement une Revue de critique impeccable, dans un couvent de moines laïques, studieux, érudits, aimant les lettres avec abnégation ! Au milieu de cette petite population de travailleurs intègres, détachés du monde, soustraits aux influences extérieures, sans relations d'auteurs et apportant leur jugement sans complaisances affectives ou autres, il me semblait qu'on eût pu faire revivre les anciennes critiques du Journal des Savans ou du Mercure de France, sans amoindrissement, avec une invincible logique de la pensée et une autorité incontestable.
Cela est, hélas! du domaine du paradoxe...et puis, cette congrégation de la libre conscience littéraire porterait ombrage au panmuflisme contemporain ; non seulement elle ne serait pas autorisée, mais ce parfait Moniteur de la littérature compterait tout au plus une dizaine d'abonnés dans les États désunis d'Europe, même en dehors de l'Union postale.
Encore une utopie à joindre à la Bibliographie des Rêves s'il en fut jamais !

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Le Livre est presque le seul journal de littérature et de bibliographie mêlée qui ait pu prendre racine sur le sol léger de notre France au cours de ce siècle. - Lorsque nous le conçûmes et le mîmes en œuvre, il y 'a sept ans ; mon éditeur et moi, j'étais, je l'avoue, un peu sceptique sur le résultat, bien que ne créant pas une petite chapelle exclusive pour les bibliophiles, mais un vaste temple ouvert à tous les lettrés. Il me semblait difficile qu'en ce pays de la Chanson et du Conte gaulois, une publication si abondante en documents sérieux pût s'établir solidement et obtenir les milliers de lecteurs nécessaires à son existence. Mon éditeur ami avait une confiance calme qui ne me pénétrait pas ; j'étais un peu comme ces architectes qui bâtissent une maison avec la persuasion qu'elle comptera peu de locataires, et cependant je mollissais avec rage et je me sentais si fort enfiévré dans l'édification de ce petit monument, si courbatu par les efforts et les difficultés à vaincre, que j'espérais malicieusement in petto qu'une malchance caractérisée viendrait me délivrer de tous ces tracas et me rendre à mon indépendance première et à la pleine jouissance de moi-même.
Il n'en fut pas ainsi ; la bibliographie prit sa revanche avec un certain éclat. Je fus rivé à mon œuvre, non sans quelque dépit dans les premiers temps puis, peu à peu, je m'y attachai si étroitement que je la réduisis pour la mieux parfaire. On cria bien un peu, on clabauda contre la diminution des feuillets, contre le changement du papier de première partie, contre la modernité des articles de la tomaison rétrospective ; mais, n'étant pas amateur de régime parlementaire, je passai outre et ne me laissai oncques aller à faire à nos très précieux lecteurs ni profession de foi ni déclaration de principes. - A cette heure, le Livre est mis au point, définitivement aménagé, pourvu de toutes les munitions littéraires ; son cadre, je puis le dire, demeurera invariable. Les premiers tâtonnements, les petites expériences sont terminés ; il est, dans son ensemble, arrivé à sa forme consacrée ; ceux auxquels il a pu déplaire au cours de son insensible évolution ont logiquement battu en retraite et je les salue de loin sans espoir de retour. Pour les autres, vieux abonnés chevronnés, ou conscrits lecteurs de l'année qui commence, je leur tends cordialement la main, je les prie de me tenir en sympathie et de me permettre de discourir souvent avec eux à cette même place, sur tous les événements littéraires et sur les questions de profonde et légère bibliophilie.

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Certes, on pourrait discuter à perte de vue, sans arriver à s'entendre, sur les différentes façons de comprendre la rédaction générale de cette Revue ! - Tel bibliophile de la vieille école ne saurait admettre la première partie du Livre, sans certaines études de technologie judicieuse et pratique. Il voudrait y voir revivre les Quérard, les Brunet, les Barbier, les Peignot, les Tricotel, les Renouard, toute cette légion savante qui fait honneur à la science bibliographique de notre nation ; il ne lui déplairait point non plus d'y trouver des articles de bibliotique, de bibliognostique, de bibliomanie et même de dissertation sur les bibliolytes et les bibliopégistes anciens et modernes. Tel autre, bibliomane exclusif, pencherait volontiers pour des renseignements plus complets ou minutieux sur le prix des livres vendus, avec études comparatives des adjudications diverses, puisées dans les catalogues des ventes célèbres du siècle. Tel bibliothécaire de province, par esprit de système, ne rechercherait dans ses pages que des notes de catalographie, des classifications bouquinières ou des études statistiques, tandis que certains amateurs demanderaient avec instance de précieuses descriptions des livres à vignettes du XVIIIe siècle ou des ouvrages illustrés du XIXe siècle, avec des remarques sur l'état des planches, les avant-lettres, les figures découvertes et toute l'iconologie désirable et raffinée qu'il est de mode de professer aujourd'hui.
Sans négliger entièrement ces divers travaux, je ne saurais y renfermer toutes les aspirations du Livre, et je trouve préférable de renvoyer ces différents monomanes dont les idées sont si respectables à des magazines très spéciaux et excellents, comme le vieux Bulletin du Bibliophile, ce vétéran de la bibliographie podagre, qui sort encore quelquefois, comme un petit vieillard propret, de la librairie de M. Techener, sur les plates-bandes maroquinées duquel je ne veux point marcher.
Une autre école plus moderne se plaît à rechercher des opinions sagaces sur les belles publications typographiques du jour ; elle s'étudie à connaître la trituration du livre, sa physiologie, et je dirai, même sa psychologie. Amoureuse du document, du fait inédit, des mystères qui planent dans les entours d'une œuvre ou d'un écrivain, elle met son esprit au service de sa curiosité toute littéraire, et compulse plus volontiers les dossiers épistolaires, les petits côtés de l'histoire des lettres, les fragments de mémoires, les dessous des livres à clef, toutes les choses vivantes de la littérature, les pages chaudes et colorées des romantiques inconnus ou oubliés, les excentricités de la plume ou les originalités des conceptions cérébrales. Les disciples de cette école ne dédaigneront pas encore de connaître les façons dont ils peuvent agencer une bibliothèque, quels sont les relieurs, ces couturiers du livre, qui soient susceptibles d'habiller les meilleurs élus de leur choix. Aucunement confinés dans la passion des siècles passés, ni embaumés ni momifiés dans le pédantisme et la bibliognosie de tradition, ils feront leurs efforts pour étendre plutôt leurs vues, leur goût, leur manie délicate, que pour les circonscrire dans un cadre étroit. Ils admettront à la fois, sans les confondre, Rabelais et Veuillot, Bossuet et Renan, La Bruyère et Maupassant, Montaigne et Ludovic Halévy, Lesage et Alphonse Daudet.
C'est plutôt à ces derniers, à ces nouveaux, que cette Revue, dans sa partie rétrospective, conviendra par la manière dont je la conçois. Ce siècle est assez vieux, assez chargé d'hommes illustres pour qu'on y puisse fouiller l'inédit et y coordonner l'histoire, sans emprunter éternellement aux temps passés, plus sillonnés d'investigations que l'Europe ne l'est de chemins de fer. Le Livre doit être un recueil original, sans précédent, tirant toute sa force de son caractère unique et de son genre absolu. Aux esprits encyclopédiques et moins épris de littérature masculine et musculeuse, je recommanderai, avec un parfait sérieux et une sincère conviction, Monseigneur Le Polybiblion ou Son Excellence ministérielle le Bulletin des Bibliothèques et des Archives.
Dans la partie moderne de ce périodique, si essentiellement foisonnante de renseignements de toute nature, je pense qu'il était difficile d'apporter à la fois plus de méthode et plus de variété. Cependant, si ma perception est juste, c'est ici que les avis bifurquent parmi les lecteurs : ceux-ci voudraient développer l'étude des comptes rendus et sacrifier largement cette compendieuse gazette bibliographique qui résume le mois littéraire avec tant de logique et de probité ; ceux-là, par contre, ne se soucient mie des critiques d'ouvrages nouveaux. Trop de romans, disent les uns ; pas assez d'analyse pensent les. autres ; c'est l'histoire de l'âne de Buridan. - Je sais certains curieux qui périraient de dépit si on leur supprimait la liste officielle des nouveaux journaux parus, qu'ils ne sauraient découvrir ailleurs ; d'autres trouvent des charmes touchants à la nécrologie honnêtement préparée. Pour telle classe d'abonnés, le véritable clou du Livre, ce sont les listes sommaires des principaux articles de la presse littéraire et politique, ainsi que le résumé des Revues ; pour telle autre catégorie, le suprême attrait ne se trouve que dans ces notes de provenance étrangère qui ne nous laissent rien ignorer de ce qui se fait ou s'imprime urbi et orbi. - Au demeurant, chacun trouve ici sa pâture intellectuelle ; chacun y alimente son caprice, sa passion ou ses études. Ce serait la fable du Meunier, son fils et l'âne qu'il nous faudrait jouer sans fin, s'il fallait déférer aux désirs de tous nos très chers abonnés.
C'est ici un terrain de conciliation pour tant de boutades opposées. Toute Société ne vit que de concessions réciproques et l'égoïsme individuel cède forcément le pas à l'intérêt général.
Si, après six ans de travail silencieux, je me livre aujourd'hui à cette causerie d'intimité soudaine, c'est que je sens ma tâche allégée par le succès et que je puis, peut-être pour la première fois, sortir des sous-sols de cet immeuble afin de visiter mes locataires inconnus :
« Dites-moi, vous trouvez-vous bien ?- Ne vous manque-t-il rien ? Ne sentez-vous ni trop de chaleur ni trop de vents coulis ? » - Et, par manière préventive, je pourrais ajouter : - « Je sais ce qui vous fait défaut ; pas assez de tenue et de correction typographique ; trop de coquilles qui gâtent et marbrent nos colonnes, et, puis encore, peut-être désirez-vous plus de luxe et de confortable dans la décoration intérieure, quelques bahuts vieux style dans l'antichambre, de la recherche dans les détails, de l'esprit de suite et de l'harmonie dans l'analyse critique des visiteurs. Est-ce là bien tout ? » - Je n'ose espérer que vous ajoutiez : « De plus fréquentes entrevues entre nous. Comment donc, cher monsieur, l'honneur serait pour moi ! »
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Cette visite étant faite ces quelques mots échangés, mes hôtes très aimés, je vous dis au revoir. - Sachez que je suis toujours ici avec vous et près de vous, sous le même toit, cousu à vous sur nerfs sympathiques, relié dans une même passion de peau humaine. Signalez-moi les abus, - s'il en existe, - faites scintiller les petits fers de vos désirs, le titre de vos ambitions ; montrez-moi la doublure de tabis de vos rêves, les fleurons à froid de vos déceptions, et aussitôt j'accours.
Ces dernières préciosités sont sucreries de jour de l'an. Goustez-les pour ce qu'elles valent.

OCTAVE UZANNE.



(*) Ce long texte explicatif a été publié en tête de la première livraison de l'année 1886 (10 janvier), septième année de la revue Le Livre. On y découvre avec intérêt un rédacteur en chef-directeur en plein maturité, avec ses doutes et ses certitudes quant à la bonne marche de sa revue. On y retrouve l'homme indépendant qui aurait aimé pouvoir tout orchestrer et mettre en oeuvre seul, sans l'aide d'une cohorte de critiques que l'on comprend toujours débordés par la besogne. Il annonce ici aussi clairement la couleur en faveur de la bibliophilie moderniste contre cette bibliophilie vieillissante et podagre personnifiée par le quasi séculaire Bulletin du Bibliophile. Peu de surprises quant à ses déclarations donc, si ce n'est cette forte réticence qu'il a pu avoir au moment du lancement de la revue, initié par l'éditeur Albert Quantin, son ami. Est-ce simple coquetterie après coup ou bien réalité ? Nous essaierons d'en savoir plus sur la genèse de cette revue monumentale qui s'achèvera à la fin de l'année 1889 pour laisser la place au Livre Moderne que l'on sent pourtant ici déjà en gestation trois ans avant sa naissance.

samedi 18 novembre 2017

10 octobre 1889 : Octave Uzanne devient Directeur-Gérant de la revue Le Livre.


Petite information qui vient compléter l'historique du parcours d'Octave Uzanne au sein de la revue Le Livre publiée par Albert Quantin entre 1880 et 1889 : Octave Uzanne apparaît en tant que Directeur-Gérant de la revue à compter de la livraison du 10 octobre 1889. Autant dire en bout de course puisque la revue prend fin avec la livraison du décembre de la même année. Auparavant la direction-gérance était assurée par A. Sauphar et ce depuis la livraison du 10 avril 1886. Depuis la première livraison du 10 janvier 1880 jusqu'à la livraison du 10 mars 1886 cette responsabilité revenait à l'imprimeur-éditeur-gérant : Albert Quantin.
Nous n'en savons pas plus quant aux véritables fonctions liées à ce titre et pourquoi Octave Uzanne en hérita à deux mois de la fin de la revue. Qui était A. Sauphar ? Quelle était sa véritable fonction au sein de l'imprimerie Quantin ? Tout reste à découvrir de ce côté-là.

Bertrand Hugonnard-Roche

Octave Uzanne et Emile Zola : La Confession de Claude (1880). "Affabulation niaise, caractères faux, descriptions confuses, style déclamatoire, langue nulle, rien, rien, rien, tel est le bilan de ce roman prétentieux."

Émile Zola, caricature par André Gill
La Confession de Claude, par Émile Zola. Paris, Marpon et Flammarion, 1880. 1 vol. in-8° jésus. - Prix 3 fr. 5o. (*)

Quelque antipathie qu'on ait pour la personnalité tapageuse et encombrante de M. Zola, il faut reconnaître son incontestable talent et admirer surtout la ténacité laborieuse de ses efforts. Nul plus que lui n'a réalisé le proverbe qui dit qu'on devient forgeron en forgeant. C'est à force de travail, de volonté, d'acharnement, qu'il est arrivé non seulement au succès, mais au talent. Ses débuts ne promettaient rien de pareil. On y trouvait un piètre écrivain, encombré d'imitations, inhabile à manier les mots, déjà brutal, mais sans force, déjà curieux de style, mais sans la moindre langue. La Confession de Claude est un de ses livres de début. A ce titre, il était curieux de le remettre en vente, afin de montrer au public le chemin qu'a parcouru l'auteur depuis ces ébauches informes jusqu'à l'Assommoir, qui n'est certes pas un chef-d'œuvre, comme le disent les naturalistes, mais qui est une œuvre se tenant debout, dans une langue à part, dans un art spécial. Quelle volonté il a fallu à M. Zola, quelle patience pour parcourir ce chemin ! Car la Confession de Claude est d'un mauvais à faire pleurer les pierres. Affabulation niaise, caractères faux, descriptions confuses, style déclamatoire, langue nulle, rien, rien, rien, tel est le bilan de ce roman prétentieux. Lisez-le donc, ô jeunes gens qui perdez courage en voyant l'inutilité de vos premiers efforts ! Lisez cela, c'est encourageant. On voit d'où il est possible de partir, et que les plus lamentables débuts ne prouvent pas toujours l'impuissance irrémédiable.

[article non signé attribuable à Octave Uzanne]

(*) Ce compte-rendu a paru dans la revue Le Livre, Bibliographie moderne, livraison du 10 novembre 1880. Il n'est pas signé mais est sans conteste du rédacteur en chef Octave Uzanne qui livre ici encore une fois son sévère jugement sur Émile Zola et son œuvre. Cette opinion évoluera au fur à mesure des années et deviendra de plus en plus clémente malgré les ressentis primitifs quand à un naturalisme qu'il n'a jamais assimilé.

jeudi 16 novembre 2017

Une reliure parlante par Victor Champs pour La Locomotion à travers l'histoire et les mœurs par Octave Uzanne (1900).


Reliure signée Victor Champs, 1900
sur la Locomotion à travers l'histoire et les âges, par Octave Uzanne


Nous n'avions encore jamais croisé (depuis plus de 20 ans maintenant que nous cherchons ...) une reliure parlante signée Victor Champs sur La Locomotion à travers l'histoire et les moeurs par Octave Uzanne. Ce volume sorti des presses de Chamerot et Renouard à Paris le 15 novembre 1899, il y a presque 120 ans, a été recouvert d'une élégante reliure en demi-chagrin à larges coins par l'un des relieurs préférés d'Octave Uzanne : Victor Champs. C'est Victor Champs qui, en 1883 ou 1884, reliera pour la bibliothèque d'Octave Uzanne, Les Mœurs Secrètes du XVIIIe siècle, en exemplaire unique, avec dessins et nombreux états ajoutés.
En 1887 Octave Uzanne écrit : "[...] Emile Carayon et Victor Champs seront souvent encensés pour leurs cartonnages et leurs demi-reliures de qualité." Ce sont certainement plusieurs dizaines d'ouvrages d'Octave Uzanne qui sont passés par les mains du maître relieur parisien. Nous avons donné en 2011 (ça ne rajeunit pas...) un rapide aperçu de la vie et la carrière de Victor Champs.
En 1900 Victor Champs est âgé de 56 ans et est proche de la retraite. Il mourra en 1912. C'est Jean Stroobants qui lui succéda en 1904 après avoir travaillé longtemps à ses côtés.
Je vous laisse admirer ce spécimen de reliure parlante avec fer spécial, à priori assez rare, pour la Locomotion d'Octave Uzanne. On a dans les entrenerfs au dos de la reliure un fer représentant une locomotive à vapeur telle qu'on peut la voir dans l'ouvrage. Le présent volume est un des exemplaires sur vélin teinté (1.500 ex.) avec 60 ex. sur Japon et 10 ex. sur Japon colombier (légèrement plus grand de marges). Combien d'exemplaires de ce très joli ouvrage ont été reliés par Victor Champs ? Nous ne le saurons jamais. Une dizaine ? Une cinquantaine ? Pour une poignée d'amateurs avertis, peut-être même pour Octave Uzanne lui-même (nous n'avons pas retrouvé à ce jour son exemplaire personnel).

Bertrand Hugonnard-Roche

mercredi 15 novembre 2017

Octave Uzanne et les Almanachs. Compte rendu analytique paru dans Le Livre (10 novembre 1880).

Reliure en maroquin sur un
Almanach de Lansberg pour 1784
Photo Copyright Librairie L'amour qui bouquine


Les Almanachs pour 1881, au dépôt central des almanachs publiés à Paris. Librairie Plon et Cie. (*)

Un bibliophile ne quittait point son cabinet, nous rapporte je ne sais plus trop quel compilateur de calembredaines dans son amour pour ses chers bouquins, il négligeait de satisfaire aux tendres désirs d'une épouse caressante et dévouée, tant que celle-ci soupirait ardemment : "Que ne puis-je devenir livre, pour t'occuper un seul instant !". Lors l'émule de Peignot :

Deviens donc Almanach, répond-il, j'y consens ;
Et j'y consens en homme sage ;
J'en tirerai cet avantage,
C'est qu'on en change tous les ans.

Tous les ans, en effet, à l'approche de l'année nouvelle, presqu'au moment où les marchands de marrons se montrent sous les auvents des cabarets, les almanachs apparaissent plus nombreux, plus variés que jamais, avec la ponctualité du retour des hirondelles aux premiers beaux jours du printemps. On les voit prendre place à la vitrine des libraires : leurs couvertures aux notes éclatantes et gaies tirent. l'œil, ou, comme pourrait dire l'apôtre du naturalisme, marquent de taches criardes et avivent de couleurs crues les étalages de toutes les librairies de France et de l'étranger.
Leur variété surprend ; chacun d'eux a son caractère, son aspect particulier. Beaucoup ont disparu depuis leur origine. Les AImanachs des muses, de parnassienne mémoire, ont sombré après avoir abrité plusieurs générations de poètes. L'Almanach royal, celui qui faisait dire à Fontenelle « C'est le livre qui contient le plus de vérités », n'a pas résisté à la révolution. Mais voici un aïeul, le plus vénérable de tous les almanachs, l'Astrologue universel ou le véritable triple Liégeois, fondé par Mathieu Lansberg, dans son petit format carré, son impression naïve sur papier à chandelles, sa brochure grossière et primitive outrageusement rognée, faite d'une simple ficelle poinçonnée, au cœur de l'épais volume, et son titre original dont l'ancienne gravure sur bois burinée à la diable représente le vieux Lansberg, muni de ses lunettes et de sa barbe chenue, aussi fantastique qu'un Nicolas Flamel de vignette romantique. Le triple Liégeois n'a point perdu sa vogue, il reste encore aujourd'hui comme l'oracle des populations rurales ; le gros esprit de ses anecdotes y détonne comme un pétard plutôt que comme une fusée, et ses avis pratiques, ses remèdes, ses recettes ont de quoi alimenter les connaissances des commères de village.

Page de titre
Almanach de Lansberg pour 1784
Photo Copyright Librairie L'amour qui bouquine
Au triple Liégeois doivent succéder le triple et le double almanach Mathieu (de la Drôme), indispensable, dit le texte, aux cultivateurs et aux marins, et qui, de même que l'Annuaire de ce disciple de Nostradamus, compte déjà près de vingt années d'existence. Mathieu (de la Drôme) est le plus populaire des astronomes ; il est plus connu en France que Victor Hugo ; ses prédictions font acte de foi dans l'esprit des provinces, et il ne ferait point bon de se montrer sceptique à leur endroit. Au reste, il faut leur reconnaitre un art extrême à ne se point compromettre et une logique que n'eût point désapprouvée le sieur de La Palisse ; un portrait de Mathieu (de la Drôme) en médaillon, aussi sévère qu'un président de république américaine sur timbre-poste, orne ces divers opuscules.
Je citerai ensuite, par degré d'âge depuis la date de fondation, les almanachs suivants : l'Almanach de France et du Musée des familles (49e année), publié par la Société nationale, avec cette épigraphe, hélas ! trop véridique « 15 millions de Français n'apprennent que par les almanachs les destins de l'Europe, les lois de leur pays, les progrès des sciences, des arts, de l'industrie, leurs devoirs et leurs droits. » Versez l'instruction sur la tête du peuple, vous lui devez ce baptême.

Page de titre
Almanach de Lansberg, 1784
Photo Copyright Librairie L'amour qui bouquine
L'Almanach prophétique, publié depuis 1840. L'Almanach comique, rédigé par Véron, Leroy, Lassalle, Ad. Huard, et illustré par Grévin et Bertall, l'un des plus spirituels de la collection et des mieux composés, quarantième année d'existence. L' Almanach pour rire du pauvre Cham, aujourd'hui illustré par Draner et Mars, et qui parait depuis 1849 dans le format in-8° carré. La Mère Gigogne, Almanach de la poupée modèle, un vrai régal pour les poupons de tout âge (32e année). L'Almanach des dames et des demoiselles, qui a vu le jour en 1848. L'Almanach lunatique, tout constellé de l'esprit de Cham et de ses dessins (29e année). L'Almanach de la bonne cuisine, avec des recettes exquises par quelque petit-neveu de la Reynière (24e année.) L'Almanach du Charivari (22e année), avec dessins de Draner et de Lafosse, très parisiens de facture. L'Almanach du Voleur illustré, in-4°, avec des bois remarquables des principaux tableaux du Salon de 1880 et des portraits de littérateurs morts dans l'année. Le Parfait vigneron, almanach du Moniteur vinicole, fondé en 186o. Enfin, L'Almanach parisien, l'Almanach du bon catholique, L'Almanach scientifique, L'Almanach du Sacre-Cœur de Jésus, L'Almanach des jeunes mères, L'Almanach du savoir-vivre et L'Almanach-album des célébrités contemporaines.

Reliure en maroquin au chiffre de Marie-Louise
Petit souvenir des Dames, Janet, 1817
Photo Copyright Librairie L'amour qui bouquine
J'ai gardé pour la bonne bouche le plus fin et le plus élégant de tous les almanachs que je viens de faire défiler en grande hâte. Je veux parler des Parisiennes de Grévin, qui, depuis 1868, forment bien une série de douze petits chefs-d'œuvre d'humour et de verve satirique, un peu cocodettiana si l'on veut, mais ces Parisiennes-1à le sont jusqu'au bout des ongles. Les collectionneurs sont nombreux pour ces coquets almanachs ; on m'affirme même qu'une collection complète n'est point sans rareté. Parbleu !!! Une ancienne locution qu'on retrouve dans nos anciens auteurs : faire des almanachs, est synonyme de bâtir des châteaux en Espagne ou de se repaître de chimères. La maison Plon et Cie, qui a pris le monopole des grands almanachs, achève de démonétiser le sens du proverbe. Faire des Almanachs, c'est réaliser mieux que des espérances, car c'est par centaines de mille qu'il faut compter les acquéreurs ; la France n'aime point seulement les chansons, elle adore les almanachs par tradition et par goût.

O. U. [Octave Uzanne].


(*) Extrait des Comptes rendus analytiques parus dans la livraison du 10 novembre 1880 pp. 297-298 de la revue Le Livre dirigée par Octave Uzanne. Octave Uzanne s'est réservé pour lui-même ce petit résumé bibliographique sur les divers Almanach parus au fil des XVIIIe et XIXe siècle.

lundi 13 novembre 2017

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. L'accoutumance à la guerre – Lundi 17 septembre 1917.



Lundi 17 septembre 1917 – L’accoutumance à la guerre. (*)



Au cours d’études sur la vie sociale sous le Directoire, le Consulat et l’Empire, alors que la curiosité me tenait d’inventorier les mémoires, chroniques, correspondances privées, nouvelles à la main ou journaux, reflétant inconsciemment l’esprit public et les mœurs du temps, ma surprise fut grande de ne rencontrer, parmi tous ces documents explorés, qu’une dose extrêmement restreinte d’allusions ou de commentaires sur les faits d’armes de nos soldats qui établissaient à ces heures dans l’histoire les prouesses de l’Épopée napoléonienne.

De la guerre d’Italie, les luttes héroïques de nos troupes à travers l’Europe, presque rien ; aucune mention. Tous les historiens de la vie civile nous la Révolution jusqu’à la Restauration ont été amenés à le constater. Les Français semblaient se désintéresser des faits gigantesques qui forgeaient la glorieuse légende de notre action militaire invincible. A Paris et dans les principaux centres de la nation, les citoyens et citoyennes paraissaient entraînés vers les lieux de plaisir, les bals, les réunions, les fêtes, les spectacles de tout ordre, et les modes féminines ne furent jamais plus extravagants, plus décolletées et olympiennes. On cultivait les Muses, on pindarisait, on s’intéressait davantage à la Guerre des Dieux qu’à celle des hommes, cependant si active.

Comment dégager les causes psychiques de cet apparent détachement de tant de faits qui témoignaient du génie de nos chefs dans l’audacieuse exploitation de la gloire ? Convenait-il d’en attribuer l’origine à notre frivolité naturelle, à notre goût d’indifférence pour ce qui se passe sous un sol étranger, même merveilleusement conquis et assimilé ? Les journaux d’information n’existaient point. Les émotions des dernières nouvelles ne troublaient aucunement les masses populaires ; l’éducation de notre appétit de savoir les événements sans délai n’était pas encore ébauchée. Le pain et les jeux du cirque suffisaient alors à nos heureux arrières-grands-pères.

Toutefois, il me vient aujourd’hui une conscience plus nette qu’il y eut également aux heures héroïques dont je parle, une acclimatation à la guerre, une adaptation à l’anormal, par un retour insidieux aux habitudes confortables, la paix. Cette accoutumance, en un mot, arrive toujours à apparaître, quoi qu’on fasse, dans l’histoire des plus monstrueux chocs de peuples ayant persisté durant des années, c’est-à-dire bien au-delà du possible entrevu au début des conflits. D’autre part, toutes calamités qui évoluent à travers un cycle de nombreuses saisons renouvelées deviennent fatalement endémiques. Elles ne s’atténuent pas à vrai dire, mais on se familiarise avec les maux et les deuils qu’elles causent et, par la connaissance qu’on possède de sa propre impuissance à se pouvoir soustraire à un fléau qui afflige toute la communauté, on recherche l’oubli malgré soi, parce qu’il faut vivre.

*

* *

Il suffit de réfléchir, de voir, d’écouter, de comparer l’état d’émotivité nationale actuel avec ce qu’il fut en 1914 et même en 1915, pour observer que nous sommes à l’anormal entrés dans la phase d’accoutumance relative, dans une adaptation progressive et chaque jour plus accentuée, mieux perceptible, surtout plus accentuée, mieux perceptible, surtout dans les grandes capitales : Londres, Rome et Paris.

A regarder Paris, en ce début d’automne 1917, on ne le trouve que trop émancipé de cette belle dignité qui régnait partout il y a encore deux années. Il offre aujourd’hui l’aspect des saisons exceptionnelles de grandes foires mondiales. Je suis assuré qu’un recensement actuel de sa population atteindrait, s’il ne le dépassait, le chiffre de cinq millions et demi d’habitants ou de population flottante. Les neutres y affluent, ainsi que les réfugiés de la Belgique, du nord de notre pays et même de la Serbie ; les Anglo-Américains s’y multiplient ainsi que les Italiens qui fournissent, avec les Espagnols, un grand appoint aux nécessités de la main d’œuvre. Jamais la capitale ne fut si prodigieusement peuplée. La cohue est partout, engendrant un sans-gêne parfois brutal, un relâchement des manières aimables et un déchaînement des instincts vers les jouissances hâtives, immédiates, cambriolées avec âpreté, plutôt que senties ou recherchées avec délicatesse ; c’est la ruée vers les satisfactions coûte que coûte.

Le vieux Parisien ne s’y sent plus at home ; il s’y trouve aliéné de ses habitudes les plus chères, de ses milieux familiers, dépossédé de ce provincialisme de grande cité que les Montmartrois aussi bien que les Rive-Gauchers appréciaient à sa subtile valeur. Cette Cosmopolis de guerre n’a plus ses anciens agents de liaison, ses secteurs de rencontres spéciales, ses individualités ethniques. C’est Paris découronné de ses symboles les plus caractéristiques, n’ayant plus ses effigies en relief, son langage un peu ésotérique, ses Athéniens et ses Spartiates, ses vices originaux et ses vertus mystiques. La bataille de la Marne lui épargna l’infâme contact des Huns, mais la capitale fut le refuge des infortunés victimes de toutes contrées envahies par les Boches et c’est précisément cet envahissement qui est le trait distinctif de la nef de Lutèce, devenue une sorte d’arche de Noë.

*

* *

Il y a un danger qu’il est temps d’envisager et de prévenir dans cette accoutumance à la guerre qui nous gagne peu à peu davantage et qui nous laisse moins combattifs et défiants vis-à-vis des ennemis qui foisonnent dans la Métropole et guettent avidement ce qu’on pourrait nommer la psychose de notre relâchement et de nos distractions par égoïsme inconscient et reflexe. Dans ce mouvement actuel des foules débordantes qui noient et détrempent le caractère de notre cher Paris, sans que rien ne le puisse endiguer ou filtrer, comme il serait nécessaire et prudent de le faire, il faut redouter non seulement les accapareurs et monopoleurs étrangers, âpres à s’enrichir aux dépens de notre subsistance et de notre vie économique, mais surtout les agents boches qui se dissimulent sous tant de masques et qui sont les courtiers marrons d’une politique de défaite morale et d’épuisement.

Ne pouvant plus recueillir le moindre succès sur le front occidental où ils se brisent et s’émiettent, les Allemands agissent avec l’insinuante perfidie dont ils fournissent tant de témoignages sur tous les points du monde. Ils sentent l’heure propice pour travailler à notre désunion et produire toutes les toxines qui empoisonnent ceux qu’ils n’arrivent plus à vaincre par les armes.

Méfions-nous de la renaissance des scandales dont on ne cultive que trop le goût chez nous et qui nous firent tant de mal depuis quarante ans : Affaires Wilson-Grévy, Panama, Dreyfus, Steinheil … J’en passe, car la liste serait trop longue. Dédaignons de parti pris les fermentations qu’on nous débite sous forme de romans-feuilletons politiques. Vigo-Almereyda, Duval, Bolo Pacha et autres. Tout cela est équivoquement boche d’origine. Le pays le pressent, se dégoûte et refuse de marcher sur toutes ces déjections. La justice militaire fera son devoir, mais la presse gagnerait en dignité et en patriotisme à ne pas répandre cette répugnante gadoue. Ce n’est pas l’heure de revenir à notre fumier. Rien ne doit plus nous affaiblir, nous diviser, nous détourner de notre opiniâtre volonté de tenir derrière le rempart de nos héros. Ne soyons plus les bouviers d’hier qu’on nourrissait des matières peu louables des scandales politiques. Si les Boches sont toujours à Saint-Quentin et à Lille, ils sont un peu trop aussi à Paris. Sachons les dépister et leur résister sur tous les terrains. Il y a d’illustres plus journalistiques qui oublient trop que leurs ancêtres ont sauvé le Capitole. Que les plumes d’oie restent vigilantes !


OCTAVE UZANNE.


(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.



Bertrand Hugonnard-Roche

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