HOMMES ET CHOSES
Notre Bon Maître ou la Gloire Viagère. (*)
Durant les vingt dernières années de son
règne presque omnipotent sur l'intelligence
française, le créateur de Bergeret et de Jérôme Coignard accepta avec une résignation
plaisante ce titre de
Bon Maître qui devait
lui paraître si comique venant parfois d'individualités archimédiocres ou de prétentieux illettrés qu'il accueillait avec mansuétude et
souvent accablait d'hyperboliques témoignages d'attachement.
Il tenait d'ailleurs maison ouverte à la
curiosité et au snobisme mondain et littéraire. La célébrité lui était payée plutôt en
gros sous qu'en monnaie sterling. Depuis
longtemps déjà, il ne cherchait plus les balances délicates, des vieux peseurs d'or. Le
qualificatif de bon maître, pour lui, avait
perdu toute valeur de vénération, Il s'apparentait à celui d'oncle de Montmartre
naguère avait accordé à la rondeur caricaturale de Sarcey. Celui-ci aurait sûrement osé dire qu'Anatole France était entré dans la
gloire comme dans du beurre. Pour vulgaire
qu'elle soit, l'image eût été juste. A aucune époque, écrivain de semblable
mérite ne rencontra une moindre résistance au temple de Renommée. On ne citerait
guère d'exemples d'un pareil succès mondial obtenu sans luttes contre l'hostilité,
l'incompréhension, l'envie des élites et surtout du nombre.
Jamais, je crois, dans l'histoire des lettres, on n'enregistra une si cohérente adulation, un semblable respect collectif d'une œuvre dont les textes, considérés comme des parangons de perfection, devenaient intangibles à la moindre critique.
J'expose ces faits indiscutables pour mieux faire valoir l'étrange spectacle auquel
nous assistons depuis que le cher Bon Maître s'en est allé chargé d'ans et de lauriers vers
le silence éternel de la tombe, après des
obsèques qu'il aurait probablement désirées
plus discrètes.
Au lendemain même du jour où tant de
discours dithyrambiques s'étaient pour toujours évaporés dans les froides brumes d'octobre, les animosités se sont réveillées, les
jeunes qui se refusent aujourd'hui aux vertus des disciples ont pris parti de profaner
l'idole, et ont manivesté leur volonté de renier la paternité, spirituelle de M. France, en qui ils retrouvent l'esprit aristocratique,
conservateur du siècle dernier, l'opportunisme satisfait ; la flagornerie constante des
puissances du jour, l'irrésolution et le manque absolu de sincérité et de convictions. Ils estiment qu'il leur faut des maîtres plus virils, des esprits plus toniques, des cœurs
mieux trempés. Bref, celui qu'ils flétrissent
du nom de « sibaryte des lettres » leur apparaît aujourd'hui manifestement insuffisant et inadéquat.
En dehors d'innombrables articles de Revues qui sont comme de multiples rançons
expiatoires d'un prodigieux et durable succès, il vient de paraître un sauvage pamphlet intitulé Un Cadavre, dans lequel des
écrivains notoires de la génération montante
montrent une passion virulente à pratiquer
l'autopsie de cet illustre défunt. « Songeons écrit l'un d'eux, que les plus vils
comédiens de ce temps ont eu. Anatole
France pour compère, et ne lui pardonnons
jamais d'avoir paré des couleurs de la Révolution son inertie souriante.
Etrange revirement d'opinion qui surgit
aussitôt la disparition du plus épicurien et du plus nonchalant des renanistes dont on
vanta si longtemps comme article de foi le
clair génie français, la mesure et la grâce,
non moins que l'humanisme, la fine ironie et l'harmonieuse érudition relevée par la splendeur d'un style impeccable.
Ah ! que la gloire se paie cher ! Quels
cruels retours elle ménage-à ceux qu'elle a conduit triomphalement vers les capitoles, et
combien peu elle mérite d'être sollicitée ou
enviée lorsqu'elle n'arrive pas après la douceur heureuse des pénombres, comme le
rayon de soleil pâle et mélancolique au
fronton des tombeaux clos ! Prématurée,
établie dans préjugement des hommes, du
vivant de rares virtuoses qui en sont les bénéficiaires, elle est peut-être éclatante, et
éblouit ceux qui aiment à papillonner autour des phares, mais ,el1e ne confère pas le
bonheur.
Les ivresses des coups de fortune, exceptionnels sont vite consumées, car le lourd
esclavage de la célébrité nous force à supporte la collective sottise des louanges, les hommages les plus vulgaires aussi nous
pousse sur l'Agora loin des intimités bienfaisantes, au milieu des évasions gueulardes et inharmoniques
La mort d'Anatole France a fait éclôre
un nombre assez considérable d'ouvrages sur notre Bon Maitre : souvenirs, monographies, études diverses, critiques pysiologiques et psychologiques, tant sur l'écrivain
que sur ses écrits. Tous ne sont pas particulièremem tendres pour sa mémoire et la valeur de ses œuvres. A consiéder tout cet ensemble, on ne peut s'empêcher d'avoir en pitié cette prudente lâcheté humaine qui a permis d'attendre que le maître soit parti pour l'éternel voyage pour donner libre cours
aux critiques, notes et jugements sur les faiblesses, les égarements, les variation d'opinion et le caractère pusillanime ou flagorneur du Bon Maître.
Parmi ces livres, le plus vivant en documentation, le mieux troussé par l'action
d une verve ironique, dont le régal persiste
jusqu'a la dernière ligne est L'Anatole
France en pantoufles, de notre collaborateur Jean-Jacques Brousson, qui fut un long temps le dévoué et spirituel secrétaire de
M. Bcrgeret.
Par les créations du philosophe Nicias, de Thaïs, de Jérôme Cogniard, de Nicole Lungélier et autres prototypes des romans de
France, qui nous expriment différemment la pensée de leur metteur en scène, nous connaissions les idées générales du maître. Grâce à M. Brousscn, nous vivons avec un père France un peu fantoche, mais irrésistiblement drolatique et si imprévu dans ses discours, ses actes, ses théories et ses paradoxes qu'il nous devient familier comme un spéculateur d'idées incomparables dans leur
souple fantaisie qui nous tient tout entier en
raison de son invraisemblance et de sa prodigieuse virtuosité intellectuelle.
Pour ceux qui ont fréquenté et goûté France, sans figurer au nombre de ses thuriféraires, comme il m'arriva fréquemment, à des époques diverses de sa vie, Il n'apparait pas que M. Brousson ait exagéré ou inventé tous les curieux propos qui font l'attrait de son livre dont le succès est justement
considérable. Je suis assuré que l'auteur de l'Ile des Pingouins aurait pris plaisir infini à le lire et ne se serait pas affligé de
l'ingratitude du « malheureux enfant »,
comme il se plaisait à apostropher Brousson.
Je crois l'entendre me dire avec un sourire de bon Dieu bénisseur : .« Le livre de Brousson a beaucoup de montant, d'impulsion. Ce petit gueux n'a rien omis de mes confidents bavardages, mais tout en faisant
de moi parfois un Pulcinello, un pantin
barbon dans le style du Fantoccim, ce secrétaire, Scapin irrévérencieux, m'a moins maltraité que Van Dongen qui, dans son fameux portrait, que je me suis refusé à exhiber, a fait de moi une image semblable à
un camembert qui coule. »
Puis, peut-être, aurait-il ajouté : « Qui
sait si ces historiettes à la Tallemant, ces
propos épars de mon espiègle disciple, ne
vivront pas davantage que l'ensemble de
mes. bouquins ! Tout arrive et, à vrai dire, c'est très amusant, très disert, délicieusement désarticulé. Je m'y reconnais avec
surprise, comme devant ces miroirs dé formateurs. convexes ou concaves, qui allongent, élargissent, rapetissent, ratatinent ou
mettent en boule soufflée un personnage normal. Tout cela ne vaut pas que je m'en
afflige, car c'est un chef-d'œuvre du genre. »
Qu'on lise, d'autre part, l'Anatole France
à la Bechellerie, de Marcel Le Goff ; c'est
un film du maître, dans son décor de Touraine, de 1914 à 1924. Cet intéressant volume ne contredit pas celui de J.-J. Brousson. Il y est corroborant, en tant que propos et souvenirs.
Les grands succès piédestalisent les êtres
qu'ils érigent au-dessus de la masse. Ceux
qui les mettent à leur plan normal, à notre
niveau, de plein-pied, nous étonnent et nous
choquent peut-être — ce ne sont pas eux qui
se trompent : c'est nous !
Octave UZANNE
(*) Article publié dans la Dépêche de Toulouse du samedi 3 janvier 1925. Photo d'illustration : Kees Van Dongen photographié dans une salle d’exposition du Salon international du Franc, à côté de lui, son portrait d’Anatole France, Salon du Franc. Paris. 1926, Thérèse Bonney, cote NN-006-01583, photographie NB, fonds photographiques de la Ville de Paris. © The Regents of the University of California, The Bancroft Library, University of California, Berkeley. This work is made available under a Creative Commons Attribution 4.0 license. Source : Ville de Paris / Bibliothèque historique.