mercredi 31 juillet 2013

Correspondance de Madame Gourdan dite La Petite Comtesse. Pour servir à l'histoire des moeurs du siècle, et principalement de celles de Paris. Nouvelle édition augmentée de lettres inédites, de notes, suivie de la description de sa maison et des diverses curiosités qui s'y trouvent, et précédée d'une Etude-Causerie par Octave Uzanne. A Bruxelles, chez Henry Kistemaeckers, éditeur, 65, rue des Palais, 65, 1883. Cet ouvrage n'a été tiré qu'à 777 exemplaires (et non 222 comme on lit le plus souvent dans les catalogues de libraires). Il a été tiré en outre 15 exemplaires sur papier impérial du Japon.




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« Cette petite excursion bibliographique en Belgique avait pour but de placer chez Kist[emaeckers] une étude
assez complète sur les couvents de plaisir et les maisons de tolérance d'avant la Révolution. La correspondance plus ou moins authentique de la maman Gourdan,
a fourni le prétexte désiré, et le bibliophile préfaça ce livre avec quelque plaisir et intérêt. » Octave Uzanne, in Notes pour la Bibliographie du XIXe siècle, Quelques-uns des Livres Contemporains en exemplaires choisis, curieux ou uniques, Tirés de la Bibliothèque d'un Ecrivain et Bibliophile Parisien [Octave Uzanne],
n°443.

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Correspondance de Madame Gourdan dite La Petite Comtesse. Pour servir à l'histoire des moeurs du siècle, et principalement de celles de Paris. Nouvelle édition augmentée de lettres inédites, de notes, suivie de la description de sa maison et des diverses curiosités qui s'y trouvent, et précédée d'une Etude-Causerie par Octave Uzanne. A Bruxelles, chez Henry Kistemaeckers, éditeur, 65, rue des Palais, 65, 1883. 1 volume in-8 (22,5 x 14 cm), LVIII pages pour l'étude-causerie par Octave Uzanne et 277-(1) pages, texte imprimé en noir encadré d'un filet rouge. Achevé d'imprimer le 28 novembre 1883 par A. Lefèvre, à Bruxelles pour Henry Kistemaeckers, éditeur, à Bruxelles. Frontispice à l'eau-forte par Mordant. Cet ouvrage n'a été tiré qu'à 777 exemplaires (et non 222 comme on lit le plus souvent dans les catalogues de libraires). Il a été tiré en outre 15 exemplaires sur papier impérial du Japon.

Nous reviendrons ultérieurement sur le contenu de l'Etude-Causerie donnée ici par Octave Uzanne.

Bertrand Hugonnard-Roche

« Me reprocherait-on en outre de spécialiser mes sujets et de reprendre souvent mes mêmes théories sur les femmes et l'amour ? - Aimables lectrices ! vous ne sauriez m'en tenir rigueur, car, mieux que quiconque, vous savez qu'on aime à quitter fort tard ce que la passion nous a fait épouser de bonne heure, et qu'il est toujours temps de regretter ses vices, quand les vices nous abandonnent » Post-face aux Surprises du Coeur (20 juin 1881)



POST-FACE (*)


st-ce un livre ? Je ne sais. L'esprit qui conçoit tout ne se conçoit pas lui-même, et ce petit opuscule est de génération spontanée. S'il est vrai de dire que chacun est gascon dans son métier, on peut néanmoins être assuré que je ne revendiquerai pas la haute valeur de ce recueil fantaisiste et que je ne mettrai point vanité à en soutenir le mérite.
Qu'importe ! toute oeuvre, si minime soit-elle, tient encore au cerveau de celui qui l'a produite comme l'enfant tient aux entrailles maternelles ; on peut avoir mis au monde un mauvais sujet, un affreux petit drôle, un être sans proportion, un bancal, un cul de jatte ou un monstre, on s'y attache d'autant plus qu'il est disgracié et mal venu. Le public peut lui jeter des pierres et ceci est toute autre chose ; c'est un droit qu'il acquiert aisément.
Rivarol écrivait : « Les hommes n'aiment pas à s'approfondir jusqu'à un certain point : ils vivent au jour la journée avec leur conscience. C'est surtout dans les siècles corrompus qu'on se scandalise aisément et qu'on exige des livres qui nous donnent bonne opinion de nous-mêmes : on voudrait être flatté par des philosophes ; mais des hommes simples et droits supporteraient sans horreur la dissection du cœur humain. »
Or, dans les pages qui précèdent, j'ai dû laisser mon esprit me dicter sans vergogne les caprices et arabesques de mon imagination, et, comme chaque auteur travaille un peu à l'envers, à l'exemple des ouvriers des Gobelins, j'ignore absolument le coloris des petits tableaux que j'ai pu composer hâtivement avec l'impétuosité d'un style lancé en express à travers tous les casse-cous des aventures décrites.



Et de quoi se scandaliserait-on ? Il faut raffiner sur les peintures du vice et paraître s'y complaire pour le rendre dangereux. Ici, je crois avoir touché un peu à tout, mais en passant, comme on remue quelques vilaines matières du bout de sa canne en jasant dans la rue.
Me reprocherait-on en outre de spécialiser mes sujets et de reprendre souvent mes mêmes théories sur les femmes et l'amour ? - Aimables lectrices ! vous ne sauriez m'en tenir rigueur, car, mieux que quiconque, vous savez qu'on aime à quitter fort tard ce que la passion nous a fait épouser de bonne heure, et qu'il est toujours temps de regretter ses vices, quand les vices nous abandonnent et que nous voulons encore nous flatter, par ridicule forfanterie que c'est nous qui les quittons alors même que les frimats (sic) de l'âge nous mettent à la retraite et nous condamnent à entrer aux invalides de l'amour.
N'y entrerai-je pas en conscience trop tôt hélas pour mon malheur et pour le vôtre ?



[Octave UZANNE]


(*) Post-face du livre intitulé Les Surprises du Coeur par Octave Uzanne. Paris, Librairie ancienne et moderne Edouard Rouveyre, 1881. 1 vol. in-8 de 187 pages, frontispice gravé à l'eau-forte par Géry-Bichard. Tirage à petit nombre non justifié sur beau papier vergé. Il a été fait un tirage de luxe à 122 exemplaires sur divers papiers. Le volume est sorti des presses de Darantière à Dijon le 20 juin 1881. Nous avions déjà donné un article intitulé Les Surprises du Coeur et l'Epître à la Maîtresse inconnue (1881). Nous vous invitons à lire ou relire cet article connexe.

Bertrand Hugonnard-Roche

mardi 30 juillet 2013

Camille Lemonnier offre à Octave Uzanne son ouvrage « Quand j'étais homme (cahiers d'une femme). » publié en 1907.


Camille Lemonnier est né à Ixelles en Belgique en 1844. Ses contemporains le baptisent contre son gré le « Zola belge ». Cousin de Félicien Rops, il se fait connaître à Paris dès 1881 avec son roman « Un mâle » puis avec « Le mort » l'année suivante. En réalité plus proche des décadents par le style que des naturalistes par l'environnement qui se dégage de ses romans, Lemonnier suit plutôt la voie des J.-K. Huysmans, des Jean Lorrain, ou des Rachilde.
Octave Uzanne ne manqua pas de commenter la sortie du Mâle dans sa revue bibliographique Le Livre (livraison du 10 octobre 1881) : « Nous rendrons compte, dans notre prochaine livraison, de ce livre important, qui restera sans doute le meilleur roman du jeune écrivain belge, ou tout au moins son oeuvre la plus forte et la plus colorée. » Dans la livraison du 10 janvier 1882 c'est « Le Mort » qui a droit aux honneurs d'une critique bienveillante. « Si le mot violence signifie maintenant puissance, je déclare tout net que le remarquable auteur de les Charniers, du Mâle et du Mort est un maître. » écrit Uzanne. « Il serait puéril de nier l'incontestable talent de cet écrivain naturaliste si on veut le ranger dans une école dont il ne fait partie à mon sens que par l'emploi de certains mots putrides et purulents, non pas par la forme souvent poétique, parfois raffinée et précieuse de sa prose. » poursuit Uzanne.

Lemonnier et Uzanne ont très certainement eu plusieurs occasions de se croiser dans le monde des lettres de cette fin de XIXe siècle. Peut-être Félicien Rops fut-il un intermédiaire de choix pour faciliter cette rencontre. Quoi qu'il en soit, Camille Lemonnier publie un nouveau roman chez Louis-Michaud en 1907 intitulé Quand j'étais homme (cahiers d'une femme). Il l'offre à Octave Uzanne accompagné de cet envoi autographe : « En fidèle souvenir mon cher Uzanne, le double hommage de l'éditeur et de l'auteur. Camille Lemonnier. » Cet envoi se trouve sur un carton spécialement imprimé et collé en tête du volume portant imprimé cette mention : « Cet exemplaire a été imprimé spécialement pour M. Octave Uzanne ». Par ailleurs, il s'agit d'un exemplaire de luxe sur papier de Hollande tiré à 10 seulement (il porte le numéro 3 au composteur). Le volume, de format in-18 (19 x 13 cm environ), sort des presses artistiques de L.-Marcel Fortin et Cie à Paris. Le premier plat de couverture du volume, resté à l'état de broché, est illustré en couleurs. Ce roman de 300 pages se présente sous la forme d'une confession féminine dirigée contre la société masculine qui ne laisse aucune place aux possibilités d'émancipation des femmes. La narratrice est contrainte de se travestir pour s'en sortir.
C'est donc ce livre là qu'offre Lemonnier à Uzanne. Le volume est resté broché et a été entièrement coupé.
L'année suivante, en 1908, Camille Lemonnier publie la monographie qu'il consacre à l'artiste Félicien Rops (chez H. Floury, 1908). Octave Uzanne, selon le témoignage de la correspondance privée avec son frère Joseph, devait initialement donner cet ouvrage. En effet, le 31 août 1907, depuis son refuge de Barbizon il écrit à son frère :

« [...] Le nommé Paul Rops, à une lettre que je lui écrivis, ne me répond pas par une autorisation en règle, mais, comme je suis poussé par le désir d’envoyer promener Floury, comme il me semble sûr que cet homme sournois ne m’a demandé d’écrire le volume qu’après l’avoir déjà proposé à d’autres et avoir été lâché, je lui dis mon opinion et je refuse net le bouquin de façon rigoureuse.
Je suis arrivé à une heure de ma vie où pouvant vivre sans grands besoins, je ne veux agréer désormais que des travaux qui me laissent indépendant et qui soient en harmonie avec ma mentalité actuelle. Si j’écris un jour sur Rops, je puis le faire dans les dimensions qui me plairont à mon heure, et les illustrations ne me sont pas nécessaires ; il sera même plus original de n’en pas avoir. Floury pouvant me parler de ce livre avant de l’entreprendre. Il m’a demandé un texte, ayant déjà 15000 frs de frais en route, c’est louche, j’avais été naïf d’accepter. Je suis heureux de refuser sur un bon prétexte et de lui dire ses vérités. [...] » (*)


La chose est suffisamment clairement expliquée. C'est Camille Lemonnier qui a été finalement choisi par l'éditeur d'art H. Floury pour livrer au public la vie et l'oeuvre de Félicien Rops.
Il y avait sans doute là une raison suffisante pour créer entre les deux hommes, Lemonnier et Uzanne, un climat de tension plus que palpable. Nous n'avons cependant pas d'autres éléments concernant cette période et la publication de la monographie de Rops.
Lemonnier meurt en juin 1913. Octave Uzanne qui vivra jusqu'en 1931 ne donnera jamais de livre complet sur son ami Félicien Rops.

Cet envoi autographe nous a semblé un prétexte suffisant pour évoquer cette petite historiette littéraire.

Bertrand Hugonnard-Roche


(*) Archives de l'Yonne, Fond Y. Christ déjà cité (Lettres d'Octave Uzanne à son frère Joseph)

lundi 29 juillet 2013

Georges Normandy offre un exemplaire de son livre Jean Lorrain intime (12 juin 1928) à Octave Uzanne : « A mon cher Maître & Ami Octave Uzanne Hommage d'admiration et souvenir très affectueux de son fidèlement dévoué Georges Normandy. »


Précieux envoi autographe de Georges Normandy à Octave Uzanne,
sur Jean Lorrain intime (juin 1928).

Georges Normandy faisait partie de la petite douzaine de personnes présentes lors de l'incinération d'Octave Uzanne au crématorium du Père Lachaise le 3 novembre 1931, c'était un mardi. Octave Uzanne était mort le 31 octobre, c'était un samedi. Il avait fêté ses 80 ans le 14 septembre.
Georges Normandy (1882-1946) fut donc de ses intimes de la dernière heure. Nous ne savons pas exactement quand les deux hommes se sont rencontrés pour la première fois. Leur point commun, au delà du monde des lettres, est un homme : Jean Lorrain (1855-1906). Leur amitié commune pour le décadent sensible qu'était l'auteur de la Forêt bleue et du Vice errant a sans doute provoqué un rapprochement d'estime réciproque. On peut donc penser que Georges Normandy et Octave Uzanne ont été en relation dès les premières années du siècle.
Alors que Georges Normandy s'attacha dès 1907 à cultiver la mémoire de Jean Lorrain disparu, Uzanne de son côté, rassemble en quelques traits et souvenirs, de quoi publier de manière confidentielle, un petit volume intitulé Jean Lorrain, L'artiste - L'ami, Souvenirs intimes. Lettres inédites. Cette petite plaquette de 65 pages sort des presses en mars 1913. Elle n'a été imprimée qu'à 80 exemplaires. Or, sur un exemplaire de ce livre offert par Uzanne au journaliste Ernest Leblanc, il écrit le 16 mai 1914 : « à Ernest Leblanc qui connut et apprécia Jean Lorrain, cette ébauche d'un portrait que je compte développer en grandeur nature. Amical souvenir. » Uzanne prévoyait donc de donner une étude bien plus approfondie et complète sur son ami Jean Lorrain. Changement de situation, imprévus peut-être liés à la santé très fragile d'Octave Uzanne pendant les 20 dernières années de sa vie. Quoi qu'il en soit le projet ne vit pas le jour. Uzanne ne donna jamais à l'impression un livre complet sur Jean Lorrain. Peut-être existe-t-il cependant quelque ébauche de manuscrit ou un manuscrit achevé ? Nous ne le savons pas faute de l'avoir découvert ou d'avoir pu en suivre la trace dans les archives.

Couverture du volume avec étiquette imprimée
contrecollée sur le premier plat.
Il faudra donc attendre Georges Normandy et son Jean Lorrain intime, copieux volume grand format publié chez Albin Michel et achevé d'imprimer le 12 juin 1928. Ce sont plus de 250 pages, des dizaines d'illustrations photographiques et plusieurs fac-similés de lettres de Jean Lorrain qui sont ainsi données à un public restreint. En effet, ce volume n'a été luxueusement imprimé qu'à 330 exemplaires numérotés sur beau papier.
Georges Normandy, qui avait publié une première biographie de Lorrain presque au lendemain de sa mort en 1907, développe ici les chapitres depuis son enfance, sa jeunesse, ses débuts, la célébrité acquise, la fin, etc. En résumé c'est un très beau livre, très complet et très agréable à livre et à feuilleter.
Cependant, Octave Uzanne n'est pas en reste dans ce livre où il est cité plusieurs fois comme témoin privilégié de l'ami commun Jean Lorrain. Octave Uzanne fut-il consulté pour la rédaction de ce volume ? C'est fort probable. Il apparaît difficilement concevable que Georges Normandy se soit privé de son précieux témoignage. Les documents manquent cependant pour expliquer cette collaboration probable.
La découverte récente de l'exemplaire de ce livre offert par Georges Normandy à Octave Uzanne nous a rempli d'émotions et prouve, s'il était besoin, la dette de l'élève envers le maître : « A mon cher Maître & Ami Octave Uzanne Hommage d'admiration et souvenir très affectueux de son fidèlement dévoué Georges Normandy. » écrit-il à l'encre violette sur le faux-titre.
Octave Uzanne a reçu ce volume des mains de l'auteur, en a pris soin, a délicatement ouvert le volume pages après pages avec son coupe-papier ; toutes sont coupées sans exception. On imagine l'émotion qu'il dût ressentir à la lecture de ces souvenirs resurgissements d'un passé vieux de trente ans ! Il se vit citer ici ou là, sans doute avec sa complicité, sachant par avance là où il allait se retrouver en compagnie de l'auteur de Monsieur de Phocas. Lu, le volume est resté tel quel, broché, et il est enfin parvenu jusqu'à nous par les moyens les plus improbables qui soient, presque comme toujours. Heureux destin que celui des livres qu'on n'oublie pas et qui se rappellent à nous !
Octave Uzanne refermant ce volume imposant n'a sans doute pu s'empêcher de penser à voix haute : « Ce livre, n'aurais-je pu (dû) l'écrire ? ... »

Jean Lorrain (1855-1906),
Photographié par Benque vers 1895,
Collection Félix Potin
Georges Normandy, de son vrai nom Georges Ségaut, survécut à Uzanne 15 années ; mais dès 1928 l'essentiel de son travail de mémoire envers Jean Lorrain était accompli. On accuse aujourd’hui volontiers Georges Normandy d'avoir enjolivé certains passages de la vie de son ami Jean Lorrain, d'avoir délibérément omis, déformé ou caché plusieurs éléments biographiques qui ont sensiblement déformé voire contrefait une biographie méthodique que plusieurs historiens modernes se sont évertués à rétablir ces dernières années.
Quoi qu'il en soit, sans Georges Normandy, sans Octave Uzanne, sans doute la mémoire de Jean Lorrain n'aurait-elle pas été honorée comme elle le devait, si rapidement après sa disparition, dès avant que l'oubli n'efface les choses trop délicates pour s’incruster naturellement.

Bertrand Hugonnard-Roche

dimanche 28 juillet 2013

Octave Uzanne offre, huit jours avant de mourir, un exemplaire des Parisiennes de ce temps (1910) au Docteur Marcel Catrin « en Témoignage d'affectueuse sympathie et de gratitude, pour ses soins éclairés et tous ses bons offices. » (23 octobre 1931).



Envoi autographe d'Octave Uzanne au Docteur Marcel Catrin,
daté du 23 X 31 (8 jours avant le décès de l'auteur),
sur les Parisiennes de ce temps (1910). (*)


« au Docteur Marcel Catrin
Ces Parisiennes qui furent mes contem-
poraines et qui s'enfoncent dans ce gouffre du passé que l'oubli
recouvre,
en Témoignage d'affectueuse sym-
pathie et de gratitude, pour ses
soins éclairés et tous ses bons offices.
Octave Uzanne
Ce 23. X. 31, St Cloud » (**)




(*) Octave Uzanne. Etudes de sociologie féminine. Parisiennes de ce temps. En leurs divers milieux, états et conditions. Etudes pour servir à l'histoire des femmes, de la société, de la galanterie française, des mœurs contemporaines et de l'égoïsme masculin. Ménagères, Ouvrières et courtisanes, bourgeoises et mondaines, Artistes et comédiennes. Paris, Mercure de France, 1910 [achevé d'imprimer le 15 août 1910 par Ch. Colin à Mayenne pour le Mercure de France.] 1 vol. grand in-8 (23 x 14,5 cm) de 483 pages. Prix : 7 fr. 50. Il a été imprimé seulement 12 exemplaires sur hollande. 

(**) C'est un précieux volume qui vient de nous tomber entre les mains. Un bien pauvre volume en réalité, en piteux état même. Un volume mal aimé, longtemps, très longtemps oublié. Mais pas perdu. Acheté en lot il y a plusieurs années par un libraire de Vichy, débroché, le dos brisé, imprimé sur mauvais papier, sans grande valeur marchande, laissé là, au fond d'une caisse. Invendu dans ce pauvre état qui n'incite pas à l'exposition sur les rayonnages d'une librairie ancienne. Finalement sorti de sa caisse, modestement réparé au dos pour qu'il tienne le coup, catalogué sur internet, où nous avons pu en faire l'acquisition (21 juillet 2013). Un volume imprimé en 1910 donc portant un envoi autographe d'Uzanne à un médecin qui l'a soigné. Envoi daté du 23 octobre 1931, soit 8 jours avant son décès qui survient le 31 octobre 1931. Qui était le Docteur Marcel Catrin ? Nous n'avons pas retrouvé pour le moment de piste sérieuse excepté une thèse publiée à Nancy par Marcel-Louis Catrin en 1907 et intitulée « A Propos d'une plaie du rachis par arme à feu. » S'agit-il de ce Catrin là ? Rien n'est moins certain. Nous avons également repéré un Docteur Catrin qui en 1926 publie dans la presse de la réclame pour une panacée qui guérit les maux de pieds. Est-ce le même ? Les recherches sont en cours. Toute information à ce sujet sera accueillie avec bienveillance à octaveuzanne@orange.fr



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A noter que la date a été surchargée par Octave Uzanne lui-même qui s'est trompé de prime abord sur le jour. En y regardant de très près, il s'avère presque certain que la date à retenir est le 23 octobre et non le 13 octobre comme Uzanne l'avait écrit par erreur en première intention. Cet envoi autographe date donc de 8 jours avant le décès de l'auteur. C'est à ce jour l'envoi le plus tardif dont nous ayons connaissance. Il est adressé à un médecin qui a soigné et bien soigné Octave Uzanne dans cette dernière période. Marcel Catrin était-il médecin à St-Cloud en 1931 ? Le volume se trouvait dans les années 2000 à Vichy ou dans ses environs. Est-ce un hasard ? Vichy ville d'eau, ville de cure, Catrin ou sa descendance y ont-il séjourné pour que le volume s'y retrouve ou est-ce le simple hasard ? Autant de questions qui, nous l'espérons, trouveront bientôt réponses.


Étonnant destin que celui de ce volume qui aurait pu mille fois finir sa pauvre vie au fond d'une poubelle sans jamais livrer à la curiosité ce non moins étonnant envoi in extremis.



Bertrand Hugonnard-Roche

vendredi 26 juillet 2013

Du Mariage par un philosophe du XVIIIe siècle. Préface par Octave Uzanne. Paris, Edouard Rouveyre, 1877. Un texte et un auteur mystérieux, un manuscrit introuvable ...



Du Mariage
par un philosophe du XVIIIe siècle.
Préface par Octave Uzanne

PRÉFACE

A Monsieur V***
Membre de plusieurs académies savantes.
A ROTTERDAM.

Il y a quelques mois, Monsieur, nous discutions sur le Mariage, et, dans notre longue conversation sur ce sujet inépuisable, après avoir cité tous les Matrimoniographes depuis Saint Augustin, le savant casuiste Thomas Sanchez, Erasme et Montaigne, jusqu'à Larochefoucauld, La Bruyère, J.-J. Rousseau et Voltaire, nous demeurions d'accord sur ce point, qu'il n'existait pas, à notre connaissance, dans une forme succincte et claire, une analyse morale de cet important contrat civil, sur lequel on a brodé tant de jolies choses, écrit tant de boutades, paraphrasé tant d'aphorismes, versé tant d'infamies, et qui n'en reste pas moins la loi la plus fondamentale et la plus essentielle de notre société. Jugez quel fut mon étonnement et ma joie lorsque quelques jours après cette agréable dissertation, je reçus ce manuscrit que vous me chargiez de publier sans le moindre commentaire, persuadé, me disiez-vous, que les «érudits malins» sauraient en deviner l'auteur, dont la sage conception, le style sobre et correct, les pensées fines et élevées font, à n'en pas douter, l'un des plus fameux philosophes du commencement du siècle dernier. Pour moi, je l'avoue, après avoir lu et relu les feuillets que vous m'adressiez, je fus longtemps à me consulter, à faire revivre mes souvenirs littéraires, à évoquer les beaux esprits du temps passé, à passer en revue les philosophes dont la lecture m'est le plus familière, et, bien que j'aie pesé la valeur de chacun d'eux, que je me sois inspiré de la manière et du style des uns et des autres, je n'ai fait que compulser des montagnes d'ouvrages divers, sans rien découvrir de précis, et, je dois le confesser, je demeure en grande perplexité. Comment ne serais-je pas indécis, Monsieur, lorsque, loin de me mettre sur la voie, vous semblez prendre un malicieux plaisir à me dire : cherchez, et que, en dépit de l’Evangile, je ne trouve que suppositions, doutes et points d'interrogation. - Me voici donc contraint de répéter après vous au public cette froide et sévère parole, toujours terrible à dire : cherchez. Voyez-vous d'ici cependant toute une armée de lettrés et de savants se mettre en campagne en quête d'informations et de recherches ! c'est une véritable petite guerre civile que vous allez sans doute susciter avec le mutisme de cette publication anonyme, et il pourrait se livrer autour de cet ouvrage une furieuse polémique, une avalanche de lettres, un déluge de brochures, que sais-je ? Ah ! monsieur, que le silence est coupable dans un cas si grave. Le champ des « peut-être » est vaste, si vaste qu'on renonce souvent à le parcourir, et puisque votre résolution semble inébranlable, puisque vous n'osez nommer ni même supposer l'auteur philosophe de : Du Mariage, je me fais un cas de conscience de ne pas mettre au jour ce manuscrit sans l'accompagner de quelques remarques préliminaires. Sans vouloir offenser votre sagacité, je me permettrai de vous faire observer, Monsieur, que le manuscrit que j'ai entre les mains me paraît avoir été écrit plutôt vers la fin du XVIIe siècle que dans les premières années du XVIIIe. La forme surannée de l'écriture, l'orthographe en elle-même, le format in-quarto avec sa couverture parcheminée, tout indique une date antérieure à celle que vous me donnez ; les manuscrits de Conrart, comme aspect, diffèrent peu de votre plaquette, et si je me laissais entraîner par les croyances de mon imagination, je dirais, de prime saut, que l'auteur dut écrire cet opuscule dans les doctes délices de ses veillées laborieuses, vers l'an de grâce 1680. L'écrivain de ce Traité du Mariage a sûrement parcouru les codes Théodosien et Justinien ; il connaît les sentiments des pères de l'Eglise les plus accrédités et il possède une érudition solide et brillante, non cette érudition qui s'étale et se proclame à grands fracas de livres ouverts et refermés, mais cette science aisée, large et profonde, qui se répand doucement et de façon pondérée dans les ouvrages de celui qui la contient. - Si j'ai songé un instant à entrevoir le nom de l'auteur, j'ai hésité entre Bayle et Lamonnoye, et je dois dire que mes doutes se sont arrêtés plus particulièrement sur le premier de ces deux savants. La division des chapitres de cet ouvrage, l'intérêt que procure la seule lecture des sommaires, l'art particulier avec lequel ils sont développés, la facilité d'un style nourri de citations, la conduite même de l'oeuvre, tout indique un tempérament littéraire que l'auteur des Nouvelles de la République des Lettres n'eût certes pas désavoué. 

Mais j'oublie, Monsieur, que je n'ai pas à discuter le mérite de ce Traité, et peut-être me suis-je déjà attiré votre blâme en écrivant ces quelques lignes en manière de préface. Vous aviez daigné me prier de surveiller l'impression de ce petit volume, j'espère que je m'en suis acquitté à la satisfaction de tous vos goûts de bibliophile sincère, et si j'ai enfreint vos ordres en donnant cours à mes suppositions, je pense que vous ne sauriez m'en tenir rigueur et que vous voudrez bien me considérer toujours, Monsieur, Comme votre fidèle confrère et ami.


Octave UZANNE.

Paris, 10 mars 1877.

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Le mariage est un contrat
du droit des gens dont les
catholiques romains ont fait un
sacrement.

VOLTAIRE.

Pourquoi les Femmes désirent

plus ardemment le
Mariage que les Hommes.

L'INCLINATION que la nature donne aux deux sexes pour s'unir ensemble, trouve plus de moyens de se contenter dans les hommes que dans les femmes. Car une femme qui a de l'honneur, n'a que le seul mariage pour ressource ; mais les hommes, comme chacun sait, ont donné des bornes plus étendues à ce qu'ils appellent leur honneur. La galanterie ne les deshonore point. Les femmes ont besoin d'un mari qui leur serve de protecteur, et qui leur fasse tenir un rang dans la République, au lieu que les hommes n'ont pas besoin de femme pour cela. On lit dans les entretiens de Voiture, que les Romains disoient à leurs femmes, lorsqu'ils les épousoient, Où je serai Caïus, vous serez Caïa ; mais les femmes ne disoient point à leurs maris, Où je serai Caïa, vous serez Caïus. Il s'est répandu dans les esprits un préjugé fort général, fort ancien et fort enraciné, qu'une fille qui ne se marie point tombe dans une espèce de déshonneur. « Sept femmes, dit un Prophete, prendront un homme seul, et lui diront : Nous pourvoirons à notre nourriture et à nos habits, seulement que ton nom soit réclamé sur nous, ôte notre opprobre » [Isaie, Chap. IV, v I.]. Par où il paroit que l'on a regardé de tout temps le célibat comme une espèce de flétrissure pour les femmes, car en voici sept qui demandent comme une grace une septieme portion de mari, et qui offrent de se nourrir et de s'habiller à leurs dépens, trop heureuses si seulement on veut les avouer pour sa femme et les délivrer par-là de l'ignominie. On ne juge pas les hommes de la même manière. Ils peuvent vieillir impunément sans se marier. Le titre de vieux garçon ne passe pas pour honteux ; ceux qui le portent s'en font quelquefois honneur, ou en raillent tout les premiers, au lieu que le titre de vieille fille est fort incommode, et pas la raillerie, si on le donne à celles à qui il est dû le plus justement. C'est une grande injure que de dire à une femme qu'elle est vieille. La Duchesse d'Etampes, maîtresse de François I. offensa tellement la Sénéchale de Normandie, maîtresse du Dauphin, pour avoir dit qu'elle étoit née le même jour qu'elle avoit été mariée, qu'il fut impossible d'appaiser cette femme irritée ; mais c'est bien pis quand on donne le même éloge à une fille. Une autre raison qui regarde les réformées, c'est qu'elles n'ont pas la même ressource que l'on trouve dans la Communion Romaine. Une fille catholique, qui craint de ne pouvoir pas se marier, peut se faire honneur de sa disgrace, en se faisant Religieuse. Un cloître la met à l'abri de la raillerie, et la délivre de la présence importune de ceux qui pourroient lui causer du chagrin à cet égard : elle peut même en se retirant un peu de bonne heure, faire dire qu'elle a renoncé de son propre mouvement au mariage, et ce bruit lui est glorieux. On n'a pas ces avantages dans la Religion Réformée. Il faut vieillir dans le monde à la vue des jeunes gens et à la portée de leurs sottes plaisanteries. On fait tout ce que l'on peut pour se soustraire à cet état d'ignominie. A-t-on tort ?

Pourquoi le sexe aime tant le Mariage.
Force et utilité de l'instinct.

Il y a des gens fiers et décisifs qui se moquent de l'inclination des femmes pour le mariage, et qui condamnent comme une foiblesse déraisonnable le chagrin qu'elles conçoivent, lorsqu'elles passent toute leur vie sans se marier. Ils ont tort d'en demeurer là. Ils devroient s'élever à une cause supérieure et ils verroient que ce qui est un désordre à l'égard de notre petite raison, est un trait d'une sagesse admirable à l'égard de la raison universelle qui gouverne toutes choses. Car il y auroit longtemps que le genre humain seroit péri, si les femmes n'avoient pas l'esprit tourné comme elles l'ont à l'égard du mariage ; et il est certain que si elles n'avoient consulté que la raison, elles auroient toutes renoncé à la qualité de mere, rebutées par les incommodités de la grossesse, par les douleurs de l'enfantement et par les soins qu'il faut prendre des petites créatures qu'elles produisent ; la Religion n'auroit pas eu plus de forces que la raison. En vain leur eût-on prêché que Dieu veut qu'elles se marient, afin que le monde se conserve : tous ces beaux sermons auroient été inutiles, et si une force plus puissante que la Religion et la raison ne s'en fût mêlée, on eut vu bientôt cesser les générations. Quelle est donc cette force ? Je la fais consister I. en ce que les loix de l'union de l'âme et du corps font naître un plaisir excessif dans l'âme à la présence des mouvements corporels d'où dépend la génération ; 2. en ce que l'esprit est plein de préjugés qui le poussent de ce côté-là. Ces deux principes emportent la balance sur tout ce que le bon sens et la raison pourroient inspirer aux femmes pour les dégoûter du mariage. Le premier est une certaine machine corporelle tellement montée qu'elle pousse l'esprit qui lui est uni, à souhaiter ardemment l'union des deux sexes, par l'attrait des plaisirs qui y sont attachés. Le second est un certain concours de jugements qui excitent certaines passions lesquels poussent l'esprit à souhaiter la même chose. Par ces jugements l'ame trouve qu'un certain état de vie lui sera honteux ; qu'elle en concevra mille chagrins ; qu'un état de vie opposé lui sera honorable et très-agréable. Ces jugements font naître dans l'ame une telle crainte de l'un de ces deux états, et un tel désir de l'autre, que tout ce que la raison peut alléguer au contraire est rejetté comme une fable. Ainsi on ne compte que pour bagatelle les incommodités du mariage. Or comme les deux sexes n'ont pas eu également à craindre ces sortes d'incommodités, il n'a pas été nécessaire de les pousser au mariage. L'un des deux principes a suffi pour notre sexe ; mais les deux ont été nécessaires pour déterminer l'autre ; et voilà pourquoi il falloit que les femmes fussent remplies de tant de préjugés touchant le mariage, dont les hommes sont exempts. Cette apologie est très-recevable ; car puisque ces préjugés sont nécessaires pour lever les obstacles qui arrêteroient le cours des générations sans lesquelles les desseins de Dieu seroient frustrés, il est évident qu'ils sont préférables aux conseils d'une raison épurée, qui fortifieroit ces obstacles. Disons donc que ces préjugés sont un instinct, ou une impression de la raison universelle qui gouverne toutes choses, et que les lumières de notre bon sens qui combattent ces préjugés, ne sont qu'une impression particulière de notre raison. Disons que ces préjugés se rapportent au bien général de l'univers, au lieu que les lumières de notre bon sens ne se rapportent qu'à notre bien personnel. Or comme il est plus glorieux d'être conduit par la raison universelle qui rappelle toutes choses au bien général de l'univers, que par une raison particulière, il s'ensuit qu'on ne doit pas tant blâmer le sexe, ni lui faire honte des préjugés où il est en faveur du mariage. Un des plus grands caractères de la sagesse de Dieu par rapport à l'union de l'ame avec la matière consiste en ce qu'ayant voulu intéresser l'âme à la conservation de la machine du corps, il s'est plutôt servi du sentiment que de la raison. Il auroit pu intéresser l'ame à la conservation du corps, en lui ordonnant de l'éloigner des objets nuisibles et de l'approcher des objets utiles. Il auroit pu aussi lui apprendre à discenrer les objets nuisibles d'avec les objets utiles, par la proportion qu'ils auroient avec les différentes parties de notre corps ; mais comme c'eût été une affaire qui eût demandé un long examen, et une raison fort appliquée, Dieu n'a point pris ce chemin là. Il en a pris un plus court qui consiste à faire sentir à l'ame du plaisir et de la douleur, selon que les objets qui agissent sur notre machine sont utiles ou nuisibles. C'est l'intéresser puissamment à la conservation de notre corps et en même temps lui apprendre à discerner promptement la nature des objets, sans étude, sans examen, sans raison. On ne peut rien concevoir de plus sage. Dieu a fait à peu près la même chose pour intéresser l'homme à la conservation du genre humain. La voie du raisonnement n'y eut pas été fort propre, car où est la femme qui voudroit s'exposer aux douleurs de l'enfantement par cette seule considération, qu'il est raisonnable de ne pas laisser périr un être aussi beau que l'homme. Il a donc fallu recourir à la voie du sentiment, c'est-à-dire nous intéresser à la conservation de notre espèce, par la jouissance d'un grand plaisir attaché à la production des enfants, et par plusieurs autres passions accessoires, comme vous diriez la honte de vieillir fille, la vanité d'être féconde, le chagrin de ne l'être pas, l'envie de dominer dans une maison, etc. D'où il paroît qu'il est quelquefois nécessaire au bien général de l'univers de suivre plutôt les préjugés, les erreurs populaires, et les instincts de la nature que les idées distinctes de la raison. En général, il est vrai de dire que le monde ne se conserve dans l'état où nous le voyons, qu'à cause que les hommes sont remplis de mille faux préjugés, et de mille passions déraisonnables ; et si la philosophie venoit à bout de faire agir tous les hommes selon les idées claires et distinctes de la raison, on peut être assuré que le genre humain périroit bientôt. Les erreurs, les passions, les préjugés et cent autres défauts semblables, sont comme un mal nécessaire au monde. Les hommes ne vaudroient rien pour cette terre, si on les en avoit guéris, et la plupart des choses qui nous occuppent seroient inutiles. Ne nous étonnons plus que la Philosophie et la Religion fassent si peu de progrès parmi les hommes. Elles n'en sauroient faire beaucoup, que ce ne fut autant de pris sur l'empire de l'instinct. Il y a là-dedans des profondeurs impénétrables ; car qui pourroit entrevoir sans quelque sorte d'épouvante, que les erreurs, que les passions déréglées, que les préjugés déraisonnables sont si nécessaires au monde, pour y contribuer à cette diversité prodigieuse d'événements qui font admirer la Providence ? Qui pourroit, dis-je s'appercevoir sans étonnement que cela est si nécessaire au monde, que qui réduiroit les hommes à n'agir que selon les idées claires et distincte de la raison, ruineroit la société civile ? si l'on réduisoit l'homme à cet état, il n'y auroit plus de desir de gloire ; et n'y ayant plus de désir de gloire, n'est-il pas vrai que le genre humain seroit de glace. Je dis qu'il n'y auroit plus de désir de gloire, car la droite raison nous montre qu'il ne faut pas faire dépendre notre félicité du jugement des autres hommes, et par conséquent qu'il ne faut pas travailler pour faire parler de nous. L'envie d'être loué après sa mort est un instinct de morale que Dieu, par sa sagesse infinie, a imprimé dans l'esprit de l'homme pour entretenir la société. Ce qu'il y a de certain, c'est que cette envie a été cause des plus grands événements, et cela doit nous confirmer dans la pensée que le monde a besoin de plusieurs instincts qui étant examinés selon les idées de notre raison sont ridicules et absurdes. Y a-t-il rien de plus opposé à la raison que de se tourmenter dans cette vie afin d'être loué après sa mort, puisque ni la philosophie, ni l'expérience, ni la foi ; ni rien que ce soit ne nous montre que les louanges qu'on nous donnera après notre mort nous apporteront quelque bien.

Réflexion Théologique d'un
Médecin contre la génération.

J'ai dit que si la machine du corps, et les erreurs populaires ne portoient les femmes au mariage, la raison et la Religion n'auroient pas assez de force sur leur esprit pour les y résoudre. Sur cela je me souviens d'un paradoxe soutenu en bonne compagnie par une de ces imaginations spacieuses et contagieuses dont l'Auteur de la Recherche de la Vérité nous parle. C'était un médecin qui avait femme et enfants, non pas pour ses péchés, à ce qu'il disait, mais plutôt pour le repos et pour le plaisir de sa vie. Il soutenoit néanmoins que quand St. Paul a dit : Je voudrois que tous les hommes fussent comme moi, il avoit entendu à toute rigueur que tous les hommes renonçassent au mariage pour ne songer qu'aux choses célestes. Nous lui objectâmes tous presque en même temps, qu'il attribuait à St Paul un voeu qui tendoit à la ruine du genre humain. «Voilà bien de quoi se recrier, nous répondit-il ; est-ce si grand'chose que le genre-humain, pour mériter que St Paul ne souhaite pas sa ruine ? Je ne regarde point cette affaire, poursuivit-il, du même sens que le Maréchal de Gassion la regardoit, lorsqu'il disoit qu'il n'estimoit pas assez la vie pour en vouloir faire part ou présent à qui que ce fut au monde, je la regarde du côté de la Religion. N'est-ce pas une chose étrange, continua-t-il en s'échauffant, que les gens de bien même soient si peu sensibles à la gloire du vrai Dieu ? ils croiroient avoir fait un crime s'ils avoient souhaité la ruine du monde, et au contraire c'est en faire un que de ne la pas souhaiter. Quoi de plus monstrueux que de voir durer depuis si longtemps la propagation du péché ? C'est contre toutes les lois de la nature ; car les monstres n'engendrent point, voilà l'homme pécheur qui est le plus monstrueux de tous les êtres, qui ne laisse pas de se multiplier et de couvrir toute la terre. Puisque nous ne pouvons pas arrêter cette suite funeste de générations monstrueuses qui deshonorent Dieu et la nature, du moins devrions-nous souhaiter avec St. Paul que tous les hommes lui ressemblassent et l'on verroit cesser dans une cinquantaine d'années l'engeance du péché dont la multiplication ne fait qu'accroître le nombre des Créatures rebelles à leur souverain. Ne souhaitons-nous pas tous les jours, en récitant la priere dominicale, que le règne de Dieu vienne ? Ne dit-on pas dans l'apocalypse, venez, Seigneur Jésus, venez ? Si l'on veut que ces souhaits s'accomplissent, il faut souhaiter que le monde prenne fin, et qu'il vienne de nouveaux cieux et une nouvelle terre. La corruption est trop invétérée dans la postérité d'Adam pour espérer qu'elle s'amende jamais. Cela devroit nous confondre tous tant que nous sommes qui travaillons à perpétuer le genre-humain. C'est travailler pour la plus étrange Anarchie qui ait jamais été vue. Chacun est maître chez soi selon le proverbe. Dieu seul n'a point ce privilege, Dieu seul qui est le vrai maître du monde, est méconnu et foulé aux pieds dans ses Etats. On n'y fait rien de ce qu'il commande, on y fait tout ce qu'il défend. Peut-on ne pas s'emporter, si l'on aime Dieu, contre ceux qui perpétuent cette vilaine tyrannie ? Ne voit-on pas que les conseils de Jesus-Christ tendent à la ruine des passions et des occupations, sans lesquelles la société humaine ne peut subsister ? Ne voit-on pas que si tous les hommes exécutoient de point en point les conseils évangéliques, tout le monde deviendroit une abbaye de la Trape ? N'est-ce pas nous avoir déclaré assez nettement que Dieu est ennuyé de cette génération, et ne devrions-nous pas entendre ce que cela signifie ? Ne nous mettons pas en peine de ce qu'en faisant cesser les générations, nous diminuerions le nombre des prédestinés, car Dieu ne manquera pas de créatures qui le glorifieront éternellement ? N'y a-t-il pas des millions d'Anges qui le louent sans fin et sans cesse ? Et, s'il peut de ces pierres faire naître des enfants à Abraham, il saura bien créer sans nous des esprits qu'il prédestinera à la gloire. Et après tout, si cette raison avoit lieu, il faudroit nous opposer de toutes nos forces au jour du jugement ; ce qui est absurde. On feroit pendre par toute la terre un homme qui imiteroit notre conduite. Nous sommes assurés que tous les enfants naissent ennemis de Dieu, et que de cent mille qui naissent il n'y en a pas deux qui vivent et qui ne meurent ennemis de Dieu ; et cependant nous introduisons dans le monde autant que nous pouvons de ces ennemis de Dieu. Si on introduisoit dans le royaume cent ennemis, sous espérance que trois ou quatre d'entre eux deviendroient de très-bons François, ne mériteroit-on pas la corde ? Quel crime n'est-ce donc pas à un chrétien...» Il alloit continuer ses paradoxes et ses invectives, lorsque nous nous mîmes tous à crier pour l'interrompre, et la chose en demeura là. Je fus si frappé de ce discours prononcé d'un air et d'un ton dominants, qu'il m'est resté gravé dans la mémoire. Je n'ai pas été moins frappé de trouver St. Augustin d'accord avec notre Médecin sur le sens des paroles de St. Paul et le fond de cette doctrine singuliere. «Je connois des gens, dit ce grand Docteur, qui disent en murmurant : Hé quoi, si tous les hommes s'abstenoient des femmes, comment subsisteroit le genre-humain ? Plût à Dieu que chacun le voulût faire d'un coeur pur, et d'une saine conscience ; et avec une charité et une foi parfaite ! La Cité de Dieu seroit beaucoup plutôt achevée, et la fin du monde seroit hatée. Et à quelle autre chose paraît-il que St. Paul nous exhorte lorsqu'il dit, Je voudrois que tous les hommes fussent comme moi ; et en un autre endroit, Or je vous dis, frere, le temps est court, il reste donc, que ceux qui ont des femmes se comportent comme s'ils n'en avoient point. »

Quelles dispositions portent

les femmes à se marier.

Je crois que si la conception se faisait avec autant de douleur que l'enfantement, ou du moins si elle se faisoit sans aucun plaisir, et que l'on nettoyât notre ame de cinq ou six préjugés, il faudroit beaucoup d'éloquence à Mrs. les Prédicateurs pour persuader au monde de se marier. Ils auroient beau dire que c'est la volonté de Dieu, et citer les passages de l'Ecriture, qui portent qu'il faut que les femmes se marient et qu'elles procréent lignée, on répondroit à cela par d'autres passages, et je ne doute point qu'on ne montât jusqu'aux réflexions du Médecin. Aujourd'hui qu'il y a tant de raisons qui portent les femmes à obéir à cet agréable commandement, il ne faut pas croire que la Religion soit la cause de leur prompte obéissance. Quand on leur dit quelquefois que l'on s'étonne qu'elles aient le courage de s'exposer à tant de dégoûts, et à des périls où plusieurs d'entre elles laissent la vie journellement, on en voit qui répondent que telle est la volonté de Dieu ; mais ce n'est qu'une façon de parler. Que seroit-ce si tant de raisons ne facilitoient pas l'obéissance ? Il seroit plus rare alors de voir des femmes, qu'il ne l'est à présent de trouver des religieuses. La raison de cette différence n'est pas mal-aisée à deviner. Messieurs les Prédicateurs auroient beau dire que le mariage est un Sacrement, et fortifier leur éloquence par les sollicitations d'un jeune Marquis bien fait, qui sont à présent si persuasives, on parleroit à des sourdes. Tant il est vrai que la raison et la Religion auroient peu de force pour porter au mariage, si la machine du corps bien montée pour ce dessein-là, et cinq ou six erreurs populaires dans l'esprit ne venoient à leurs secours. En cet état on est la plus docile du monde, et sans qu'un directeur s'en mêle, les leçons d'un amant font de grands progrès. Elles rendent bientôt l'écoliere capable de soutenir contre tous les Calvinistes, que le mariage est un sacrement, et la disposent à y participer avec les préparations convenables.


Réflexion sur la honte que
les femmes ont d'être stériles.
De Sara et de Rachel.

Est-ce par raison, ou par un instinct aveugle que les femmes mariées s'affligent de n'avoir pas d'enfants ? On m'avouera sans doute que la raison n'a point de part à tous ces chagrins ; car la raison nous fait voir évidemment qu'un défaut dont nous ne sommes point causes, ne nous doit point affliger, sur-tout lorsqu'il ne nous empêche pas de servir Dieu, et qu'il laisse notre ame, la principale partie de l'homme, dans l'exercice libre de ses facultés. Outre cela si nous réglions nos véritables intérêts par les lumieres d'un amour propre qui consultât la raison, nous trouverions qu'il est beaucoup plus commode de n'avoir aucun souci pour des enfants, que d'être dans de continuelles inquiétudes pour eux. Cela est pincipalement vrai pour les femmes mariées qui, n'ayant point d'enfants, goûteroient les douceurs du mariage toutes pures, si elles avoient l'esprit dégagé d'erreur. Il faut donc que l'on reconnoisse que le chagrin qu'elles ont d'être stériles, vient d'un préjugé déraisonnable, et d'une cause occulte très-sagement ménagée au bien général du monde, par l'Auteur de toutes choses. Il eût été à craindre que le désir de vivre sans nul souci, et de goûter les plaisirs du mariage sans aucune suite fâcheuse, ne portât beaucoup de femmes à se rendre stériles : mais on y a remédié par la fausse honte qu'elles se font de ne point faire d'enfants ; ainsi l'on voit que la Providence travaille à la conservation du genre humain, dans tous les états où le sexe se rencontre. Elle y travaille à l'égard des filles, par le désir qu'elles ont de se marier, fondé sur certaines dispositions du corps, et sur quelques préjugés de l'esprit. Elle y travaille à l'égard des femmes mariées, par le deshonneur qu'elles attachent à la stérilité, et par le plaisir qu'elles attendent de leurs enfants. Elle y travaille à l'égard de celles qui sont déjà meres, par l'amour actuel que leur inspire leur extrême sensibilité pour le bien et le mal de leurs enfants. Mais prenez-y garde, vous verrez qu'elle n'y travaille point par le moyen d'une raison bien éclairée. Ce n'est qu'instinct, que machine, que préjugé. Quand je vois ces bonnes et saintes femmes dont nous parle l'Ecriture, Sara, Lia, Rachel, ne faire point de difficulté de prostituer leurs servantes à leurs maris, afin d'avoir quelque part à la gloire de leur sexe, je me confirme puissamment et nécessairement dans cette opinion que les impressions de l'instinct règlent toutes ces affaires. N'étoit-ce pas une chose tout-à-fait destituée de raison que ces femmes s'affligeassent de leur stérilité comme d'un opprobe ; qu'elles crussent ôter cet opprobe par la fécondité d'autrui, et que pour l'ôter de cette manière, elles sollicitassent leurs maris et leurs servantes à des actions si éloignées de la véritable chasteté ? Mais après tout il en faut revenir-là ; les faiblesses et les erreurs de ces bonnes femmes qui menaçoient de mourir si on ne leur faisoit des enfants, et qui faisoient négoce des nuits de leur mari, ont eu des suites merveilleuses dans la main de Dieu ; et si elles n'eussent suivi que les idées de la raison, il y a long-temps que le monde ne seroit point ce qu'il a été. Supposez qu'Ismaël, ni les quatre enfants des deux servantes de Jacob ne soient jamais nés, vous bouleverserez la plupart des événements qui ont conduit le monde au point où il est. Supposez que les deux filles de Lot n'aient point été possédées de la fureur d'avoir des enfants, et de la crainte de mourir filles, vous ruinez des nations entieres qui ont eu beaucoup de part aux événements admirables du peuple de Dieu. On dit ordinairement que la prodigieuse inclination des femmes Israëlites à faire des enfants, partoit d'un principe de piété, à cause qu'elles savoient que le Messie devoit naître dans leur nation. On pourroit leur faire la grace de le croire charitablement, si on ne savoit pas l'humeur des femmes Païennes et Chrétiennes. Mais quand on lit les infamies que les plus honnêtes femmes du Paganisme pratiquoient, pour attirer sur leur mariage le bonheur de la fécondité ; quand on voit les voeux, les pélérinages, et les remedes à quoi on court aujourd'hui pour la même fin, on ne peut croire autre chose, sinon que telle est la nature des femmes soit Juives, soit autres, qu'elles souhaitent d'avoir des enfants, et cela sans aucun égard à la Religion. On sait avec quelle force Arnoble [Etiamne Mutunus cujus immanibus pudendis, horrentique fascino vestras inequitare matronas et auspicabile ducitis et optatis. Arnob. Adversùs Gentes. Lib. IV.] et St. Augustin [In celebratione nuptiarum super Priapi scapum nova nupta sedere jubebatur. August, de Civit. Dei. Lib. VII. Cap. 24.] ont reproché aux Païens la sotte coutume qu'ils faisoient suivre à leurs nouvelles mariées. Il étoit impossible de l'observer sans éteindre tous les sentiments de la pudeur, et je m'étonne que les saints Peres n'aient pas eu honte de la décrire aussi vivement qu'ils l'ont fait. Cependant les filles les plus honnêtes se mettoient au-dessus du scrupule, dans l'espoir que cela leur serviroit à devenir meres. Je ne dis rien des femmes qui, pour le même dessein, se faisoient fouetter en pleine rue. Le Sénat Romain était sans doute bien-aise de les voir ainsi soigneuses de la multiplication et il eût été bien fâché qu'on les eût guéries de cette faiblesse. Elle étoit trop utile au public pour ne la pas fomenter.

De l'origine du mariage.
La jalousie, passion déraisonnable,
a plus contribué que la raison,
à établir des mariages,
et à empêcher la communauté des femmes.

Il n'est pas jusqu'à la ridicule crainte du cocuage, qui n'ait son utilité dans le monde. Pour vous expliquer cette pensée, je prends la chose d'un peut haut, et je dis qu'il n'y a point de doute que la jalousie n'ait empêché l'introduction de la communauté des femmes qui eut été une source de confusion dans la société civile. Les hommes ayant naturellement beaucoup d'amour pour eux-mêmes, ont toujours cherché leur avantage plutôt que celui d'autrui ; de sorte qu'au commencement chacun s'est accommodé du mieux qu'il lui a été possible, sans se soucier beaucoup de la commodité des autres. Mais comme ceux qui s'étoient mis à leur aise, avoient sujet d'appréhender qu'un plus fort ne les dépouillât de leur prise, l'amour du repos et la crainte porterent bientôt les hommes à convenir mutuellement que chacun se contenteroit de ce qu'il avoit occupé ; et voilà l'origine du Tien et du Mien. Ce partage ne regarda point les choses qui peuvent être possédées toutes entières par plusieurs personnes, je veux dire qui peuvent servir aux uns, sans que les autres en reçoivent du préjudice ; car les hommes furent bien aises de ne point multiplier les sujets de leurs querelles ; et ainsi ils consentirent de n'avoir point en propriété ce qui pouvoit être sans diminution à l'usage de tous les autres ; et c'est pour cela que l'air et les rivieres ne subirent point le partage du tien et du mien. Sur ce pied-là les hommes ne devoient pas établir aucun droit de propriété sur les femmes : ils les devoient laisser au rang des choses qui se possèdent par indivis. Rien ne trouble davantage leur repos que l'intérêt du tien et du mien, c'est la source de leurs inquiétudes ; et par conséquent un amour-propre qui auroit été dirigé par la raison, n'eût pas multiplié la matière des querelles par le partage des femmes. On les eut laissées un bien commun comme l'eau d'une riviere ; et cela avec d'autant plus de fondement que le nombre des femmes est égal à peu-près à celui des hommes : ce qui eut fait qu'il n'eût pas été nécessaire que les uns attendissent la commodité des autres, comme l'on fait à présent à l'égard de certaines choses qui sont d'un usage public ; car, par exemple, les habitants d'une ville ne peuvent pas moudre tous à la fois. Il eût donc été à craindre, si Dieu n'y avoit remédié, que l'amour-propre, l'amour du repos, l'intérêt bien entendu, n'introduisissent dans le monde la communauté des femmes. On se recriera sur ceci, je le prévois, et on dira tout aussi-tôt que la raison et les idées de l'honnêteté ont suffisamment mu les hommes à établir la propriété des femmes ; mais on me permettra de répondre que ceux qui raisonnent ainsi, font l'homme beaucoup plus raisonnable qu'ils ne doivent . Il faut se désabuser une fois pour toutes de l'opinion que l'on a, que les hommes se sont conduits par les idées de la raison dans l'établissement des sociétés. S'ils avoient consulté la raison, ils n'auroient pas fait ce qu'ils ont fait à l'égard du sexe. Ils auroient vu que pour n'avoir pas tant de choses à garder, il falloit faire une grande différence entre la possession d'un champ ou d'une vigne, et la possession d'une femme, puisqu'un champ est une sorte de bien dont un homme ne sauroit recueillir le fruit, sans l'ôter à tous les autres, au lieu que les femmes sont comme cet arbre d'or de la Sibylle, dont on pouvoit arracher les branches sans qu'il en restât moins. Ainsi la raison eut plutôt conseillé la communauté que la propriété des femmes. Mais je dis outre cela qu'il ne faut pas croire que les hommes aient eu beaucoup d'égard dans les commencements de la société, au bien ou au mal à venir. Ils n'ont songé qu'à remédier aux maux dont ils avoient déjà fait l'expérience, ou qu'ils regardoient comme prochains. Or, si nous les supposions sans jalousie, nous trouverions que la communauté des femmes ne leur auroit été d'abord d'aucune incommodité : ils ne se seroient donc guere souciés de l'abolir. Et quant aux désordres qui pouvoient naître à la longue, croyez-moi, ils ne s'en fussent pas trop tourmentés. On ne portoit pas sa vue si loin en ce temps-là, et pour moi je ne saurois me persuader que les sociétés se soient formées, parce que les hommes ont prévu, en consultant les idées de la raison, qu'une vie solitaire ne ferait honneur ni à leur espèce, ni à leur Créateur, ni à l'univers en général. Le plaisir présent et l'espérance prochaine de vivre en sûreté, ou bien la force, ont produit les premieres républiques, sans qu'on ait eu en vue les loix, le commerce, les arts, les sciences, l'agrandissement des Etats, et toutes les autres choses qui font la beauté de l'histoire. On ne prévoyoit pas ces suites au commencement ; et quand même on les eût prévues par les lumieres d'un esprit destitué de passions, on ne s'en seroit pas remué. Nous sommes trop froids quand il n'y a que la raison qui nous pousse, et le sort des sociétés humaines eût été remis en de très-mauvaises mains, si les hommes n'eussent été sollicités à vivre ensemble que par cette seule considération, Qu'il n'est pas raisonnable qu'une créature propre à la société vive dans la solitude. De la manière que nous sommes faits, il faut bien que l'on nous porte aux choses par la voie du sentiment, et nous ne serons capables d'agir par pure raison et par lumiere, que dans ce bienheureux état dont nous parle Jesus-Christ, où l'on ne prend ni ne donne des femmes en mariage. Vous vous perdez dans les airs, me dira-t-on ; c'est raisonner à perte de vue sur des choses arbitraires et sublimes, et il ne s'agissoit que d'une petite calamité humaine que vous avez désignée par son nom un peu trop librement. Que peut avoir de commun la disgrace d'un mari à femme galante, avec tout cet appareil de philosophie ? Je réponds que notre raison n'étant pas propre à empêcher que la communauté des femmes ne s'introduisît dans le monde, il a fallu se servir d'une autre machine pour l'empêcher. Or cette machine n'est autre chose que ce sentiment inquiet et rongeant que l'on appelle la jalousie, et qui accompagne l'amour que l'on a pour une femme. Cette passion tout-à-fait déraisonnable a été cause dès le commencement, qu'un homme qui devenoit amoureux d'une fille, souhaiteroit de l'avoir en propre, parce qu'il sentoit un grand déplaisir dès qu'un autre la vouloit. Or est-il que cette passion et la crainte du cocuage sont de même espèce ; donc cette crainte a empêché la communauté des femmes. J'ai déjà dit que cette passion est tout-à-fait déraisonnable. Mais qu'est-il besoin de chercher des preuves d'une chose qui saute aux yeux ? N'est-il pas de la dernière évidence que l'on ne doit pas faire consister son malheur dans la mauvaise conduite d'autrui, ni s'affliger quand on ne perd rien ? Qu'un homme s'afflige de ce qu'on lui dérobe son argent, ou les fruits de son jardin, cela est pardonnable, parce qu'il ne peut plus se servir ni de son argent, ni des fruits de son jardin. Mais il n'en va pas de même quand son épouse favorise un amant. Qu'on me dise un peu ce qu'il y perd ? N'est-ce pas l'arbre de la Sibylle où l'on ne trouve jamais la place du rameau qui en avait été enlevé ? N'y trouve-t-il pas tout autant de fruits qu'auparavant ; et plus même qu'il n'en peut prendre ? Voyez néanmoins combien ce misérable préjugé, cette erreur aveugle, cet instinct qui fait dire tristement, Ciel, faites que mon front soit exempt de disgrâce ; Ou bien, s'il est écrit qu'il faille que j'y passe, Donnez-moi tout au moins pour de tels accidens, La constance qu'on voit à de certains gens. Voyez, dis-je, combien cette sottise est nécessaire au bien général du monde. Aristippe étoit un homme au dessus des préjugée, et un véritable transfuge de l'instinct. Quelqu'un le reprenoit un jour de ce qu'il s'attachoit à une courtisane. Trouvez-vous lui répondit-il, qu'il vous importe beaucoup, quand vous entrez dans un logis ou dans un vaisseau, que ce soit plutôt un logis ou un vaisseau dans quoi personne n'ait encore mis le pied, qu'un autre ? C'est ainsi qu'on parle quand on écoute les conseils de la raison, dans le silence des passions et des préjugés. Mais comme ces conseils introduiroient dans le monde de très grands désordres, il est important qu'on ne les écoute pas, et qu'on laisse parler à leur place les préjugés et les passions. On met par-là les choses dans leur bon train. L'ordre que la nature a voulu établir dans l'univers va toujours son train tout ce qu'il y a à dire, c'est que ce que la nature n'auroit pas obtenu de notre raison, elle l'obtient de l'instinct. Tous les hommes, quelque corrompus ou quelque ignorants qu'ils soient, ont un fonds de raison qui leur persuade qu'il ne faut rien faire d'inutile, qu'il ne faut point préférer un bien à un autre, s'il n'est pas meilleur que l'autre, qu'il ne faut pas exclure les autres hommes de la possession d'un bien, lorsqu'ils en peuvent jouir sans nous faire aucun préjudice. A ne suivre que cette raison, il est bien certain que l'on ne chercheroit pas plutôt à satisfaire les désirs de la nature avec une fille, qu'avec une femme de joie, toutes choses étant égales d'ailleurs, et qu'on ne feroit pas plus de difficulté de prêter sa femme que de prêter un livre. C'est ici où mon Lecteur verra clairement combien les préjugés et les passions déraisonnables nous sont nécessaires ; car il verra que, si les hommes n'eussent pas été sujets à la jalousie ; ils n'auroient pas rempli leur esprit de tant d'imaginations creuses qui les portent à faire dépendre leur bonheur de la sagesse d'autrui, et à préférer une novice à une maîtresse passée et expérimentée. Cela choque toutes les règles du bon sens, et néanmoins il est bon que les hommes aient ce faux goût, ces instincts aveugles, ces préjugés, ces passions ; parce qu'autrement la pudeur, l'honnêteté et l'état du mariage seroient peut-être inconnus au monde. Hélas ! si chacun étoit du sentiment de ceux qui disent que les premières faveurs d'une fille sont les ragoûts des sots, et qui louent la pratique de quelques peuples d'Orient chez qui le mari ne veux point coucher avec sa femme, qu'après qu'un autre, payé pour cela, a passé la première nuit avec elle, les choses seroient bien différentes de ce qu'elles sont. L'incontinence eût bien porté les deux sexes à s'unir ensemble ; mais les hommes ne se fussent guère souciés d'avoir une femme en propre, s'ils n'eussent été sujets qu'à l'incontinence. En ce cas-là ils eussent fait ce que font aujourd'hui les chasseurs quand la soif les presse. Ils vont à la première fontaine ou au premier cabaret qui se présente ; ils s'y désaltèrent et ne sont nullement fâchés que d'autres en fassent autant. C'est ainsi qu'on en eût usé à l'égard des femmes. Tout le monde eût été du goût d'Aristippe, et par cette indifférence on eût causé de la confusion dans la société civile, et l'on eût effacé toute sorte de pudeur. Ces inconvénients, dira-t-on, n'eussent-ils pas déterminé l'homme à établir le mariage ? Nullement, parce que la raison et la lumière purement naturelles apperçoivent moins clairement ce désordre, que ce principe : «Il ne faut pas s'embarrasser de la propriété d'un bien qui ne nous porte pas plus de commodités, lorsque nous le possédons seuls, que lorsque nous le possédons avec d'autres ; et c'est une bassesse très sordide de priver les autres d'une chose dont ils peuvent jouir, sans qu'ils nous en revienne le moindre dommage.» Pour empêcher les effets de ce principe, il a fallu que l'homme ait été jaloux, et ainsi la providence est arrivée par la jalousie au but que la raison n'eût su atteindre. J'en ai déjà dit assez pour faire entendre cette pensée ; mais parce que mon livre peut tomber entre les mains de certaines femmes qui n'osent pas témoigner qu'elles entendent tout ce qu'elles entendent véritablement, je dois m'expliquer de façon qu'elles osent, en faisant bien les modestes, demeurer d'accord qu'elles m'ont compris. Je remarque donc que deux choses ont été nécessaires pour établir dans le monde la propriété des femmes par la voie des passions ou de l'instinct : la première qu'il y eût des femmes plus propres à donner de l'amour à certains hommes qu'à d'autres ; la seconde que l'amour fût accompagné de la crainte que l'objet aimé ne donnât à d'autres. Pour venir à bout de la première de ces deux choses, la nature a tellement mis une sage proportion entre certaines machines humaines, que les unes n'ont presque qu'à se présenter devant les autres, pour exciter en elles le mouvement du sang et des esprits animaux qui produit l'amour. On ne sauroit mieux désigner cela qu'en disant que c'est un je ne sais quoi, si ce n'est que l'on se veuille servir de la comparaison d'une clé et d'une serrure. Cette comparaison n'est pas mauvaise ; car puisqu'il y a des gens qui voient une infinité de femmes assez familièrement sans en devenir amoureux, et qu'ils le deviennent d'une autre dès la première vue, il faut bien dire qu'ils ne touchent point par leur action sur les yeux et sur les oreilles de ces hommes, l'endroit du cerveau qui s'ouvre pour donner passage aux esprits qui vont échauffer le coeur au lieu que cette autre va frapper du premier coup sur cet endroit. Or n'est-ce pas être la clé que la nature avoit faite pour cette serrure ? Par ce moyen les désirs vagues d'un chacun ont pu s'arrêter de telle sorte sur certaines femmes qu'il ait méprisé pour elles toutes les autres. Mais comme cela ne suffisoit pas pour former le lien conjugal, il a fallu que la nature ait joint ensemble l'amour et la jalousie, il a fallu que par cela même qu'un homme étoit amoureux d'une femme, il souhaitât qu'un autre n'en fût point aimé ; et afin qu'il le souhaitât, il a fallu qu'il sentit beaucoup de chagrin de toutes les marques d'amitié qu'elle accordoit à un autre. Voilà de la jalousie toute pure. Les inquiétudes et les désirs qui l'accompagnent ont produit un fort bon effet ; car c'est de-là que sont venues les caresses et les complaisances, les plaintes et les soupirs, qui ont fait préférer un homme à tous ses rivaux. Celle qui avoit donné de l'amour en a reçu, et n'a pas été moins jalouse que son amant. Sur cela on s'est promis une fidélité réciproque, et les hommes ont regardé leurs femmes comme un bien incommunicable.

On ne sauroit déterminer
lequel des deux sexes a été
le plus tôt amoureux.

Si l'on me demandoit où j'ai trouvé que l'amour a commencé plutôt par les hommes que par les femmes, on m'embarrasseroit un peu ; car franchement je ne suis pas trop certain que cela soit vrai. Mais comme d'ailleurs je n'ai point de certitude que cela soit faux, je trouve plus civil et plus honnête de parler comme j'ai fait, que de dire le contraire. C'est le meilleur parti à prendre dans les choses problématiques. On me dira que puisque les filles sont plutôt prêtes à marier que les garçons, c'est une marque qu'elles sentent plutôt la force de la nature ; c'est une pauvre raison, parce que la nature n'a pas établi que l'on n'aimeroit qu'une personne de son âge, et ainsi avant qu'une fille ait douze ans, un garçon de dix-huit peut avoir conçu de l'amour pour elle. En second on pourra me dire que parmi les animaux, ce sont toujours les femelles qui commencent à devenir amoureuses ; c'est encore une fort pauvre raison, tant parce que la nature n'a établi parmi les bêtes qu'un certain temps pour les opérations de l'amour, que parce qu'elle ne leur a point donné la force d'irriter leur convoitise par leurs pensées. Au contraire, dans le genre humain, non-seulement les objets émeuvent les puissances, mais aussi les puissances s'émeuvent entre elles. Ce qu'il y a de plus vraisemblable, c'est qu'à tout le moins les hommes ont été les premiers à faire paroître l'amour qu'ils sentoient ; car si la nature ne les a pas faits plus susceptibles de tendresse que les femmes, elle les a faits pour le moins plus hardis et plus résolus. Ainsi ils ont fait le personnage d'attaquants et le sexe s'est tenu sur la défensive. Un Auteur moderne a dit avec beaucoup de bon sens que les hommes ont pris pour eux le parti le moins difficile, et que la sagesse de la nature a éclaté en cela sa raison est que les hommes suivent leur penchant quand ils attaquent, au lieu que les femmes s'opposent à leur penchant, quand il faut qu'elles se défendent ; que le sexe défendeur n'a dû ni être si foible qu'il se rendît d'abord, ni si fort qu'il ne se rendît jamais ; que c'est-là le caractère des femmes, et que ce ne seroit peut-être pas celui des hommes.

Si le Magistrat peut et doit

punir la Paillardise ?

ALEXANDRE ALES, Théologien célèbre de la Confession d'Augsbourg, au XVI. siècle, étant professeur à Francfort sur l'Oder, eut une dispute sur cette Question, avec un Anonyme. On entend assez que cette dispute ne rouloit point sur l'adultère, mais sur la simple fornication ; car encore que la punition de l'adultère soit une chose aussi rare que ce crime-là est fréquent, elle passe néanmoins pour légitime entre les docteurs Chrétiens. Ales n'avoit donc à combattre qu'un Antagoniste, qui lui soutint, que le Magistrat ne peut ni ne doit punir la fornication. On différa de prononcer sur cette dispute ; et il y a beaucoup d'apparence qu'Ales indigné de ce délai ne voulut plus demeurer parmi les gens qui se déclaroient si favorables à l'impunité des fornicateurs. L'indignation ne siéoit pas mal dans un tel cas à un Professeur en Théologie, qui avoit vu la naissance de la Réformation, et qui devoit naturellement espérer qu'il ne vivroit pas assez pour voir revenir la morale au premier relâchement. Rien ne pouvoit faire plus d'honneur à la religion protestante, que la sévérité des maximes qui se rapportent à la chasteté ; car l'observation de ces maximes est le triomphe le plus mal aisé à obtenir sur la nature, et celui qui peut le mieux témoigner que l'on tient à Dieu par les liaisons réciproques de sa protection et de son amour. C'étoit donc un grand sujet de scandale, que dès l'an 1542, un théologien protestant, qui soutenoit que les Magistrats peuvent et doivent punir les fornicateurs, trouvât des oppositions, et y succombât en quelque manière. Aujourd'hui que l'on est tout accoutumé à la tolérance de ce crime, personne presque ne s'en offense. Un fort honnête homme m'a assuré depuis peu que les Magistrats de Strasbourg ont une telle indulgence pour une fille qui s'est laissé faire un Enfant, que pourvu qu'elle leur vienne payer l'amende à quoi ces sortes de fautes sont taxées, ils lui donnent la réintégrande, ils la réhabilitent dans sa première réputation, ils établissent des peines contre tous ceux qui oseroient à l'avenir lui faire le moindre reproche. Voilà sans doute un privilège plus singulier que celui de donner des Lettres de réhabilitation aux familles qui ont dérogé à leur Noblesse ; et s'il étoit permis de rire dans une matière de cette importance, on diroit que les Magistrats de Strasbourg ont dû nommément stipuler la conservation de ce privilège, lorsqu'ils ont capitulé avec la France, et lorsqu'après la paix de Ryswyck ils ont demandé le renouvellement de leur capitulation. Je sais bien que par leur prérogative ils ne croient point faire mentir cet axiome certain et incontestable de l'antiquité. Nulla reparabilis artc laesa pudicitia est ; deperit illa semal. Ils ne prétendent point rétablir, physiquement parlant, la virginité perdue ; ce seroit combattre le vrai sens de l'axiome : mais moralement parlant, ils prétendent la restituer ; puisqu'ils prennent sous leur protection la rénommée d'une malhonnête fille, et qu'ils la mettent à couvert de la médisance, de sorte qu'elle peut aller par-tout la tête levée, aussi sûrement qu'une honnête fille. On dit même que l'efficace de leur sentence est telle, que les filles, qui ont eu des enfants, et qui en payant l'amende ont obtenu la réhabilitation, trouvent un mari aussi aisément, et presqu'aussi avantageusement, que si elles n'avoient point fait cette faute. Mais j'attribuerois plutôt cela au peu de délicatesse des hommes qui les épousent, qu'à leur persuasion de l'efficace de la sentence. Quoi qu'il en soit, nous pourrions dire à ceux qui supposent que le payement d'une amende répare les crimes de cette nature, ce que l'on a dit à ceux qui s'imaginoient qu'un peu d'eau claire effaçoit la tache d'un homicide : Ah ! nimium faciles, qui tristia crimina coedis Flumineâ tolli posse putatis aquâ [Ovidius Fastor, lib. II, vs, 45] Ce même homme m'assura, que ce qu'il savoit très-certainement des coutumes de Strasbourg, il l'avoit aussi ouï dire touchant plusieurs autres endroits de l'Allemagne. De telles loix eussent bien mis en colère le Théologien dont je parle ; car tant s'en faut que ce soit punir la fornication, que c'est en quelque manière la récompenser, vu que l'avantage de se produire par-tout, sans la crainte d'aucun reproche, ni d'aucune médisance, est un bien qui surpasse de beaucoup le préjudice de l'amende que l'on a payée, qui n'est pas quelquefois la moitié du gain que l'on a fait en s'abandonnant. J'ai ouï dire à des personnes bien judicieuses, que l'usage d'une infinité de pays est plutôt une récompense qu'une peine de la fornication. Cet usage est que ceux qui se reconnoissent les pères d'un bâtard, soient condamnés à le nourrir, et à donner à la mère quelque somme de deniers. L'ordre de pourvoir à la nourriture de l'enfant ne peut point passer pour une peine, puisque le droit naturel a établi clairement cette obligation. On ne peut donc compter pour peine que l'argent qui est donné à la fille : mais, outre que c'est un châtiment fort léger à l'égard du père, c'est à proprement parler une récompense à l'égard de la mère. «Or c'est une chose bien étrange, disoient ces Messieurs là, que les Tribunaux Chrétiens ajugent des récompenses à des filles pour avoir perdu leur honneur, en scandalisant le public». Quelqu'un leur répliqua, que la perte qu'elles avoient faite, qui leur rendoit à l'avenir plus difficile la rencontre d'un mari, demandoit comme un acte de justice qu'on leur procurât quelque dédommagement. «Non, répondirent-ils, ce n'est point un acte de justice : c'est une faveur ; c'est une grâce : la justice ne demande pas que des personnes qui ont souffert du dommage par la transgression volontaire des Loix de Dieu, et des loix de l'honneur humain clairement connues, obtiennent un dédommagement, et si le souverain vouloit répandre des grâces, il devroit choisir des sujets plus dignes. Obligeroit-on les hommes à récompenser une fille, qui, en commettant un vol pour l'amour d'eux, et à leur instigation, se seroit estropiée ou d'un bras ou d'une jambe ? Tant s'en faut qu'un Juge lui fît obtenir quelque gratification qui réparât le dommage qu'elle auroit souffert, qu'il la condamneroit à des peines corporelles. Il arriveroit la même chose dans tous les cas punissables où elle perdroit quelque membre, en exécutant les conseils d'un homme. Il n'y a que la fornication qui foit exceptée de cette règle : appellons-la donc le délict commun et le cas privilégié, termes consacrés séparément à d'autres choses, et sur quoi il parut un livre à Paris, l'an 1611. [Il est composé par Benigne Milletot, conseiller au Parlement de Dijon]. Quelqu'un allégua là-dessus que les Magistrats d'Amsterdam, fatigués de la multitude de servantes, qui accusoient de leur grossesse quelqu'un des fils de la maison, avoient fait un règlement, que désormais on ne donneroit à ces sortes de créatures que 25 florins, moiennant quoi elles seroient obligées de nourrir l'enfant : qu'ils avoient cru par-là mettre un frein à la débauche ; car ils voyoient que le profit ; qu'elles retiroient de leur mauvaise conduite, les engageoit ou à faire des avances, ou à succomber à la première sollicitation, et qu'en un mot leur lasciveté devoit être privée de toute espérance de gain, et non pas encouragée par l'espérance des sommes que les Tribunaux leur adjugeoient. Mais il y eut des gens qui répondirent qu'il n'est pas certain qu'on ait fait de telles loix à Amsterdam, quoique le bruit s'en soit répandu dans les autres villes du pays. Que cela soit vrai ou faux, il est toujours certain que cela prouve, qu'on n'ignore pas que la conduite ordinaire des Tribunaux est trop favorable à la fornication, et qu'elle excite beaucoup plus les filles à se débaucher, qu'à se contenir, et il paroît clairement que les Souverains, qui font punir les transgresseurs du Décalogue, ne se réglent point sur ce que Dieu est offensé ; mais sur le préjudice temporel de l'Etat. C'est pour cela qu'ils punissent les voleurs, et les homicides, mais parce que la fornication semble plus utile que préjudiciable au bien temporel de l'Etat, ils ne se soucient point de la punir, et ils se conduisent d'une manière à faire juger qu'ils ne sont pas fâchés qu'on peuple leurs villes per fas et nefas. S'ils avoient à coeur la pratique de la Loi de Dieu sur ce point-là, ils fortifieroient la crainte de l'infamie, au lieu de la faire évanouir : ils feroient payer des grosses amendes applicables, non pas aux filles qui auroient forfait, mais aux hôpitaux : ils imprimeroient une flétrissure, tant à celui qui auroit été le tentateur, qu'à celle qui auroit mal résisté à la tentation : et comme le déshonneur parmi les personnes de basse naissance n'est pas un frein assez fort pour arrêter une certaine coquetterie qui anime le tentateur, qui le prévient, qui lui assure le triomphe avec la dernière facilité, ils employeroient une peine plus réelle, et dont ils trouveroient aisément de bons moyens. La discipline Ecclésiastique est tombée à peu près dans le même relâchement. Il n'y a que peu d'années que le Précepteur d'un Gentilhomme s'attacha dans une ville de..... à une jeune coquette, et qu'il en obtint bientôt tout ce qu'il voulut. Dès que les parents eurent connu qu'elle étoit grosse, ils travaillèrent à lui faire avoir pour mari ce galant-là. Il fit le rétif ; car outre que la facilité de sa conquête n'étoit pas un grand attrait à aimer pour le Sacrement, il ne croyoit point être le seul qui eût eu part au gâteau, ni que l'enfant fut son ouvrage plutôt que celui d'un autre. Le seul moyen de venir à bout de lui fut la menace, que s'il n'épousoit cette fille, il perdroit le Bénéfice qu'il avoit en Angleterre. Il l'épousa donc : et par ce moyen il conserva son Bénéfice. Voilà comment la coquetterie recompensée : la coquetterie, dis-je, qui avoit été poussée jusques à l'excès le plus scandaleux. Que diroient les anciens, s'ils revenoient aujourd'hui au monde ? Quel sujet n'auroient-ils pas de s'écrier en jettant les yeux sur la face de l'Eglise, ô domus antiqua, quam dispari dominaris Domino ! c'est là la destinée de toutes les Religions, aussi bien que celle de tous les corps politiques, de se gâter en vieillissant. Les hommes sont plus corrompus dans leur jeunesse, que dans leur âge avancé. Il en va tout autrement des Républiques. Il n'est rien tel que les loix naissantes et toutes neuves. Les loix sont comme le pain et les oeufs, pan d'un di, ovo d'un hora. L'état florissant d'un Code, (j'entends ici la pratique et l'observation) est celui de l'enfance. Voyez la plainte d'un Poëte, qui avoit décrit quelques abus du siècle d'Auguste. Elle ressemble à celle de Jésus-Christ, du commencement il n'étoit pas ainsi : Non ita Romuli Proescriptum et intonsi Catonis Auspiciis veterumque norma [Horat. Od. XV, Lib, II, vs. 10]. Par cet endroit-là, les sectes et les communautés, etc. ressemblent à l'homme qui n'est innnocent qu'au berceau, et un peu après. Notons qu'il y a encore quelques pays protestants où l'on a gardé quelques restes de sévérité contre la fornication, tant à l'égard des filles, qu'à l'égard des hommes. Mais je suis sûr que notre Alexandre Ales en demanderoit davantage. Que diroit-il des autres pays ? Ne finissons pas, sans dire que les Tribunaux qui ajugent un profit pécuniaire aux fornicatrices, ou qui condamnent même à les épouser ceux qui les ont débauchées, font cela pour éviter plusieurs inconvénients ; mais quoi qu'il en soit, ils formentent par cette conduite les désordres de l'impureté : car chaque sentence qu'ils prononcent sur ce point-là est un bien réel pour une personne, et un motif d'espérance pour vingt autres. Chaque fille, qui parvient au mariage par cette route, fait naître l'envie à plusieurs autres de tenter le même moyen. On a compris cet abus en France : le nouveau code n'y est pas aussi favorable que le vieux à cette espèce de filles qui profitent trop des privilèges du mariage. C'est un sacrement qui a des vertus rétroactives, et qui, comme celui de pénitence, est une planche après le naufrage. Il fait rentrer au port de l'honneur, il répare les vieilles brêches, il donne la qualité de légitime à des enfants qui ne la possedoient pas ; Je ne dis rien du voile épais dont il peut couvrir les nouvelles brêches, les fautes courantes, et le péché quotidien. (*)

(*) Ce petit volume de format petit in-16 (environ 14 x 9 cm), de XIII-91-(1) pages, a été imprimé à Dole (Jura) par Bluzet-Guinier (le même qui imprime le 10 février 1878 les Caprices d'un Bibliophile parus chez le même éditeur Ed. Rouveyre) pour la toute jeune maison d'édition parisienne Edouard Rouveyre (1, Rue des Saints-Pères). Le tirage est de 550 exemplaires dont 500 sur vergé et 50 sur Whatman. La page de titre est ornée d'une petite vignette gravée sur bois (angelot volant) et le texte est orné de quelques bandeaux et culs-de-lampe reproduits d'après ceux du XVIIIe siècle. Il doit exister des couvertures imprimées, que nous n'avons pas vu à ce jour. Il n'y a pas de date exacte d'achevé d'imprimer. La page de titre indique : Paris, Librairie ancienne et moderne Edouard Rouveyre, 1, Rue des Saints-Pères, M.D.CCC.LXXVII (1877). L'absence d'accent et les conjugaisons en -oi (pour -ai) sont identiques à l'imprimé.

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