lundi 30 septembre 2013

Octave Uzanne et les Éphémérides des sens du Calendrier de Vénus (1880) : « je sombrai tout entier dans cette orgie de ma chair [...] »


Le 15 novembre 1879, à Paris, Octave Uzanne achève son épître dédicatoire à Betzy qu'il place en tête de son Calendrier de Vénus. Ce volume est achevé d'imprimer le 31 janvier 1880 par Darantière à Dijon pour Edouard Rouveyre, éditeur à Paris. Composé de plusieurs textes indépendants : Memorandum d'un épicurien, les Fastes du baiser, Voyage autour de sa chambre, etc. ; on y trouve également un texte qui passerait facilement inaperçu si l'on ne faisait l'effort de commencer à le lire en se disant que là encore, Octave Uzanne, comme en de nombreux endroits de son oeuvre littéraire, a disséminé de sa personne au gré de celui ou celle, lecteur ou lectrice, qui saura s'arrêter aux bons endroits. Ce texte écrit sous forme de lettre s'intitule Éphémérides des sens.

Que raconte cette longue lettre adressée à une amie-maîtresse qui aurait pu faire partie du synopsis des célèbres Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos ?

Le narrateur (Octave Uzanne ?), âgé de 28 ans (l'âge exact d'Octave Uzanne au moment de la publication), écrit à son amie Madame *** qu'il a disparu de Paris depuis près de dix-huit mois à la suite d'une aventure peu ordinaire. Misogame (ennemi du mariage, comme Octave Uzanne), éperdu d'amours féminines, adepte intransigeant du never more (jamais plus d'une seule fois l'amour avec la même maîtresse), le narrateur s'est retrouvé pris au piège d'une diablesse hongroise prénommée Ilka rencontrée sur les bords du lac de Genève. Et d'expliquer à sa correspondante comment il a finalement faillit à sa règle stricte du jamais plus. Revenus ensemble à Paris, après six mois d'une vie amoureuse tumulteuse, le narrateur pris d'une fièvre cérébrale est envoyé par sa famille à la campagne (en Bourgogne). La maîtresse tzigane s'en allât mourir en Bohême sans qu'il n'en sache rien de plus. Pris d'une langueur de vivre insoutenable, ayant épuisé tous les recours des médecins, le narrateur finit par se plier à la même médication que le Maréchal Duc de Richelieu (consultant Boërhave), redevenir l'enfant d'une bonne nourrice ... C'est alors qu'il passe ses journées pendu au sein d'une bonne nourrice bourguignonne en attendant un inévitable sevrage qui le ramènera aux exercices du vice qui le tient inexorablement.

Ce texte est rempli d'évocations érotiques qui ne manquent pas de fleurir à l'esprit du lecteur attentif. Sans doute à l'époque (en 1880), ce texte passé inaperçu (sauf peut-être pour Antoine Laporte qui voit clairement toutes les obscénités voilées présentes dans les textes d'Octave Uzanne) mérite d'être lu avec une grille de lecture calquée sur la personnalité de l'auteur. En un mot : Octave Uzanne est-il le narrateur ? Nous raconte-t-il sa propre histoire ? Nous le croyons. A la nuance près que la fiction venant s'y mêler, le tout devient difficile à comprendre d'un point de vue purement biographique. Fiction ? Réalité ? Un habile mélange. Néanmoins nous pensons qu'il s'agit là du texte certainement le plus intimiste (avec Un Voyage autour de sa Chambre) et le plus puissamment érotique d'Octave Uzanne. Les évocations sont si nettes, les sensations si bien retransmises au lecteur, qu'il est difficile de ne pas y voir quelques heureuses sensations de la jeunesse amoureuse et fougueuse d'Octave Uzanne. On n'échappe pas à son destin. Le narrateur est de ceux qui sont enchaînés à leurs sens. Il n'existe pour eux aucune panacée universelle. Nous croyons qu'Octave Uzanne était de ceux-là également (dans la première moitié de sa vie au moins).

Nous avons choisi les illustrations de cet article parmi l'oeuvre de Félicien Rops, ami d'Octave Uzanne dès 1881.

Bertrand Hugonnard-Roche

* * *

ÉPHÉMÉRIDES DES SENS (*)


Vénus sauve toujours l'amant qu'elle conduit.
H. DELATOUCHE.

A MADAME ***, A PARIS,

Votre lettre, mon amie, avant de me parvenir, a couru le monde comme une folle aventurière. Je l'ai reçue seulement il y a quelques jours, dans ma mystérieuse retraite. La poste encore l'avait-elle marquée d'estampilles plus nombreuses que celles que nous vîmes, s'il vous en souvient, certain soir, sur le passe-port d'un envoyé chinois. Vous me mandez qu'absent de Paris depuis près de dix-huit mois, on daigne s'inquiéter fort de ma disparition dans le milieu élégant et féminin où j'avais coutume de me laisser vivre. Les gageures sont ouvertes, dites-vous, et, tandis que l'envahissante comtesse de C*** professe, avec des sous-entendus, l'opinion que je suis retiré dans quelque Chartreuse chanter matines sur les dalles froides d'un prieuré, la jolie petite baronne de P*** tient pour un mariage, en due forme, avec voyage circulaire à prix réduit autour de la lune de miel. — La plupart de vos belles amies protestent cependant, et affirment avec raison qu'un misogame aussi entêté que je le suis, ne saurait contracter des liens si légitimement contraires à ses opinions. La tendre et vaporeuse madame de L***, concluez-vous, ajoute en soupirant qu'une douce et enlaçante passion m'enclôt dans les roses du plaisir et des délices partagées ; seule, la vieille douairière hoche la tête dans son fauteuil et déclame sentencieusement contre les équipées inconséquentes de la jeunesse.

Le tableau est bien en place, et je le vois d'ici, avec la mise en scène de votre salon délicieux, au milieu des allées et venues de votre jour de réception. — Eh bien ! mon adorable petite reine, toutes ces caillettes, dans ce gentil jeu de cache-cache et de devine-devinotte, brûlent peut-être, mais ne découvriront pas assurément le but réel de mon exil volontaire et les causes dominantes de mon séjour aux champs.

Laissez-moi vous dire que je vous soupçonne tout particulièrement d'une haute dose de curiosité à mon endroit, et peut-être, par esprit tracassier, devrais-je laisser languir votre attention pour donner plus longtemps carrière aux broderies ravissantes de votre imagination. La vérité tue le rêve que le mystère nourrit ; je veux bien croire cependant que l'intérêt que vous n'avez, en toute occasion, cessé de me témoigner, vous donne quelques droits à mes confidences ; mais aujourd'hui, il ne s'agit pas seulement d'un petit conte saupoudré de sel grivois, d'une anecdote scandaleuse, ni même d'un récit purement galant ; les faits que j'ai à vous exposer rentrent dans le domaine de la confession intime et complète, je vous fais donc mieux qu'une confidence, et, pour bien écouter les variations fantastiques et mélo-dramatiques de cette aventure, je réclame votre recueillement. Ordonnez donc à Rosine de vous laisser seule et de condamner votre porte, puis daignez me donner audience, à huis-clos, comme autrefois, dans ce galant oratoire tendu de crêpe de chine bleu pâle, sur le moëlleux confessionnal de votre causeuse, où pendant d'heureux jours, l'amour—qui sait, peut-être le caprice—fut entier entre nous.

Ma lettre vous semblera sans doute longue, à moins que la curiosité féminine ne vous donne du courage ; quoiqu'il en soit, comme accessoires des sensations où des sentiments, qu'elle peut provoquer, munissez-vous d'un mouchoir de fine batiste, d'un flacon de sels anglais, d'une boîte de pastilles ambrées, de votre mignon éventail, paravent de la pudeur, et maintenant écoutez-moi. Vous me connaissez assez pour ne pas mal interpréter la brusquerie de certaines locutions ; j'ai appris pour ma part à apprécier votre bonne camaraderie qui ne s'effarouche pas trop des façons garçonnières, et je vous détaillerai mon cas avec la familiarité d'une causerie d'homme à homme.

Il vous souvient sans doute que, la dernière fois que j'eus l'honneur de vous voir, je vous fis part d'une grande résolution qui paraissait devoir être inébranlable. Je m'étais décidé — dois-je vous le rappeler — ne posséder, quoiqu'il advint, mes maîtresses qu'une seule fois. Cette détermination vous fit rire aux larmes, et vous vous moquâtes de moi comme un joli petit démon, croyant à une nouvelle boutade de mon esprit inquiet, lorsque ce n'était que la résultante de raisonnements basés sur la logique la plus galante.

Je mis donc ma volonté au service de mon jugement ; je me pris la main et me fis le serment de ne pas faillir aux engagements que je m'étais imposés. Je rompis tout d'abord avec madame de N***, que j'avais prise par un instinct curieux ; on disait tant de petites calomnies sur ses goûts et l'étrangeté de son être, que je me devais à moi-même de constater la vérité, et je dois à celle-ci de proclamer hautement l'exagération du bruit public. Madame de N*** se montrait, j'en conviens, un peu excessive dans la manifestation de ses désirs, mais aussi elle était tendre à l'extrême, attentive à tous les raffinements du bonheur, servile dans le plaisir et incitante au possible. Je la quittai presque avec regret, cependant, comme il faut se méfier des feux qui durent trop et qui dessèchent ceux qui en sont l'objet, je me retirai brusquement de ce corps en combustion dont quelques journées de larmes eurent probablement raison.

C'est alors mon amie, que je déployai ma devise en liberté. — Never more, disais-je, et tous les échos de mes esprits répétaient never more. Je saluai une légion de maîtresses de cet axiome sans espoir ; je les avais eues toutes selon mes principes, et aucune ne voulait s'élever à la hauteur sublime de ce : jamais plus. Ce fut une chasse à travers les taillis de Paphos. Les Nymphes cette fois couraient après le faune, et le pauvre satyre, acculé par ces diables roses, toujours volontaire et toujours répondant : jamais plus, luttait encore davantage au-dedans de lui-même que contre l'enlaçante et inexorable poursuite de ces démoniaques.

Je pus m'apercevoir, en cet instant, que les femmes sont semblables aux enfants qui balbutient : encore, et je vis que dans une existence de célibataire, on doit craindre plutôt l'excès de l'amour que la créance du plaisir. Mes mutines créancières se rebellaient, toujours vaillantes, jamais lasses, elles suivaient pas à pas mon ombre, comme ces louves ardentes qui rôdent aux alentours des fermes, dans la campagne, à la piste d'un vigoureux mâtin. Ce fut un orage déchaîné sur ma tête pendant de longs mois ; chaque jour en totalisant ma dette à l'éternel féminin, je l'augmentais davantage. — Lettres, visites de toute heure, imprécations, supplications, menaces, pâmoisons, sanglots étouffés, rien ne me fit défaut ; dans ce siège en règle autour de ma puissance virile, et de ma passive résistance, la rivalité des assaillantes paraissait en outre exciter leur ardeur.

Souvent, au milieu de ces longues plaidoiries du désespoir, j'étais sur le point de m'attendrir ; je contemplais des visages amaigris, des yeux brûlés par les larmes, des chevelures défaites et des corsages entr'ouverts qui avaient l'éloquence de la chair, j'écoutais des voix câlines, harmonieuses, frissonnantes d'émotion, mais, sur le point de céder, je me redressais, dans toute mon intégrité, et reprenais ma force et l'énergie romaine et pontificale de mon : non possumus.

Auprès de mon apparente froideur, la sensualité brûlait comme un encens, m'apportant au cerveau une griserie de luxure, et il me semblait parfois, que, semblable un dieu sculpté dans du marbre, je devais regarder d'un œil indifférent la flamme de ces âmes aimantes qui se consumaient vainement comme autant de longs cierges de cire devant ma majesté souveraine. Ces passions incandescentes m'avaient déifié ; aussi, pour conserver le culte de ma volonté et rester fidèle à ma foi jurée, je demeurai impassible et sourd aux prières comme toutes les divinités.—Sur mon front marmoréen, n'avais-je pas opiniâtrement gravé : never more ?

Si j'osais, mon amie aimée, vous conter plus d'un détail, et vous montrer comment ces femelles éperdues s'offraient moi, s'agriffaient à ma tête, à mon cœur, à mes sens surtout, vous ne voudriez point me donner un démenti, mais je gage, qu'en vous-même vous seriez incrédule, et songeriez que l'humanité est plus digne, plus altière, et que la créature faite de limon est moins bestiale dans ses appétences charnelles ou plus retenue dans l'expression de ses désirs.

Afin de calmer un peu ces agitations, de me donner un léger repos en me désennamourant tout-à-fait,— sans toutefois renoncer à une pratique dont la théorie était si chère à mon jugement et par suite à ma vanité,— je pris un biais et mis du sentiment dans du Marivaudage ; c'était doser la sottise en pralines, direz-vous, mais la sentimentalité, ainsi qu'un masque de satin, devait me préserver du hâle que causent toujours les ardeurs de la passion trop militante. Je jetai, à cet effet les yeux sur madame V***, douce et langoureuse comme une tourterelle blessée ; je me présentai à elle sobrement, comme converti par sa candeur extrême, et la mystifiai au point qu'elle crut voir en moi le plus dévot des disciples de Platon.

Madame V*** n'était pas encore un de ces fruits mûrs, duveteux, provocants, aoûtés dans l'exubérance de leur carnation superbe, c'était une petite fleur fine et délicate, qui devait s'épanouir aux baisers de l'amour et s'effeuiller aux premières froidures de la galanterie. Elle accusait par sa beauté fluette tout au plus vingt-deux printemps, et toutes ses manières révélaient un sentiment candide, comme une virginité ouatée d'idéal. Son mari, un petit vieux sec et à voix fêlée, était pareil à ces saules brisés, rabougris, trapus, difformes, où ne nichent plus que les hibous et semblables encore à ces cloches ébréchées dont manque le battant.— Madame V*** était mariée devant le monde et sacrifiée devant l'hymen.— Une telle conquête devait me tenter, mais j'étais si las de libertinage que je songeais plutôt à surprendre son cœur qu'à posséder ses charmes. Avec mon but immuable de ne jamais renouveller ma reconnaissance à la banque de l'amour, vous pensez bien, mon amie, que, eussé-je dû l'avoir (puisque la nature même conduit à la possession en dépit du sentiment) rien ne me hâtait absolument, bien au contraire. Je pouvais donc tirer les cartes avec la mine désintéressée d'un homme qui ne tient point à gagner la partie.

Je fis ma cour assidûment à madame V***, parlant d'amour avec l'expression d'une âme dépêtrée de la matière, toujours réservé, ponctuel, Tartuffe en diable, demandant à baiser une mitaine et ne paraissant jamais troublé par des sensations corporelles ; un anglais, élève de Brummel, eût envié mes procédés corrects ; je poussais bien quelques soupirs, mais ne les soulignais point, dans l'espérance qu'ils arrivaient affranchis à leur adresse. On ne quitte guère les voluptés que par lassitude, disait Saint-Evremont, c'était mon cas, et malgré mon nouvel itinéraire d'amoureux, je me considérais comme en villégiature au milieu des puérilités de mon comédisme de jeune premier. Je traitais madame V*** en flâneur ; la promenade pour moi avait l'agrément des lentes démarches à travers champs, sans avoir l'attrait d'un rendez-vous des sens ou l'intérêt d'un but immédiat à atteindre.

Hélas ! le croiriez-vous, ma sentimentale et innocente amante progressait en sens contraire à mes idées ; chaque jour le feu s'allumait davantage sur ses joues, dans ses yeux et sur l'incarnat de ses lèvres ; elle devenait craintive et semblait se défier d'elle-même ; quelquefois elle me fuyait et je la laissais faire, mais aussitôt elle revenait avec une lueur de tristesse, comme si elle se fut trouvée toute esseulée loin de moi. Déjà ses mains touchaient les miennes avec plus de fièvre et de moiteur, déjà aussi je crus entrevoir ces petits mouvements brefs, saccadés, inquiets, qui indiquent des affections névritiques chez la femme troublée. Ces constatations me causaient à la fois un plaisir mystérieux et un désespoir étrange ; l'école buissonnière avec elle m'était agréable, et je songeais qu'en entr'ouvrant la porte d'un bonheur fugitif, elle allait créer à jamais entre nous l'abîme des paradis perdus. Il me faudrait la sacrifier, après une initiation incomplète aux joies terrestres, pour ne pas mentir à la manifestation de mes opinions volontaires, et cette situation ambiguë de mon esprit, — qui semblera ridicule aux âmes faibles, — me plongeait dans l'inquiétude et la crainte de faillir plusieurs fois, après le plaisir unique à la jouissance duquel je devais m'astreindre.

Vous qui connaissez les luttes de mes sentiments dans l'arène de ma cervelle, vous comprendrez les conséquences de ma lubie, ô ma charmante amie ; le despotisme de mes caprices vous a laissé d'assez nombreux souvenirs pour que vous puissiez vous mettre à la portée de mes querelles intérieures en cet instant, sans me taxer de folie. Tel ce petit savoyard qui n'avait qu'un pauvre sou à dépenser, s'en allait, hésitant s'il achèterait l'orange que convoitaient ses désirs ou s'il conserverait son joli sou pour ne pas mordre à la gourmandise de ces pommes d'or ; tel j'étais, et j'avais bien envie de conserver mon pauvre petit sou de savoyard têtu, pour le jeter aux mains d'une femme moins sincère et plus friponne que madame V***. — Celle-ci me prit mon sou, cependant, et voici comment, sans trop de détails inutiles ou d'analyses oiseuses.

Un soir d'été qu'elle était « veuve, » à la campagne, nous nous trouvions ensemble, après diner, dans un pavillon désert auprès d'un grand parc ; c'était l'heure douce et attristante du crépuscule, quand le soleil rouge descend à l'horizon et que la mélancolie, comme un fluide magnétique, plane sur la nature qui s'endort. La journée avait été chaude, et tous deux, dans la pénombre, nous semblions bercer des rêves vagues sans songer à nous parler. Dans l'air tiède, montaient lentement avec une harmonie pénétrante, le cri monotone des grillons sous l'herbe, et le coassement inégal, plaintif et lointain des grenouilles, dans les marais voisins ; quelques oiseaux attardés battaient encore de l'aile sur le sommet des grands chênes, et dans la vallée, des jeunes filles et des gars à voix mâle chantaient une ancienne ronde du pays singulièrement rhythmée, dont le refrain nous arrivait affaibli mais distinct :

L'amour carillonne,
Et j'entends qu'il sonne
Du haut du clocher,
L'heure du berger.

Je dois avouer, qu'en cet instant, j'éprouvai et sentais renaître en moi toute la poésie amoureuse et toutes les amours poétiques de mes dix-huit ans ; un sentiment profond m'envahissait ; je me croyais frôlé par de singuliers frissons dans le dos et mes yeux étaient humides de bonheur. J'entendis deux longs soupirs auxquels je répondis ; nos mains se rencontrèrent, se pressèrent avec force, je m'agenouillai près d'elle, et la renversant audacieusement dans mes bras, je dévorai gloutonnement le plaisir sur ses lèvres. — Ah ! mon amie, j'étais perdu !
.......................................................

Quelle prostration j'éprouvai en sortant de mon ivresse, en me rappelant mes engagements et en pensant à ceux qu'on allait exiger de moi. Je ne proférai pas une parole, mais je pleurai presque comme un enfant, bêtement, sans savoir pourquoi. J'eus honte en ce moment de ces larmes bienheureuses qu'elle entendait couler, je voulus les excuser pour me redresser à mes propres yeux, et comme elle me demandait timidement, avec ce ton adorable de Chloé à Daphnis : « Pourquoi pleures-tu ? » J'eus une réponse horrible, folle, pleine de mépris pour l'humanité, pour l'amour, pour les femmes et pour moi-même, je fis cette réponse cynique. — ... Pardonnez-moi... , mon amie, dois-je oser ? — Je répondis, — ma foi, j'aurai la crânerie de vous le répéter. — Je répondis avec une sorte de férocité et de rage insensée :

« Quand on pense que les chiens font cela ! »

En proférant ces paroles, je devais avoir un air farouche, car l'impression qui me les avait dictées était sombre et cruelle. C'était donc là où cette sentimentalité si trompeuse m'avait mené insensiblement ? C'était donc là le corollaire inévitable des passions sacrées entre sexes différents ? Je m'étais accoutumé avec elle à vivre si entièrement en dehors de mes sens que cette rebellion de la chair inassouvie m’écœurait comme si, en voulant planer dans les airs, je fusse tombé dans la boue avec un cri indigné contre ma pesanteur individuelle.

La pauvre femme était altérée ; la gracieuseté de sa chute s'effaçait devant la flétrissure imposée à la mienne, ses remords se taisaient pour ne pas surexciter les miens davantage. Vous jugez bien cependant que je n'étais pas homme à ne point profiter de ma cruelle réplique, et je mis à profit cet éclair de démence, puisque mon petit sou d'auvergnat m'était si irrémissiblement dérobé.

Je devins un cabotin infâme, je parlai de nos devoirs, des souillures du péché, du vide que le plaisir laisse toujours après lui ; je fis appel à sa raison, à ses souvenirs d'enfance, à ses joies de fillette, j'invoquai même la loyauté de l'époux qui lui avait donné son nom et l'honorabilité des liens qu'elle avait contractés. Pour moi, dans ce sermon attendri, je me frappais la poitrine et me désespérais avec une émotion communicative, tour à tour m'indignant contre ma propre faiblesse et les insinuations de Satan, et tour à tour aussi, projetant de m'imposer de dures pénitences, et de vivre à l'avenir dans une sagesse continente et une austérité claustrale. 

Tout ce fatras jésuitique fit un grand effet sur madame V*** ; elle sanglotait silencieusement et me contemplait comme un pontife en mission divine. Elle aussi s'accusait avec un fanatisme de dévotion très sincère. Peu à peu, je la calmai, battant en retraite, et, élargissant le cercle de la clémence céleste, je devins biblique ; si bien que quand je pris congé d'elle, nous nous étions promis de demeurer unis dans une affection intime et toute spirituelle.

« Merci, ô merci, soupira-t-elle en me quittant, que vous êtes bon et grand, je suis tombée pour vous, mon ami, je me relève par vous ; je ne l'oublierai point, votre grandeur d'âme vous place au-dessus de votre amour ; merci. »

Pauvre petite créature, moi non plus je ne l'oublierai point, j'avais si bien joué mon rôle avec elle, que je l'aime avec ce sentiment à part que doivent éprouver les comédiens lorsqu'ils songent, avec l'ivresse du triomphe, aux glorieuses soirées où ils se surpassèrent. Je la revis depuis toujours douce et pudique et toute confite en religion. — Mon Dieu ! aurai-je sauvé une âme après en avoir tant égarées !

Nous voici tout au plus, ma lectrice, curieuse, aux deux tiers de mon histoire, et je ne répondrai pas d'être aussi bref que je le voudrais dans le récit qui va suivre et qui vous révélera les motifs honorables de mon incognito. — Pour peu que vous affectionniez l'esprit des paraboles et la morale mise en actions, vous ne manquerez pas de faire ressortir, en ce qui me concerne, la vérité reconnue de cet axiome vulgaire : on est toujours puni par où l'on a péché. — Prenez cependant un temps de repos, éventez-vous légèrement, croquez une de vos pastilles à l'ambre, renversez vos grâces avec plus d'abandon sur votre causeuse, et enfin écoutez les faits lamentables qui m'ont conduit dans la chaumière rustique d'où je vous adresse ces lignes. 

Pour ménager tout retour offensif de madame V***, je me mis à voyager.

Pendant deux mois je courus la Belgique, la Hollande, la Suisse, pratiquant avec une aisance merveilleuse mon procédé d'amour. En voyage on aime à la nuit, ceci rentre dans les convenances, on ouvre tout au plus sa valise et l'on entr'ouvre à peine son coeur. — Entre deux trains on embrasse une femme, avec la notion du temps qui s'écoule, en se disant qu'on dégustera en wagon ses sensations par le souvenir. Il me faudrait ouvrir mon carnet pour vous narrer mes innombrables échappades amoureuses, et la liste détaillée de ces plaisirs sur le pouce risquerait peut-être de vous affadir. Revenons donc au point qui vous intéresse réellement pour ne plus le quitter.

A Genève, pendant un trajet sur un des petits vapeurs du lac, dans un milieu cosmopolite de touristes, mon attention fut attirée par la remarquable beauté d'une femme assise à l'écart, qui regardait avec une attention vague et blasée les sites pittoresques qui sont reproduits avec tant de profusion banale sur tous les presse-papiers bourgeois ou les tabatières musique.

Je pourrais, mon amie, vous en dresser un portrait saisissant, vous la montrer accoudée et rêveuse à l'avant du paquebot, vous décrire tous les brimborions de sa toilette de passagère et vous faire un délicieux petit pastel ou une eau-forte très mordue, très fouillée et burinée avec des ombres profondes, des méplats larges et bien en lumière ; je pourrais, de ma plume, tracer l'ébène de ses sourcils, l'abondance fauve de sa chevelure, busquer son nez aux narines fières et voluptueuses, arquer ses lèvres dans l'indifférence et le dédain de leur expression, faire jaillir le feu de son regard, arrondir ce menton dans sa proéminence volontaire et contourner la petite conque adorable de son oreille sans bijoux, mais ces peintures nous égareraient bien loin. Les romanciers qui se livrent à cette chromo-lithographie littéraire ont d'excellentes raisons pour remplir les trois cents pages de leurs œuvres de petits traits qui trompent l’œil ; ici, rien de cela, vous trouverez tous ces clichés de gravure en relief parmi le fatras des bas bleus ou des imitateurs de Châteaubriand ; les meilleurs romans peuvent tenir dans un conte de cinquante pages, le reste est accordé à la badauderie des détails et je vous sais trop pratique, trop Lady like pour ne pas en user brièvement avec vous.

Cette inconnue m'attirait, me fascinait par l'étrangeté de son allure et le charme exotique de sa beauté nettement originale ; vous savez ces vers du classique Corneille :

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies
Dont, par un doux rapport, les âmes assorties,
S'attachent l'une à l'autre et se laissent piquer
Par ce je ne sais quoi qu'on ne peut expliquer.

Il y avait sûrement une parenté entre nous, moins parenté des cœurs que parenté des sens et des caractères. Platon comparait les sexes à des moitiés de poire qui cherchent leur seconde moitié ; c'était presque mon autre moitié ; les pépins, ces yeux du fruit, recherchaient les pépins saillants des deux sections. Tels, en dehors de tout esthétique, des tronçons de ver de terre coupé rampent instinctivement vers le même point pour se souder l'un l'autre.

Je la suivis à Vevey, à Divonne, Lausanne, je me fis son ombre muette, me profilant sur sa route pour mieux m'insinuer dans sa vie ; dans les hôtels, aux tables d'hôte, au Reading room, dans les couloirs, jusque dans les ascenseurs elle me trouvait à ses côtés ; je ne dormais que d'un œil afin d'épier ses fuites matinales ; nos valises se heurtaient dans les gares, nos coudes se frôlaient en wagon, mais à part des politesses d'usage et des paroles timidement échangées, j'éprouvais comme une jouissance particulière à sentir battre mon cœur à l'unisson du sien, sans que j'éveillasse sa délicatesse féminine par une sotte déclaration. L'expérience m'a toujours prouvé que plus les amours paraissent languir dans la crainte d'un aveu, plus vite ils se fusionnent d'après la loi de la nature. La prise de possession ne m'inquiétait guère et je laissais flamber mes désirs autour d'elle comme autour d'un pudding la flamme d'un punch qu'on attise et agite avec insouciance. Mes théories ne mettaient qu'une corde à mon arc et je songeai qu'il me faudrait débander trop tôt cet attribut de Cupidon... — vous n'oubliez pas ... mon petit sou d'auvergnat ?

Ah ! petit prêtre ! ainsi que jurait le bon roi Louis, pouvais-je me douter que le hasard, avec son esprit du diable, allait se charger de nous accointer forcément, de la manière la plus incroyable et cependant la plus simple, puisque déjà, du moins je le sentais, nos cœurs ardaient et nos corps se voulaient entièrement.

Un soir, après une journée de diligence, pendant laquelle notre taciturnité ne s'était point donnée le moindre démenti, mais aussi au cours de laquelle, dans l'encaissement d'un coupé, nos épaules et nos mains s'étaient pressées jusqu'à la courbature et la fièvre des voluptés contenues, nous descendîmes côte à côte dans une auberge où un dieu malin nous attendait sous l'apparence d'un suisse hospitalier et de belle mine.

S'il me fallait vous dialoguer l'aventure, cela vous paraîtrait assurément plus pittoresque, mieux exposé, mais peut-être aussi peu vraisemblable. L'auberge était isolée et si hautement bondée d'Anglais et de Cook's travellers qu'il ne restait qu'une chambre, une honnête chambre à deux lits. — L'obséquieux majordome, d'un coup d’œil expert, nous prit assurément pour deux jeunes époux très désireux de passer la nuit sous le même plafond ; nos colis furent hissés de concert dans un Eden de troisième étage ; — je me gardai bien de protester, mais elle..., jetez de grands cris d'incrédulité, belle parisienne..., mais elle, avec une surdité aussi forte que la mienne, laissa tout aménager pour deux et ne proféra pas une parole contradictoire. — Je croyais rêver, mon cœur battait à se rompre, mais d'une voix aussi impérative que possible, j'ordonnai qu'on montât le souper dans notre appartement.

Quel souper ce fut là ! — A l'époque de nos amours, ma charmante souveraine, nous n'eûmes jamais d'ambigus aussi relevés, dans le boudoir même où vous lisez cette lettre.—Sous le regard glacial mais inquisiteur de notre officier de bouche cravaté de blanc, nous fûmes absolument corrects, parlant peu, avec ce flegme et cette indifférence d'américains à table ; les plats défilaient comme au théâtre pour la parade, c'est à peine si nous effleurions de la fourchette les truites roses ou les sanglants roastbeefs. Lorsque les compotes et autres variantes d'entre-mets furent enlevées, quand nous fûmes seul à seul, je retirai la clef de la porte que je fermai à l'intérieur, et m'élançant audacieusement à ses genoux avec un bonheur véritable, je m'écriai simplement : Enfin ! et Merci ! — La première exclamation était pour moi, la seconde était pour elle.

Vous direz peut-être que tout ce récit est d'un fol qui frise l'impertinence et que tout auteur qui se respecte n'oserait jamais concevoir même un roman sur une donnée aussi improbable. Vous avez foi en ma véracité cependant, et vous me permettrez de ne pas trop argumenter sur ce sujet. La fin de cette lettre vous fera comprendre davantage pourquoi je ne puis m'étendre plus amplement dans cette description sous peine de me fatiguer. Au printemps tout est tendre dans la nature et le règne végétal ne peut subir de trop grandes pressions barométriques ; ainsi, dans mon renouveau, avec un doux bégaiement de convalescence, l'écrivain se cherche encore et ne se retrouve qu'à moitié dans ma cervelle engourdie. — Plus tard ! ah ! plus tard, je vous donnerai des détails qui ne vous laisseront aucun doute sur la parfaite authenticité de mes assertions.

Ne vous imaginez pas néanmoins que les choses se passèrent à la dragonne entre nous ; je fus très respectueux, très décent, très loyal avec mon étrange camarade de chambre. Cette nuit-là, vous me croirez si bon vous semble, mais les deux lits furent absolument défaits et solitairement foulés ; ils se rapprochèrent peut-être, mais ils ne se confondirent pas ; nos soupirs faisaient un pont entre nos cœurs et je parus oublier tout-à-fait les galanteries hatives du dix-huitième siècle pour ne me souvenir que des continences de l'école de Salerne.

Pouvais-je changer en centimes ou en liards ma petite pièce unique ? — Certes non, il faut laisser vieillir l'amour comme le vin pour le boire, s'il est de bon crû, et j'attendais le moment psychologique. — Un caprice qu'on néglige de satisfaire aussitôt, tout en l'excitant, se nourrit d'espoir, prend du ventre et devient passion. Or, je n'aime point que les feux que j'allume s'éteignent trop vite, et si je m'éloigne impitoyablement des brasiers avivés par mon machiavélisme, il me plaît de les sentir flamber derrière moi, gigantesques, rouges et superbes comme l'incendie d'une Sodome où les vices rôtissent et se tordent dans les cuissons du désir, en vains appels mon libertinage.

En me jetant à ses genoux, en lui criant : Merci, je rendais grâce à l'honneur qu'elle m'accordait, à la confiance qu'elle me témoignait, mais je me méfiais de moi-même, car dans son regard souriant et trop éloquent je lisais ma damnation.

Elle se nommait Ilka, et je prévoyais dans sa possession la sauvagerie magyaresque de sa race, plus volontaire que fantasieuse ; il se dégageait de son corps svelte une énergie et comme une bravoure d'écuyère bottée ; ses mains de patricienne longues et tissées de nerfs délicats mais tenaces et tendues comme des cordes de mandoline, accusaient dans l'activité fébrile des doigts une inquiétude persistante. — Tandis que je parlais ou plutôt que je murmurais près d'elle des déclarations brèves plus crânes et moins niaises que des fadaises amoureuses, elle me contemplait, se renversant, analysant tout en moi, trahissant à peine par l'oscillation de ses narines ses sentiments intérieurs. La prunelle fixe de son œil excitait ma verve et je l'enveloppais toute entière de l'expression de mon individualité pour faire pénétrer mon âme par ses oreilles pendant que ses yeux buvant lentement les jeux de ma physionomie et les accents de mon caractère, épiaient la mobilité de mes traits. A un moment, presque brusquement, elle me demanda : « Votre main, » et à peine lui avais-je livré ma gauche que redressant la paume en l'air, curieuse comme une Gipsy, elle semblait y lire aussi aisément que dans un livre, se montrant d'abord perplexe, puis se déridant, enfin joyeuse s'élançant à mon cou, m'embrassant sur le front et disant : « Je ne m'étais pas trompée, vous êtes un homme dans toute la puissance du mot, vous avez la volonté, la force, vous me dominez, hélas ! je sens votre influence et ne puis m'y soustraire,— je suis vous. »

Je souriais en moi même, alors les confidences commencèrent, les baisers, ce sceau des âmes, nous unirent moralement et l'étrange et exquise créature se révéla à moi plus extravagante, mais aussi plus grande et plus noble par l'esprit qu'elle était belle au physique.

Pour moi, tout me séduisait en elle, sa profonde distinction qui ressortait de son maintien et de la petitesse de ses attaches, sa mine hautaine voilée de dédain vis-à-vis du vulgaire, sa souplesse de panthère dans l'intimité et l'accent de son langage francisé, dépourvu de tout parisianisme, mais dicté selon les règles de l'orthologie. Cette femme vraiment femme me reposait un peu de toutes les poupées à ressort qui tombent en disant : maman ; j'adorais ses farouches caresses avant même qu'elle fut à moi ; si elle parlait de l'avenir de nos amours, elle y faisait briller comme l'éclair du poignard dans l'ombre d'un drame ; il y avait, en un mot, du diable dans sa personne, et je sentais qu'en me donnant à elle j'allais signer un pacte avec mon sang. Le danger me tentait, la jeunesse aime à le braver, même et surtout en amour, j'allais trop tôt hélas ! y céder, tout le romantisme de ma bonne fortune m'y poussait, et je voulais connaître par la réalité, si Belzébuth se mêle parfois comme on le prétend, aux hasards de la vie.

Pendant plus de trois jours nous demeurâmes ensemble sans que je me décidasse à faire fondre mon pauvre petit sou dans cette fournaise pétillante ; ma volonté devenait un entêtement dont je souffrais cruellement : —je n'ai jamais si bien saisi les cuissons ardentes de la vertu. Ilka ne comprenait rien à ce platonisme ridicule, elle se tordait par instants à mes pieds comme soumise à mes désirs, mais vaincue par les siens ; un matin qu'elle était plus pâle et plus agitée, elle fit quelques pas vers moi comme pour éclater dans un aveu brutal de ses faiblesses, puis se reprenant, comme honteuse, elle prit son petit pencil d'or armorié et écrivit sur un billet ces deux mots que je conserve et conserverai toujours : — « Je t'aime et je te veux : tue-moi ou prends-moi, mais que je ne voie plus ton indifférence dont je languis et meurs trop lentement. »

Ah ! ma belle amie, il faut cueillir les fruits dans leur maturité et prendre les femmes au midi de leur concupiscence ; je devins Jupiter par le plaisir et Titan par mes exploits ; ma volonté fit banqueroute, je dois en convenir ; avec Ilka j'oubliai mes théories de fat et l'énergie de ma règle de conduite ; je fus aveuglé par l'ivresse et après en avoir reçu d'elle cent baisers, j'eusse encore payé de ma vie une seule de ses caresses.

Cette fauve créature me brûlait de son amour à ce point que je ne pouvais me désacointer d'avec elle ni par la pensée, ni par les sens, ni par l'âme ; je sombrai tout entier dans cette orgie de ma chair : cette indifférence de cœur cette indépendance d'esprit, ce scepticisme des égoïsmes à deux, ces paradoxes sur les unions brûlantes, ce culte de mes conceptions personnelles, cette fierté et ce despotisme inflexibles que vous me connaissez, je perdis tout dans les bras de mon idole.

Nous revînmes ensemble à Paris, et dans une villa des environs, ni trop loin ni trop près de la ville, elle prit plaisir se construire un nid selon mes goûts. Je la quittais à peine, car toute à ses amours elle se recueillait dans son intérieur, bornant son horizon à nos terribles jouissances. Je vous expliquerai bientôt de vive voix, à mon retour auprès de vous, les étrangetés, les caprices soudains de cette tigresse charmante, qui, aux légendes et au fatalisme de son pays, joignait une dépravation d'esprit inouïe. — Pour me lier, pour me fixer à elle, dans la crainte constante de me perdre, elle ne savait qu'imaginer ; chaque jour, c'était un nouveau ragoût libertin fortement pimenté par l'ardeur de sa sensualité ; chaque jour aussi, c'était des exigences volontaires qui prenaient l'accent puéril des mutineries amoureuses. Sa croyance au vampirisme la poussa un soir à m'ouvrir follement une veine afin d'y boire mon sang à petites gorgées comme un filtre immanquable pour me posséder à jamais.

Le temps s'écoulait vite dans cette absorption de mon être ; habile à l'extrême, tour à tour spirituelle ou sagace, apte tout concevoir et à tout exprimer, j'avais, à côté de la maîtresse, un camarade génial et nos conversations prenaient quelquefois l'allure de graves dissertations sur les convenances sociales dont nous nous étions affranchis, sur la sottise humaine, sur les sciences surnaturelles ou sur les folies de la politique des peuples. Quelquefois, quand la fatigue brisait mes membres, elle se levait légère et sans bruit, m'embrassait au front, m'enveloppait de confort et se mettant au piano, comme pour me bercer ; elle jouait alors avec son instinct de tzigane des valses exquises de Strauss, de Csardas de Patikarius, ou des danses hongroises bizarres, endiablées, qui me faisaient sauter sur la chaise longue et ranimaient ma verve endormie.

Après six mois de cette existence qui me montait à la tête comme les parfums trop capiteux de la tubéreuse, je devins exsangue, comateux, presque acéphale. Ce succube magyar avait vidé ma moëlle et épuisé mes sources vitales, je me sentais atteint de vertiges, de cardialgie et mon amour encore dansait à la kermesse de mes sens. Il ne fallait pas parler à Ilka de la quitter, elle se serait tuée avec un dédain superbe ; je ménageais une transition pleine de ménagements, lorsque je fus atteint d'une fièvre cérébrale qui fit désespérer de mes jours.

Pendant les premiers symptômes de ma convalescence, ma famille, de concert avec mes amis, m'emmena au loin, pour me soustraire à des retours de moi-même vers ma tendre maîtresse. — La pauvre chère âme affolée, partit, me dit-on, en Bohême où elle mourut, sans que j'aie pu obtenir le moindre renseignement sur cette fin dramatique ; des lettres mensongères lui avaient annoncé ma guérison et ma haine ou mieux encore mon indifférence pour celle qui avait été la cause de mon mal. — Ah ! les pavés de l'ours, ils brisent les cœurs sans pitié et assomment froidement les plus belles amours, avec la sottise pesante des niais qui invoquent la gibbeuse morale.

Un moment abalourdi, hébété par ces nouvelles terribles, qu'on tâcha de m'empapilloter sous des phrases de rhétorique et des insinuations d'un catholicisme ardent, je pensai moi-même à égarer ma vie sur tous les chemins hantés par la mort ; le dégoût me serrait à la gorge, l'humanité m'effrayait ; à vingt-huit ans j'éprouvais déjà une lassitude de vivre, comme un centenaire qui aurait vu foudroyer toutes ses affections autour de lui... — Peu à peu cependant mon esprit se calma, mon cœur devint plus calme, les souvenirs se firent plus doux, et le temps, avec un tact extrême pansait mes béantes blessures. Ma santé si éprouvée ne reprenait aucune force, au contraire ; le docteur tant pis et le docteur tant mieux provoquaient en vain de nouvelles consultations, et j'avais déjà usé sans succès de tous les quinas et ferrugineux de la pharmacopée moderne, lorsque, me mettant en dehors de tout ce charlatanisme, je résolus, aidé de ma mémoire et du bon sens, de me traiter moi-même d'après une méthode ancienne.

Le maréchal duc de Richelieu, souffrant d'un épuisement analogue au mien, et désespérant de ranimer sa virilité de cavalier galant, s'en fut, paraît-il, à Leyde, consulter le savant Boërhave, le Gallien du XVIIIe siècle, dont la réputation était si grande qu'on lui adressait ses lettres : à M. Boërhave, en Europe. — Cet homme célèbre, après avoir contemplé le libertin de qualité, lui dit avec simplicité et douceur : « Le médecin est l'esclave de la nature, il n'a autre chose à faire qu'à lui obéir et à suivre exactement ses indications. Je m'aperçois que ce sont les dames qui ont surtout délabré votre santé, c'est elles à la réparer ; trouvez-moi une bonne nourrice, et oubliez auprès d'elle que vous êtes homme, pour vous faire enfant. »

Je me souvins de ce fait peu connu, et n'allez pas rire, mon amie, je fis comme Richelieu ; je trouvai en Bourgogne une vigoureuse luronne qui voulut bien m'agréer pour son nourrisson. Je me mis à la diète laiteuse, buvant du lait régulièrement le matin, le midi et le soir.

C'est ici que je vis depuis près d'un mois, dans une ferme isolée, me laissant aller à tous les enfantillages, à tous les bégaiements où m'ont conduit mon ramollissement ; — le matin à six heures, au milieu du chant des oiseaux et du bruit de la métairie, je vois arriver ma bonne nounou, comme une mamoseuse providence : elle m'enlève dans ses bras comme un bébé, m'habille servilement, et entr'ouvrant son corsage avec résignation, elle me présente sa puissante mamelle nourricière que j'épuise à longues embrassées. Dans les premiers temps, le breuvage me parut un peu fade, je vous l'avoue, et j'eus comme des nausées ; il me fallut toute la patience de la brave Bourguignonne, toutes ses petites claques amicales et ses gros rires de villageoise qu'on lutine, pour m'y faire prendre goût.

Aujourd'hui, je commence à redevenir grand garçon, et quand la nounou regarde l'heure sur l'horloge à grande gaine de noyer, je n'attends plus qu'elle me dise : « Monsieur veut-il têter ? » Je vais vivement délacer la robe et mettre en liberté les prisonniers ; ce n'est pas sans volupté alors que je hume avec un petit bruit de déglutition cette liqueur séreuse qui me ranime et me conduit à la virilité ; souvent dans ma précipitation, je me comporte en vilain baby, je bavoche et inonde les lainages de ma mère nourricière, qui coquettement se secoue ou s'essuie en criant à belle gorge comme une ironie à mon impuissance : « fi, le polisson qui salit sa bobonne ! »

Mes journées se passent dans la basse-cour, sur un banc rustique, quelquefois presque vautré, auprès du fumier, ce grand aphrodisiaque de la terre. Je taquine les poulettes et regarde curieusement les exploits du coq, qui me font mourir de honte ; je ne lis pas d'autre livre que celui de la nature, toujours varié et sincère ; enfin, mon amie, cette lettre, dans son décousu et le déshabillé de son style, est la première que j'écris depuis près de deux mois ; j'y remue délicatement les cendres du passé pour ne pas faire saigner mes blessures mal fermées ; serrer mon coeur et tyranniser mon cerveau. Ma nounou très inquiète me regarde travailler, et ne saisit pas bien la portée de ces lignes manuscrites écrites en si grande hâte : « Si Monsieur se fatigue, je ne pourrai pas le sevrer dans quinze jours, me dit-elle d'un gros air grondeur. »

Ah ! quand je serai sevré ! ! ! — que toutes les caillettes de votre salon prennent garde ; le loup rentrera en affamé dans la bergerie, avec ses théories anciennes et son petit sou d'auvergnat, qu'il fera sauter et passer de mains en mains.— Je sens déjà auprès de ma nourrice des distractions charnelles, qui sont d'heureux symptômes.

Ah ! quand je serai sevré ! ... vous serez appelée la première, si vous le voulez bien, mon adorable amie, à prononcer votre jugement si la méthode du docte Boërhave est exquise pour apprendre aux hommes à faire et contrefaire les enfants, et aux femmes à supporter les hommes qui sortent de nourrice. — Adieu, au revoir, à bientôt.

Octave Uzanne


(*) pp. 153-194 op. cit. Nous avons conservé l'orthographe originale, parfois fautive.

« [...] le pas cadencé de Mlle de Mérode [...] Octave Uzanne, Les modes de Paris, 1898



Cléo de Mérode (1875-1966), photographiée par Nadar (vers 1898).


« [...] le chant rythmique, traînard, d'Yvette Guilbert, le pas cadencé de Mlle de Mérode sont des réjouissances auxquelles il est permis de se complaire entre un mariage qui a eu lieu le matin à la Madeleine ou à Saint-Philippe du Roule et une première représentation, à la Comédie-Française ou à l'Opéra-Comique. »

Octave Uzanne
Les modes de Paris, 1898

dimanche 29 septembre 2013

« [...] Octave Uzanne ne serait plus un bibliologue pour les sots qui en gagneraient une peur bleue. - C'est ce qu'il faut ! Nous les tuerons !! » (Félicien Rops)


Photographie PIASA
Lettre autographe de Félicien Rops avec dessin, à son « cher vieux Frérot » [Octave UZANNE] ; 2 pages in-8. Belle lettre au sujet d'un projet d'ouvrage illustré. Félicien Rops évoque des ennuis venant de Belgique qui l'ont épuisé et ont pris son temps… « Enfin je suis recollé. Le dessin marche bien, & en sacrifiant le dimanche de campagne, nous arriverons ». Il évoque un voyage de son ami en Hongrie… « Plus je réfléchis au Voyage au Pays des Vieux Dieux, plus je crois que tu as eu “une idée de lumière” […] ce titre n'engage à rien & permet tout. On n'est pas enfermé dans Paris, on peut mettre des scènes à Londres, dans les champs, introduire des paysans, etc. Mais il faut comme tu l'as dit qu'on ait le tempérament acerbe et polémisteux. […] Un livre avec douze eaux fortes & cinquante ou cent “Gillot” avec un frontispice écrasant dans le genre du frontispice des Bas-fonds de la Société ». Un tel ouvrage serait prêt en un an ; le Frontispice sera fait à son retour : « une paraphrase de mon squelette photographe. Au bas les vieux Dieux, - ou en haut, dans leur joyeuse beauté, regardant avec mépris la vérité hideuse que le Diable catholique fait sortir du puits. La vérité moderne avec un chapeau rafalé & des bottines. Nous pouvons faire un livre de haulte graisse & et de haulte pincerie. Paris en garderait des bleus & Octave Uzanne ne serait plus un bibliologue pour les sots qui en gagneraient une peur bleue. - C'est ce qu'il faut ! Nous les tuerons !! ». Reste la question d'argent ; il faudrait faire l'affaire avec Quentin… Il termine sa lettre (« In cauda venenum ») par le dessin d'une curieuse tête diabolique et ébouriffée, posée sur une colonne qui porte THERMOS en caractères grecs et le chiffre 15, le tout entouré de grands points d'exclamation.

Cette lettre (lot n°39) a été adjugée 3.187 euros (frais compris) chez PIASA, à Paris, le 21 juin 2011.

« Le critique d'art Joseph Uzanne, qui s'est éteint dans l'indigence, à 87 ans, après une vie d'un labeur considérable. » (avril 1937)


On pouvait lire dans la rubrique nécrologique de la Revue de l'Art ancien et moderne du mois d'avril 1937 :

« Le critique d'art Joseph Uzanne, qui s'est éteint dans l'indigence, à 87 ans, après une vie d'un labeur considérable. »

Quel crédit accorder à ce terme « indigence » prononcé au lendemain de la mort de Joseph Uzanne survenue le 19 avril 1937 et dont les obsèques ont été célébrées dans l'intimité à Auxerre ?

Joseph Uzanne était-il vraiment pauvre à son décès ? Cette assertion étonnante mérite d'être vérifiée et étudiée à fond. Nous y reviendrons donc prochainement.

Bertrand Hugonnard-Roche

« Mossieu ! Je me torche le cul avec vos livres avant même d'avoir fini de chier ! » Léon Bloy à Octave Uzanne.




Je croyais que les publications d'universitaires étaient sensées montrer l'exemple en matière de citation de source. Apparemment la systématique n'est pas vraie. François Boddaert & Olivier Apert ont publié aux Presses Universitaires de Vincennes (janvier 2000), un ouvrage intitulé Le portatif de la provocation, de Villon à Verdun en 333 entrées. Sorte de digest des saillies et des invectives les plus provocantes de la littérature française depuis François Villon. Le volume est certes intéressant mais manque de notes et surtout de références bibliographiques.

Ainsi, page 28 j'ai pu lire ceci, au chapitre consacré aux provocations de Léon Bloy : "Et pour finir, le Mendiant ingrat, en critique littéraire avisé, déclare au plumitif Octave Uzanne : « Mossieu ! Je me torche le cul avec vos livres avant même d'avoir fini de chier ! » Aucun source n'est indiquée pour situer cette phrase dans son contexte ! Provient-elle du Journal inédit de Bloy ? d'un autre volume ? Nous ne le savons pas encore. Sans doute ces deux auteurs n'ont pas inventé cette phrase, mais le manque total de références laisse perplexe. Quoi qu'il en soit, et sans aimer en prendre l'habitude, nous citons à notre tour cette phrase qui vaut son poids d'or dans l'étude des échanges qui ont pu avoir lieu entre Léon Bloy et Octave Uzanne.

Nous finirons bien par savoir d'où sort cette sentence assassine !
Evidemment, nous sommes preneur de toute information à ce sujet.

Bertrand Hugonnard-Roche

Repas champêtre Angelo Mariani : La famille Oscar Roty identifiée.



Repas champêtre autour d'Angelo Mariani, propagateur du vin à la Coca et ami des frères Uzanne.
(Photographie, vers 1895 ?)


Il est temps de revenir sur cette photographie dont nous avions déjà eu l'occasion de parler dans un précédent billet.
De nouvelles informations viennent de nous parvenir concernant quelques personnes. Voici les dernières identifications.
Comme nous l'avions indiqué, au n°3 il faut reconnaître Oscar Roty, graveur de monnaies et médailleur, ami d'Angelo Mariani (n°17). 
Au n°8 il fallait reconnaître l'épouse d'Oscar Roty, à savoir Marie Augustine Roty (née Boulanger).
Au n°13 il fallait reconnaître le fils aîné du couple Roty, Maurice Roty.
Ces informations sûres proviennent d'un descendant de la famille Roty.

Nous rappelons les identifications certaines:

Au n°12 il faut reconnaître Albert Robida, illustrateur.
Au n°20 il faut reconnaître Joseph Uzanne, directeur et rédacteur des Figures contemporaines (Album Mariani).
Au n° 11 Horace Mariani, le frère d'Angelo.
Au n°14 Ou-Tai-Chang, délégué du gouvernement chinois en France.
Au n°2, Xavier Paoli, commissaire spécial des chemins de fer, attaché en qualité de délégué, au ministère de l'intérieur. Paoli était cousin avec Angelo Mariani.

Quelques identifications posent encore problème :

n°1 ?
n°4 ?
n°5 ?
n°6 ?
n°9 ?
n°15 ?
n°16 ?
n°18 ?
n°19 ?
n°10 ?

Bertrand Hugonnard-Roche

vendredi 27 septembre 2013

Les invectives du bouquiniste-bibliographe Antoine Laporte à Octave Uzanne : Les Bouquinistes des Quais de Paris tels qu'ils sont, Réfutation du Pamphlet d'O. Uzanne, le Monsieur de ces Dames à l'éventail, à l'ombrelle, etc. (1893).


Ceux qui croiraient que ce blog n'est constitué, au fil du temps et des découvertes, que de panégyriques et de louanges à Octave Uzanne se tromperaient totalement et plus grave, n'auraient pas compris la mission que nous nous sommes assigné en commençant ce travail sans fin : présenter Octave Uzanne sous tous les aspects connus et méconnus de sa vie, tant publique que privée, depuis sa naissance jusqu'à sa mort. C'est ainsi et seulement ainsi que nous avons décidé de borner notre étude.

Il nous a parfois fallut présenter des aspects peu reluisants de la vie d'Octave Uzanne (nous pensons à ce pamphlet antisémite, L'Angleterre juive, qu'il éructa en 1913 sous le voile de l'anonyme, démasqué aujourd'hui), d'autres plus flamboyants et certains pathétiques. Une vie en somme, avec ses grandeurs et ses petites misères quotidiennes.

Nous avions déjà parlé du bouquiniste-bibliographe Antoine Laporte en indiquant son pamphlet Les Bouquinistes des Quais de Paris tels qu'ils sont, Réfutation du Pamphlet d'O. Uzanne, le Monsieur de ces Dames à l'éventail, à l'ombrelle, etc. (téléchargeable), publié en 1893.

Voici une collection de quelques invectives adressées par Antoine Laporte à Octave Uzanne issues de cette brochure :

« Ce monsieur... Octave, qui se croit homme de lettres et qui pourrait être garçon coiffeur, car il a le genre de l'emploi : cheveux en coup de vent, monocle à l'oeil, chapeau tromblon sur l'oreille, canne à la main, et de plus, sur sa personne, et dans ses écrits, les odeurs, sui generis, qui dénoncent le merlan parfumé des salons de coiffure, cultive avec la même passion, la galanterie fortement musquée et l'éreintement, savamment pimenté de calomnies et autres épices de même espèce. Que voulez-vous ? Il est persuadé qu'en abîmant les mâles il aura plus de succès près des femelles. [...] » (p. 7-8)

« [...] cet enfariné de la littérature des ruelles du XVIIIe siècle (sic) [...] » (p. 8)

« [...] ce serait un honneur, pompeux Octave, si vous étiez connu, que d'être calomnié par vous. Vous le faites, avec un tel fiel d'envie,  et une si abondante bave de bile jalouse, qu'il suffit d'être insulté par vous pour être estimé davantage. Votre prose, selon qu'elle distille l'éloge ou le blâme, est un thermomètre de honte ou d'estime : si elle loue, honte ; si elle critique, honneur. » (p. 8)

« O. Uzanne est trop infatué de son mérite, pour accepter un sage conseil et ne pas préférer accuser les autres d'ignorance et d'impertinente envie. » (p. 12)

« Il change son sujet, mais jamais son genre. Il ajuste sur des sujets divers les mêmes paroles et les mêmes airs ; on retrouve continuellement mêmes arlequinades de style, semblables clowneries de pensée et pareilles excentricités de jugement : c'est la serinette qui répète, ou l'Uzannerie qui se rabâche. Il était Arlequin hier, il sera Arlequin demain ; il aura peut-être une autre batte à la main et d'autre poudre sur le nez, mais il aura la même perruque, le même habit et son même éternel boniment. » (p. 12)

« Cassez votre batte, pompeux et illustre Arlequin-Octave, jamais vous ne ferez mieux ! » (p. 14)

« ce Ruggieri, aux soleils éblouissants, aux chandelles romaines étincelantes [...] Dominant Octave ! truculent Octave ! que vous êtes beau ! que vous êtes bon !... et si votre plumage... ; mais je m'empresse de vous dire ce que je pense de vous, il ne faut pas faire attendre un suzerain, même bienveillant. » (p. 15)

« Quelle langue, Messieurs de l'Académie, mes voisins, quelle langue, que celle qu'écrit cet inventionneur de mots, ce diamanteur de perles féminines ! Où l'a-t-il apprise, dans le demi-monde ou dans le quart de monde ? Ah ! Octave ! de quel pauvre octave littéraire uzannez-vous ? » (p. 19)


« Si infatué de sa personne, qu'on le rêve ; si admirateur de son talent, qu'on le suppose ; si appréciateur de son érudition, qu'on le juge ; si, si... Uzanne, qu'on le croie ; on sera toujours au dessous de la bonne opinion qu'il a de lui-même ; on ne montera jamais jusqu'à la hauteur de sa religion pour lui. Aussi il est son Dieu, son prêtre et son fidèle, il ne se défroque jamais de sa livrée religieuse : il aura toujours la vocation de son admiration. » (p. 19)

« Ne lui dites pas qu'il a rajeuni les galanteries, lestement troussées, de Crébillon fils ; qu'il marivaude, avec une préciosité plus exquise que Marivaux, le père du marivaudage ; qu'en lui, on retrouve plus alertes, plus vifs et plus libertins, les abbés de Voisenon et Grécourt, l'érotique Piron, le licencieux Mirabeau ; qu'il a les langueurs énamourées et philosophiques de Senancourt, les ironies de Stendahl, les morsures de Heine, les finesses linguistiques de Ch. Nodier, les hardiesses littéraires de Barbey d'Aurevilly, les paradoxes ingénieux d'Al. Dumas fils, etc., oh ! non, ne lui dits pas ... Il vous croirait, regrettant que sa modestie lui interdise de vous avouer qu'il a cela, mais avec un parfum particulier qu'on nommera littérairement... l'uzannerie. » (p. 19-20)

« [...] ce roquet littéraire [...] Il est impossible de le confondre avec un homme de lettres de race ; malgré ses imitations et ses contrefaçons des faiseurs en renom, on ne le regardera pas même comme un mâtiné passable. [...] » (p. 20)

« [...] Dorat sauvait sa poésie avec les planches d'Eisen ; Uzanne illustre sa prose avec les dessins de nos meilleurs artistes. Je préfère encore Dorat. » (p. 20)

« [...] O. Uzanne étant strabiste, comme je suis moustachu, il aurait bien tort de se plaindre de mes appréciations et de mes jugements littéraires ; un myope, et j'avoue que j'ai cette infirmité physique, a le droit de regarder de près un louche qui le regarde de travers. » (p. 22)

« [...] La monomanie d'O. Uzanne, c'est de dénigrer per fas et ne fas tous ceux qui lui ont été utiles, et d'éreinter impitoyablement ceux qui peuvent lui porter ombrage. » (p. 23)


« Si je disais, par exemple, qu'O. Uzanne était marié, qu'il est ce que sont bien d'autres comme lui, mais qu'au lieu de s'en consoler ou de s'y résigner comme beaucoup de ses confrères, il présente partout des cornes menaçantes et meurtrières ; si j'ajoutais que, fréquentant les contrebandières de l'amour, les fausses vestales du feu sacré du foyer domestique, il les confond, dans ses oeuvres galantes, avec les femmes honnêtes, ces représentantes honorées des traditions de la famille, je serai un calomniateur ou un diffamateur, selon la vérité ou la fausseté du fait. » (p. 25-26)

« [...] il vous répondrait, s'il daignait vous faire cet honneur, qu'il s'en bat son oeil... le plus louche, et que, pourvu qu'il vous ridiculise ou vous salisse près de ceux qui vous achètent et vous font vivre, c'est l'essentiel pour lui. » (p. 25-26)

« [...] O. Uzanne, ce chroniqueur d'aventure [...] » (p. 27)

« Ah ! bien oui, on peut s'attendre à tout d'O. Uzanne, excepté à une phrase correcte, à un style français et à une appréciation littéraire loyale et consciencieuse. » (p. 27)

« [...] O. Uzanne, qui ne sera rient par les nombreuses déjections qu'il a vomies, dans un certain public, sous les titres de Bric-à-Brac de l'Amour, de Sa Mejesté la Femme, de la Femme et de la Mode, de l'Eventail, de l'Ombrelle, de la Reliure moderne, etc., sera quelque chose et beaucoup pour le mal qu'il a dit, écrit et fait dans la Physiologie des Quais. » (p. 28)

« Il nous voit si petits, ce grand Uzanne, des hauteurs où sa vanité l'emporte, qu'à peine il nous distingue à l'état d'infiniment petits animalcules pullullant sur le sol. Toute barbe bien examinée, vous ne ressemblez à aucune, et aucune ne voudra vous ressembler. » (p. 35)

« Ceux qui, comme vous, font de leur plume une escopette, un couteau ou une lavette n'ont jamais tenu une loyale épée ou porté un fusil français. » (p. 35)


« Nous sommes, Uzanne et moi, de très vieilles connaissances ; je l'ai vu, presque à son débarquement de l'Yonne, venant d'Auxerre ou de Sens, il y a quinze ou vingt ans ; il n'était pas tout à fait alors l'érudit intuitif, l'écrivain du genre féminin, le hableur littéraire et le gobeur de soi-même qu'il est aujourd'hui ; il était, le croira-t-on, presque modeste et naïf ; il laissait entendre qu'il ignorait bien des choses qu'il ne serait pas fâché de savoir ; il aspirait à devenir beaucoup ; le voyage en avant ne l'effrayait pas absolument ; mais il ne savait sur quel pied partir et même au juste où aller. Certes, il y avait de la matière en lui ; ça ne manquait pas ; mais cette matière serait-elle vase ou cruche, pot ou statue ? Vraiment, il ne savait... Je fus alors, ingrat Octave, votre confident le plus patient et le plus résigné, votre éducateur le plus désintéressé, votre conseiller le plus courageux ; je vous donnai, sans compter, mon temps, ma peine et un peu de mes connaissances (vous excuserez bien, en raison des motifs, cette légère prétention) à votre entier profit et à mes dépens. » (p. 37)

« S'il avait voulu savoir le vrai sur nous [les bouquinistes des quais], il n'avait qu'à venir, lui, le suzerain des quais, parmi nous, et il aurait vu et appris des choses toutes différentes de celles qu'il écrit. Nos sentiments, nos actes, nos dires, nos habitudes, sont autres que ceux qu'il nous prête si étrangement. Il parle de nous, qu'il peut voir tous les jours, comme du grand-turc qu'il n'a jamais vu. [...] » (p. 44)

« Notamment, que pensent-ils [les écrivains, les critiques, les auteurs] de vous et comment vous jugent-ils, ô Uzanne ? Je crois assez les connaître, les fréquentant tous les jours, pour pouvoir vous affirmer qu'ils sont à peu près de mon avis, sur vous, et que leur jugement ne démentira pas le mien : ils vous prennent pour un galvaudeux littéraire et prétendent que, pour être écrivain il faut écrire autrement que vous. » (p. 46)

« Je ne crois pas que l'Yonne, qui l'a vu barboter sur ses bords, considère jamais, comme un jour mémorable, le jour où il barbouilla sa première chemise et sa première feuille de papier ; elle lui sera plutôt reconnaissante le jour où il renoncera à écrire. » (p. 53-54)

« Uzanne n'ignore rien, pas même le bistro. » (p. 59)

« [...] O. Uzanne, le fantoche littéraire [...] » (p. 79)

« [...] En résumé, Uzanne n'a écrit ce pamphlet [les bouquinistes des quais], que pour faire de l'argent [...] » (p. 82 et dernière)

Pour finir, laissons la parole à Octave Uzanne qui réplique ainsi en mars 1894 (lors de la première vente de ses livres) :

« On n'a pu y joindre certain pamphlet d'un vieux bouquiniste, Docteur ès sciences rancunières, très plaisant à lire et qui fait penser que l'auteur est tout à fait persona grata auprès de ce bibliographe éminent. Cette brochurette a paru trop tardivement pour être jointe à cet exemplaire [n°447 de la vente du 2 et 3 mars 1894 - Bouquinistes et Bouquineurs. Physiologie des Quais de Paris. Paris, Quantin, 1887, in-8] ; les chercheurs qui désireraient s'amuser aux bagatelles de Laporte, trouveront pour environ "deux ronds" ce factum ronflant sur les quais loin de l'Institut. »

Antoine Laporte né en 1835 à Meymac en Corrèze et mort à Auteuil en 1900 à Paris, a eu les honneurs d'une plaquette, Le bouquiniste Antoine Laporte, par le Commandant Quenaidit, tiré à part du Bulletin de la Société archéologique, historique et artistique (Lille, Lefebvre-Ducrocq, 1911). Gallica en met un exemplaire à votre disposition (32 pages).

Antoine Laporte et Octave Uzanne, malgré leur conflit, ont un point commun : ils ont reposé tous les deux dans une case du colombarium du cimetière du Père Lachaise. Mais pas en même temps ! Laporte s'y trouva de 1900 à 1906 et Octave Uzanne à partir du 2 novembre 1931 jusqu'à une date encore indéterminée. Décidément ces deux là n'étaient pas fait pour se supporter mutuellement !

Bertrand Hugonnard-Roche

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...