LES FORCES DU MAL
Que de fois, aux heures pacifiques de naguère, alors que les scandales nous révélaient certaines défaillances regrettables de nos mœurs sociales, d'empathiques imbéciles ne nous ont pas déclaré qu'une guerre était nécessaire à cette fin de purger le monde et de relever la moralité publique.
Ce fut longtemps un dogme infaillible que celui de la guerre rédemptrice et purificatrice, un dogme cher à tous les Joseph Prud'hommes, réformateurs d'humanité par la manière forte des larges sacrifices d'existences jeunes et ardentes. Il est vrai d'ajouter que des esprits élevés, fiers et souverainement philosophiques ont soutenu et accentué cette image de Bellon salvatrice des peuples trop heureux. Je ne crois pas qu'il soit désormais fort utile d'insister sur l'absurdité de ces principes d'une vieille école, dont les maîtres n'auront plus de disciples, espérons-le du moins, dans les générations nouvelles.
Parmi ceux qui s'efforcent de dégager les leçons morales de la guerre, plusieurs estiment à bon droit qu'à la lumière des faits sanglants qui se sont déroulés sous nos yeux, nombre de conventions se sont effondrées comme s'affaisse un décor sous la flamme de l'incendie ; ils se demandent si la morale ne serait pas parmi ces conventions dont les événements tragiques de ce temps nous ont permis d'apercevoir le néant. Beaucoup d'entre nous se posent cette question sans oser la résoudre : "La faillite de la morale est-elle une des conséquences de la furie sanglante déchaînée sur le monde ?"
Il ne faut pas redouter la réponse affirmative. La guerre mondiale qui fut l'apothéose de la force affranchie de toute règle semble bien avoir été la négation de cette morale qui, à certains regards réalistes, n'est qu'un artifice social qui nous fait illusion les uns aux autres, qu'il est de bon ton de respecter, mais qui ne résiste pas à l'assaut des instincts, des passions ou des appétits entre lesquels seule la force décide.
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Comme tous les cataclysmes profondément perturbateurs exerçant une action exceptionnelle sur l'océan humain, la guerre produit comme une vague géante qui s'élève soudain aux altitudes les plus stupéfiantes de l'héroïsme, du renoncement à l'égoïsme individuel, et qui porte le combattant au sacrifice absolu de son être. Mais cette houle tombe vite, s'affaisse, se répand en nappe dévastatrice, submerge les digues, déferle au-delà des rives fécondes et déchaîne à sa suite toutes les forces du mal.
Comme tous les fléaux humains, celui-ci est générateur de corruption, aggravateur d'immoralité publique et privée. La détente même qui succède à la tempête produit un relâchement général des mœurs, en raison du fougueux retour naturel vers tous les plaisirs de vivre intensément et sans mesure, selon la loi normale des reflexes et des contrastes ici-bas.
Les événements actuels nous révèlent partout la puissante nocivité de ces forces du mal qui se sont attardées en Russie, règnent aujourd'hui en Allemagne et s'infiltrent déjà traitreusement parmi les nations alliées victorieuses, mais encore insuffisamment armées pour se protéger contre la subtilité d'aussi délétères essences perturbatrices. Même au sein de la Conférence de la paix, on perçoit la présence de leurs maléfices ; ce sont ces forces démoralisatrices qui semblent aveugler l'intransigeance de certains apôtres attitrés de l'idéalisme qui en arrivent à perdre le sens de la valeur des poids, des mesures et même celle des réparations indispensables à accorder aux nations qui ont le plus terriblement souffert dans leur sol envahi et la perte des enfants de leur race. Ces forces du mal affirment leur présence dans ces sortes de lits de justice internationale que tient la Conférence et où, comme il est de règle, hélas ! ici-bas, ce sont les plus mauvais coucheurs qui obtiennent gain de cause et les plus modérés et généreux qui sont sacrifiés aux intérêts hautains et exigeants. Ne rencontrons-nous pas encore ces forces du mal dans notre vie économique livrée à la fringale de gains et aux surenchères de tous les mercanti profiteurs de guerre ?
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Notre consolation et notre revanche à tant de malversations et de sabotages de l'idée que nous concevons de la morale, c'est que si les puissances du mal règnent en maîtresses un peu partout jusqu'à noircir notre horizon social, elles en consacrent pas fort heureusement l'abominable défi à toute raison et équité du genre humain qu'eût été le triomphe de l'impérialisme mystique de l'insatiable Bochie, dont la victoire aurait été la condamnation du droit et l'extinction de tout foyer d'idéalisme au cœur des peuples contemporains.
Les échos véridiques nous révélant la pourriture morale qui ravage actuellement toutes les grandes cités des Empires du Centre, la progression de la misère, du crime, de la brutalité, des instincts qui s'accentue dans les principales villes de la Bochie transformée en croupissant bourbier de vices immondes, - (qui vont jusqu'à faire réclamer la liberté du troisième sexe), toute la folie des jeux, des tripots, des prostitutions et du sadisme germanique, nous font espérer que les forces du mal épuiseront principalement leur vigueur sur la satanique nation coupable d'avoir semé le cyclone et provoqué le plus affreux bouleversement mondial que l'histoire ait jamais enregistré.
On a tant parlé de l'immanente justice qu'il ne faut pas encore désespérer tout à fait de sa venue en certains points du monde. La bancale déesse aux balances n'a fait que trop de faux pas apparents par ailleurs. Il devient indispensable de consolider sa religion, qui reste la sauvegarde de notre illusion la plus perdurante, celle qui est inscrite dans l'Evangile du vrai, du beau, du bien, et qui est la base du code de l'honnêteté publique.
OCTAVE UZANNE
in La Dépêche, Journal de la Démocratie
Publié le Dimanche 11 mai 1919