Tout le problème d'Octave Uzanne, si problème il y a, vient du fait qu'il n'a pas été lu. Pas été lu comme il aurait mérité. Tout juste goûté, dégusté à l'apéritif, sans jamais avoir été la pièce de choix, le plat de résistance, ni même ce dessert savoureux qu'on attend souvent avec toute l'impatience de la gourmandise. Ceux qui ont le plus critiqué Uzanne, hier comme aujourd'hui, ne l'ont pas lu, et par conséquent n'ont aucune idée de la foule de choses qui se trouvent enfouies, cachées, travesties derrière ses phrases alambiquées bourrées de néologismes périlleux.
Or pour comprendre la personnalité d'Uzanne, pour rentrer dans son intimité, nul n'est besoin d'avoir recours aux correspondances privées ou aux archives secrètes qui restent encore à découvrir. Plusieurs de ses ouvrages imprimés nous livrent quantité de confidences, d'indiscrétions, autant de pistes à suivre pour appréhender le personnage Uzanne et son intimité profonde.
Tels sont notamment ses trois ouvrages de prime jeunesse qui traitent de l'amour et des femmes : le Bric-à-Brac de l'Amour (1879), le Calendrier de Vénus (1880) et les Surprises du Cœur (1881). Tels sont encore le Miroir du Monde (1888) et le Paroissien du Célibataire (1890). Il ne faudrait pas croire pour autant que ses autres ouvrages, presque tous dévotement consacrés à la femme et à la mode, ne contiennent rien qui nous éclairerait sur Octave Uzanne intime. Quantité de petites choses, de petits faits, d'anecdotes éparses, sont semées ici ou là comme pour indiquer un chemin à suivre au psycho-biographe qui oserait se mettre à la tâche. Osons !
Nous prenons pour exemple un passage du Paroissien du Célibataire qui nous semble receler bien plus qu'il ne voudrait faire croire. Octave Uzanne, dans le chapitre consacré l'Homme à Femmes, au Féministe et à l'Amoureux par innéité, discourant tout au long avec une gente dame très attentive et questionneuse, à propos de la physiologie du Célibataire-Homme à Femmes, voici ce qu'il répond :
« (...)
- Mon paradis, Madame la malicieuse, est un Paradis d'exception, incomparablement restreint, enclos dans un immense purgatoire, dont je reste jusqu'ici le dolent Jérémie.
- Mais n'y donnez-vous pas libre accès à ceux qui ont beaucoup aimé ?
- Beaucoup aimé, oui ; beaucoup possédé, non. Notez bien cet aphorisme ! - « En amour, le nombre de femmes successivement aimées par un même homme est en raison contraire de la supériorité morale et amoureuse de cet homme. - Plus l'Amant s'élève au-dessus de la norme, plus il isole ses conquêtes, plus il les gagne ou les assujettit profondément et mieux il les conserve. »
Avoir des femmes en grand nombre appartient au premier venu ; augmenter ses passades est aussi aisé que de multiplier les fagots de son foyer ; la difficulté, le raffinement, c'est d'user le moins de fagots possible, et, par l'art de tisonner, de faire feu qui dure, sans que le brasier d'amour, à force de nous chauffer, en arrive à se consumer trop vite et à se refroidir aussitôt. Les cendres d'un amour ardent doivent demeurer si chaudes toute une vie que le souvenir s'y puisse encore éternellement blottir avec des délices rétrospectives aussi attristées qu'attendries.
- Alors les feux de paille ? ...
- Je les condamne absolument, les trouvant bons pour flamber les porcs et certains animaux à plumes, mais vraiment trop insuffisants pour réchauffer le cœur, si peu que ce soit, même en ne recherchant le calorique que pour son enveloppe superficielle. - Ils jettent une lueur gaie qui illumine un instant le Méphistophélès d'apothéose qui sort à tout moment des trappes bien machinées de notre vanité, mais le feu de paille enrhume plutôt les délicats cérébraux, car le froid et les ténèbres ressentis après qu'il est consumé en une seule flambée les abat, les consterne et les endolorit. (...) »
Octave Uzanne fut-il l'homme d'une seule femme ? ou plus exactement, cette phrase « Les cendres d'un amour ardent doivent demeurer si chaudes toute une vie que le souvenir s'y puisse encore éternellement blottir avec des délices rétrospectives aussi attristées qu'attendries » signifierait-elle qu'il n'aima qu'une femme d'un vrai amour, si grand, si puissant, si fort, un amour déchu, déçu, interrompu par on ne sait quel sort, qu'il vive encore dans des délices aussi tristes que joyeux ? Octave Uzanne connut-il un amour de jeunesse malheureux ? un amour contrarié (un amour du ruisseau qui aurait mal fini - une prostituée aimée qui meurt subitement ? de maladie ? d'accident ?). Plusieurs éléments ici ou là dans les ouvrages cités plus haut permettent au moins le doute à ce sujet (nous avons déjà publié plusieurs articles concernant ses amours de jeunesse dans le ruisseau ...). A-t-il jamais encore aimé ensuite ? Aucune preuve. Des sensations, des suppositions étayées par une fidèle fréquentation de ses textes les plus intimes, permettent seulement d'échafauder les suppositions les plus extraordinaires. Uzanne se définit souvent dans les lettres qu'il échange avec son frère comme un être chargé « d'accablantes dépressions » accompagné au quotidien « d'états neurasthéniques » troublé sans cesses « d'inquétudes nerveuses ». Ce sont là ses propres termes dévoilés dans l'échange quasi permanent d'une correspondance fraternelle.
Ainsi, Octave Uzanne écrit à son frère Joseph, le jour du 1er janvier 1908, depuis sa villégiature à St-Raphaël : « Ma santé est parfaite, je deviens chaque jour plus fort, plus pondéré, et mes six mois de chasteté aujourd’hui révolus, me mettent en goût de continuer sans coup de canif dans mon contrat de sagesse. » Quel est donc ce contrat de sagesse qu'il s'est imposé vers 1906 ou 1907 ? En 1908 Octave Uzanne a 57 ans. Le calme, l'éloignement de Paris et du Monde, un peu plus de six mois de chasteté lui donnent santé, force, pondération. Que signifie tout cela ?
Il nous reste encore tant à découvrir sur ce tournant décisif qu'Octave Uzanne vécut d'une décision ferme et irrévocable dans les années 1905 ou 1906 !
A suivre ...
Bertrand Hugonnard-Roche