Le Sottisier de Voltaire, publié pour la première fois, d’après une copie authentique, préfacé par Léouzon Le Duc. Paris, librairie des Bibliophiles. In-8. — Prix : 30 francs.
« Il faut, lorsque vous aurez bien dîné, que, pour votre récréation, je vous fasse lire mon Sottisier », dit Le Sage dans Guzman d’Alfarache. De fait, rien n’était plus plaisant aux siècles passés que ces recueils de bons mots, fusées, pointes vives et malicieuses, madrigaux coquins, épigrammes mordantes qui se retrouvent pêle-mêle, à la bonne franquette, selon l’esprit du moment, dans tous les ana, portefeuilles volés, pensées détachées et autres mélanges : tel celui que Cartier de Saint-Philippe intitula si heureusement Le je ne sais quoi ? — On n’ignore pas que les manuscrits de la bibliothèque de Voltaire furent acquis par l’impératrice Catherine II en 1778 et sont conservés actuellement à Saint-Pétersbourg dans l’une des salles réservées du palais d’hiver. — Ces manuscrits forment dix-huit portefeuilles in-folio ou in-4°, dont cinq reliés en veau et treize en maroquin rouge. Une grande partie des pièces qui s’y trouvent contenues demeurent encore inédites et l’on peut croire qu’elles ne seront jamais publiées, car une surveillance extrême règne autour de ces trésors. Il serait sans exemple qu’un érudit ait pu contempler ces curieux autographes, si M. Léouzon Le Duc, par faveur extra-spéciale, et sous l’escorte de quatre soldats, l’arme au bras, guettant chacun de ses mouvements, n’était parvenu à dresser un état de la bibliothèque de Voltaire et à faire soustraire une copie, plutôt qu’à faire lui-même la transcription du fameux sottisier dont nous allons parler.
La bibliothèque de Voltaire se compose de 7,500 volumes, ouvrages de science, d’histoire, de théologie, de littérature, etc. Plusieurs de ces livres n’ont d’autre originalité que des notes marginales autographes, mais il faut avouer qu’elles sont une expression du plus haut ragoût, à en juger par ce coup de plume écrit en manchettes d’un édition de saint Augustin, à certains passages : — Cochon ! — Gros cochon ! — N’est-ce pas du Voltaire à la garde-robe ?
Le portefeuille sur lequel se trouve le titre de Sottisier est le cinquième des treize recueils reliés en maroquin rouge ; c’est un in-quarto d’environ trois cents pages, admirablement conservé.
« Ce qui distingue le Sottisier, nous dit le savant auteur des Études sur la Russie et le Nord de l’Europe, c’est sa libre et piquante allure. Dans ses écrits imprimés, Voltaire vise nécessairement à l’effet : sa toilette est préméditée, il consulte son miroir, il attend que tout soit à point pour se montrer au public. Dans le Sottisier, rien de pareil : Voltaire s’enferme chez lui, il s’étale en robe de chambre et en pantoufles. Ni masque, ni pose. — Qu’il lise ou qu’il pense, dès qu’une idée lui bourdonne dans la tête, il la prend au vol et la fixe. L’idée peut être gravée ou légère, sérieuse ou burlesque, sublime ou triviale, éclair grandiose, explosion énorme, boutade égrillarde, graveleuse, n’importe ! elle est là, elle y reste. Ce n’est point à l’aventure que Voltaire l’éparpille ainsi ; il obéit à une inspiration vague d’abord, mais qui peu à peu se précise ; et, quand sonnera l’heure de la synthèse, chaque phrase isolée prendra place dans un tout ; plus d’une fois même elle deviendra l’élément embryonnaire d’où s’engendrera ce tout. Que les curieux de Voltaire, ceux qui aiment à remonter aux origines, méditent ce Sottisier, ils reconnaîtront que je dis vrai. »
Ce que M. Léouzon Le Duc ne dit pas assez, peut-être, tous les érudits et même les superficiels férus de littérature reconnaîtront bien vite, c’est que, dans ce drageoir aux épices, le sel attique de Voltaire n’est point le seul à fournir un condiment ; y reconnaît l’esprit de plus d’un bel esprit du XVIIIe siècle et le piquant gaulois de quelques poètes contemporains du jeune Arouet. Le Sonnet sur Mme de Maintenon, qui seul vaut un long poème, au dire de l’éditeur, n’est-il pas de Louis Racine ? et aurai-je beaucoup de peine à démontrer que l’épigraphe de Bensérade, « d’une si fine et si mordante ironie » selon M. Léouzon Le Duc, doit être logiquement attribuée au bon Sénécé, que Sercy la mentionne dans son édition princeps des œuvres de Bensérade et qu’elle se trouve gravée presque toujours au-dessous des portraits de l’auteur des Métamorphoses en rondeaux ? Enfin dois-je ajouter, sans y mettre un grand sens critique, qu’on ne saurait parcourir la nuée de petits vers, bouquets à Chloris, épigrammes, quatrains ou contes osés renfermés dans ce Sottisier, sans y découvrir, dans leur intégrité et sans la moindre variante, de coquettes priapées de Maynard, des distiques de Piron, des couplets de Grécourt ou de légères bluettes de Boufflers et de Jean-Baptiste Rousseau, Sottisier poétique de Voltaire en somme, comme le Sottisier de Maupertuis, sottisier en pique-nique où chacun a payé son écot, et au milieu duquel tout s’est confondu dans le génie de l’imparfait Arouet.
Dans la partie de la prose, il me semble que nous nous trouvons mieux dans le tête-à-tête avec l’auteur de Candide ; s’il y a de ci de là quelques pointes ou bons mots qu’on dénicherait facilement dans les compilations de Cousin d’Avallon, le fonds même du recueil est bien du même grand cru qui a produit le Dictionnaire philosophique ; c’est bien le Voltaire boutadeux qu’on aime à entrevoir, avec le franc parler de son petit lever — quand il se levait encore — et son aimable débraillé de propos. Dans cette partie de l’œuvre qu’on vient de réimprimer, nous avons un Voltaire tout neuf, séduisant au possible, étonnant toujours, et on dirait qu’il prend plaisir à verser sur le lecteur toutes les flèches de son inépuisable carquois de satirique ; il se livre tout entier, car si le livre à lui-même y jette pêle-mêle ses pensées dans son portefeuille comme les grandes « coquettes » laissent tomber leurs joyaux à un en, en se complaisant au bruit qu’ils font dans les vide-poches de lapis ou de laque japonaise. Il improvise, il s’écoute, il s’annote, il embusque en avant-garde toutes ces aimables troupes légères de ses pensées dans les petits taillis où il viendra les relever un jour pour les enrégimenter dans quelque unes des grosses légions de son œuvre philosophique.
Après la délicieuse conversation de Voltaire et de Casanova à Ferney, relatée par celui-ci dans ses prodigieux Mémoires, j’avoue ne point connaître d’ouvrage qui révèle mieux, dans le déshabillé de l’expression, le bon sens et la belle humeur du bonhomme. Je prends au hasard dans ces miscellanées, ne cherchant point les notes à la Rivarol ou les traits à la Chamfort, mais ramassant toutes les paillettes d’or qui sont roulées dans ce ruisseau jaseur et caillouteux qui provient de la même source et qui retourne, qu’on me permette cette image classique, au grand fleuve du génie de Voltaire.
Voici quelques jolis aphorismes politiques :
— « En une république, le tolérantisme est le fruit de la liberté et le régime du bonheur et de l’abondance. »
— « Les rois sont avec les ministres comme les cocus avec leurs femmes ; ils ne savent jamais ce qui se passe. »
— « Quand il plaît au roi de créer des charges, il plaît à Dieu de créer des fous pour les acheter. »
— « Charles XII jouant aux échecs faisait toujours marcher le roi. »
— « La plupart des événements qui n’ont point amené de grandes révolutions sont comme des coups de piquet qui n’ont ruiné personne et que les joueurs oublient. »
— « Louis XIV abolit les duels que tant d’autres rois avaient autrefois maintenus et qui avaient été regardés longtemps comme le plus beau privilège de la noblesse et comme le devoir de la chevalerie. Le serment des anciens chevaliers était de ne souffrir aucun outrage et de venger même ceux de leurs amis ; mais il n’y a de pays bien policé que celui dans lequel la vengeance n’est qu’entre les mains des lois. »
En littérature et en morale, Voltaire est intarissable. Je vais citer dans cet ordre quelques-unes de ses plus curieuses pensées :
— « Le Télémaque est une espèce bâtarde : ni vers ni prose. Qu’est-ce qu’un style qui serait ridicule d’imiter ? »
— « On n’est de bonne compagnie qu’à proportion qu’on a de la coquetterie dans l’esprit. »
— « Un livre défendu est un feu sur lequel on veut marcher et qui jette au nez des étincelles. »
— « Un vieillard est un grand arbre qui n’a plus ni fruits ni feuilles, mais qui tient encore à la terre. »
— « Un imitateur est un estomac ruiné qui rend l’aliment comme il le reçoit. »
— « J’ai peur que le mariage ne soit plutôt un des sept péchés mortels qu’un des sept sacrements. »
— « On aime la gloire et l’immortalité comme on aime ses enfants posthumes. »
— « Il y a beaucoup d’honnêtes gens qui mettraient le feu à une maison, s’il n’y avait autre cette façon de faire cuire leur souper. »
— « Mme de Richelieu, violée par un voleur de grands chemins : « Ah ! mon cher voleur ! » »
— « C’est une superstition de l’espèce humaine d’avoir imaginé que la virginité pouvait être une vertu. »
— « Il ne faut point disputer des goûts, c’est-à-dire il faut permettre d’être plus touché de la passion de Phèdre que de la situation de Joas, d’aimer mieux être ému par la terreur que par la pitié, de préférer un sujet romain à un grec. »
— « Les grands hommes ont toujours aimé les lettres. — Vauvenargues dit qu’il ne reste à ceux qui les négligent que ce qui est indigne d’être senti et d’être peint. »
— « Dans notre nation, on n’aime pas véritablement la littérature. Une pièce réussit pleinement : cinq à six mille personnes la voient ; dans Paris, douze cents l’achètent. On la lit à Londres. »
— « On respecte un préjugé, on en brave un autre ; tel manquera à sa promesse, qui n’osera violer son serment. Tel fripon méprisé garde une place honorable, à qui on n’en donnerait pas une d’archer. On souhaite ardemment la mort d’un homme, on ne l’empoisonne point. »
— « Mon esprit est comme certains climats ; chaud à midi, froid le soir. »
— « Dissimuler : vertu de roi et de femme de chambre. »
— « Un historien est un babillard qui fait des tracasseries aux morts. »
— « Le peuple reçoit la religion, les lois, comme la monnaie, sans les examiner. »
— « Nous sommes malheureux par ce qui nous manque, et point heureux par les choses que nous avons ; dormir n’est point un bonheur, ne point dormir est insupportable. »
— « Nous cherchons tous le bonheur, mais sans savoir où, comme des ivrognes qui cherchent leur maison sachant confusément qu’ils en ont une. »
Mais je m’arrête sans suivre Voltaire dans ses notes sur la physique, dans ses extraits de Maillet, dans ses pensées sur les mœurs du temps, le commerce et le théâtre. On a pu voir dans le petit nombre de citations que je viens de faire quel est l’art de Voltaire dans ce Sottisier. Ces pensées sont placées là dans la nudité de leur conception. Le philosophe devait leur donner une forme et les agrémenter plus tard ; ce sont des bijoux non sertis, mais pour les vrais amateurs ils ont le charme des choses primitives et donnent la note exacte de l’esprit prime-sautier de l’historien de Pierre le Grand.
M. Léouzon Le Duc a montré dans sa préface un grand tact et de sérieuses connaissances littéraires sur le sujet qu’il avait à traiter ; il a joint à cette très excellente étude des documents inédits ou peu connus d’une originalité réelle ; malgré la réserve que je faisais plus haut, je ne saurais trop louer la délicatesse et les heureuses qualités qu’il a apportées dans la première édition d’une œuvre de si haute curiosité.
Je n’aurai garde d’oublier l’éditeur Jouaust qui a tenu à honneur d’imprimer ce Sottisier, en y apportant son goût bien connu. Ne me sera-t-il pas permis de regretter néanmoins le tirage très restreint auquel il a voulu se limiter : 340 exemplaires numérotés, y compris les papiers de luxe ; est-ce réellement faire grand fonds sur l’esprit voltairien des érudits français ? Au fait, peut-être l’éditeur a-t-il eu raison ; les gourmets ne viennent jamais aux banquets populaires ; il leur faut la petite chambre pour savourer lentement les mets exquis qu’ils savent être exclusivement réservés à leurs goûts raffinés.
Octave Uzanne. (*)
(*) article publié dans le revue Le Livre par Octave Uzanne, signé de son nom et placé aux pages 222-224 sous la rubrique intitulée : Comptes rendus analytiques des publications nouvelles. Questions du jour (10 octobre 1880, 10ème livraison, première année).
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Résumé
Dans cet article publié en 1884, Octave Uzanne présente et commente avec enthousiasme la parution du Sottisier de Voltaire, recueil inédit de pensées, aphorismes, traits d’esprit, saillies et notes diverses du philosophe, extraits de ses manuscrits personnels. Édité à Paris par la Librairie des Bibliophiles sous la direction érudite de Léouzon Le Duc, l’ouvrage est tiré à seulement 340 exemplaires, dont une partie sur papier de luxe, et imprimé avec soin par Jouaust.
Le Sottisier contient des fragments non destinés à la publication, révélant un Voltaire plus intime, libre, primesautier, souvent drôle, mordant, graveleux, parfois philosophiquement profond ou simplement badin. Uzanne y retrouve le style caustique de Voltaire dans sa forme la plus spontanée, sans apprêt ni rhétorique. Il compare ces notes à des "bijoux non sertis", réservés aux véritables amateurs de son génie.
Les citations choisies touchent à la politique, la religion, la morale, la littérature ou les mœurs, et montrent un Voltaire lucide, moqueur, parfois amer, mais toujours brillant. Uzanne souligne la pertinence des réflexions voltairiennes sur la société de son temps, et la modernité de son esprit critique.
Enfin, Uzanne loue le travail d’édition de Léouzon Le Duc pour sa rigueur et sa finesse littéraire, tout en regrettant le tirage limité qui réserve cet ouvrage aux seuls bibliophiles.
Analyse critique
Un Voltaire “en robe de chambre” : la spontanéité retrouvée
Uzanne insiste sur la valeur documentaire et stylistique du Sottisier. Il y découvre un Voltaire « sans masque ni pose », dans l’intimité de sa pensée, libéré des conventions du texte public. Ce “Voltaire en pantoufles” contraste avec l’auteur parfois compassé de ses œuvres éditées : ici, il s'exprime sur le vif, note des idées, tente des formules, griffonne des aperçus souvent mordants. C’est la matière brute de l’intelligence, le laboratoire de l’ironie.
Le plaisir des aphorismes
Le texte est ponctué d’extraits choisis, courts, incisifs, souvent drôles ou désabusés. Cette anthologie de pensées permet à Uzanne d’insister sur la modernité de Voltaire, capable d’épingler aussi bien le ridicule des mœurs que les faiblesses des gouvernements ou des religions. Les aphorismes politiques sont notamment d’une pertinence remarquable dans le contexte de la Troisième République, en quête de repères libéraux.
Une entreprise érudite et précieuse
L’éloge que fait Uzanne de Léouzon Le Duc, préfacier et éditeur scientifique, repose sur la reconnaissance de son érudition et de sa prudence méthodologique. Il reconnaît en lui un médiateur scrupuleux, capable de manier les manuscrits autographiques avec respect et intelligence.
Réservé aux initiés : critique implicite de l’élitisme bibliophilique
Uzanne, bien qu’éminent bibliophile, adresse une critique implicite à l’édition ultra-limitée du Sottisier. Il regrette que cette œuvre si vivante de Voltaire soit confinée à une élite restreinte. Mais en même temps, il concède que seuls les « gourmets » de l’esprit peuvent apprécier ce type de littérature fragmentaire, non systématique, au charme sibyllin.
Conclusion
Octave Uzanne propose ici une brillante défense du fragment comme forme littéraire, et du manuscrit comme lieu de vérité de l’écrivain. Le Sottisier de Voltaire devient, sous sa plume, bien plus qu’un simple recueil d’aphorismes : c’est un miroir vivant du génie voltairien, une fenêtre sur l’atelier de l’esprit, à la fois cocasse, lucide et incandescent.
Cette publication de 1884 s’inscrit dans une époque où le culte de Voltaire est ravivé par la République triomphante, mais Uzanne, loin de l’hagiographie, restitue l’écrivain dans sa dimension la plus humaine et la plus libre.
Publié le 26 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche
Pour www.octaveuzanne.com
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