samedi 28 décembre 2013

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Est heureux de vous annoncer la naissance de :

OU Editions numériques libres


Si vous souhaitez recevoir le premier né de cette maison d'édition entièrement consacrée à la réimpression numérique (versions PDF/Ebook et/ou versions papier) d'ouvrages ou de documents relatifs à Octave Uzanne, envoyez nous un mail à octaveuzanne@orange.fr en précisant le mot "ÉTRENNES" dans le sujet de votre message ! Vos étrennes vous attendent déjà !


Bertrand Hugonnard-Roche

vendredi 27 décembre 2013

Octave Uzanne et Emile Zola (suite des hostilités) : "M. Zola ne continue Balzac que comme la rue de Pantin continue la rue Lafayette" (10 mars 1882)

Émile Zola par André Gill
L'Éclipse, 16 avril 1876
Octave Uzanne se réserve la critique de Emile Zola - Notes d'un ami par Paul Alexis dans la livraison du Livre du 10 mars 1882. Uzanne, plus que jamais en lutte contre ces cochons de naturalistes, donne ici, sous son ancien pseudonyme de Louis de Villotte (sous les initiales L. D. V.), un compte rendu vachard à l'encontre du premier fondateur : Emile Zola. Voici ce compte rendu :

Emile Zola. - Notes d'un ami, par Paul Alexis. Paris, Charpentier,1 vol. in-18. - Prix : 3 fr. 50.

Lorsque l'an passé, dans le supplément littéraire du Figaro du 12 mars, M. Paul Alexis donna des fragments du volume qu'il publie aujourd'hui, je pus m'apercevoir avec quelle étrange naïveté ces Notes d'un Ami étaient rédigées et de quelle manière pesante et ridicule le disciple distribuait la louange au maître naturaliste. Jamais le pavé de l'ours ne fut manié avec plus de prétention à la gracieuse tendresse et ces notes intimes feront rire nos petits-neveux, à l'exemple d'un Calino écrivant les mémoires de son patron. Ce livre est d'une ingénuité exquise, soit qu'il traite des origines de Zola et de son enfance à Aix, soit qu'il montre le grand homme à ses débuts dans la vie littéraire. Franchement, les plaisantins de la presse, comme disent ces messieurs de Médan, ont beau jeu à faire rire leurs contemporains avec les trésors recueillis à chaque page de ce livre ; c'est à croire que le sieur de La Palisse ait été acquis au naturalisme et engagé spécialement pour la biographie du père de Nana. M. Alexis est à croquer lorsqu'il conte le plus sérieusement du monde que Zola, dans la première enfance, prononçait les t pour les c et qu'il disait : Tautitton pour saucisson. "Un jour pourtant, écrit le mémorialiste, vers quatre ans et demi, dans un moment d'indignation, il proféra un superbe : cochon ! Son père, ravi, lui donna cent sous."
A combien le mot cher à M. Margue était-il donc tarifé ?
Plus loin, M. Alexis parlant de la Curée, s'écrie : "Pour écrire ce roman, Zola eut à surmonter un ordre de difficultés tout nouveau, contre lequel il ne s'était pas encore buté jusqu'à ce jour. En effet, la Curée se passe entièrement dans le très haut monde de l'Empire, dans un milieu luxueux où il n'avait jamais pénétré. Il fallut donc à l'auteur beaucoup de perspicacité et de divination pour arriver à dépeindre sans erreur grossière ces régions ignorées. Il se donne beaucoup de mal. Rien que pour la question "voitures", il dut aller interroger deux ou trois grands carrossiers et prendre vingt pages de notes. Pour décrire l'hôtel de Saccard, il se servit de l'hôtel de M. Ménier, à l'entrée du parc Monceau ; mais, ne connaissant pas alors M. Ménier, il ne prit que l'extérieur. Plusieurs années après, étant allé aux soirées de M. Ménier, Zola regretta de n'avoir pas vu autrefois l'intérieur, bien plus typique que ce qu'il avait dû imaginer."
Pavé de l'ours ! voilà bien de tes coups !
Lorsque M. Paul Alexis aborde la critique et M. Zola et qu'il constate amèrement que les grands hommes de science ne se sont pas encore occupés de M. Zola, qui n'a été livré qu'aux critiques de la presse ordinaire, il devient irrésistible. Mais la perle du volume est assurément dans le passage relatif aux lettres reçues par l'auteur des Rougon-Macquart ; ces correspondances inventoriées par à peu près, ces prêtres qui se fient au créateur de l'Abbé Mouret, ces jeunes femmes "rêveuses, sentimentales", qui "flirtent" dans leurs épîtres, sans se douter que "leurs effusions, dit le biographe, passeront sous les yeux de Mme Zola", tout cela est du dernier comique bourgeois.
Que dire des vers inédits de M. Emile Zola qui terminent le volume ? Ils nous révèlent un collégien qui pastiche assez piteusement Alfred de Musset et servent à prouver que Zola naturaliste vaut encore mieux que Zola romantique. C'est que l'épicerie et la sottise,ces "idéals" du naturalisme, étaient les plus grands épouvantails du fier romantisme.
Un dernier mot : M. Alexis invoque souvent Balzac comme l'initiateur de l'école actuelle. Il faut bien le redire, cependant, rien n'est plus faux et révoltant : M. Zola ne continue Balzac que comme la rue de Pantin continue la rue Lafayette - Et encore ! le mot de Voltaire relatif à Desfontaines serait-il plus juste dans son image scatologique.

L. D. V. [Louis de Villotte alias Octave Uzanne]




A lire ou à relire sur www.octaveuzanne.com : Octave Uzanne et Emile Zola : "la lecture de Pot-Bouille ne laisse rien autre chose dans la cervelle que le nauséabond limon des immondices complaisamment balayées en tas par ce sinistre ramasseur de bouts de documents humains." (Octave Uzanne in Le Livre, 10 juin 1882). 

Bertrand Hugonnard-Roche

mercredi 25 décembre 2013

Octave Uzanne réclamier paradoxal et néologiste : « [...] des livres bien élaborés, illustrés avec goût, et dignes de ravir les Bibliopsychophiles de race, sur lesquels les boniments de la réclame n'ont aucune prise. »


Bibliopsychophile : mot forgé par Octave
Uzanne pour la première fois le 10 novembre 1888.
Ce mot n'a pas été inséré dans le
Bibliolexique publié en 2009 par
Jean-Paul Fontaine (éditions des Cendres)
Voici un petit texte de pure bibliopsychologie écrit par Octave Uzanne dans sa Petite Gazette du Bibliophile placée en fin de la Critique littéraire du mois de la revue Le Livre dont il était directeur et rédacteur en chef. Il paraît dans la livraison du 10 novembre 1888.

« Peu à peu les livres de luxe font leur rentrée en scène, sans hâte encore ni confusion cependant ; on sent qu'il y a eu, lors des dernières campagnes, plus de vaincus que de vainqueurs sur les champs de bataille de la librairie ; les livres soldés en nombre qui pullulent de toutes parts dans les « Bon Marché » (1) des carrefours, les rabais considérables affichés à toutes vitrines, ont logiquement douché les amateurs qui ne se pourvoient plus aujourd'hui de nouveautés qu'à bon escient. On annonce cependant de divers côtés de lourdes entreprises, toutes dans les œuvres modernes. Les audacieux ne sont pas rares, mais les bibliophiles s'affinent, s'épurent et se « roublardisent ». Je ne pense point que les succès d'emballement soient aussi accusés qu'autrefois ; la librairie de luxe deviendra difficile à conduire et ma foi ! tant mieux ! - Dans ces dernières années, c'était à qui détrousserait le plus galamment du monde à l'aide des grands papiers, des petits nombres, des entièrement épuisés, la bourse des amateurs taillables à merci.
Les éditeurs les plus profanes se mettaient de la partie et le commerce pour amateurs était grotesquement pratiqué par les plus impayables bibliopoles (2) - de Paris et de province. - Un armistice était nécessaire. Espérons qu'il durera quelques temps et que nous pourrons, à l'avenir, judicieusement inventorier des livres bien élaborés, illustrés avec goût, et dignes de ravir les Bibliopsychophiles (3) de race, sur lesquels les boniments de la réclame n'ont aucune prise.

Octave Uzanne »


Il est amusant de constater le paradoxe Octave Uzanne : D'un côté il dénonce les roublardises des éditeurs tandis que de l'autre il emploie des procédés similaires avec l'astuce des petits nombres et des entièrement épuisés. En effet, un an plus tôt, paraît dans les mêmes colonnes du Livre (livraison du 10 décembre 1887) consacrées aux livres d'étrennes, un paragraphe consacré au Miroir du Monde qui venait de sortir en librairie. Nous avions donné cette réclame claironnante dans un billet en date du 19 novembre 2012. « Cet ouvrage est aujourd'hui archi-épuisé et fait déjà prime » écrivait-il alors, tout juste un mois après l'impression du volume le 7 novembre 1887. Astucieuse méthode Couet ? Vérité ? Mensonge ? Il est fort probable qu'Octave Uzanne cherche par ce biais à lancer son ouvrage dans les meilleures conditions. Uzanne ne manquait certes pas de roublardise lorsqu'il s'agissait de mettre en avant ses propres productions artistiques et littéraires destinées à un public bibliophile d'élite forcément sollicité de toutes parts.
Octave Uzanne n'était pas à un paradoxe près : amoureux amant déclaré des femmes nous avons bien du mal aujourd'hui à en retrouver une seule - irréligieux en plus d'une occasion il fait dire des messes après le décès de sa mère - ennemi des honneurs et de la gloriole il montre souvent un ego surdimensionné et un caractère orgueilleux.

Bertrand Hugonnard-Roche


(1) allusion aux Boucicaut du livre comme les appelait Octave Uzanne, ces imprimeurs-éditeurs tels qu'était la maison Jouaust.
(2) libraires
(3) Bibliopsychophiles : néologisme donné ici par Octave Uzanne vraisemblablement pour la première fois. Ce mot est absent du Bibliolexique publié par Jean-Paul Fontaine en 2009 aux éditions des Cendres.

mardi 24 décembre 2013

Le Noël 1908 d'Octave Uzanne à Anthéor (Côte d'Azur) : « Repas monstre de Noël avec les Bertnay, les deux Donnay, Descaves, Terrasse, un nommé Schneider et son amie, cantatrice youpine [...] »



Villa Paulotte à Anthéor (Anthéor Le Trayas, Saint-Raphaël)
C'est dans cette belle villa qu'Octave Uzanne passa le jour de Noël 1908
en compagnie de plusieurs personnalités des lettres et des arts : Maurice Donnay, Lucien Descaves, Paul Bertnay, Claude Terrasse, etc.


Fêtons Noël en compagnie d'Octave Uzanne ... en 1908 ! Voici une lettre extraite de la correspondance qu'il a entretenu avec son frère Joseph. Elle date du 25 décembre 1908. Octave Uzanne est âgé de 57 ans. Cette lettre est écrite sur papier à en-tête de l'Hôtel Beau-Rivage à Saint-Raphaël. Il la rédige le soir, journée de Noël terminée. Voici ce qu'il écrit à son frère bien aimé.

« J’arrive de chez les Bertnay (1) avec un temps de Tempête-Est – pluie vent, raffales, etc. Ce matin, j’ai eu une voiture découverte, j’ai pensé m’en tirer, mais en pleine carrières du Drammont, le vent et la pluie faisant rage, j’ai du descendre, marcher à pied dans la tourmente, gelé dans la guimbarde qui n’était pas même de chez Sequier – Il y avait eu confusion inexplicable par téléphone – Je me suis arrêté transi chez les Donnay (2) pour prendre un grog chaud au punch et je suis reparti dans ma voiture chez les amis d’Anthéor, avec le brave Claude Terrasse (3), pour y arriver enfin sans encombre vers 11 heures – Repas monstre de Noël avec les Bertnay, les deux Donnay, Descaves (4), Terrasse, un nommé Schneider et son amie, cantatrice youpine, le dit Schneider journaliste que je connais de longue date et qui arrivait de Paris avec Pedro Gaillard filant sur Monaco – J’ai retenu le coupé qui l’amenait à Anthéor, un coupé du frère de Séquier et je viens de rentrer sans encombre et en bon état – J’ai lâché la compagnie à Anthéor, à l’heure du café, et suis revenu chez moi en plein jour, avec un temps toujours déchaîné. Pas drôles ces ballades à Anthéor – ah ! non ! – Je quitterai St Raphaël demain pour le Cannet chez Mr Ducreux avant de remonter aux Pins, d’où je t’écrirai dimanche ou lundi au plus tard. Hier, je n’ai pu t’écrire ayant mon article, le 6e du mois pour la Dépêche, et puis j’avais été rasé par le jeune Rouveyre (5) qui était venu me montrer son nouvel album ignoble, obscène, inconscient, dégoûtant, qu’il intitule Le Gynécée – une pure ordure sans aucun talent – Je serais bien resté ici, mais devant remonter au Cannet, je préfère le faire avant le retour d’Emile (6) dont je n’ai d’ailleurs aucune nouvelles. Je verrai si je m’y puis installer, lui n’y étant pas et je ne tarderai guère à revenir ici, du moins, je le crois – je suis si bien ici – Rien de nouveau à te faire connaître – J’ai de bonnes nouvelles de Louise – Je t’embrasse bien tendrement. Octave Uz. [signature incomplète] »

(1) Paul Bertnay (1846-1928), écrivain de romans populaires. Ils possède à Anthéor, dans une calanque, une belle villa. La "Villa Paulotte" a été construite pour eux au début du siècle. Uzanne y fera de nombreuses visites et repas entre 1906 et 1910 (au moins). Nous ne savons pas si cette villa existe encore en 2013 (?).
(2) Maurice Donnay (1859-1945), homme de lettres, élu à l'Académie française en 1907.
(3) Claude Terrasse (1867-1923), compositeur d'opéras et d'opérettes. Ami d'Alfred Jarry pour qui il écrit la musique de Ubu roi en 1896.
(4) Lucien Descaves (1861-1949), homme de lettres et journaliste.
(5) André Rouveyre (1879-1962), écrivain, journaliste, portraitiste et caricaturiste. Il était le fils de l'éditeur Edouard Rouveyre, ami et éditeur d'Octave Uzanne.
(6) Emile Rochard (1850-1918), directeur de théâtres et ami de jeunesse d'Octave et Joseph Uzanne. Il possédait une propriété aux Pins non loin du Cannet dans laquelle Octave Uzanne est venu séjourné à plusieurs reprises.

dimanche 22 décembre 2013

Octave Uzanne : Conjectures sur le futur ! La locomotion à travers le temps, les moeurs et l'espace (1900-1911)



Octave Uzanne fait partie de ces autres auteurs qu'on lit distraitement, en pensant à autre chose, incomplètement, et surtout, en ayant à l'esprit les quelques livres pour lesquels on le connaît encore un peu aujourd'hui. Octave Uzanne savait que son Éventail et son Ombrelle publiés respectivement en 1882 et 1883 lui seraient fatals. Et ils le furent comme il l'avait pressenti. Jamais personne, ou si peu de personnes, n'ont lu Uzanne tel qu'il aurait souhaité qu'on le lise, tel qu'il aurait aimé qu'on comprenne ces milliers de pages noircies quotidiennement. Si à sa mort en 1931 ce sont plus de trente années de journalisme qui passent à la trappe de l'histoire littéraire, il en va pour ainsi dire de même de quelques bons ouvrages qu'il a donné à la librairie française de son temps. Ouvrages qui nécessitaient d'être lus attentivement.
La Locomotion à travers le temps, les moeurs et l'espace, tout d'abord publiée en 1900 puis publiée à nouveau en 1911 augmentée de deux chapitres consacrés à l'automobilisme et à la navigation aérienne, fait partie de ses ouvrages mal lus, incompris et négligés, et par les lecteurs contemporains de l'ouvrage, et d'autant plus de nos jours par une nouvelle génération de lecteurs pour qui Octave Uzanne fait office d'inconnu de première classe. Pourtant cet ouvrage, comme d'autres sortis de sa plume, recèle de vifs et intéressants aperçus sur la société moderne en mutation en 1900 et dans les années qui suivent. Uzanne y met à chaque phrase ou presque de lui-même, ses vues y sont clairement exposées, ses avis parfois nets et tranchants donnent à cet ouvrage un tout autre parfum que celui du simple compendium chrono-historique, froid et sec. Uzanne se faufile entre chaque phrase, entre chaque mot. Il nous donne pour ainsi dire à chaque instant son avis sur son présent et le futur qu'il imagine.

Nous avons cru bon de regrouper ci-dessous quelques aperçus intéressants de ces conjectures sur le futur.

Au chapitre de l'Automobilisme, Octave Uzanne écrit :


« Hier c'étaient les ballons, les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone, le phonographe, le cinématographe, etc., etc. « Aujourd'hui, écrivais-je dans ma précédente édition qui remonte à 1900, ce sont les automobiles ... Demain ce sera, outre l'aéroplane, le chemin de fer électrique !... » Sans prétendre poser au devin, me suis-je trompé ? Et me trompé-je en disant que plus tard, vers l'an 2000, ce sera la découverte du mouvement perpétuel ... le secret de la gravitation universelle trouvé ..., l'inconnu sondé ..., le ciel à tous, la mer à chacun, la terre toute connue, l'espace vaincu, Dieu forcé ... ?
Ce qui ôte à ces prévisions toute valeur d'hypothèse, et, pour ainsi dire, en fait des réalités, c'est l'imperfection même de nos plus admirables et de nos plus riches découvertes ! Rien de ce que nous avons trouvé n'est définitif ...
Le XIXe siècle n'aura été, comme nous-mêmes, qu'un initiateur, un tatônnier en toutes choses, un chercheur fiévreux, un semeur d'idées et de progrès dont le XXe siècle, plus positif, plus scientifique, plus pondéré, moins idéaliste et sentimental, réalisera sans doute les rêves.
Les hommes du XXIIe siècle ne comprendront rien aux angoisses, aux complexités, aux inquiétudes, aux mesquineries, au chauvinisme intempérant, aux religions sectaires, aux guerres civiles et internationales de leurs aînées : en dépit des documents qu'on s'est plu à accumuler à leur intention, ils ne pénétreront pas la psychologie, les états d'âme de l'actuelle génération ; ils sentiront le ridicule de regarder en arrière, et mépriseront nos livres, nos monuments, notre art, nos tentatives vers le Beau ; ils auront de nous une idée assez pauvre de bonnes gens un peu falots, faisant montre de scrupules et d'honnêtetés invraisemblables ; nous serons en un mot, à leurs yeux, quelque chose d'analogue à ce que les pères de 1830 sont aux nôtres, des bourgeois mesquins, façon du père Poirier, d'un esprit méticuleux, vaniteux et borné, des rêveurs d'utopies, ne comprenant rien à l'action instantanée.
Car, d'ici environ cent ans les conditions sociales seront transformées, tant par le bouleversement des progrès imminents, que par l'égoïsme individuel qui triomphera avec excès. Les nations, ayant rejeté les préjugés sanglants du patriotisme et du militarisme, ne seront plus que des maisons de commerce n'exaltant et ne sentant l'idée de nationalité que comme marque de fabrique ou comme nuance de dialecte.
Pour ne considérer que l'horizon déjà lisible et précis de la locomotion prochaine dans ses transformations à la veille de s'accomplir, il nous est permis, en nous basant sur des probabilités, d'établir, sans prétendre en préciser scientifiquement les détails, le tableau de la vie de voyage ou de transport par terre, par eau et par air, d'ici quelque quarante ou cinquante années.
C'est un innocent plaisir que de spéculer sur l'avenir en essayant d'évoquer les conditions d'être et de se mouvoir de nos successeurs. Ce jeu ne saurait que divertir et faire penser le lecteur en stimulant son esprit et en l'intéressant au futur. Beaucoup d'aimables écrivains se sont employés à scruter les mystères des progrès que les hommes imagineront plus tard ; quelques-uns de ces contemplateurs de la pénombre, comme Sébastien Mercier, ont prophétisé avec plus de fantaisie et d'humour que d'à-propos ; d'autres, comme Charles Cros, comme Jules Verne, ont côtoyé la vérité et ont vu juste ; certains comme Villiers de l'Isle-Adam, en voulant faire de la satire, ont donné des prédictions fort réalisables ; à notre tour, nous tâcherons, dans cette partielle tentative, de demeurer sans trop de méthode ou de sérieux, en une note moyenne qui suggère le Qui sait ? ou le Peut-être, état vague et indéfini que des écrivains de ce temps, ennemis jurés de l'affirmation, ont nommé le Renanisme.
Tandis que le cheval-essence (laissons aux Robida et autres fantaisistes du temps, le soin de l'affubler des plus pittoresques appendices) se développera à l'avant de toutes les voitures publiques ou privées, et que fonctionneront les moteurs et tous les rouages susceptibles d'être adoptés pour nos autobus de campagne et de montagne, nos charrettes, tombereaux, fardiers et instruments aratoires, les chevaux enfin rendus à l'indépendance, aux gras pâturages - et ajoutons à l'hippophagie - auront droit aux mêmes loisirs que l'espèce bovine et contempleront, à travers barrières ou haies, d'un oeil inconscient et vague, les faucheuses d'espace qui, quasi sans bruit, fileront sur les routes où jadis ils meurtrissaient leurs sabots.
Nous n'entendrons plus, sur les chemins, le rythme si agréable des trots et des galops, les joyeux hennissements déchirant l'air, les clairs grelots, ni le souffle oppressé des percherons aux dures montées ; seuls l'infernal "teuf-teuf", les halètements de machines, les coups de sirènes et de trompes troubleront la paix des champs.
Un ami du célèbre inventeur américain, Edison, M. G. P. Lathrop, dans une sorte de roman scientifico-fantaisiste, Dans l'abîme du temps, nous a narré jadis l'histoire d'un homme qui se réveille après un sommeil de plusieurs siècles, à la façon de l'Homme à l'oreille cassée ; "mais au lieu, nous dit M. TTeodor de Wyzewa, de se réveiller dans notre temps, c'est au contraire de nos jours qu'il s'endort ; et à son réveil, il se trouve en plein XXIIIe siècle, à un moment où le progrès humain, ayant achevé son oeuvre, jouit enfin d'un bonheur parfait. Et tout le roman est consacré à nous exprimer cet état idéal de l'humanité future, que nous a décrit déjà, notamment, le socialiste américain Edward Bellamy, dans looking Blackwards."
Au milieu des embellissements et des perfectionnements de tout ordre, le héros du livre nous apprend notamment que, dans ce monde futur, "il n'y aura plus de grandes villes, l'univers entier étant uniformément pourvu de tramways, de chemins de fer, de téléphones et d'usines pour qu'on ait pas besoin de s'entasser dans des endroits déterminés."
Les moyens de communication terrestres, aériens et nautiques abondent dans l'oeuvre de M. Lathrop. A chacun d'eux, on reconnaît l'imagination savante, l'inventif génie d'Edison. Indépendamment des correspondances signalétiques entre les planètes au moyen de disques lumineux, un système de ballons-express permettra aux plus intrépides voyageurs de se transporter dans Mars ou dans Saturne de la façon la plus ingénieuse. Quant aux machines volantes, l'air en sera tout rempli : elles remplaceront ou plutôt doubleront avantageusement bateaux et chemins de fer. La poste se fera d'une façon automatique : nos lettres voyageront, par voie d'air, d'un bureau à l'autre. Chevaux et voitures disparaîtront définitivement ; les piétons ne peuvent manquer de disparaître aussi, chacun ayant à sa disposition vingt autres modes de locomotion plus commodes et plus rapides que la marche ; la rue, enfin, appartiendra à l'automobile pleinement et absolument. Quant aux trains, M. Edison prévoit le moment où il n'auront plus besoin de s'arrêter, les voyageurs sauteront à terre quand il leur plaira ; il y suffira de "disposer des coussins à ressorts le long de la voie" (sic).
Heureux temps que celui où l'homme ne connaîtra plus l'effort manuel, où le geste réduit à d'infinitésimales proportions, n'aura plus qu'à esquisser à peine pour faire mouvoir d’énormes forces ! Heureux temps que celui où le prolétariat, supprimé par la machine, ne s'étalera plus dans le luxe des sociétés futures comme une plaie hideuse sur l'orgueil d'un beau corps ! Mais hélas ! comme il est lointain !... Comme il apparaît dans du vague et dans la nuit ce rêve des jours pacifiques, surtout comme il demeure incompatible avec les instincts destructeurs d'une race dont tout le génie se résume à la construction merveilleuse de très parfaites et très sanglantes machines de guerre. Comme ces mitrailleuses automobiles dont chaque armée s'est empressée de se munir.
Qu'importe ! acceptons ce rêve d'Edison et de George Parsons Lathrop, et, pour un instant rapide, les yeux mi-fermés, évoquons le lointain avenir :
Dans ce temps, les rues des villes de Paris, de Londres, de Vienne, de Berlin ou de Bruxelles ne ressembleront plus à la calme cohue des temps modernes ; le spectacle y sera des plus pittoresques à l'oeil du flâneur : dans la grande coulée vivante des avenues, défilant pressés les uns derrière les autres, au milieu de l'assourdissante clameur des trompes d'avertissement, les autobus et les taxis de vingt Compagnies rivales, s'emboîteront dans un long ruban ascendant et descendant, entremêlés parfois de lourds fardiers ou de camions automobiles chargés jusqu'à la hauteur d'un premier étage, avec la grue mécanique prête à décharger la marchandise sur le trottoir. Un monde électrique, scientifique et bizarre, un monde de fer, de fils, de courroies, de roues et de dynamos, enchevêtrés de toutes parts aux angles et aux toits des maisons, permettra le continuel ravitaillement de très nombreux aéroplanes. - Telle sera la notation de l'observateur de demain [...] Il est en effet, hors de doute, avec la continuelle progression que suivent les êtres et les choses, que les progrès humains ne soient, dans une centaine d'années, à peu près définitifs. La terre, avant que la génération naissante ne soit octogénaire, sera couverte d'un réseau de voies ferrées, comparables au filet en lacis de cordes qui enveloppe un ballon ; les océans seront sillonnés de bâtiments dominateurs qui subjugueront les flots, et le problème de la navigation aérienne sera complètement résolu. [...]
C'est notre rêve à nous aussi d'assister à la grandiose transformation de notre pays. Puisse-t-il s'éveiller de son apathie et de sa routine. Puissent ceux qui subissent aujourd'hui l'étroit esclavage démocratique, comme hier ils ont subi l'esclavage aristocratique, se libérer des milliers d'entraves, de préjugés et de dogmes qui emprisonnent leur énergie et leur force d'initiative et, pour la plus grande gloire de l'humanité, travailler sans trêve à ce perfectionnement de la planète où aspirent toutes les nobles intelligences. [...] Nous pensons que les chemins de fer, les bateaux et surtout l'aviation, sont appelés à être les plus puissants agents de la fusion des races, des travaux, des pays et des pensées. Nous pensons que la terre, l'air et l'eau, une fois sillonnés de toutes parts par les indomptables forces de l'élasticité, de la vapeur et aussi par ces puissantes machines mues par nombre d'autres forces que nous ignorons encore, n'inspireront plus à l'homme aucune de ces terribles révoltes qui appellent la destruction et la guerre. [...] »

Plus loin, au chapitre de la locomotion aérienne, après avoir fait l'historique des progrès de ce moyen de transport et ce jusqu'à la date de juin 1911, il écrit encore :

« La terre est une mère égoïste et jalouse qui nous tient tous âprement et nous garde en elle au delà du trépas. Elle sera traîtresse et déchaînera ses funestes attractions vers ceux de ses enfants qui, oubliant ses charmes maternels, les tendresses berceuses de son giron, voudront abandonner ses vertus nourricières pour s'approcher d'autres planètes ou courtiser les étoiles. [...] »

Uzanne rappelle les écrits de Lathrop :

« Le long des chemins, des ballons-marcheurs courent à trente pieds au dessus du sol, en s'appuyant sur deux véritables jambes en aluminium. L'air est rempli de machines volantes qui satisfont à tous les besoins. Sur des routes pavées de caoutchouc durci, résistantes et moelleuses, de féeriques automobiles électriques, sans fumées ni senteurs, glissent silencieuses et fleuries. L'esclavage chevalin est aboli. La plus noble conquête de l'homme est un pur objet de curiosité paléontologique. Les chevaux ne servent même plus en effet à alimenter l'appétit des parieurs de courses. Ils sont remplacés par de solides Pégases de métal à roulettes, munis de moteurs divers, qui, pour la publicité de la marque, se disputent l'honneur du poteau. »

puis donne sa vision des choses futures :

« Féerie future ! On se plait à concevoir une flottille d'aéronefs et de très élégants oiseaux artificiels sillonnant l'espace, aboutissant à des embarcadères élevés, filant à toute vitesse et sans contrôle dans l’aérodrome illimité. Tous les types de machines volantes ou planantes, individuelles ou collectives, civiles ou guerrières sub Jove sub Dio, comme auraient dit nos pères. C'est une hallucination de bonheur, dans l'esprit de la grande majorité des êtres pensants, un horizon chimérique dont les dernières épreuves des inventeurs font supposer que l'on se puisse approcher. Mais, l'heure n'est point encore venue où l'aérodynamique sera définitivement vaincue et où nous prendrons des circulaires de vacances pour croisières dans les airs.
Nous allions en toute spontanéité nous écrier : « Heureusement ! » Il nous faut avouer, en effet, que nous sommes fort éloigné, bien que non misonéiste, de ceux qui entrevoient cet avenir en rose et en bleu. Depuis que les charlatans de l'espace travaillent la matière gazeuse ou le plus lourd que l'air et nous donnent de fallacieuses espérances de voyage en commun à travers les grands courants atmosphériques, et d'exploration au pays du tonnerre, nous ne regardons plus, hélas ! le ciel sans une pitoyable mélancolie comme un bien que nous allons perdre. Quoi ! Ce dernier refuge de fluidité impolluée, cet océan de lumière, que voilà à peine la douce nacrure des nuages qui passent, cet infini subtil, éthéré, cet Empyrée que nous peuplons de nos songes, de nos mystérieuses aspirations, où nous avons accoutumance de ne chercher à rencontrer que l'astre du jour, l'astre des nuits et la mécanique céleste, cette bienheureuse calotte des cieux serait profanée par l'homme, déshonorée par des matérialités salissantes, obscurcie par des corps opaques ! Horrible cauchemar !
Combien la vie alors deviendra répugnante si la voûte céleste cesse d'être libre et si cette dernière poésie de l'azur idéal venait à nous faire défaut. On ne voir vraiment pas trop ce que nous gagnerions en échange de notre existence et de nos moeurs troublées par ce nouveau modus vivendi. Déjà, nos promenades terrestres menacées par les montres roulants sur pneus, éclaboussées par toutes les vases et les boues liquides des routes noyées dans les poussières et les odeurs de benzine brûlée des voitures lancées comme des boulets, nos promenades où la flânerie est déjà si compromise seraient bientôt gâtées par les appareils volants, par toutes les salissures qui nous viendraient d'en haut. Les Gaulois ne craignaient - dit-on - qu'une chose c'est que le ciel leur tombât sur la tête. Ce ne serait plus désormais pour nous une terreur superstitieuse et chimérique, mais une permanente menace, une odieuse sujétion, une pitoyable dépendance, comme si ce n'était déjà point suffisant de vivre sans l'atmosphère empuantie et l'effroyable poussière des locomotions urbaines et rurales, qui nous gâtent la rêverie des rues et le charme de toutes les routes fleuries de naturelles beauté, depuis que tous les paradous en bordure des voies édéniques sont dépoétisés par le goudronnage des routes noires qui déshonorent et tuent toute végétation.
Bientôt, au temps des aéroplanes, ce sera fini de rêver ici bas, fini de se coucher sur l'herbe et de regarder les étoiles, fini de considérer l'envers des feuilles dans l'ivresse des vieux faunes et des bacchantes primitives. Ce globe deviendra inhabitable. Tous ceux qui ne seront point foncièrement américanisés et posséderont dans leur boîte crânienne autre chose de plus noble qu'un appareil à spéculations financières, n'auront plus qu'à déménager pour un monde meilleur. Ils ne penseront même plus, comme les dévots, à aller au ciel ; ils en seront dégoûtés à l'avance.
Et puis ..., songez un peu ! Il n'y aura plus de propriétés closes, à moins qu'elles ne soient mises sous cloches ; plus de terrasses élevées ou de balcons où l'on ne puisse prendre pied ; il faudra se grillager, se prémunir contre les visites aériennes et les apacheries organisées à la façon des vautours et des éperviers. Les cambrioleurs de l'air constitueront une société de piraterie facile et de tout repose. Ce qui ne nous tombera sur le nez, choses et gens pris de vertige, papiers, nourriture, détritus, excréments, passant par-dessus les bastingages des Cook's ans Co Aeronef Cy, ou ceux "des machines de guerre" est inénarrable. [...] L'azur sera désormais terni, souillé, sillonné d'hommes volants, libellules bruissantes, insectes mécaniques géants et vrombissants moteurs s'élevant, s'abaissant, se croisant, se pourchassant, apportant dans le zénith leurs ambitions, leurs compétitions, leurs fièvres, leur cruauté souvent meurtrières. Le ciel alors aura vécu - l'enfer sera partout.

et Octave Uzanne de conclure son ouvrage :

« Mais peut-être est-ce nous montrer poète avec outrance et pessimiste sans mesure que de peindre ainsi nos horizons en noir. L'homme est myope comme une taupe, autant dire aveugle lorsqu'il s'avise de considérer l'avenir. L'évolution générale des idées et des moeurs prépare les hommes à goûter les bienfaits du progrès et à en jouir avec une agréable vanité satisfaite. Notre bonheur est souvent fait de ce que n'ont pas ou n'ont plus les autres. Nous avons davantage savouré le confort des voyages ultra-rapides avec une supérieure volupté, lorsque nous nous sommes pris à songer aux conditions de lenteur et de fatigue dans lesquelles nos pères accomplissaient les mêmes itinéraires. On aime à dire cette phrase bête et digne de Calino : "Nous sommes à un tournant de l'histoire !" Certes nous y sommes ; on est toujours à un tournant sur notre boule ronde. C'est pourquoi il faut sans cesses s'appliquer à un élégant virage, mais qui pourrait se flatter, en dépit de toute la maëstria possible, de prévoir ce qu'il rencontrera au détour du chemin. N'essayons point d'explorer nos lendemains, de deviner les hommes nouveaux ou les moeurs prochaines. Passons le flambeau sacré à ceux qui nous suivent et formons des souhaits sincères pour la locomotion aérienne, pour le firmament définitivement dompté et même souillé par l'homme oiseau. Il n'est point de conquête civilisatrice qui ne soit contraire à nos instincts primitifs, à nos besoins primordiaux, à nos goûts de nature, mais le progrès à force de loi. - Il faut le reconnaître, s'incliner devant lui, admirer sa puissance et parfois sa beauté. »


Octave Uzanne


Octave Uzanne pessimiste sur les progrès technologiques, lucide quant aux hommes et à ce qu'ils font de leurs découvertes, voici ce qui ressort de ces quelques passages teintés d'espoir, de curiosité et de misanthropie. On retrouve ici tous les contrastes et les paradoxes de la personnalité d'Octave Uzanne. Le ciel alors aura vécu - l'enfer sera partout. écrit-il, sans doute n'avait-il, à l'aube du XXe siècle, pas tout à fait tort. Toutes les prédictions qu'il donne ne se sont pas réalisées encore, loin de là, mais certaines se profilent déjà à l'horizon du XXIIe siècle. En moins d'un siècle plus de choses ont été conquises, inventées, détruites et créées par l'homme, que pendant le millénaire qui a précédé. Octave Uzanne a vécu au milieu de ce tumulte de génie créateur, de ces esprits scientifiques surchauffés qui ont inventés tout à la fois la bombe atomique et le coeur artificiel intégral autonome (21 décembre 2013). Pour le pire et pour le meilleur, aurait-il pu écrire, comme un mariage forcé de la nature souveraine et de la raison immature des hommes.

Nous avions déjà donné un article ici même concernant cet ouvrage : Le métropolitain, L'automobilisme et l'aviation vus par Octave Uzanne (1899-1912). Article que nous vous invitons à lire ou à relire, et qui donne tous les détails sur les deux éditions ainsi que trois textes complets à télécharger sur l'Automobilisme, la Navigation Aérienne et le Métropolitain.


Bertrand Hugonnard-Roche

mercredi 18 décembre 2013

Octave Uzanne commente le nouveau roman du Sâr Joséphin Péladan : A coeur perdu (1888) in Le Livre, livraison du 10 mai 1888.


Frontispice de A cœur perdu
par Félicien Rops
« Avec une persévérance diabolique, qui nous semble digne d'une meilleure cause, M. Joséphin Péladan poursuit la publication de l'étrange collection, ayant pour titre général la Décadence latine, décadence dont sa littérature même subit bizarrement l'influence. Son nouveau roman, A cœur perdu, nous remet en présence du fameux mage Nebo et de l'étonnante princesse Paule, pour nous faire assister à la lutte longuement décrite de l'amour platonique contre l'amour des sens. Fatalement, Nebo le platonicien succombe, après une série d'épreuves et de tentations qui l'entraînent peu à peu à la lutte charnelle. Un dérèglement de magisme poussé jusqu'aux dernières limites, un curieux délire à froid, qui analyse méthodiquement les spasmes, les délires, les baisers, les tentations de la chair et du cœur, des pages d'une réelle éloquence, un talent incontestable, tel est le résumé de ce livre, où le vente de la folie voulue souffle peut-être encore plus âpre, plus violent, que dans les précédentes œuvres de Joséphin Péladan. »

[Octave Uzanne]
in Le Livre, 10 mai 1888


A cœur perdu est le quatrième volume de La décadence latine. « Celui qui n'a jamais aimer avant d'être aimé, celui qui n'a allumé son désir qu'à celui qu'il inspirait, celui qui n'a regretté que dix jours la plus charmante des maîtresses, celui-là peut souffrir, mais survivra à toutes les femmes et à tous les amours [...] » (extrait).

Bertrand Hugonnard-Roche

Opinion d'Octave Uzanne sur le Sâr Joséphin Péladan et son oeuvre (février 1894)


© Photo RMN-Grand Palais - Droits réservés
Octave Uzanne possédait les premiers ouvrage du Sâr Péladan (*) : La Décadence latine (1886) - Curieuse ! (1886) - L'initiation sentimentale (1887) - Istar (1888) - La Victoire du Mari (1889) - Cœur en peine (1890) - L'Androgyne (1891) - La Ginandre (1891) - Typhonia (1892). 9 volumes in-12, tous brochés. Exemplaires avec envois autographes du Sâr, à l'encre verte, d'allure originale et kabbalistique, précise Uzanne. L'ensemble a été vendu 47 francs. Voici le commentaire ajouté par Uzanne dans le catalogue :

Les romans de Péladan, frontispicés par de véritables artistes, resteront marqués d'originalité et seront longtemps sympathiques aux néo-bibliophiles.
Quoi qu'on puisse penser du Sâr et de son esthétique, son talent d'écrivain reste indéniable et ses fictions sont toujours nobles, élevées, dégagées des bassesses et des ordures naturalistes.
Au milieu de son oeuvre évidemment trop touffue, des pages superbes apparaissent, des conceptions grandioses se dégagent. Parfois la phrase du mage atteint au mystère et s'égare dans un impénétrable occultisme, mais elle ne traîne jamais, il faut le dire, dans la fange ou la vulgarité.
La postérité sera clémente à ce laborieux. Elle oubliera les excentricités de l'homme pour ne se souvenir que de l'oeuvre vaillamment accomplie dans la constante recherche du rare et du beau, toujours au-dessus du banal.
Le cri de guerre du Sâr : Ohé ! les races latines ! n'a rien en soi de si fol. - Ces pauvres races sont bien vieillottes, bien exténuées, bien calamiteuses sur le fumier des âges où elles expirent avec l'orgueil des vieilles coquettes qui prétendent ne jamais déchoir.


Octave Uzanne
Livres contemporains d'un écrivain bibliophile
(n°331 du catalogue de la vente d'une partie de la bibliothèque Octave Uzanne)
Paris, Durel, 2 et 3 mars 1894


Il est curieux de constater qu'il manquait à Uzanne un exemplaire du Vice suprême, publié par Chamuel en 1884. L'a-t-il conservé ? Ou ne connaissait-il pas encore le Sâr Péladan en 1884 ?


Bertrand Hugonnard-Roche


(*) Le Sâr Mérodack Joséphin Peladan, pseudonyme de Joséphin Peladan, né à Lyon le 29 mars 1858 et mort à Neuilly-sur-Seine le 27 juin 1918, est un écrivain et occultiste français. C'est à son frère Adrien (1844-1885), l'un des premiers homéopathes français, que Joséphin Péladan doit son entrée dans une branche toulousaine de la Rose-Croix. A cet Ordre appartenait aussi le Vicomte Louis-Charles-Edouard de Lapasse (1792-1867), un alchimiste toulousain présenté comme un élève du Prince Balbiani de Palerme, prétendu disciple de Cagliostro (2). En 1884, le jeune Joséphin part à la conquête de Paris en publiant Le Vice suprême, un roman où apparaissent des thèmes ésotériques. Cet ouvrage, publié avec une préface de Barbey d'Aurevilly, lui apporte une célébrité immédiate. Source Wikipédia


Frontispice à l'eau-forte par Félicien Rops pour Curieuse ! (1886)

La suite des 30 dessins originaux de Félix Vallotton retrouvée ! à Lausanne, au Musée Cantonal des Beaux-Arts. Cette suite avait été commanditée par Octave Uzanne pour les Bibliophiles indépendants pour ilustrer les Badauderies Parisiennes ou Rassemblements (1896).



Dessins Vallotton
Les Affiches lumineuses. Les Rassemblements, 16, 1895 / 1902
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, Nora Ru


L'an passé à la même époque, le 19 décembre 2012 exactement, étaient proposés à la vente aux enchères publiques chez PIASA, Paris, un lot de 30 dessins originaux de Félix Vallatton pour les Rassemblements ou Badauderies parisiennes, ouvrage commandité par Octave Uzanne pour les Bibliophiles indépendants en 1896. Nous avions alors donné le détail de la vente de ce lot estimé 250.000 / 350.000 euros, somme importante même si l'on considère l'intérêt majeur de ces dessins.
Le lot n'avait finalement pas été adjugé et nous demandions alors ce qu'il était advenu de ces dessins. Avait-il été vendus finalement de gré à gré ? dormaient-ils encore dans une collection privée ? Nous avons désormais la réponse.
La Tribune de Genève publiait le 17 décembre 2013 cet article très intéressant qui livre une partie de la suite de l'histoire.

Vallotton renforce sa présence à Lausanne
Par Florence Millioud-Henriques. Mis à jour le 17.12.2013

Le MCBA (Musée cantonal des beaux-arts), plus grand propriétaire d’œuvres de l’artiste, a acquis 30 dessins originaux.

L’année est décidément celle de Félix Vallotton. Et si Paris ne se lasse plus de regarder la centaine d’œuvres exposées au Grand Palais jusqu’au 20 janvier, Lausanne n’oublie pas de soigner sa collection : la plus importante au monde. Pour la compléter, le Musée cantonal des beaux-arts (MCBA) vient d’acquérir 30 dessins originaux exécutés par l’artiste pour Les Rassemblements, un ouvrage de bibliophilie publié en 1896. Dans la veine de l’activité d’illustrateur du Vaudois, l’ensemble est un ouvrage de commande pour le compte de l’éditeur Octave Uzanne. La démarche de ce dernier est originale : il a d’abord commandé les dessins à Vallotton, puis les a soumis à quinze sociétaires de La Revue Blanche pour qu’ils imaginent un récit à partir de chacun d’eux. Si le résultat a été tiré à 220 exemplaires, les originaux ont été cédés par l’artiste à la librairie parisienne Lecampion avant de disparaître des écrans radars. Leur dernier propriétaire, un collectionneur privé, a souhaité qu’ils rejoignent la ville natale de Félix Vallotton en acceptant de vendre l’ensemble au MCBA.

Tribune de Genève
Source : http://www.tdg.ch/culture/autres-arts/Vallotton-renforce-sa-presence-a-Lausanne/story/30374703
[Consulté en ligne le mercredi 18 décembre 2013]

Il ne manque que le montant de la transaction et l'identité du collectionneur qui a cédé ce lot de dessins. Mais si les comptes publics suisses sont transparents, il devrait être possible de le savoir puisque cette acquisition est une acquisition publique.

Ces dessins sont donc désormais sous bonne garde, dans une institution qui très probablement, permettra prochainement qu'on puisse les admirer sous vitrine.

Bertrand Hugonnard-Roche


Dessins Vallotton
Le Ballon. Les Rassemblements, 8, 1895 / 1902
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, Nora Ru



Dessins Vallotton
L'Incendie. Les Rassemblements, 22, 1895 / 1902
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, Nora Ru



Dessins Vallotton
L'Ivrogne. Les Rassemblements, 9, 1895 / 1902
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, Nora Ru



Dessins Vallotton
Le Bureau d'omnibus. Les Rassemblements, 1, 1895 / 1902
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, Nora Ru



Dessins Vallotton
Le Président. Les Rassemblements, 25, 1895 / 1902
Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, Nora Ru

Crédit Photographie des dessins de F. Vallotton, Tribune de Genève, décembre 2013

mardi 17 décembre 2013

Octave Uzanne et les arts de la Table (extrait du Miroir du Monde, 1888)



LA TABLE


Le plaisir de la table est particulier à l'espèce humaine. (Brillat-Savarin)

On est gourmand comme on est artiste comme on est instruit, comme on est poète (Guy de Maupassant)



Octave Uzanne à table en belle compagnie ...
(héliogravure pour le Miroir du Monde d'après l'aquarelle
de Paul Avril) 
De l'avis des maîtres gastronomes, l'art alimentaire est un champ d'une vaste étendue et dont l'horizon se recule sans cesse devant tout homme qui en fait l'objet de ses études sérieuses et de ses profondes méditations. A entendre les Classiques de la Table, cet art qui embrasse les trois règnes de la Nature, les quatre parties du monde, toutes les considérations morales, tous les rapports sociaux, cet art, enfin, auquel tout se rattache d'une manière plus ou moins directe, plus ou moins rapprochée, ne paraît superficiel qu'aux esprits mesquins, qui ne voient dans une cuisine que des casseroles, et des plats dans un dîner.
Cet art gastronomique, dont Alexandre Dumas, Rossini, le baron Brisse et Monselet furent les derniers représentants, semble quelque peu abandonné sur la fin de ce siècle ; le Parisien ne paraît attacher que très peu de prix aux invitations nutritives, le vrai gourmand s'efface ; chacun ne se préoccupe que de son estomac et pèse ses aliments, la thérapeutique est en passe de détruire complètement la gastronomie. - En Allemagne, en Angleterre, en Belgique surtout, et dans nos provinces françaises, la table est toujours fêtée largement et l'on y fait chère si rabelaisienne, que le souvenir de Gargantua semble s'éjouir devant ces plantureuses agapes. En province, un grand dîner est considéré comme une affaire d'Etat ; on s'en préoccupe deux mois à l'avance et le menu en est si bien compris que la digestion en dure au moins six semaines. Mais le Parisien affairé, dominé par l'action de son esprit, ne peut accorder ni le même temps à son repas, ni la même latitude à sa digestion ; il ne lui est point permis de se gaver comme un boa et de subir durant de longues heures la torpeur de son entripaillement. Le Parisien est sobre comme un Turc ; il se délicate et se nourrit de blanc-manger comme les Muses, il cultive la friandise, s'inquiète de la perfection du café, du fondant de l'entremets, de la finesse des liqueurs ; mais il évite la goinfrerie, sachant souvent par mémorable expérience que le ventre est le plus grand de nos ennemis. Au demeurant, il n'est point gastronome et préfère, à table, les aimables plaisirs de l'esprit aux sensations de la déglutition raffinée.
La gastronomie a cependant été chantée sur tous les modes. "C'est, dit Monselet, la joie de toutes les situations et de tous les âges. Elle donne la beauté et l'esprit, elle saupoudre d'étincelles d'or l'humide azur de nos prunelles, elle imprime à nos lèvres le ton du corail ardent, elle chasse nos cheveux en arrière, elle fait trembler d'intelligence nos narines, elle donne surtout la mansuétude et la galanterie.
"S'attaquant à tous les sens à la fois, elle résume toutes les poésies : poésie du son et de la couleur, poésie du goût et de l'odorat, poésie souveraine du toucher. Elle est suave avec les fraises des forêts, les grappes des coteaux, les cerises agaçantes, les pêches duvetées ; elle est forte avec les chevreuils effarouchés et les faisans qui éblouissent, elle va du matérialisme le plus effréné au spiritualisme le plus exquis, de Pontoise à Malaga, de Beaune au Johannisberg ; elle aime le sang qui coule des levrauts et l'or de race, l'or pâle qui tombe des flacons de Sauterne."
L'histoire de la gastronomie serait un peu comme celle de l'amour, l'histoire de l'humanité, car sur le livre d'or des gourmets célèbres, on peut relever les noms les plus singuliers : Sardanapale, Héliogabale, Lucullus, Cléopâtre, Pétrone, Tibère, Balthazar, Anacréon, Apicius, Vitellius, Martin Luther, l'empereur Julien, Saint Grégoire, Plutarque, l'empereur Géta, le chevalier Mécène, le pape Sergius IV ; Hippocrate, qui remplaçait la purgation par l'indigestion ; Xénophon, le législateur des banquets ; Caton, Louis le Gros, François Ier, Henri IV et Louis XIV, le régent Philippe d'Orléans, le maréchal de Richelieu, père des mayonnaises ; Bouret, fermier général, et son collègue La Popelinière ; Henri VIII, roi d'Angleterre ; le maréchal de Saxe, le duc d'York, Mme de Pompadour, Grimod de la Reynière, Campistron, mort d'indigestion ; Crébillon fils, qui avalait cent douzaines d'huîtres ; Pierre le Grand, Danton, Cambacérès, Antonin Carême ; Berchoux, l'auteur de la Gastronomie ; La Mettrie, l'abbé de Lattaignant, Piron, Brillat-Savarin, Panard, Fréron, Fontenelle. Mirabeau, lord Setton, le docteur Véron, le libraire Ladvocat, Ducray-Duminil, Henri Heine ; Papin, inventeur du Digesteur ou Manière d'amollir les os ; Capefigue, Henri Monnier, Eugène Sue, sans compter Cadmus, cuisinier et roi, Esope, cuisinier, et Vatel, victime infortunée de son art et de son exactitude. - Encore cette liste n'est-elle qu'ébauchée.
La gastronomie peut devenir une passion absorbante, primant toutes autres sensations, et Grimod de la Reynière nous conte, dans ses Almanachs des gourmands, qu'un disciple d'Apicius s'avisa un jour d'établir un parallèle entre les femmes et la bonne chère. "Posons les principes, disait-il ; vous conviendrez d'abord que les plaisirs que procure la table sont ceux qu'on connaît le plus tôt, qu'on quitte le plus tard et qu'on peut goûter le plus souvent. Or pourriez-vous en dire autant des autres ?
"Est-il une femme tant jolie que vous la supposiez, fût-elle une demoiselle Weimer ou une dame Récamier, qui puisse valoir ces admirables perdrix de Cahors, du Languedoc ou des Cévennes, dont le fumet divin vaut mieux que tous les parfums de l'Arabie ? La mettrez-vous en parallèle avec ces pâtés de foie gras ou de canards auxquels, les villes de Strasbourg, de Toulouse et d'Auch doivent la plus grande partie de leur célébrité ? Qu'est-elle auprès de ces langues fourrées de Troyes, de ces mortadelles de Lyon, de ce fromage d'Italie de Paris ou de ces saucissons d'Arles ou de Bologne qui ont acquis tant de gloire à la personne du cochon ? Pouvez-vous mettre un joli petit minois bien fardé, bien grimacier, à côté de ces admirables moutons des Vosges ou des Ardennes qui fondent sous la dent et deviennent un manger délectable ? — Quel est le gourmand assez dépravé pour préférer une beauté maigre et chétive à ces énormes et succulents aloyaux de la Limagne ou du Cotentin, qui inondent celui qui les dépèce et font tomber en pâmoison ceux qui les mangent ? — Rôtis incomparables ! c'est dans vos vastes flancs, sources de tous les principes vitaux et des vraies sensations, que le gourmand va puiser son existence, le musicien son talent, et le poète son génie créateur. Quel rapport pouvez-vous établir entre cette figure piquante, mais chiffonnée, et ces poulardes de Bresse, ces chapons du Mans, ces coqs vierges du pays de Caux, dont la finesse, la beauté, la succulence et l'embonpoint excitent tous les sens à la fois et délectent merveilleusement les houppes nerveuses et sensitives de tout palais délicat ?"
Ainsi ce paradoxal gourmand, aux appétits un peu vulgaires, fait-il défiler toutes les richesses alimentaires de notre France et de l'étranger, pour parvenir à cette conclusion que les jouissances que procure la bonne chère à un riche gourmet doivent être mises au premier rang, que ces jouissances sont infiniment plus prolongées que celles qu'on goûte dans l'infraction au sixième commandement de Dieu, qu'elles n'amènent ni langueurs, ni dégoûts, ni craintes, ni remords, que la source s'en renouvelle sans cesse, sans jamais s'épuiser ; que, loin d'énerver le tempérament ou d'affaiblir le cerveau, elles deviennent l'heureux principe d'une santé ferme, d'idées brillantes et de vigoureuses sensations. Que penser de ce goinfre dyscole, pour lequel la gastronomie, en tant que passion exclusive, est l'idéal d'une vie bien remplie ? au lieu d'enfanter des regrets, de disposer à 1'hypocondrie, et de finir par rendre un homme insupportable à soi-même et à autrui, on lui doit, dit-il, cette face de jubilation, ce cachet distinctif de tous les enfants de Comus, bien différente de ce visage pâle et blême qui est le masque ordinaire des amoureux transis.
Le gourmand est en effet assez fréquemment misogyne et profondément égoïste ; on le voit, s'invitant comme Lucullus à sa propre table, goûter avec une volupté paradisiaque aux victuailles qu'il se fait servir ; on le sent absorbé dans sa mastication dégustative, tout en conversation interne sur la qualité de ce qu'il ingère, indifférent aux choses extérieures, tantôt incliné sur son assiette, tantôt renversé en arrière, les lèvres grasses et souriantes, l'œil pétillant, monstrueusement heureux dans sa solitude volontaire. Le gourmand porte toujours sur le visage le stigmate de sa sensualité égoïste, que ce soit le Chinois préparant son thé, l'Arabe dégustant son riz, l'Italien humant son macaroni ou l'Anglais ingurgitant son pudding, il y a toujours chez tout amoureux de son ventre une expression particulière pleine de bonhomie, mais aussi empreinte d'un je ne sais quoi qui marque la personnalité absorbante, infuse, intéressée, pleine d'une subjectivité gastrique. "L'âme d'un gourmand disait J.-J. Rousseau, est toute dans son palais ; il n'est fait que pour manger : dans sa stupide incapacité, il n'est à sa place qu'à table ; il ne peut juger que des plats, laissons-lui cet emploi."
D'après le dictionnaire de l'Académie, le mot Gourmand est synonyme de goulu et de glouton ; mais tous les gastrolâtres protestent contre cette acception ; il leur semble que cette définition n'est pas rigoureusement exacte et que l'on doit réserver les épithètes de glouton et de goulu pour caractériser l'intempérance et l'insatiable avidité. Selon les physiologistes du goût ... et par suite de la goutte, le terme de gourmand mérite de recevoir dans le monde poli une acception beaucoup moins défavorable et aussi beaucoup plus noble. A leur dire, le gourmand n'est pas seulement l'être que la nature a doué d'un excellent estomac et d'un vaste appétit, — tous les hommes robustes et bien constitués étant dans ce cas, — mais c'est bien au contraire celui qui joint à un estomac, parfois même médiocre, le goût éclairé dont le premier principe réside dans un palais singulièrement délicat, mûri par une longue expérience. Tous les sens, affirment-ils, doivent être, chez le gourmand dans un constant accord avec celui du goût, car il faut qu'il raisonne judicieusement ses morceaux avant même de les approcher de ses lèvres. C'est dire assez que son coup d'œil doit être pénétrant, son oreille alerte, son toucher fin et sa langue capable.
Ce serait une erreur de croire, ajoutent-ils, que cette attention continuelle que doit porter un gourmand sur toutes les parties de l'art alimentaire, vers lequel ses sensations sont exclusivement dirigées, en fasse un homme matériel et borné ; il a plus que tout autre des ressources pour se rendre aimable et se faire pardonner par les hommes sobres, assez ordinairement envieux, la supériorité de son goût et de son appétit. — L'abbé Roubaud, dans ses Synonymes, est tenté de ranger du côté des gastronomes, car il daigne comparer le goinfre, le goulu, le glouton et le gourmand. Selon son sentiment, "le gourmand aime à manger et à faire bonne chère ; il faut qu'il mange, mais non sans choix. Le goinfre est d'un si haut appétit ou plutôt d'un appétit si brutal, qu'il mange à pleine bouche, bâfre, se gorge de tout assez indistinctement, avale plutôt qu'il ne mange ; le goulu ne fait que tordre ou avaler, comme on dit ; il ne mâche pas, il gobe ; il se gave et s'empiffre. Le glouton court au manger et mange avec un bruit désagréable et avec tant de voracité qu'un morceau n'attend pas l'autre et que tout a bientôt disparu devant lui ; il engloutit, on le dirait du moins. »
D'autres philologues distinguent encore entre le gourmand et le friand, donnant à celui-ci toute la science et tout le tact qu'ils refusent à celui-là. Les dissentiments éclatent de toute part également sur la question du choix des aliments ; les uns estiment, avec Helvétius, dans son livre De l'Esprit, que l'homme est un animal essentiellement Carnivore ; les autres pensent, avec J.-J. Rousseau et Lamartine, que l'homme qui se nourrit de chair est un animal dépravé ; d'aucuns sont végétariens, d'autres buveurs d'eau, et la généralité s'accorde sur ce point que l'homme est omnivore, qu'il peut également choisir ses aliments parmi les substances animales et végétales, que tout ce qui lui plaît, convient à son organisation et que cette heureuse faculté, véritable don de la nature, peut à peine être modifiée par l'influence du climat, des mœurs et des usages.
Cabanis observe que, dans les pays où la classe indigente se nourrit d'aliments grossiers, l'intelligence est plus obtuse, et tous les voyageurs tombent d'accord que, parmi les peuplades sauvages, dont aucune institution politique n'a modifié les mœurs, celles dont la principale nourriture est la chair ont plus d'intelligence et d'activité que les tribus qui se nourrissent uniquement de végétaux.
L'art culinaire déjà si délicat, si varié dans les soupers et les ambigus du XVIIIe siècle, a marché rapidement vers son apogée à dater de l'établissement du régime constitutionnel en France. Dès 1815, après l'affaiblissement de plus de vingt années de troubles, de guerres et de conquêtes, on sentit le besoin de se refaire un sang moins anémié, et la Restauration mérita son nom dans l'opinion de tous ceux qui affirmaient que les grandes pensées viennent de l'estomac. La gastronomie eut alors de véritables jours de gloire, et les promenades gourmandes dans Paris purent être marquées par d'étonnantes étapes ; les Véry, les Frères provençaux, le Café anglais, le Café Corazza, Véfour, Carchi, le Rocher de Cancale, le Bœuf à la mode, Bignon, Le Doyen (à la place Louis XV), Magny, les Quatre Sergents de la Rochelle et vingt autres restaurateurs et restaurants acquirent une juste célébrité dans une population de gourmets raffinés dont le type tend à disparaître.
Lorsque parfois nous nous égarons aujourd'hui dans un de ces vieux restaurants solitaires du Palais-Royal, nous y sentons la solennité des anciennes agapes ; on dirait que l'âme des gourmets d'autrefois hante encore ces salles recueillies, lambrissées de panneaux blanc et or, avec leurs rideaux à mi-vitre et leurs meubles d'acajou marquetés à la hollandaise. Tout y est grave, pompeux, cérémonieux et imposant, depuis la caissière majestueuse sous ses bandeaux plats d'antique beauté, qui officie à coups de timbre magistraux, jusqu'aux majordomes et au sommelier, qui portent haut la dignité de leurs fonctions. — Rien de plus froid, de plus gris, de plus morne, pour nous autres modernes qui sabrons nos repas à toute vitesse avec l'accoutumance des buffets et la prestesse de notre vie agitée — mais remarquez que toute la province, qui vient beaucoup à Paris pour le ventre, afflue en famille dans ces « bonnes maisons » de vieille marque et si pleines de respectabilité qu'on y chuchote plutôt qu'on y cause dans un silence où bruinent la tristesse et le ranci des choses mortes.
Ces anciens restaurants parisiens, bâtis et ameublés pour la lente mastication savoureuse, pour le culte de la gourmandise, pour le travail paisible de la digestion, nous expriment aujourd'hui par leur vue seule, plus que tous les discours, la singulière révolution qui s'est produite dans nos mœurs depuis cinquante ans. Evidemment le plaisir de la table s'est transformé ; on ne le goûte plus avec autant de componction et de jouissance silencieuse ; on s'inquiète moins de ce que l'on absorbe et on discute avec plus d'indifférence la théorie des recettes culinaires ; on ne se dit plus, comme il y a un demi-siècle, que la cuisine, de même que la comédie, doit se conformer aux règles d'Aristote, et que la journée d'un gourmand n'est autre chose qu'un vaste repas ; qu'elle doit avoir son exposition, son nœud, son dénouement, et se diviser en trois actes suprêmes : le déjeuner, le dîner, le souper.
Il n'y a plus que dans nos vieilles provinces, où la règle aristolélienne est encore mise en pratique, que les trois repas emplissent toute l'esthétique de la journée.
Durant toute la première partie de ce siècle, on eut la dévotion de la table, on érigea l'art culinaire en véritable culte, on déjeuna comme si on ne devait pas dîner et on dîna comme si on n'avait pas déjeuné ; la table mit en mouvement le vaste rouage des affaires ; la politique, la littérature, la galanterie et le commerce eurent besoin de son concours, — point de nominations, point de promotions, point d'affaires ni de conquêtes sans la table ; les Amphitryons et les Alcmènes ne furent jamais mieux fêtés ni plus couverts d'honneurs, la magistrature se distingua par sa belle tenue à table et plus d'un ministre se popularisa par sa gourmandise. — On inventa les dîners blonds et les dîners bruns, ceux-ci composés de ragoûts de coulis, de civets, de compotes au roux, de hachis, de hochepot et cent autres mets ; ceux-là combinés savamment avec les Béchamels, les quenelles, les fricassées de poulets, les émincés aux concombres, les pâtés au suprême, les grenadines aux crêtes et une foule d'autres plats raffinés et lentement médités qui savaient concilier les appétits des dîneurs classiques et romantiques, d'après cette morale gastronomique : « En toutes choses il faut considérer la faim. »
Les prérogatives de l'amphitryon étaient alors fixées par des règles qui en faisaient le roi de la table ; ses charges étaient complexes et consistaient à découper et à servir les pièces notables, à exercer avec une rigueur tout écossaise les lois de l'hospitalité, à veiller en bon père de famille au bien-être des estomacs confiés à sollicitude, à rassurer surtout les timides, à encourager les modestes, à provoquer gaillardement les vigoureux. La police de la table lui appartenait ; il ne devait jamais souffrir une assiette ou un verre ni vide ni plein, ne jamais hasarder un mot douteux, s'appliquer à faire briller à tour de rôle l'esprit et l'enjouement de ses convives, en ayant eu soin au préalable de disposer les voisinages d'après l'observation du caractère de ses hôtes. Le toast lui était exclusivement réservé, et aucun poltron ne devait se soustraire à l'obligation de vider son verre à chaque nouveau toast. Parmi les codes qui régissaient la France, on y avait joint le Code gourmand, basé sur cette idée que la Gastronomie était la reine du monde, l'amie des aristocraties, l'alliée des républiques, le soutien des Etats constitutionnels, et qu'au milieu de tous les bouleversements successifs de la civilisation, sa puissance avait grandi à tel point, — dominant toutes les autres, — qu'il était urgent d'asseoir les attributions de cette souveraine cosmopolite sur un code fixe et immuable.
La méditation première était : « L'homme est un sublime alambic. — Les sensations, les actes, les passions, l'imagination, tout enfin, dans l'admirable appareil que l'on nomme corps, concourt à un but unique : la Digestion ! »
« Brillat-Savarin a justifié par parti pris les goûts des gastronomes, écrivait l'auteur du Cousin Pons ; mais peut-être n'a-t-il pas assez insisté sur le plaisir que l'homme trouve à table — la digestion en employant les forces humaines constitue un combat intérieur, qui, chez les gastrolâtres, équivaut aux plus hautes jouissances de l'amour ; on sent un si vaste déploiement de la capacité vitale, que le cerveau s'annule au profit du second cerveau placé dans le diaphragme et l'ivresse arrive par l'inertie même de toutes les facultés. »
Aujourd'hui à Paris nous comptons toujours nombre de gourmands, capables d'analyser sur eux-mêmes cette observation Balzacienne ; mais les gourmets se font assurément plus rares, le goût et la science de la cuisine disparaissent sous les efforts de la chimie envahissante et aussi par une sorte de vague épeurement des convives que les efforts de certaines méthodes médicales portent aux noblesses de la sobriété. On ne s'aventure plus franchement dans la dégustation de tous les services, on s'observe, on craint les représailles de la digestion et on met quelque peu son estomac en interdit. — La Physiologie du goût est délaissée, et du train dont vont les choses, grâce au charlatanisme des médecins épris des théories de la mode, grâce à la droguerie sous toutes les espèces, grâce aussi aux industries de panacées universelles sans cesse croissantes, il ne serait pas étonnant qu'un fin lettré — s'il en reste quelques-uns au XXe siècle — s'avisât de publier le véritable livre susceptible de séduire ses contemporains , à savoir : LA PHYSIOLOGIE DU DÉGOÛT, Méditations de cacositie transcendante, ouvrage théorique, historique et à l'ordre du jour, dédié aux précieux dyspeptiques parisiens.


Octave Uzanne
La Table, in Le Miroir du Monde
Paris, A. Quantin, 1888

Octave Uzanne étrille ses collègues bibliolâtres des Amis des Livres (Eugène Paillet) dans un commentaire publié dans Le Livre (livraison du 10 avril 1888)



On peut lire, dans la rubrique intitulée Petite Gazette du Bibliophile à l'usage des initiés de la revue bibliographique Le Livre (livraison du 10 avril 1888), ces petites notes à l'égard des Amis des Livres, société de bibliophiles présidée par Eugène Paillet et dont Octave Uzanne était alors membre. Alors qu'il venait de diriger pour cette société de bibliophiles la publication d'Aline, Reine de Golconde (1887), Uzanne ne ménage pas les critiques incisives à l'égard de ses condisciples tout en faisant l'éloge de la première publication à très petit nombre par la Société des amis des Livres de Lyon.

Octave Uzanne, directeur du Livre, écrit :

La Société des amis des livres de Lyon, dont les statuts de constitution ont été publiés il y a quelques mois ici même, vient de donner le premier témoignage de son existence par la publication de Trilby, ou le Lutin d'Argail (*), nouvelle écossaise, par Charles Nodier. Cette édition a été tirée à 45 exemplaires numérotés, dont 35 pour les membres de la Société, 8 offerts en présent et 2 pour le dépôt légal. Le tirage est fait sur papier vergé van Gelder ; le format est petit in-8° et le texte didot largement interligné sur étroite justification en belles marges. C'est Motteroz, l'imprimeur parisien, qui a tiré le premier pour MM. de Lyon.
On sent à la première vue de ce livre, que les publicateurs ont désiré se rapprocher le plus possible, comme ensemble de l'édition originale, du chef d'oeuvre de Nodier ; ils ont réussi à merveille. Cette édition est de bon goût, d'un luxe distingué, peu éclatant, d'une sobriété voulue et d'une correction parfaite. Paul Avril a été choisi pour l'illustration, et il a composé et gravé à l'eau-forte pour cet ouvrage un frontispice, une tête de chapitre, un cul-de-lampe et neuf illustrations hors texte, très cherchées, très fouillées, d'une grâce un peu mièvre, qui s'encadrent heureusement dans ce petit livre d'une allure si falotement romantique.
Je prise tout particulièrement la gravure d'Avril mordue en premier état à l'eau-forte pure et reprise à l'aquatinte, selon les bons principes du début du siècle. Ce procédé d'interprétation donne à l'illustration le moelleux du dessin original, et il s'harmonise avec l'esprit et la couleur locale du livre et l'époque où parut Trilby. Le petit portrait de Nodier, soutenue par un lutin qui vient en culispice, est un bijou de composition et une adorable gravure typique.
En un mot, les Amis des livres de Lyon ont débuté sous d'heureux auspices ; leur Trilby à quarante-cinq exemplaires atteindra une cote élevée ; il contient des épreuves en deux états de chaque planche, et le seul reproche que je leur adresserai, à ces très chers co-bibliolâtres du Rhône, c'est d'avoir commis un crime de lèse-unité et donné un croc-en-jambe à l'ensemble originel de leur publication, en tirant les eaux-fortes hors-texte sur japon, alors que le vergé de Hollande du livre se prêtait si bien au tirage des jolies gravures d'Avril.


Nous enjapanisons trop les livres, mes frères, je vous le dis en vérité ! Pour certains romantiques, rien n'est beau que le vergé, le vergé seul est aimable.
C'est égal ! - les Amis des livres de Lyon sont en passe de faire la barbe aux cinquante dîneurs du Lion d'or de Paris. Ils ne sont que trente-cinq...! trente-cinq ! oh ! mes amis,... trente-cinq ! nombre fatidique et heureux ! De plus, ils n'ont pas de correspondants, ils détruisent les cuivres, ils sont farouches, inexorables, ils ne font pas de commerce ; Bernoux et Cumin pourraient menacer de se suicider qu'on ne leur accorderait pas un seul exemplaire. - A la bonne heure ! voilà qui est bien, qui est juste, qui est digne ! - ils ne publient point des Mariages de Paris, cette chinoiserie de mes collègues, Amis des livres de Paris, qui vaut bien raisonnablement cent sous et qu'on nous force à envelopper d'un billet de cent !... Il est vrai, - et je le dis outrecuidamment, - que MM. de Lyon ne feront pas de sitôt une Petite Aline, Reine de Golconde aussi roublardement pomponnée que celle que MM. de Paris ont vu naître récemment ... Mais aussi aurons-nous jamais le courage de nous réduire à trente-cinq ! Trente-cinq : O Paillet !...; - Piet, fluvial trésorier, songez-y - trente-cinq ... à ce nombre vous fuiriez en Belgique, sauvant la caisse où quarante mille francs dorment sans emploi. - O bibliofolie ! que d'insanités tu nous fais commettre ! que de propos saugrenus tu nous fais tenir !


Il manque aux Amis des livres de Lyon une marque typographique symbolisant avec fierté leur attitude intransigeante. Je leur propose un Lion, héraldiquement campé, à la crinière hirsute, à la gueule rogue et menaçante, tenant sous sa griffe écartée un livre ouvert avec cette devise : je le garde.
Si cette devise et cette marque sont adoptées, les Amis des livres de Paris feront une maladie sérieuse, pour cause d'examen de conscience ... Les marchands du temple pâliront. - Je le garde ! quelle devise aristocratique et harpagonienne ! - J'avoue cependant que, pour les Mariages de Paris nous aurions pu adopter à l'unanimité le cri d'indignation professionnelle : Je le lave !
Soyons miséricordieux !


Octave Uzanne


Quelques mois plus tard, à la fin de l'année 1889, Octave Uzanne fonde avec quelques amis bibliophiles, la Société des Bibliophiles contemporains, qui se posera résolument en contre-pied à la Société des Amis des Livres dirigée par Eugène Paillet. La revue Le Livre Moderne qu'Octave Uzanne dirigera entre début 1890 et fin 1891 sera notamment l'occasion d'une tribune libre quasi permanente à l'encontre des Amis des Livres dont il fait pourtant encore partie.

Bertrand Hugonnard-Roche


(*) Vicaire, dans son Manuel de l'amateur de livres du XIXe siècle écrit que cette édition est d'autant plus rare qu'une partie de l'édition a été détruite (?). D'après lui, la Société des Amis des livres de Lyon a été fondée en 1872 et présidée par Gustave Rubattel.

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