samedi 23 mai 2020

Un Diogène Théocrate. Léon Bloy est mort. Article par Octave Uzanne publié dans La Dépêche du samedi 17 novembre 1917.


Léon Bloy devant les cochons. 1911
(frontispice pour l'édition du Désespéré, Mercure de France, 1914)


Un Diogène Théocrate



Léon Bloy est mort. Ce volcan d'imprécations éclatantes, cet Etna d'immondices embrasés, sans cesse en déflagrations pyrotechniques éblouissantes, ce foyer lumineux d'éruptions fulminatoires s'est éteint et refroidi, après avoir vomi sa lave de lapidaires anathèmes sur deux générations de ses contemporains.

On pouvait ne pas aimer l'homme, déplorer son caractère qui participait de l'orgueil titanesque et de l'inconsciente envie ; on doit condamner ses procédés de catapulte offensive qui ne s'appuyaient sur aucune plate-forme critique déterminée ; mais il nous faut bien reconnaître la maîtrise surprenante de l'écrivain lapideur qui taillait avec tant d'art ses projectiles et semblait un Géryon polygame qui aurait épousé cyniquement à la fois Tisiphone, Alecto, Mégère, les furieuses Erinnyes de la fable. 

Y eut-il jamais dans notre doux pays, sous notre joli ciel de tempérance, pamphlétaire aussi tumultueux, excessif et inexorable que cet exécuteur des hautes œuvres qui se servait du pal, qu'il avait occidentalisé et qui, né démolisseur, fusait ou plutôt mésusait du marmitage de ses torpilles multilobées et pourvues parfois de gaz hilarants pour anéantir toutes les statues en pain d'épice de notre Foire du Trône aux vanités.

Celui qui intitulait un recueil de portraits satiriques de certains hommes en vue : Causeries sur quelques charognes, et qui nommait le livre de la Bonne Souffrance, par François Coppée un Lavement rendu, n'avait pas, à vrai dire, l'esprit parisien ou la verve intellectuelle ironique d'un Chamfort. Il était de mœurs apaches, dédaignait les subtiles élégances des luttes au fleuret ou à l'épée et préférait assommer, avec une lourde matraque d'or stylisé qu'il maniait terriblement, comme un dégringoleur de pentes, terreur des barrières mal famées.

*
* *

Quelle avait été la jeunesse de Léon Bloy et quelles routes de sordides impécuniosités et d'écœurants déboires avait-il suivies pour lui avoir fait ériger sur le tard au haut de son calvaire de si inépuisables réservoirs de fiel et de dégoûts qu'il s'efforçait de répandre à torrents sur l'immense plaine de la médiocrité humaine ?

Le monde moderne, ses institutions, ses individualités ou collectivités, il le voyait comme un océan de boue, une Atlantide submergée dans un dépotoir. La prostitution des êtres et du verbe, 1'histrionisme triomphant sur les tréteaux du succès et des honneurs publics, la basse muflerie des égoïsmes fangeux de ce qu 'on nomme les élites, la veulerie complaisante aux crapules, aux ruffians, aux pitres de la plus vile engeance, avaient déchaîné en lui une puissance de vociférations qui dépassait les limites de la conception moutonnière de la société superficielle, indulgente et j'm'en fichiste de ce temps.

Ce houleux et tumultuaire Hercule s'efforçant au nettoyage à la dynamite des écuries sociales, était ultra-catholique bien qu'il fut le plus âpre et le plus féroce contempteur de l'Eglise de notre époque et surtout du haut et bas clergé qui la dessert. La religion, assemblée de fidèles, n'était à ses regards qu'un imperceptible groupe de pauvres diables héroïques et humbles, éparpillée aux plus distantes encoignures de l'Univers où ils attendent, en pleurant, qu'il plaise au Père, qui est dans les cieux, d'inaugurer enfin son fameux règne espéré depuis plus de dix-huit siècles et dont l'aurore est encore loin d'apparaître à l'horizon de la foi la plus patiente.

Nul n'aura clamé avec une aussi téméraire violence et une pareille conscience de son indigence l'aveuglement du pontificat romain et de ses états-majors empourprés. Léon Bloy fut dans ses sursauts vengeurs et la sérénité de ses visions un admirable Diogène théocrate qui avait roulé son tonneau sous les dernières colonnes de la bondieuserie vaticanesque, dont il semblait menacer les bases. Aussi bien que le cynique philosophe grec vis-à-vis d'Alexandre, il aurait osé dire au pitovable pape Benoît (qu'il nommait Pilate XV) : "Allons, ôte-toi de devant mon soleil-dieu et ne fais pas davantage ombre au rédempteur des hommes, dont tu ignores l'équité, la justice et la miséricordieuse compréhension des misères humaines.

*
* *

L'auteur du Désespéré avait intitulé un de ses livres : le Mendiant ingrat. Il reconnut qu'il vivait volontiers d'aumônes, comme les saints, et aussi à la façon de ces moines, chemineaux et chapardeurs qui peuplaient les grands chemins de la Chrétienneté avant la Révolution. Il estimait que la joie de donner étant plus forte que celle de recevoir, il y avait complaisance de sa part à faciliter fréquemment un bonheur et aussi une bonne oeuvre. Il ne voyait pas honte à tendre la main et à la clore comme un coffre-fort, silencieusement sur un don. Quant à l'ingratitude, cette indépendance du cœur, n'était-elle point naturelle à l'homme en général et aux nécessiteux en particulier ?

D'ailleurs, à son sens, l'esprit même du christianisme et la lettre même de l’Évangile se pouvaient interpréter de toute évidence par cette formule dont il appréciait la vertu suprême : « Tout riche qui ne se considère pas comme l'intendant et le domestique du pauvre est le plus infâme des voleurs et le plus lâche des fratricides ». C'est certes là un socialisme intégral, et Bloy fut, bien que, ou parce que catholique primitif, un socialo-anarcho d'une rare vigueur, un être peuple qui voulait tenir un bâton de longueur entre lui et ce qu'on nomme si faussement la démocratie, non qu'il la dédaignât, mais parce qu'il voyait de quelle façon les saltimbanques de la politique s'en servaient comme d'un marche-pied qui ne tarde guère à devenir un décrottoir.

*
* *

Je n'ai pas le loisir ni l'espace ici d'évoquer mes souvenirs et de peindre Léon Bloy tel que je le connus, alors qu'il fréquentait chez Daurévilly, vers 1885, ou quand il traversa la vie de Huysmans, avec qui il ne put d'ailleurs fraterniser bien longtemps.

Ce grand écrivain vient de disparaître avec une légende assez chargée d'opprobres, mais son indéniable génie suffit à magnifier sa mémoire. J'ai souvenance qu''il écrivit un jour ceci :

"J'ai passé ma vie à demander deux choses : la Gloire de Dieu ou la Mort. La mort seule viendra. Bénie soit-elle ! Il se peut que la gloire marche derrière elle et que mon dilemme ait été insensé. Je serai jugé mieux que par les hommes. Mes violences écrites, tant reprochées, seront pesées dans une équitable balance, avec mes facultés naturelles et les profonds désirs de mon cœur. J'ai du moins ceci, d'avoir éperdument convoité la Justice et j'espère obtenir le rassasiement qui nous est assuré par la parole sainte. » Que pourrait-on ajouter à cela ?


OCTAVE UZANNE.
La Dépêche, Samedi 17 novembre 1917

lundi 11 mai 2020

Octave Uzanne. Notre époque. L'Amoralisme et l'Amour. Chronique publiée dans la Dépêche de Toulouse le jeudi 18 juillet 1912.

NOTRE ÉPOQUE


L'Amoralisme et l'Amour.


A Henri Coulon.

Au moment même où je me proposais d'écrire une étude, — étrange coïncidence ! — sur la natalité, j'ouvre la Dépêche et j'y trouve votre article sur la Séduction. Vous voulez bien, mon cher maître et ami, y prendre pour thème mon récent, ouvrage Le Célibat et l'Amour (1) et, tout en m'apportant des fleurs dont j'apprécie l'arôme, vous marchez quelque peu dans l'ordonnance de mes plates-bandes. Vous y marchez en juriste, en légiste, en indulgent avocat général, mais vous y dénoncez quand même mon amoralisme, comme s'il était possible de parler d'amour sans être amoral et d'accorder des louanges au célibat sans devenir l'anarchiste dangereux de la famille et de la société.

C'est à vrai dire parce que j'estime votre caractère, l'originalité de votre rare esprit et l'indépendance volontaire et accentuée de vos idées, qu'il me plaît de vous répondre aussitôt. Mon livre, je dois le dire, présente le célibat comme un art difficile à pratiquer et l'amour passion comme une vocation, religieuse à sa façon, qui isole ceux qui la suivent, dans une communion intime et qui se montre en réalité, supérieurement antisociale.

Vous souvenez-vous, mon cher maître, que j'eus précisément l'heur de votre personnelle connaissance à l'occasion de certain comité pour la Réforme du Mariage, dont vous étiez le président éclairé ? Nos séances furent pacifiques, mais nous nous aperçûmes bien vite combien il était difficile de légiférer sur un pareil sujet sans rompre à chaque instant avec cette morale qui, pour être reconnue bornée, n'offre cependant aucune délimitation réelle. On la fraude sans le savoir et chacun à son tour sort de son territoire sans aucunement s'en douter.

Je crois bien que. vous étiez plus audacieux et plus révolutionnaire que moi dans ce projet de réforme du code matrimonial. Nous en étions arrivés, de concessions en concessions, à nous rapprocher de l'union libre dans notre désir de démolir toutes les barrières qui s opposent encore au matrimonium, en dépit d'excellentes lois récentes mais toujours insuffisantes. Contre la séduction je demandais des armes estimées par tous comme trop rigoureuses et vos procès-verbaux doivent en faire foi. Jugez donc de ma surprise de vous voir interpréter mon Célibat et l'Amour, comme contraire aux bonnes mœurs et aux saines doctrines.

Rémv de Gourmont, aux débuts de sa préface si nettement explicative, ne dit-il pas avec raison : « On s'est efforcé, depuis une centaine d'années, d'identifier deux états qui n'ont pourtant que peu de rapports ensemble, l'état d'amour et l'état de mariage. Les anciens n'y avaient jamais songé, les modernes non plus. Il a fallu pour permettre une telle association d'idées, la renaissance chrétienne qui a caractérisé ce siècle fameux par ses incohérences. Cela permet de parodier quelque peu le dire de Pascal sur la justice et sur la force. Les moralistes ne pouvant vaincre l'amour, ni faire qu 'il devint chrétien, l'ont mis dans le mariage où ils étaient sûrs de le déshonorer et même de l'assassiner. Certes, il serait plus commode et peut être plus agréable même de trouver l'amour dans le mariage plutôt que d'aller le chercher au hasard des chemins de la vie. Mais s'il s'y rencontre quelquefois, il n'y fait que de brèves stations pour laisser ensuite fort désemparés ceux qui se sont laissé prendre à un tel piège. L'amour est passager et le mariage est permanent. Ce sentiment et cette institution sont à peu près contradictoires »

Rémy de Gourmont parle en philosophe : c'est son domaine, cette haute philosophie sereine au-dessus des nébuleux préjugés. Vous, mon cher maître, vous ne voyez dans mon livre, en juriste impénitent, que la séduction et les conséquences de cette séduction, c'est-a-dire les enfants issus des rapports amoureux et vous semblez me reprocher de n'avoir point parlé de cette grosse question sociale, économique et morale. A cela, je vous répondrai que l'auteur de la Gastronomie ou celui de la Physiologie du goût n'out jamais prétendu aborder l'étude de la digestion ou de l'indigestion, non plus qu'envisagé les désordres qu'amènent généralement l'excessive bonne chère et l'accoutumance de la gourmandise et les petits plats raffinés dans l'économie physique des gourmets. Ces gloses appartiennent aux médecins et aux hygiénistes. Il existait une physiologie du mariage qui est un chef-d'œuvre incontestable ; n'était-il pas permis à un esprit nourri dans la littérature de XVIIIe siècle de s'essayer à une physiologie du célibat qui fait appel, aussitôt, par un ironique paradoxe à l'art d'aimer lequel est du ressort essentiel de ces contrebandiers du mariage que sont les vieux garçons, professional Lovers émérites et amateurs de coups de canifs dans les contrats légaux/

J'ai exprimé ces différentes classes de Don Juan vulgaires, hommes à femmes et féministes, sans ménager la morsure profonde de ces portraits à l'eau forte et je crois avoir gravé ces silhouettes banales sans une excessive indulgence. Dans ce Traite de Dilection féminine, où je ne réserve les Capitales qu'aux seuls amoureux exceptionnels, aux surhommes en l'art de diviniser l'amour, vous n'avez cueilli pour les citer que les passages relatifs aux séducteurs de petite marque. Mes héros de prédilection, dans ce paradis des célibataires, sont cependant, vous le reconnaîtrez vous mêmes, des prototypes d'honneur chevaleresque et de dignité humaine, incapables de ne pas reconnaître et légitimer les fruits aléatoires de leur culture, en serre chaude à Cythère. II ne me convenait point, d’évoquer ces conséquences puisque je m'arrêtais, ce propos déterminé, aux floriculteurs et non pas aux fructiculteurs.

Que mon livre soit la physioloqie-psychologique de l'amoure libre, j'y consens volontiers, mais je n'ai réservé cette thèse qu'à une élite et les idées que j'y soutiens, le culte que j'y exalte, l'idéal que je m'efforce d'y magnifier ne peuvent être d'une vulgarisation malsaine, par ce fait que la communauté de ceux qu'on nomme « les amateurs du sexe » n'y saurait prendre le moindre intérêt. Ils n'y comprendront goutte et déclareront,  — peut-être avec un sur bon sens, — que tout cela c'est du galimatias et de la préciosité agaçante et inutile.

D'ailleurs, parler de l'amour dans sa généralité, c'est vouloir séduire tout le monde à la fois et ne plaire à personne en particulier. L’entendement des choses amoureuses est si subtil, l'interprétation de ce mot amour est si différente et si multiple, qu'on en voit tour à tour changer la valeur et l'expression, selon que ce soit Cabanis ou Voltaire, Buffon ou Boufflers, Stendhal ou Schopenhauer, Jean-Jacques Rousseau ou Sénancourt, Alfred de Musset ou Coesar Lombroso qui en parlent.

Nous sommes tous particularistes, « orfèvres », dans nos raisonnements. Bien que pas vos goûts d'art, de littérature et de poésie, vous vous soyez, mon cher maître et ami, évadé des points de vue exclusifs du barreau, vous avez vu dans mon œuvre une casuistique perverse dans ses résultats et vous avez dénoncé malgré vous, en juriste, la séduction dont je ne songeai jamais à me faire le bon apôtre ou l'aveugle propagandiste. J'ai visé plus haut.

Votre article dans cette libre tribune de la Dépêche m'aura permis de vous adresser un souvenir sympathique, alors que l'avaricieuse existence favorise si mal nos rencontres toujours si agréables à mon gré. Trouvez, donc ici, mon cher maître et ami, un remerciement pour m'avoir donné le moyen de vous adresser cette lettre ouverte qui est moins une réfutation qu'une mise au point vis-à-vis de lecteurs, qui, depuis plus de douze années, ne se sont point accoutumés encore à me considérer comme susceptible d'amoralité ; du moins j'aime à le penser.


OCTAVE UZANNE
Dépêche de Toulouse du jeudi 18 juillet 1912




(1) Le Célibat et l'Amour : traité de vie passionnelle et de dilection féminine. Paris, Mercure de France, 1912. Ce livre est en réalité une réédition peu modifiée du Paroissien du Célibataire publié en 1890 chez A. Quantin (soit 22 ans auparavant). On comprend mieux pourquoi, dans une époque qui a bien changé, Octave Uzanne se doit de défendre un texte vieux de plus de 20 ans et plus vraiment au goût du jour en matière de séduction féminine. Pourtant Octave Uzanne persiste et signe et défend l'amour libre ou plutôt l'union libre, voire les aventures extra-conjugales des amants passionnés, contre un mariage qu'il ne supporte toujours pas de voir gâcher la vie à tant d'amoureux. Voir nos articles déjà publiés au sujet de cet ouvrage.

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...