samedi 29 juin 2013

Dîner des Bibliophiles Contemporains du 9 mai 1894. Menu illustré par Léon Rudnicki.



Crédit Photo : Double--M / Foter.com / CC BY


Nous vous avions montré le Menu illustré pour le dîner des Bibliophiles Contemporains (présidés par Octave Uzanne) du 28 mai 1892 (menu illustré par Rodolphe Piguet).

Voici un autre menu illustré, celui-ci pour le dîner du 9 mai 1894, dessiné par Léon Rudnicki, alors illustrateur en vogue auprès du Président-Fondateur.

Nous avons trouvé une reproduction de ce très joli menu illustré dans les galeries Flickr internet (voir source). Ce menu a été reproduit dans Menus et Programmes illustrés par Léon Maillard (1898).

Nous vous laissons apprécier la qualité des mets proposés aux convives bibliophiles.

Bertrand Hugonnard-Roche

mercredi 26 juin 2013

Octave Uzanne rédige son testament le 10 septembre 1906 (confirmé le 6 juillet 1910) et institue son frère Joseph unique héritier de ses biens et de ses avoirs et droits.


C'est peut-être le document le plus émouvant qu'il nous a été donné de voir et de lire : le testament rédigé par Octave Uzanne (1851-1931) en faveur de son frère Joseph (1850-1937), institué son unique héritier. Ce précieux document, rédigé de la main d'Octave Uzanne sur papier timbré est-il le testament qui fit foi au jour de son décès quelques vingt-cinq années plus tard le 31 octobre 1931, jour de son décès ? La chose est peut probable, encore qu'il y ait peu de raisons pour que les choses aient changé au cours de ces vingt-cinq dernières années. Ce testament autographe, déposé chez notaire, et dont une copie timbrée se trouve actuellement dans les archives de l'Yonne (Auxerre, Fond Yvan Christ), est de première importance. Tout d'abord il permet de confirmer qu'au cours de l'année 1906 Octave Uzanne vécut une période de santé critique, période durant laquelle (il a seulement 55 ans) un pronostic vital est peut-être engagé ; suffisamment en tout cas pour qu'il ressente le besoin de rédiger son testament à ce moment là. Document d'importance également pour les informations qu'il contient concernant les biens, les avoirs et le compte bancaire d'Octave Uzanne à cette époque. Ce testament est confirmé en juillet 1910 alors qu'Octave Uzanne prend possession de son adresse Clodoaldienne (Saint-Cloud). Voici le texte intégral de ce précieux document que nous avons eu la chance de pouvoir consulter :


[au recto]

Paris ce 10 septembre 1906

Je dis Dix Septembre 1906 –

Par ce présent écrit, je déclare que, sain de corps et d’esprit, je ne connais et reconnais comme seul héritier de mes biens, après ma mort que mon frère bien aimé Joseph Omer Uzanne, domicilié actuellement 172 Boulevard St Germain, à Paris.

En cas de décès, c’est à mon frère Joseph Uzanne que reviendraient toutes les valeurs déposées, soit chez moi, soit à ma maison de crédit industriel et commercial, bureau G. (compte 917) 27 avenue Marceau à Paris. Mon mobilier, ma propriété littéraire, tout ce qui m’appartient ou serait à me revenir deviendrait la propriété de mon frère Joseph.

Pour les legs et souvenirs que je désirerais laisser à des personnes chères, mon frère, avisé de mes volontés par notes spéciales à lui remises, aurait à se conformer à mes désirs qu’il connait d’ailleurs et agirait avec toute la sollicitude et le désintéressement que je lui reconnais.

Octave Uzanne

En mon domicile, à Paris, 5 place de l’Alma.

[au verso]

Ce six juillet 1910 –

Ayant changé de domicile et habitant
62 Boulevard de Versailles à St Cloud (Seine et Oise)
Je contresigne de nouveau pour affirmer la validité de mes volontés, ce testament en faveur de mon frère Joseph.


Octave Uzanne

mardi 25 juin 2013

La Femme à Paris, Nos Contemporaines (novembre 1893) : Prospectus et illustrations de couvertures.


Première page du prospectus

Octave Uzanne n'avait pas pour habitude de déléguer à autrui ce qu'il pouvait fort bien écrire sur lui-même et ses livres. Le prospectus dont nous reproduisons ci-dessous le texte intégral n'échappe pas à cette règle. C'est un prospectus illustré de 4 pages qui donne le détail du livre à paraître "fin novembre prochain" (novembre 1893).


Ancienne Maison Quantin - Librairies-Imprimeries réunies, 7, rue Saint-Benoît, Paris.
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EN SOUSCRIPTION
Pour paraître fin novembre prochain

LA FEMME A PARIS
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NOS CONTEMPORAINES
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Notes sur les Parisiennes de ce Temps
dans leurs divers milieux et conditions

Par OCTAVE UZANNE

Avec 300 illustrations dans le texte, la plupart en couleurs, par Pierre VIDAL, et
20 grandes planches hors texte, gravées à l'eau-forte par F. Massé et relevées d'aquarelles.
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Ce volume : la Femme à Paris, est, pour ainsi dire, le complément des études antérieures de l'auteur sur les ornements et la physiologie de la Française à travers notre histoire et nos moeurs. - On sait le succès de cette série d'ouvrages dont il est inutile de rappeler les titres aux bibliophiles, aux curieux et aux lettrés ; la plupart ont fait époque par leur bon goût, leur rare originalité, et tous sont aujourd'hui classés en France et à l'étranger dans la bibliothèque des amateurs les plus difficiles.

M. Octave Uzanne a pensé, cette fois-ci, à résumer, ainsi qu'en un grand tableau d'ensemble, le caractère, la physionomie, les modes, l'esprit, les manières, les attitudes, le langage et les principaux traits de la femme contemporaine prise dans le milieu de notre grande métropole parisienne. Il n'a point voulu refaire dans le goût du jour les monographies si curieuses de Restif de La Bretonne en ses diverses séries de Contemporaines d'un autre siècke ; la tâche eût été contraire aux idées modernes qui repoussent les livres à longues tomaisons ; toutefois, il s'est complu à faire défiler, en une suite de tableaux rapides et ingénieux, plutôt observés que documentés, les principaux types de la femme actuelle dans ses divers milieux et conditions.

Aucun ouvrage d'ensemble n'avait jamais été écrit, ni illustré jusqu'ici sur l'état présent de nos Parisiennes qui sitôt se métamorphosent sous l'influence des modes, des moeurs et des mouvements qu'apportent l'instruction et le progrès ; aucun livre n'avait été fait, donnant en une réunion de croquis et d'observations instantanés les expressions si diverses, à tous les degrés de l'échelle sociale, de la vie féminine à Paris aux dernières années du XIXe siècle.
Le sujet était donc séduisant à traiter pour l'auteur de tant d'autres livres consacrés à Son élégance la Femme, des notes de voyageur à travers Paris, un esprit suffisamment primesautier pour glisser légèrement sur une étude que de graves sociologues, des économistes, des statisticiens et des universitaires pourraient également prétendre à formuler sous différents points de vue et à réunir en de lourds volumes académiques.

Telle n'a point été la préoccupation de l'érudit et disert bibliophile. Le présent volume, Nos Contemporaines, a été divisé en quatre grandes divisions que voici résumées :

La Parisienne considérée dans la résultante atavique de notre histoire et de nos mœurs, avec une étude succincte sur le nu à travers les âges, ainsi qu'une sorte de monographie du geste moderne, des attitudes, de la démarche féminine, de la mode actuelle, de la simplification de la toilette, du luxe des dessous, du triomphe des artifices, etc. ;

Une Géographie de la Femme à Paris, suivie de chapitres différents sur les domestiques, les ouvrières, les boutiquières et marchandes, les demoiselles de magasin, les femmes d'administration, les artistes et les bas bleus, les actrices, danseuses et acrobates, les gynandres, femmes de sports, de sciences et d'études abstraites, enfin les bourgeoises, rentières et femmes du monde ;
La Galanterie - la haute et la basse prostitution, celle qui s'étale et celle qui se dissimule, sorte de tableau de toutes les Cythères parisiennes dans les diverses classes des filles galantes ;

La Psychologie de la femme moderne, sa charité, ses croyances, ses devoirs, ses aspirations, ses dévouements, ses rôles supérieurs dans la vie contemporaine.

Le sujet, on le voit, se trouve ainsi nettement présenté et il est si vaste qu'en un livre de plus de 300 pages l'auteur a dû se concentrer, sans pouvoir faire l'école buissonnière, à travers dissertations et paradoxes.

Cependant il s'est appliqué, en quelques chapitre que ce soit, à apporter partout plutôt les grâces d'une aimable causerie sans prétention que l'esprit systématique d'une conférence sociologique.
L'illustration de ce livre est si abondante, si diverse, si plaisante à regarder, que l'écrivain a fait ses efforts pour rivaliser d'aisance et de gaieté avec le crayon du dessinateur. Un ouvrage sur Nos Contemporaines peut-il être autrement que léger, amusant, prestement troussé en une allure littéraire coquette, sautillante et fugitive ?

L'illustrateur, M. Pierre Vidal, qui pendant plus de dix-huit mois a travaillé aux 320 dessins qui, page à page, décorent ce beau livre, est bien connu et apprécié des bibliophiles et des amateurs de croquis parisiens vivants et élégants. Déjà il a dépensé un grand talent en diverses éditions rares connues du petit nombre. C'est la première fois qu'il se présente au grand public des publications de fin d'année, mais cela ne fait point de doute qu'il y soit accueilli avec grande faveur et aussitôt en vue ainsi qu'il le mérite.

Pour arriver à reproduire tant de types féminins de toutes classes et professions, il avait à éviter un obstacle grandissant à chaque nouveau croquis : la monotonie ; cette monotonie qui s'attaque si vite aux physionomies d'un même illustrateur, Pierre Vidal l'a évitée en s'inspirant de la nature et des milieux où il a su aller chercher ses modèles. Son illustration est variée comme la vie et les types différents qu'elle met en scène ; elle est variée non seulement par l'opposition des caractères, des attitudes et des visages, mais aussi par les procédés de compositions très différentes les unes des autres et d'un esprit de facture très multiforme et très original.

De plus, ce livre offre, à côté des dessins en noir très personnels, de nombreuses aquarelles dans le texte qui - sur un papier d'ivoire usité pour la première fois en librairie avec des filigranes fleuris - ont une gaieté, un éclat polychrome, une intensité d'expression qui, pensons-nous, aideront à la vogue et au rapide épuisement de cette édition qui ne sera - qu'on le sache - jamais réimprimée.
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Un volume grand in-8° jésus d'environ 320 pages, imprimé à petit nombre sur papier vélin glacé, filigrané de fleurs en arabesques, caractères de Didot, couverture polychrome.

EN SOUSCRIPTION

Broché .... 40 francs
Sous un élégant cartonnage de soie avec broderies et estampages d'or ... 50 francs

A la mise en vente, l'Editeur se réserve le droit de porter le volume

Broché, à ... 45 francs
Avec le cartonnage, à ... 55 francs

TIRAGE DE LUXE

100 exemplaires sur japon, numérotés avec les 22 planches hors texte en double état : noir avec remarques d'artiste, et avec lettre, les gravures coloriées. 100 francs
10 exemplaires sur japon, enrichis chacun de tentre dessins originaux de Pierre Vidal. 500 francs.
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Ce spécimen est sur papier du tirage

[fin du prospectus]


Page de titre


Voici la table des chapitres telle qu'elle été finalement imprimée le 8 novembre 1893, à la fin du volume :

TABLE DES CHAPITRES

Galerie des Contemporaines - Programme d'entrée

PREMIÈRE PARTIE
Physiologie de la Contemporaine

Chapitre premier. - La Parisienne Contemporaine.
Considérations générales. - Type moderne de la Parisienne. - Son état dans la Société. - Notes physiologiques et psychologiques.

Chapitre II. Le Nu moderne.
Simples observations sur les variations du nu féminin dans l'Art et les diverses expressions du nu moderne.

Chapitre III. La Toilette à Paris.
La Coquetterie de la Femme. - Le Luxe des dessous. - Le Triomphe des artifices. - Le Budget des Parisiennes.

SECONDE PARTIE
La Femme à Paris, dans ses différents milieux, états et conditions.

Chapitre IV. Géographie de la Femme à Paris.
Les deux rives de la Seine. - Paris par départements. - Les Thébaïdes de la Rive gauche. - Le Parisianisme spécial de la Rive droite. - Voyage de la place de la Nation à la place de l'Etoile.

Chapitre V. Les Domestiques.
Les Femmes dans la domesticité parisienne. - La Femme de chambre. - La Cuisinière. - La Bonne d'enfants. - La Bonne à tout faire. - La Femme de ménage. - La Bonne de chez Duval. - La Nourrice. - La Lectrice. - La Gouvernante. - La Demoiselle de compagnie.

Chapitre VI. Les Ouvrières.
Les Ouvrières de manufacture. - L'Ouvrière en journée. - La Porteuse de pain. - Diversses professions de Parisiennes. - Les Blanchisseuses. - Les Fleuristes. - Les Ouvrières de l'aiguille : Couturières, Lingères, Modistes et Journalières.

Chapitre VII. Les Marchandes et Boutiquières.
Les Petits Métiers. - Les Marchandes ambulantes. - La Marchande de frites. - Le Restaurant des Pieds-Humides. - Les Vendeuses de jouets d'enfants. - Les Boutiquières : Boulangères, Epicières, Confiseuses, Charcutières, Modistes, Corsetières, Mercières.

Chapitre VIII. Demoiselles et Employées de Magasin.
Hier et aujourd'hui. - L'Envahissement des grands Bazars. - Les Magasins de nouveautés. - Les Vendeuses des rayons. - Les Femmes-Mannequins. - Les Débitrices et les Demoiselles "à la proposition". - La Demoiselle de boutique et la Dame de comptoir.

Chapitre IX. Les Dames d'Administration.
Les Balayeuses municipales. - Les Buralistes. - Le Personnel des hôpitaux : les Sœurs et les laïques. - Les Employées des Chemins de fer, des Téléphones et des Postes. - La Gardienne de chalet de nécessité. - L'Ouvreuse de théâtre.

Chapitre X. Femmes artistes et Bas-bleus.
Les Théories de Cesare Lombroso. - Les Facultés intellectuelles de la Femme. - Comment se forment les Dames artistes. - Les Élèves d'atelier. - Les Copistes du Louvre. - Les Femmes peintres. - Le Bas-bleuisme. - Les Femmes de lettres dans la littérature, le livre et le journalisme. - L'Auteur vis-à-vis du Bas-bleu.

Chapitre XI. Les Femmes de théâtre. - Comédiennes, Chanteuses, Danseuses, Écuyères, Acrobates.
L'Actrice moderne. - Ses Débuts. - Les Demoiselles du Conservatoire. - Le Café-Concert : divers types de chanteuses. - La Divette. - Les Danseuses : disparition du Rat. - Les Écuyères. - Les Acrobates de place publique. - Les Professionnelles des bals de Paris.

Chapitre XII. Les Femmes de Sport et les Gynandres.
Les Sports à Paris. - L'Hygiène de la Femme. - L'Equitation. - Les Cyclistes. - Les Patineuses. - Le Yachting. - Les Courses. - Les Chasseresses. - L'Alpiniste. - Les Femmes de science. - La Sage-Femme.

Chapitre XIII. La Bourgeoise parisienne.
La Bourgeoise contemporaine. - Ses occupations, ses courses dans les magasins. - Ses goûts de toilette. - Ses visites et promenades. - Ses soirées : Théâtres, bals et réceptions.

TROISIÈME PARTIE
La Femme hors des lois morales.

Chapitre XIV. La Basse Prostitution.
L'Artifice de la prostitution contemporaine. - La Rôdeuse des fortifs. - La Gigolette et ses souteneurs. - Les Raccrocheuses et Pierreuses. - Les Petites Bouquetières. - Les Fausses ouvrières. - Les Filles de brasserie. - Les Étudiantes. - Les Fenêtrières.

Chapitre XV. Prostitution bourgeoise.
Les Insoumises. - Leurs procédés d'après M. Lecour. - Leur accroissement. - Ruses et détours. - La Décadence des maisons officielles. - Mœurs des réclusières. - La Traite des blanches. - Les Bals publics de Paris. - Petits trucs de la prostitution en chasse.

Chapitre XVI. Prostitution clandestine.
Les modes d'action divers de la prostitution clandestine. - Les Gares. - Les Hôtels. - Les Marchands de vin. - Les Buraux d'omnibus. - Les Boutiques fallacieuses. - Les Fausses veuves. - Filles et Mères. - Les Marieuses. - Femmes de théâtre. - Maisons de rendez-vous.

Chapitre XVII. Les Phrynés actuelles.
La Grand Cocotte et les Belles-Petites. - Observations générales.

QUATRIÈME PARTIE
Psychologie de la Contemporaine.

Chapitre XVIII. La Contemporaine : Fille, Femme et Mère.
La véritable Parisienne dans la vie mondaine. - Sa charité, ses croyances, ses devoirs, ses aspirations, ses dévouements. - Ses rôles supérieurs dans la vie actuelle. - Ses plaisirs : la peinture, la musique et la lecture. - Son éducation, son affection maternelle.


Bertrand Hugonnard-Roche

Deuxième plat de la chemise en soie (fer doré)

lundi 24 juin 2013

Octave Uzanne et Emile Carayon, deux novateurs en Bibliopolis (1890-1894)

Un relieur n'est-il pas, avant tout, quelqu'un qui doit avoir le souci de la conservation du livre, avant même toute idée de décoration originale ? Emile Carayon (*) était de ce genre là. Voici ce qu'écrivait Octave Uzanne à son sujet dans la Reliure moderne artistique et fantaisiste publié en 1887 :

« Vers 1875, parut à Paris un relieur de grand talent dans sa manière, M. Carayon, qui, rompany avec tout ce qui avait été fait dans le genre jusqu'alors, se fit véritable cartonnier d’art, et composa des maroquins du Levant à dos uni avec coin, d’un savoir-faire si complet qu’on les pourrait comparer, pour la façon dont ils sont traités, aux plus coquettes reliures pleines des maîtres. — Il ne reste plus rien de la Bradel ici, c’est bien le Cartonnage à la Carayon, un cartonnage joli comme une oeuvre de maîtrise, souple, brillant, qu’on tient en main avec non moins de plaisir qu’on le regarde, et qui s’ouvre et se ferme comme l’œil d’une jolie femme amoureuse. — M. Carayon professe pour les livres qu’il cartonne autant de respect que de vénération ; c’est à peine s’il les effleure, il les conserve intacts, à l’état de brochure, avec la couverture, et le dos replié sur le titre ; ils ne sont pas grecqués, cela va sans dire, mais cousus sur rubans et complètement non rognés ; ils conservent, sous leur solide costume, l’aspect même qu’ils avaient au sortir de chez l’éditeur ; de plus, il emploie aussi peu de colle que possible, et tel ou tel de ses livres reliés s’ouvre sur table aussi aisément, au gré du lecteur, qu’un cahier d’études de collégien. M. Carayon fait le cartonnage demi-maroquin ou maroquin plein janséniste, en ne dorant que le titre et la date en queue ; mais il ne craint pas de s’écarter des bleus, des rouges et des lavallières classiques ; il sait trouver des maroquins roses, des nuances saumon, des rouges pompéiens, des jaunes vieil or, des « orange cuivré », des verts mourants et des « fraise écrasée » d'une exquise apparence ; les rayons qui reçoivent ses livres n'ont pas l'aspect morne de la plupart des bibliothèques des anciens amateurs ; ils sont pimpants, vifs et radieux. En dehors des maroquins, M. Carayon excelle encore dans les cartonnages de toile avec coins et papiers assortis sur les plats ; il s'efforce encore de mettre en vogue des fines reliures en vélin blanc, sur le dos et les plats desquels des artistes en renom peignent à l'aquarelle de précieuses compositions, rappelant le sujet principal du volume ou faisant l'allégorie du livre ; il s'évertue également à exécuter, suivant les conseils des amateurs distingués, toutes les fantaisies imaginables qui présentent une note d'art nouvelle, et il emploie la soie, l'étoffe, le papier du Japon, les cuirs les plus variés, avec la meilleure grâce du monde, sans demander à la bourse de ses clients de s'ouvrir aussi largement que ses délicieux volumes. » (pp. 255-257)

Bien qu'Octave Uzanne classe Emile Carayon parmi les excellents « cartonniers » et non parmi les relieurs en maroquin plein, on ressent tout le respect et l'admiration qu'il avait, et pour la personne, et pour son travail. Cela se traduit par plusieurs ouvrages offerts par Uzanne à son relieur parmi ses favoris. On retrouve ainsi trace d'un Paroissien du Célibataire (1890) relié par Emile Carayon en maroquin bis à la bradel, cadre mosaïqué avec motifs floraux aux angles en camaïeu de maroquin havane, jaune et roux, dos lisse orné de motifs floraux mosaïqués, large cadre intérieur de maroquin avec encadrement doré et motifs floraux mosaïqués aux angles, doublures et gardes de soie rose brochée, doubles gardes, tête dorée, non rogné, couverture et dos conservés. Exemplaire portant cet envoi de l'auteur : « à Carayon, mon relieur trop honoraire. » C'est assez dire la fidélité d'Octave Uzanne à ce relieur. Cet exemplaire sur Whatman était proposé par la librairie Pierre Berès en mai 1986 (coté 9.000 francs). Nous avons sous les yeux un envoi au même sur un exemplaire de La Femme à Paris, Nos Contemporaines (1894) : « à M. Carayon, en souvenir bien sympathique. » L'exemplaire est intéressant puisqu'il s'agit d'un travail à la bradel avec dessin à l'encre au dos. La Femme à Paris a été relié sur brochage, comme toujours, à la bradel en veau rose à larges coins, dos lisse, le dos étant orné d'une composition à l'encre de chine directement dessinée sur le veau (une femme promenant son chien le long du boulevard. La scène est signée des initiales A.R. (qui pourraient être celles du dessinateur caricaturiste Albert Robida). Malheureusement, cette reliure n'a pas résisté aux outrages du temps et le veau du dos n'a pas résisté à de multiples frottements et épidermures. Même si la scène reste encore bien lisible, le dessin est en partie endommagé. Le volume à l'intérieur a été parfaitement préservé, comme Uzanne le précisait déjà, c'est-à-dire que les couvertures de la chemise en soie brodée ainsi que les couvertures illustrées en papier, ont été conservés à l'état de neuf. De « relieur trop honoraire » en 1890, Carayon passe à l'état de « souvenir bien sympathique ». Pendant ce laps de temps de quatre années Uzanne a-t-il finalement abandonné Carayon pour d'autres noms de la reliure de l'époque ? Cela paraît probable d'autant qu'Uzanne n'était pas homme à s'attacher trop longtemps les services des mêmes personnes. On sait l'attachement qu'il a eut pour Amand, pour Prouté, pour Champs, etc. Peut-être la chance mettra-t-elle sur notre route de nouvelles preuves de collaboration et d'amitié entre ces deux hommes du livre. Quoi qu'il en soit, à l'époque, Uzanne et Carayon forment un couple indéniablement novateur au service du livre. Un siècle plus tard leurs deux noms se retrouvent de nombreuses fois accolés pour le plus grand plaisir des bibliophiles.

Bertrand Hugonnard-Roche


(*) CARAYON, Emile, Adolphe, né à Paris en 1843. Il fut successivement militaire, peintre-décorateur, puis relieur vers la fin du XIXe siècle, son atelier était situé 10 rue de Nesles, à Paris ; c'est là qu'il oeuvra de 1875 jusqu'à son décès, survenu le 26 janvier 1909, alors qu'il était âgé de soixante-cinq ans. La maladie l'immobilisait depuis de longues années déjà, mais il avait conservé toute sa force de production, et ses reliures impeccables de façon faisaient toujours l'admiration des connaisseurs dans les expositions. Ses cartonnages montrent quel parti un véritable artisan relieur peut tirer des matières les plus simples, les plus économiques. Il est vrai que les cartonnages de Carayon sont souvent ornés sur le dos ou sur les plats d'aquarelles originales signées Louis Morin, Henriot, Robaudi, Rudaux, etc. Mais même sans décor les couvertures de parchemin ou de vélin ou même de papier, toujours admirablement choisis, prenaient dans les mains de Carayon un aspect harmonieux. Après sa mort sa fille adoptive, Marie Brisson, formée par lui, continua ses cartonnages et fit en outre des papiers marbrés jusque dans les années qui suivirent la guerre 1914-1918. (notice extraite du Dictionnaire des relieurs français ayant exercé de 1800 à nos jours, par Julien Fléty, page 38 - éditions Technorama, 1988).

vendredi 21 juin 2013

Exemplaires remarquables : Bouquinistes et Bouquineurs - Physiologie des Quais de Paris du Pont Royal au Pont sully par Octave Uzanne, illustrations d'Emile Mas, eau-forte frontispice de Manesse (1893). Reliure de l'époque signée Charles Meunier.

Reliure signée Charles Meunier (vers 1893-1895)


Bouquinistes et Bouquineurs
-
Physiologie des Quais de Paris
du Pont Royal au Pont sully
par
Octave Uzanne,
illustrations d'Emile Mas, eau-forte frontispice de Manesse


Couverture illustrée reliée d'un seul tenant en tête du volume


Paris, Ancienne Maison Quantin, Librairies-Imprimeries réunies, May et Motteroz, 1893
(achevé d'imprimer le 20 décembre 1892)


Ex libris de l'exemplaire (non identifié)


Exemplaire remarquable relié à l'époque demi-maroquin à coins, mosaïque au dos (Charles Meunier).

4 états du frontispice et 1 portrait d'Octave Uzanne (ajouté)

Tirage à 1.500 exemplaires sur vélin, numérotés
75 exemplaires sur Japon (I à LXXV)
25 exemplaires sur Chine (LXXVI à C)

Celui-ci, un des 25 exemplaires sur Chine (n° LXXXV)
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Frontispice gravé à l'eau-forte par Manesse d'après le dessin de Favier

Octave Uzanne hiverne à Saint-Raphaël de début décembre 1907 à fin avril 1908 - 35, Boulevard Félix Martin « sur le quai, à côté de l’hôtel des bains, face à la mer »



Carte postale annotée par Octave Uzanne
Adresse du 35, Boulevard Félix Martin, Saint-Raphaël (Var)
Archives départementales de l'Yonne, Auxerre (Fond Y. Christ)


Octave Uzanne écrit (*) à son frère Joseph une longue lettre pour lui raconter son installation dans son nid raphaellois où il va passer l'hiver 1907-1908. Lorsqu'il arrive à Saint-Raphaël à la fin du mois de novembre, il s'installe au 35, Boulevard Félix Martin, sur le quai, à côté de l’hôtel des bains, face à la mer (aujourd'hui Promenade René Coty, à l'angle de l'actuel Boulevard Félix Martin).

« j’ai trouvé logis selon mon goût, le premier que j’avais vu, hier matin, découvert à mon arrivée, sans agence, c’est un premier étage, (le seul de la maison) juste au dessus des bains de mer, face à l’immensité. C’est à la fois villa et appartement, mais, ça ne sent pas le locatis. Le propriétaire est un brave courtier maritime (Marcelin Simon) ; tout est en plein midi – c’est clair, gai, juste conforme à ce que je rêvais, en plein centre de St Raphaël – (adresse 35 Boulevard Félix Martin – Si ce logis ne m’était apparu, j’y aurais renoncé, car tout ce que j’ai vu à St Raphaël était ignoblement meublé, tapissé, agencé … et dieu sait ce que j’en ai vu ! de quoi me donner le dégoût des propriétaires qui osent louer de tels taudis et des locataires assez cochons et inesthétiques pour les occuper. [...] Seulement, le local en question est occupé ; les dames russes qui y sont ne partiront que mercredi 4 décembre, et, comme elles sont sales comme des Russes, je me suis entendu pour faire tout lessiver et blanchir, rideaux, couvertures, rabattre les matelas, tout à neuf. Naturellement j’ai la certitude qu’aucun phtysique n’habita ce local depuis que la maison est bâtie – il n’y vient que des locataires coutumiers de diverses saisons, de Draguignan, de Londres, gens qui crèvent de santé – (prix pour 5 mois : 900 frs – au lieu de 1 200) » écrit-il à son frère dans une lettre non datée (fin novembre 1907)


Il reste à cette adresse jusqu'au 27 avril 1908 pour revenir vers Paris où il prépare la vente de ses objets et son déménagement pour les hauteurs de Saint-Cloud. Octave Uzanne reviendra à cette adresse l'hiver suivant.


Cette lettre nous montre quelqu'un qui oscille entre joie de vivre au calme dans le soleil du midi et misanthropie affirmée. « L’inanité et la malfaisance de la plupart des relations sociales m’apparaissent aujourd’hui avec une limpidité extrême » écrit-il.

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Le front de mer - les Bains à St-Raphaêl (vers 1910)
Saint-Raphaël – Ce 7 décembre 1907

Mon cher frérot,

Ce fut, c’est encore une véritable installation que la mienne, avec mes colis petite et grande vitesse, les meubles mis à ma convenance, les calfeutrages, les cloutages. Depuis deux jours et demi je déploie une activité fébrile pour tout arranger et surtout classer mes montagnes de papiers apportés ici en vue de les classer pour les travaux d’hiver.
Au milieu de ce fouillis, j’écris dans mon lit le matin lettres et articles, face à la mer, en furie depuis hier, mais avec ciel bleu et clair soleil dès 7 ½ chez moi jusqu’à 3 h après midi.
Les 3 dames russes, qui étaient ici depuis un an, car elles sont restées un an à St Raphael, pour fuir la révolution russe, étaient sales comme des Russes. Elles ne sont parties que jeudi matin et auraient voulu encore rester, mais j’ai été impitoyable avec ces pestes, sales, désagréables, vaniteuses quoique parées ne songeant qu’à paraître. J’ai donc eu, deux jours durant, et plus, 3 femmes de ménage et la petite bonne de ma propriétaire qui sous la direction et à la charge de celle-ci, ont tout lessivé, lavé à grande eau, encaustiqué, etc. – Tout était déjà prêt pour quelques pièces, literie rebattue, linge rideaux blanchis, etc ; mais tout était en l’air au milieu de ces ménagères méridionales amusantes de jacasseries et j’étais un instant si embêté que je serais parti à Agay pour 2 ou 3 jours si le temps avait été moins venteux. Enfin les tapis ont été posés dans mon cabinet hier, le soir, j’ai pu faire du feu, signer des papiers avec le gaz, installer lampes, bec Visseaux incandescent dans ma salle à manger et j’ai diné chez moi hier soir pour la 1ère fois. J’avais entre temps fait provision de bois, charbons, pommes de pin ouvertes et fermées, d’épiceries à « la coopérative » et ma maison est aujourd’hui archi-montée. Je n’ai plus qu’à vivre, ranger, classer, coller des papiers, bourrelets, perfectionner mon installation. Tout cela ne me fatigue pas, car, avec le bon air, il me semble avoir 20 ans et être infatigable – la brise marine m’a fait oublier les dépressions et les fatigues, je me sans allègre et tout à fait bien.
J’espère, tout ceci fait, être très heureux dans mon petit nid et n’avoir plus qu’à éviter les raseurs et les ennuyés qui se collent toujours aux forts et aux heureux avec une insistance effroyable.
J’étais menacé par Mme Ménard, de Barbizon, par une autre dame jolie, coquette, flirteuse, Mme Dulong, la femme de l’architecte du Pavillon bleu, qui se proposait de venir en « bonne camarade » passer aux alentours de ma vie quelques semaines, toute seule, avec les intentions que tu devines. J’ai écrit à tous ces gens (car il y en a d’autres) que, invité à inaugurer le nouveau Steamer Héliopolis, je partais pour l’Egypte où je resterais un temps indéterminé – je te dis ça afin que si on te disait, à toi ou à Angélo, que je suis en Egypte vous soyez de connivence. Détourne plutôt de moi les « amis » qui viendraient vers le midi – Je me charge tout seul d’occuper mes 4 à 5 mois.
Je veux, de plus en plus, vivre pour moi, mon travail, et ne rien accorder à tant de gens qui ne sont crées que pour vous faire perdre un temps dont ils ignorent et ignoreront toujours la valeur – L’inanité et la malfaisance de la plupart des relations sociales m’apparaissent aujourd’hui avec une limpidité extrême, comme je ne connais pas l’ennui, que mon cerveau fonctionne assez bien pour me distiller des joies infinies, je n’ai besoin d’aucun bavard autour de moi – mon brave propriétaire, ex-patissier devenu courtier maritime, et sa femme, de Draguignan, me font plaisir à voir et à entendre par la simplicité de leur intellect et la netteté de leur honnêteté – Ah ! la conception de la vie des êtres simples, comme elle est supérieure à celle des citadins ! – les petites gens du peuple ici me donnent un plaisir infini. Je leur cause longuement. Ils sont assez fins, très drôles de langage chantant, d’idées ; ils sont serviables à l’excès, « braves » comme on dit dans le midi, et comme les latins ils sont familiers simplement ignorants de ce que l’on nomme ridiculement les classes. De fait, il n’y en a pas. Il y a de bien gentilles filles à Raphaël, et coquettes et pépiantes comme des oiseaux, avec elles, aussi, je m’en donne, aimant à voir leur œil vif, leur sourire clair montrant de jolies dents. J’adore cette population ; je donnerais les 5/6e des parisiens que je connais pour ces individualités frustes, dignes et qui ont un caractère qui me plait.
Adieu, je vais returbiner à mon installation – j’ai reçu une carte de Mariani ; remercie-le. Il me dit que tu mets les bouchées doubles pour partir avec lui le 20 – Si tu le veux, tu le peux : il faut s’habituer à imposer ses volontés au temps. Tous les anglo-saxons l’ont domestiqué à leurs heures fixes ; je ne vois pas que les français soient plus hommes d’affaires ni plus surchargés – partir à date fixe est une science, avec de la volonté, on y arrive toujours, si surchargé soit on.
Tendrement.

Octave


Octave Uzanne ne manque pas de finir une de ses lettres datant de la même époque   par : « Ecris moi poste restante St Raphaël, j’y ai tout centralisé et ça me donne le plaisir de voir ces aimables demoiselles des Postes. »


(*) Archives de l'Yonne, Auxerre, Fond Y. Christ

mercredi 19 juin 2013

« C'est le christianisme qui a créé la femme maléficieuse et tentatrice [...] » Octave Uzanne, Le Paroissien du Célibataire, La Bible de Satan, 1887-1890.




Rappel de l'encadré en mode texte pour indexation internet : « C'est le christianisme qui a créé la femme maléficieuse et tentatrice, car en inventant la singulière figure d’Ève, les néo-mythologues ont découvert et fait sentir le piment du péché. L'arbre du mal et le fruit défendu ont jeté dans nos cerveaux d'enfants une épouvante curieuse qui, alors que nous grandissions, nous a porté à revenir sur nos pas pour juger de près les causes de notre perdition originelle. Nous avons, plus tard, bravé notre foi et l'idée de la malfaisance de nos instincts et de la perversité de l'acte charnel nous a porté, sans que nous nous en rendions compte, et comme pour mieux sentir les puissantes délices du remords, à nous exagérer la portée de nos dépravations, peu répréhensibles en réalité. » Octave Uzanne, Le Paroissien du Célibataire, La Bible de Satan, 1887-1890.

Octave Uzanne, envoi autographe à Ernest Leblanc : « à Ernest Leblanc qui connut et apprécia Jean Lorrain, cette ébauche d'un portrait que je compte développer en grandeur nature. Amical souvenir. » (16 mai 1914)



Envoi autographe d'Octave Uzanne à Ernest Leblanc (16 mai 1914)
sur Jean Lorrain, L'artiste - L'ami - Souvenirs intimes - Lettres inédites
Les Amis d'Edouard, n°14 - mars 1913
Tiré à 80 exemplaires hors commerce (76 Hollande et 4 Japon)
Celui-ci, sur Hollande, porte le n°71 (le nom du destinataire n'est pas renseigné)

* * *

Qui se souvient d'Ernest Leblanc ? Homme de lettres et journaliste de la fin du XIXe siècle dont on ne sait pour ainsi dire plus rien. Bien difficile en effet aujourd'hui, ne serait-ce que de retrouver sa date de naissance et de décès ! Qui était-il ?

C'est encore Octave Uzanne [Paul de Fontsevrez] qui en parle le mieux à l'occasion de la parution d'un de ses premiers (et unique) ouvrages, en 1882. Voici le compte rendu qui en est fait sous les initiales PZ par Fontsevrez Octave Uzanne lui-même dans la livraison du 10 juillet 1882 :

« Dépravée, par Ernest Leblanc. Charpentier, éd. Prix : 3 fr. 50.

La créature de ce roman atteint en effet du premier bond le sommet de la dépravation, elle roule à toute vitesse au bas fond le plus fangeux. C'est une femme du monde le plus élégant, elle est jeune, elle est riche, belle, intelligente ; elle est veuve, elle aime de son unique amour vrai un sien cousin, homme charmant, qui l'adore ; elle ne se fait pas longtemps prier pour lui accorder le plus complet bonheur. Ce brave jeune homme se fond en adoration, mais en adoration active, bien loin d'être extatique. Les amoureux chantent joyeusement les psaumes de l'impénitence. Mais Mme de Fleurange a vraiment trop de voix ; le duo mondain ne lui suffit pas. Et M. de Breyches la surprend vocalisant un cantique fort peu spirituel avec qui ? Avec Baptiste, avec son cocher !
Irritation des sens, dévergondage de l'imagination, Mme de Fleurage est irrémédiablement perdue. Elle a beau, dans son désespoir d'être délaissée par M. de Breyches, se jeter dans un nouveau mariage ; elle n'a pas la main heureuse en fait de mari. Le premier était vieux, le second affligé d'une maladie débilitante : il aime la solitude, un baiser de femme le glace et l'épouvante. Et Baptiste redevient le maître de sa maîtresse.
Mais la cause de cette dépravation, racontée en scènes d'une précision et d'une énergie parfois un peu effarouchante ? la cause ? Voici comme M. Leblanc explique cette chute que lui-même, par la bouche d'un de ses personnages, reconnaît inexplicable.
C'est d'abord l'éducation mystique du couvent. Jeune fille, elle a soupirée des oraisons ardentes, des cantiques chauds d'amour, - d'amour divin, soit, - mais exprimé par des images si peu métaphysiques ! Les prédicateurs, les confesseurs, ont éveillé en elle des curiosités précoces. Voilà ce qui a mis le feu à l'imagination.
Plus tard, mariée à un vieillard, elle trouva une petite bibliothèque graveleuse. Livres et gravures, c'est l'arsenal de la lubricité. Elle se voile la face de ses mains, mais en écartant les doigts. Et toute rouge et troublée, elle lit et regarde. Voilà ce qui a dérangé les sens.
Comme étude, Dépravée renferme des qualités estimables : l'auteur a su voir et il a su peindre. Comme composition, trop de longueurs : les personnages de M. Leblanc s'installent soit au bord de la mer, soit sur de moelleux divans en face d'un repas délicat ou d'un moka délicieux, et alors ils causent et dissertent indéfiniment de ce qui les touche. Libre à eux ; cela les intéresse, puisque ces petites affaires sont les leurs. Mais non ! Cela seul nous attire et nous retient qui nous expose le secret d'une âme ou les mystères d'un tempérament.
Le style est inégal. A côté de pages vivantes, colorées, où le mot nécessaire arrive à point, d'autres pèchent par excès d'abondance ; la phrase s'allonge, vague, lâche, inutile ; le développement ressemble à une excroissance.
Toutefois, les qualités sont assez solides pour ne pas être emportées par les défauts. Quelques scènes très remarquables : celle du dîner chez Mme de Fleurange, où sont habilement esquissés le R. P. Corbin et le petit abbé secrétaire de l'évêché ; celle où le cocher ivre pénètre de nuit, sans être appelé, chez sa maîtresse ; celle encore où le mari, malade de son vice, est emmené par le cocher-amant dans la voiture attelée à deux jeunes chevaux qui s'emportent près d'un pont de chemin de fer. C'est suffisant pour assurer un succès au livre et pour nous faire espérer un romancier de plus. Tous les fabricants de romans ne sont pas romanciers.

P. Z. [Paul de Fontsevrez] »


* * *

Que nous a offert d'autre Ernest Leblanc ? Rien d'autre en terme de littérature si l'on s'en tient aux index de la revue bibliographique dirigée par Uzanne, le Livre, entre 1880 et 1889.
Que sait-on d'autre à son sujet ? Ernest Leblanc quelques ouvrages ou notices biographiques des plus académiques : Les Carnot et le Président de la République (1887), La gendarmerie, son histoire et son rôle : les inconvénients du régime mixte (1880), le Dr Gérard, maire de Beauvais (1894). En 1880, Ernest Leblanc est journaliste pour la Nouvelle Revue.

On sait par les échos de la presse de l'époque qu'Ernest Leblanc se battit en duel le 6 février 1889 contre Catulle Mendès. Ernest Leblanc était alors rédacteur au Gil Blas. Motif de la querelle ? Article du Gil Blas signé Colombine, à la suite duquel Mendès écrit à M. Leblanc une lettre que celui-ci trouve offensante. Les témoins sont, pour Mendès, MM. Edmond Lepelletier et Lucien Métivet ; pour Leblanc, MM. Louis Davyl et Jules Guérin. La rencontre à l'épée a lieu à Neuilly. A quatre reprises Monsieur Leblanc est blessé à la joue gauche. A la sixième reprise Leblanc est blessé à la partie supérieure de la lèvre du côté droit (Ferreus, Annuaire du Duel, 1880-1889).

En quelle année Octave Uzanne et Ernest Leblanc se sont-ils rencontrés ? Nous l'ignorons. Comme nous ignorons quel type de lien pouvait bien les unir. Amitié confraternelle entre deux journalistes très probablement.

L'envoi autographe que nous présentons ci-dessus prouve en tous les cas un lien entretenu entre les deux hommes, au moins jusqu'en 1914. Cet envoi donne aussi l'indication suivante : Ernest Leblanc connut et apprécia Jean Lorrain. Cependant nous n'avons trouvé aucune mention d'Ernest Leblanc dans les biographies consultées sur Jean Lorrain. Il nous apprend encore autre chose : Octave Uzanne avait pour projet un livre plus ambitieux sur Jean Lorrain que la petite plaquette qu'il donna pour les Amis d'Edouard en 1913. Ce projet de livre "grandeur nature" sur Jean Lorrain n'a apparemment jamais vu le jour.


Bertrand Hugonnard-Roche

mardi 18 juin 2013

Octave Uzanne chicaneur procédurier ... quitte le Quai Voltaire pour la Place de l'Alma ... ou les affres du locati (août 1904)


(*) [Voici] deux nouvelles lettres [...] il n'est point ici question de bibliophilie ni même de livres, mais tout simplement de choses bassement matérielles, consignées avec rigueur et fermeté. Des histoires de placards, de factures de gaz et d'électricité, de canalisations ... Ces deux lettres ont été écrites en 1904. La première, non datée, doit dater de quelques jours avant le 16 août 1904 (date de la deuxième lettre). Octave Uzanne avant cette date avait pour adresse le n°17 du Quai Voltaire et sera ensuite au 5 de la Place de l'Alma. La première lettre, écrite sur une feuille pliée en quatre et sur un papier filigrané personnalisé (motifs art nouveau et avec la signature d'Octave Uzanne). La deuxième lettre est écrite sur une carte, format carte postale, également personnalisée à son nom. [...] Vous l'aurez compris, Octave Uzanne change d'appartement, il cède son appartement à un autre locataire. Procédures d'état des lieux, quelques arrangements entre anciens et futurs bailleurs... chicaneries et procédures habituelles. Octave Uzanne a enfilé pour cette occasion son habit de chicaneur procédurier. En voici le texte :

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5 Place de l'Alma [adresse du 17, Quai Voltaire biffée], non datée [quelques jours avant le 16 août 1904].

Monsieur,

je m'étonne que vous ayez été désagréablement surpris de la feuille reçue de la Cie d'électricité. Je ne vous ai jamais parlé de colonne montante faite à mes frais, car les prix auraient atteint pour moi, une somme assez élevée pour que je vous réclame un minimum de mille francs d'indemnités. Il ne s'est jamais agi que de l'établissement de la canalisation et installation complète chez moi, ce qui me coûta déjà plus de mille francs.
Vous me rendrez cette justice que je n'ai rien fait pour vous pousser à prendre mon logis, dont je vous ai plus vanté les désagréments que les charmes. J'ai accepté vos 250 francs pour installation d'électricité et gaz, et ne voit aucunement pourquoi je consentirais à vous offrir aimablement la caisse briques et faïences et le grillage de côté, sous le prétexte que vous alléguez.
Si vous désirez conserver cette construction sur terrasse, vous voudrez bien vous conformer à l'estimation que j'y attache et qui est de 40 francs.
Je vous réserverai comme (vous) me le demandez le placard d'office et enlèverai tout le reste, sauf les appareils à gaz. Vous me devrez, de ce fait, comme convenu, à ma sortie de mon logis : 750 + 250 + 80 - soit 1.080 francs.
Vous ne me dites point si vous désirez les plafonds sous tenture ou tels qu'ils sont. Il m'importe de le savoir avant de convoquer M. Rivière en restitution du logis tel que je l'ai reçu.
Quant à ma remise du local, vous m'avez fixé fin août et je vous ai promis, fin août. Je tiendrai mon engagement.
Agréez, Monsieur, mes compliments empressés,

Octave Uzanne

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5 Place de l'Alma [remplace l'adresse du 17, Quai Voltaire] 16 août 1904.

Monsieur,

Toutes choses se trouvent donc définitivement entendues et nous réglerons toutes questions de détail lors de notre entrevue avec M. Rivière.
Vous m'obligerez d'écrire à ce dernier pour le prier de vous fixer le jour et l'heure du rendez-vous qu'il me doit accorder au quai, pour la vérification de l'état des lieux, en lui témoignant de votre désir d'être présent à l'entrevue.
Si M. Rivière ne me fixe pas, dans les délais voulus, pour une rencontre nécessaire dans l'appartement que j'occupais, je lui enverrai une nouvelle lettre recommandée, pour le mettre en demeure de me faire donner satisfaction. Cet honorable architecte, presqu'honoraire, ne répondant point toujours avec une ponctualité absolue.
Agréez, Monsieur, l'assurance de mes sentiments distingués.

Octave Uzanne

(PS) : Je m'aperçois que vous avez omis dans votre calcul le placard avec glissières soit 20 francs, ce qui porte le total de votre versement à effectuer à 1.180 francs.

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(*) Ces deux lettres avaient été publiées précédemment sur le blog du Bibliomane moderne le 31 août 2009 ( http://le-bibliomane.blogspot.fr/2009/08/bibliophile-et-homme-de-lettres-octave.html Bertrand Hugonnard-Roche).

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