Photographie de carte postale ancienne
(détail de la façade du Grand Hôtel de Bourgogne, vers 1903)
NOS HÔTELS (*)
_______
Alors que je me trouvais, il y a quelques années, sur un
transatlantique cinglant vers New-York, quelques gentlemen
américains que l'intimité du bord et les parties forcées de
poker
ou de
bridge avaient assez vivement transformés en vieux
camarades, osaient librement s'exprimer vis-à-vis de moi sur
les charmes et les défauts qu'ils avaient ressentis ou découverts
durant leur séjour chez nous. Leur opinion pouvait se résumer
ainsi :
« Votre pays est admirable de pittoresque, varié à l'infini au
point de vue des sites, le climat tempéré, dont on y jouit en
toute saison, le rend incomparable, et Shakespeare avait raison
de nommer la France
le Jardin merveilleux de l'Univers.
Cependant, comment se promener avec tout le loisir voulu
dans ce Jardin où les gîtes de repos sont si
incorfortables ?
Comment vivre chez vous avec les déplorables hôtels qui s'offrent aux voyageurs ? — Nous ne parlons point de la nourriture
de vos tables d'hôte qui est le plus souvent excellente et d'un
prix modéré. Mais quelles hôtelleries sont les vôtres ! vieilles,
sombres, démodées, d'une propreté douteuse et d'un aménagement déplorable en tant que lumière, hygiène et véritable
confort. Nulle part ailleurs en Europe, sauf peut-être en Espagne
et dans certaines provinces d'Italie, on ne rencontrerait des
hôtels, dits de
premier ordre, offrant aux touristes avec une
égale prétention, des chambres sans nom, étroites et imprégnées d'odeurs rances, affreusement tapissées et munies des
plus antiques mobiliers. Cela frappe tous nos compatriotes et
la réputation de vos « maisons d'hospitalité » comme disent les
Espagnols, est, nous devons vous l'avouer, assez compromettante pour empêcher des milliers d'étrangers de visiter, comme
ils le désireraient, votre contrée aussi belle à parcourir de l'est
à l'ouest que du nord au midi. »
Cette opinion de citoyens de la libre Amérique, j'ai pu mainte
fois la contrôler en pays anglais, germanique ou Scandinave.
D'ailleurs, à aucun moment, elle ne porta atteinte à ma vanité
française, car depuis que je voyage sur notre territoire aussi
bien que hors frontière, je n'ai pas eu à faire appel à une bien
profonde clairvoyance pour établir des comparaisons équitables
et pour juger de la lamentable infériorité de nos vieilles boîtes à voyageurs. Je sais, plus que je ne le voudrais, qu'on n'y
couche pas toujours sans dégoût, car l'odorat, la vue et le toucher n'y sont que trop fréquemment lésés par les odeurs, les
laideurs et les malpropretés les moins recommandables.
J'ajouterai que cela est d'autant plus affligeant que dans nombre de
« grands hôtels » de province, où des étrangers
auraient scrupule de faire coucher leurs domestiques, les tenanciers ont une arrogance satisfaite, se donnent une importance
excessive et comique, comme s'ils vous accordaient une faveur
en daignant vous accueillir dans leur bouge qu'ils déclarent et
estiment le plus réputé de la ville, le plus
entièrement remis
à neuf et le plus à la hauteur des progrès modernes.
Il faut pourtant en rabattre. Sur mille hôtels français, parmi
les premiers, aussi bien de Paris que de province, beaucoup
plus des trois quarts mériteraient, au nom de l'hygiène seule,
d'être discrédités et mis à l'index, en dépit de leurs outrecuidantes prétentions. On aurait vite fait de compter les très rares
maisons françaises bien tenues, sérieusement
bâties en vue de l'hospitalisation, pourvues de commodités dignes de ce
nom, de salles de bains à chaque étage, de cabinets de toilette
à eau chaude et froide, d'électricité intelligemment disposée et
d'un mobilier aussi sain qu'élégant et neuf, disposé dans des
chambres propres, bien vernissées, lavées et désinfectées
après le départ de chaque nouvel occupant. J'avoue n'en avoir
guère rencontré plus de quinze ou vingt, au très grand maximum, au cours de nombreuses excursions dans le Dauphiné,
les Vosges, la Bourgogne, la Provence, le Languedoc et les
Flandres. Pour le reste, il faut évoquer le chapitre des désillusions, des mésaventures, des douleurs et des écœurements qui
attendent trop souvent chez nous l'excursionniste aux stations
de ses vagabondages vers l'inconnu.
*
* *
A cette époque des vacances, il est urgent de parler de ces
choses et de s'efforcer de provoquer quelque peu l'opinion à la
révolte contre l'optimisme satisfait, la morgue caricaturale,
l'incurie et le laisser-aller des hôteliers français. Il est assuré
que la grande majorité de nos compatriotes se contenteraient
encore longtemps à la rigueur de cet état actuel, étant donné
que ceux-ci voyagent peu, qu'ils n'apportent pas, à vrai dire,
de grandes exigences pour la chambre où ils doivent passer
une nuit ou deux, que la question des salles de bain ne les
passionne point, ayant contracté l'habitude d'aller prendre
leurs immersions de propreté dans les établissements spéciaux
de la ville. Nos voyageurs tiennent principalement à la nourriture ; ils supportent assez bénévolement d'être mal logés dans
des cabinets peu aérés, d'une propreté aléatoire, d'une décoration vieillotte prenant jour sur des cours souvent empuantées
par l'odeur d'invraisemblables water-closets ou par des relents
d'écurie. Cependant, ils ne pourraient être que très agréablement surpris d'une radicale modification de nos hôtelleries qui, leur donnant plus de confortable et de plaisance dans leur
logement de passage, les inciterait davantage à voyager.
Il faut penser surtout au tort que causent au mouvement
d'affaires en général la routine aveugle des maîtres-hôteliers.
Si nous possédions des grands hôtels dignes de ceux qui sont à
l'étranger en si grand nombre et qui font, par exemple, l'agrément des résidences en Suisse, les étrangers afflueraient chez
nous, apportant avec eux l'argent si nécessaire à l'accélération
du trafic général. C'est à ce point de vue qu'il faut envisager
l'urgence d'une réforme complète de nos auberges, maisons
garnies et caravansérails hospitaliers. Je n'ignore pas qu'un
syndicat d'hôteliers s'occupe actuellement d'organiser avec
méthode leur industrie et que tous ceux qui ont intérêt au développement du tourisme sont arrivés à faire comprendre à ces
négociants retardataires et trop souvent bornés, quel énorme
avantage il pouvait y avoir pour eux à modifier du tout au tout leur attitude et l'état de leurs maisons vis-à-vis d'un public qui
les néglige avec raison et pour cause.
Le
Touring-Club de France, ainsi que l'A. C. F. et les
agences de voyages économiques ont déjà beaucoup fait pour
améliorer et réformer nos hôtelleries. Ce ne sont jusqu'ici
toutefois que d'infimes réparations qui ont été obtenues, d'insignifiants « ressemelages ». Les corps de logis demeurent toujours aussi médiocres et c'est à qui n'entreprendra pas les gros
ouvrages de chambardement complet et de restauration réelle
sur un plan nouveau.
*
* *
Il y a urgence, il faut y insister, à se mettre à la besogne,
car l'évolution de la nouvelle locomotion se fait à la vitesse de
100 kilomètres à l'heure, les chemins de fer se trouvent entraînés à doubler leurs express et rapides, le goût du voyage et du
déplacement gagne toutes les classes sociales. Encore quelques
années et l'on ira demander aux hôtels qui se feront accueillants, méticuleusement propres, relativement bon marché pour
le confort qu'ils offriront, plusieurs fois annuellement, sinon
davantage, des distractions à la vie du chez soi. Si la France
qui a tant de variétés de climats, tant de sites ravissants, qui
offre tant de vestiges historiques, qui présente tant de vallées à
parcourir, tant de villes illustres à visiter, ne se prend pas d'un
beau zèle qui consisterait à prétendre,
non sans sagesse, vouloir rivaliser avec la Suisse, tant pis pour elle ! Les touristes
continueront à la traverser sans arrêt pour filer vers l'Engadine,
vers le Valais, vers les rives du Léman, qu'enrichissent été
comme hiver d'innombrables colonies anglo-saxonnes.
Nos auberges, à l'heure actuelle, sont en quelque sorte préférables à nos hôtels des villes dont la négligence est de plus en
plus pitoyable. Déjà la Compagnie des Wagons-Lits a su installer dans certaines grandes cités des
Terminus bien aménagés
qui arrêtent les voyageurs au passage. Les traiteurs, maîtres- d'hôtel et tenanciers de vieilles baraques humides et noircies,
fondées il y a des siècles, dans le centre de la ville, se plaignent
amèrement de la concurrence et gémissent sur la misère des
temps. La faute en est à qui, sinon à eux-mêmes qui ne nous
offrent qu'e des chambres immuables depuis le premier Empire,
la Restauration ou la dynastie de Louis-Philippe, des salles de
repas tristes, froides et laides à donner l'indigestion, des cabinets de nécessité qui tourneraient le cœur à des employés de
vidange ? Et pour tant d'horreurs cependant, ces têtus routiniers écorchent ceux qui sont entrés dans leur musée des
antiques en leur présentant les notes les plus salées et les moins
équitables.
Il est à croire que des Compagnies immobilières se formeront
un jour prochain pour créer dans les principales villes de
France de vastes caravansérails bien modernes, semblables à
celui que je voyais inaugurer dans le département de l'Isère il y a environ un an. Ce jour tant désiré, les hôtelleries du temps
de Lafitte et Caillard pourront fermer leurs portes, personne
ne s'y aventurera plus. Il y aura un soulagement général dans
le public et nul ne songera à plaindre les vaincus. Ces veules
industriels peuvent encore éviter la destinée qui les menace :
qu'ils aillent voir un peu ce qui se fait ailleurs et que, honteux
et confus, ils reviennent vite chez eux se mettre à la hauteur
des pays capables de recevoir comme il convient les hôtes qui
les enrichissent.
OCTAVE UZANNE.
(Extrait du journal la
Dépêche, de Toulouse, 1er septembre 1903.)
(*)
Bulletin Pyrénéen n°41, septembre-octobre 1903, pp. 360-362