jeudi 3 juillet 2025

L’Inassouvie, par Ant. Albalat. Paris, Ollendorff, 1882, in-12. — Prix : 3 fr. 50. Réception dans le Livre (10 novembre 1882)


L’Inassouvie, par Ant. Albalat. Paris, Ollendorff, 1882, in-12. — Prix : 3 fr. 50.

Dès la première page, un relent bien en vue, aussitôt suivi de la minutieuse description d’un « chœur de grenouilles, nous préviennent que le débutant s’enrôle sous le drapeau naturaliste. Alphonse Daudet, à qui, avant de publier son volume, il en avait communiqué les bonnes feuilles, lui a donné l’accolade en ces termes : « Je vous garantis qu’au second livre vous serez quelqu’un. » Le compliment reste en deçà de la vérité. Allons plus loin et, sans attendre d’autre preuve, accordons à M. Albalat le dignus es intrare. Eh ! qui donc mériterait mieux de grossir le bataillon des littérateurs madrés que l’adroit compère assez au fait déjà des procédés de l’école pour écrire hypocritement dans sa préface : « Peut-être trouvera-t-on dans cette étude quelques pages un peu vives ; mais la volupté y est une souffrance, et la souffrance purifie. » Oh ! la bonne excuse ! Par malheur, elle a servi si souvent qu’elle ne trompe plus personne. Ayez donc une bonne fois la franchise d’avouer que ces pages sont précisément placées à dessein et polies amoureusement pour épicer l’œuvre, atteindre au scandale et vendre le plus d’exemplaires possible.

Un don Juan naturaliste se reconnaît à un signe infaillible : il n’aime que les femmes odorantes et il respire avec délice l’arôme de leurs sueurs. Dès qu’elles n’exhalent rien, adieu le sentiment ! Le premier soir que sa maîtresse introduit celui-ci dans sa chambre à coucher, savez-vous quelles émotions l’agitent ? D’autres seraient impatients, enflammés de désirs, insensibles à toute sensation qui éloignerait du but. Lui entre là le nez au vent. « Je visitai en artiste ce sanctuaire si convoité. J’examinai les tableaux, je humai l’odeur de femme qui s’échappait des tentures et du lit, dont la couverture blanche faite au crochet pendait jusqu’à terre. » Plus loin il ira jusqu’à préciser le degré de température inhérent à chaque partie du corps de la dame ; il l’a sans doute parcourue de haut en bas, un calorimètre en main.

Il est bon d’avertir que l’Inassouvie est un roman intime ou plutôt une sorte de confession autobiographique. On ne sait, il est vrai, si le prétendu homme de lettres qui y raconte ses impressions est un être fictif ou l’auteur en personne, tant M. Albalat s’identifie avec son Léon. Il a négligé seulement de nous le peindre au physique. Nous l’entendons draper à chaque instant les autres de pied en cap, sans qu’il se regarde lui-même une seule fois au miroir. Sa maîtresse l’appelle souvent vilain polisson ; mais ce n’est pas là un signalement. Ses façons de parler ont néanmoins, par places, un accent marseillais qui sent déjà la Canebière et le Vieux-Port. Autant qu’on peut le juger d’après sa conduite, il est suffisant, vaniteux, certain par avance de triompher des femmes et il ne recherche en elles que la satisfaction d’appétits physiques, leur reprochant comme un crime la lassitude où il tombe pour avoir trop abusé d’elles.

L’histoire qu’il nous raconte ne se distingue en rien des séductions banales. Une femme unie à un mari peu passionné et qui espère trouver ailleurs que dans ses bras des voluptés inconnues au lit conjugal ; le mari benêt que l’on trompe sans qu’il s’en doute et qui introduit lui-même dans son intérieur le jeune muguet ; enfin celui-ci, qui profite de la sottise du mari pour capter sa confiance et endormir ses soupçons au moyen de parties de billard et de pêche à la ligne ; voilà le trio complet. Passons sur les délicatesses de la femme, sur sa répugnance à se livrer ainsi à deux hommes. Léon, après s’être fait tirer un peu l’oreille, consentira bien à l’enlever, à fuir avec elle à Nice, puis à Paris ; mais nous savons d’avance que leur flamme ne sera qu’un feu de paille, que la désillusion suivra de près l’enthousiasme. Il suffit, pour deviner le résultat de l’escapade amoureuse, de voir quelles idées hantent la cervelle du ravisseur le jour même de l’enlèvement. Figurez-vous qu’il s’amuse à noter l’état de l’atmosphère et la calme tiédeur d’une après-midi d’été.

« Pas un frisson de brin d’herbes, pas un cri d’oiseau dans l’espace. Partout le grésillement ronflant des cigales ; on les entendait sur les arbres qui bordaient la route et sur d’autres de plus en plus éloignés ; de sorte que ces milliers de cris s’épandaient au loin et m’environnaient d’un cercle de bruit toujours élargi et toujours reformé. » La description ne finit pas là ; il nous faut subir encore les rayons d’un soleil torride qui noient de leur blancheur les bastidons endormis, puis les vignes qui se tordent le long des terres fendillées. « Les châtaigniers lointains, les oliviers plus rapprochés, les mûriers poudrés de poussière se raidissaient, sans un balancement de branches, sans un tremblement de feuilles, léthargiques et anéantis. La clarté du soleil dégageait au loin une lumière cendrée, pareille à une buée d’étuve qui semblait mollir les collines. »

Ici le procédé saute aux yeux ; notre narrateur, cela est évident, a oublié le motif qui l’amène, le tourment qui l’agite, pour ne plus songer qu’à rendre le paysage en toute exactitude. Ainsi partout chez M. Albalat ; l’intrigue n’est qu’un cadre à insérer ses tableaux. Quand les amants arrivent à Nice, leur premier soin est de se mettre à la fenêtre pour regarder la mer ; plan, description poétique de la mer et du mouvement des vagues. A Paris, Léon, dégoûté de sa maîtresse, après avoir descendu avec elle tous les degrés de la dépravation, la laisse au lit le soir pour venir respirer l’air sur le balcon ; nouveau tableau comme il s’en trouve tant dans une Page d’amour :

Voyez-vous ce garçon-là,
Qui va dégoûter Zola !

Une autre manie commune à tous les naturalistes et que M. Albalat pousse jusqu’à l’extravagance, c’est de rapporter de point en point les conversations, les propos les plus insignifiants, les niaiseries échangées entre deux amants et qu’ils peuvent trouver adorables, mais dont le lecteur n’a que faire.

Il me resterait à rendre compte de la seconde partie du volume. Elle n’a presque aucun rapport avec la première. Elle est consacrée aux amours de la maîtresse abandonnée par Léon et qui est allée en province, au fond d’une petite ville, pour s’y mettre au vert, ce qui ne l’empêche pas de s’offrir, en manière de distraction, le fils de son hôtesse, un jeune collégien imberbe et encore timide de toutes sortes de belles illusions. Mais puisque M. Albalat annonce qu’il publiera bientôt un autre volume, nous aurons l’occasion de reparler de lui.

— A. J. P. (*)


(*) article publié dans la revue Le Livre le 10 novembre 1882 (troisième année, onzième livraison) et signé des initiales A. J. P. Il s'agit d'A.-J. Pons, auteur auquel on doit plusieurs comptes-rendus dans cette revue et plusieurs études bibliographiques et d'érudites préfaces. Octave Uzanne valide cet article agressif encore une fois avec le naturalisme et ceux qui s'en réclament. Plus tard, Antoine Albalat ne sera pas tendre avec Octave Uzanne. Sans doute un juste retour de bâton pour avoir vu ses productions littéraires fustigées avec soin par Le Livre.

__________


Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.


Résumé

Cet article est une critique du roman L’Inassouvie (1882) d’Antoine Albalat. Dès les premières pages, l’auteur adopte un style naturaliste marqué par des descriptions minutieuses et parfois triviales, notamment des sensations olfactives liées aux femmes. L’intrigue suit Léon, un homme superficiel et vaniteux, obsédé par les plaisirs charnels, qui séduit la femme d’un mari naïf. Leur liaison les conduit à fuir à Nice, puis à Paris, mais la passion s’éteint rapidement, laissant place à la lassitude. La narration se perd dans des descriptions détaillées du paysage au détriment de l’action. La seconde partie du livre, sans lien réel avec la première, montre la maîtresse abandonnée se réfugiant en province, où elle entame une nouvelle liaison. La critique souligne le procédé répétitif d’Albalat : insérer des tableaux descriptifs et retranscrire fastidieusement les dialogues insignifiants, donnant un récit plus esthétique que vivant.

Analyse

Style et narration :

Le critique reproche à Albalat un excès de naturalisme : l’auteur privilégie des descriptions poétiques ou réalistes — notamment d’ambiances, d’odeurs, de paysages — au détriment de la progression narrative. L’intrigue, réduite à un simple prétexte, devient un cadre pour insérer ces tableaux. Cette surabondance descriptive, bien qu’habituelle dans le naturalisme, tourne ici à l’artifice : le narrateur oublie le « tourment » de ses personnages et se perd dans la contemplation.

Caractères et intrigue :

Le personnage principal, Léon, est peint comme un séducteur prétentieux et superficiel, préoccupé avant tout par ses désirs sensoriels. La psychologie féminine est caricaturale : la femme adultère est dépeinte comme frivole, plus objet de volupté que sujet actif. L’intrigue elle-même est jugée banale, relevant d’une histoire de séduction ordinaire, sans relief ni profondeur morale.

Thèmes :

Le texte aborde la lassitude amoureuse, la quête inassouvie de sensations, la dégradation morale, et critique un certain naturalisme qui confond observation minutieuse et intérêt littéraire. L’idée de « don Juan naturaliste » souligne cette réduction de l’amour à une mécanique de désir et de répulsion.

Point de vue du critique :

Le ton est acerbe et moqueur. Le critique dénonce la complaisance de l’auteur pour le sensationnel et la fausse excuse d’une « souffrance purificatrice » pour justifier des passages licencieux destinés à appâter le lecteur. Il s’agace aussi de la minutie dans le rendu des dialogues et des détails inutiles, qu’il estime sans intérêt pour le lecteur.

Conclusion :

Pour le critique, L’Inassouvie est plus un exercice de style naturaliste qu’un roman abouti. L’œuvre ne dépasse pas le stade de la provocation facile et s’enlise dans une esthétique descriptive creuse. Le roman échoue à produire une véritable émotion ou réflexion, car l’auteur préfère accumuler des effets pour choquer et séduire le public.


Publié le 3 juillet 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

mercredi 2 juillet 2025

Sodome, par Henri d’Argis, préface de Paul Verlaine. Un vol. in-18 jésus. Paris, 1888 ; Alph. Piaget, éditeur. — Prix : 3 fr. 50. Réception du bout des lèvres dans Le Livre par Octave Uzanne (10 février 1888).

Sodome, par Henri d’Argis, préface de Paul Verlaine. Un vol. in-18 jésus. Paris, 1888 ; Alph. Piaget, éditeur. — Prix : 3 fr. 50.

Malgré la note outrecuidante que l’éditeur a glissée dans le volume, il nous faut dire qu’il n’y a rien de « sublime » dans cette analyse peu ragoûtante du cas de Jacques Soran, s’acheminant à la sodomie par un commerce de débauche avec une goule de trottoir, qui, comprenant que ce détraqué ne veut pas de ce qui est de la femme, lui « propose, avec une explicité complaisante, des baisers savants et experts d’une bouche se montrant horriblement édentée et baveuse, avec des lèvres lippues et tombantes, et… ». Il est impossible de transcrire ici la fin de la phrase, non plus que d’indiquer même d’un trait léger par quelles déviations du sens génésique ce Soran délaisse sa jeune femme pour séduire un jeune homme rencontré au Hammam.

Toutefois, disons que M. d’Argis a su représenter avec une terrible force la torture d’inassouvissement de ce malheureux chercheur de sensations hors nature.

M. d’Argis nous promet un second volume intitulé : Gomorrhe. Est-ce qu’il compte vouer son talent exclusivement aux analyses des dérèglements génésiques ? Nous devons charitablement le prévenir que, sur cette matière, les ouvrages solides des Moreau de Tours, des Martineau, des Mantegazza, sont autrement intéressants et plus fournis d’enseignements.

P. Z. (*)

(*) article publié dans la livraison du 10 févrir 1889 dans la revue Le Livre et signé des initiales P. Z. qui sont en réalité Octave Uzanne, directeur et rédacteur en chef de ladite revue.

_____________________


Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.


Résumé

Le texte est une note critique sur le livre Sodome, écrit par Henri d’Argis avec une préface de Paul Verlaine, publié en 1888. L’auteur de la note, Octave Uzanne, dénonce le caractère vulgaire et outrancier de l’ouvrage, qui raconte la dérive sexuelle d’un certain Jacques Soran vers la sodomie, initié par une prostituée au physique repoussant. Le récit décrit explicitement la dégradation sexuelle du personnage, jusqu’à ce qu’il abandonne sa femme pour séduire un jeune homme rencontré dans un hammam. La critique reconnaît toutefois que d’Argis parvient à restituer la souffrance et le tourment du protagoniste en quête de sensations « hors nature ». Enfin, l’auteur de la note ironise sur l’annonce par d’Argis d’un second volume intitulé Gomorrhe, en lui conseillant plutôt de se tourner vers des études médicales plus sérieuses et instructives sur les déviances sexuelles, comme celles de Moreau de Tours, Martineau ou Mantegazza.

Analyse

Ce texte illustre parfaitement la fascination fin-de-siècle pour les thèmes de la perversion sexuelle, mais aussi le malaise moral qui entoure ces sujets : la critique oscille entre un dégoût évident pour la crudité du récit et un certain intérêt pour l’intensité psychologique de la déchéance décrite. La tonalité est sarcastique et condescendante, en particulier lorsque le critique souligne l’« outrecuidance » de l’éditeur et raille le projet de suite intitulée Gomorrhe. Le texte se situe dans la mouvance d’un discours médicalisant et moralisateur sur la sexualité déviante, typique de la fin du XIXᵉ siècle, époque marquée par la psychiatrisation des « perversions » sexuelles (Moreau de Tours, Krafft-Ebing, etc.).

L’avertissement final au sujet des études « plus solides » que celles de d’Argis montre un souci de distinguer la « science » (même teintée de moralisme) de la littérature jugée sensationnaliste. Cela révèle un contexte culturel où la sexualité hors norme suscite à la fois une fascination et un besoin de la contrôler par le discours médical ou moral.


Publié le 2 juillet 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

samedi 28 juin 2025

LES ÉCRIVAINS, LE PUBLIC ET LA RÉCLAME, par Octave Uzanne, chronique publiée dans la revue Le Livre (10 mai 1887)


LES ÉCRIVAINS, LE PUBLIC ET LA RÉCLAME


La littérature du genre humain en 6,000 volumes. — De la désorientation littéraire de ce temps. — Situation singulière des Écrivains entre eux. — Le Théâtre obstructeur de la véritable Littérature. — La Presse quotidienne vouée au Théâtre. — De la disparition de la Critique dans le journalisme quotidien. — La grande hystérie de la réclame dans les lettres. — Les sensations de l’écrivain et ses déboires. — Le critique moderne et la marée des livres. — Misères de la profession. — De la lassitude publique en matière de librairie. — La dysplagie des lecteurs et les écœurements des basses fictions romancières. — Sensations décourageantes de l’heure présente. — Moins de livres et plus d’œuvres. — Plus de propre dans le figuré.


anganelli, qui, sous le nom de Clément XIV, occupa le trône pontifical, prétendait que tous les livres du monde pouvaient se réduire à six mille volumes in-folio, et que les ouvrages modernes n’étaient que des tableaux qu’on avait eu l’art de rafraîchir, de la manière la plus propre à donner dans la vue. — Je ne sais sur quelles bases le savant patriarche œcuménique établissait ses calculs pour décider ainsi ex cathedra d’une question aussi formidablement complexe, mais je crois bien qu’il tablait un peu trop sur sa haute infaillibilité ; aussi je me déclare très schismatique sur cette sentence trop souveraine. — Depuis plus d’un siècle que cette opinion a été émise, les livres ont pris une extension prodigieuse ; en ce moment, à Paris seulement, il se publie quotidiennement vingt-cinq ou trente ouvrages dans toutes les branches de la littérature et des sciences, et, bien qu’on ait prétendu que chacun, individuellement, était admis à traiter les livres comme la société, en prenant quelques amis dans l’immensité de la foule, il n’en demeure pas moins évident que le public s’effare et que les lettrés commencent à lâcher pied éperdument dans le courant des connaissances littéraires de ce temps.

Comment pourrait-on lire, même en opérant un choix judicieux, — ce qui déjà réclame du loisir, — la quintessence des meilleurs livres contemporains ? — Il semble que nous glissions rapidement au chaos, et, dans la situation présente, le malicieux abstracteur Ganganelli risquerait de perdre, sans retour, toutes ses bulles pontificales.

Dans le domaine de la fiction, les romans, cette nourriture intellectuelle des peuples corrompus et décadents, nous arrivent de toutes parts comme une ultime plaie d’Égypte ; ils s’étalent et s’étouffent en une telle confusion à la lumière de la publicité, que les bons pâtissent pour les mauvais et que le lecteur écœuré, désorienté, fatigué par la concurrence qui se dispute son attention, pourrait bien un jour entrer en grève, et mettre ainsi en interdit, pour quelque temps, messieurs les conteurs et amuseurs de foule.

Dans la république des lettres, l’anarchie est déjà visible ; on s’est fortement sollicité par tous les talents éclôs de la veille, on se sent distancé par l’express de la production et par la cohue sans cesse renaissante des hommes nouveaux, on éprouve si bien l’impossibilité de constater par soi-même la valeur réelle des uns et des autres, que l’on accorde sans marchander et sur on dit tout l’esprit et tout le mérite du monde à ceux qui ont eu l’habileté de faire sonner leur nom comme une trompette de tramway à l’oreille des passants.

La société littéraire se compose donc d’individualités nombreuses, qui tôt ou tard entrent en relation, et qui ne connaissent guère l’une vis-à-vis de l’autre que le titre de leurs principaux ouvrages respectifs ; pour ce qui est de la valeur intrinsèque et personnelle, la liste est trop hâtive ; on se frôle, mais on ne s’analyse pas. On discute encore sur un article de journal, sur une thèse soutenue en Premier Paris ; quant aux livres, il faut y renoncer. On les flaire chez les libraires, dans les boudoirs ou dans les antichambres des cabinets de consultation ; mais les lire, se les infuser par la vue, y songez-vous !... Les faiseurs d’opuscules peinent déjà trop sur leurs propres ouvrages pour songer à ceux du voisin.

* *

*

Les dernières années de notre XIXᵉ siècle sont, à ce point de vue, bien intéressantes à regarder d’un œil sceptique et clairvoyant, d’autant mieux qu’on peut s’attendre à l’imprévu et à la curiosité d’un krach du livre, comme il y a déjà eu un krach de la peinture, et comme il y aura bientôt aussi, il faut du moins l’espérer, un krach de ce bas art envahissant qu’on nomme l’art théâtral.

Barbey d’Aurevilly vient justement de publier, en tête de son Théâtre contemporain, une admirable préface, où l’auteur des Prophètes du passé montre qu’il pourrait bien être également un prophète de l’avenir. Ce noble dandy des lettres, qui vit en solitaire comme les aigles et les lions, et qui ne cache point son mépris pour toutes les bergeronnettes qui suivent en sautillant les sillons du succès, se gausse avec un bon sens profond et hautain du monstrueux histrionisme moderne.

« Le théâtre, dit-il, est le tyran du jour. Il s’affirme outre-cuidamment lui-même, par l’organe de ceux qui en font la plus belle œuvre de l’esprit humain, et, jusqu’ici, nul critique ne s’est levé contre cette prétention intolérable et ridicule, et ne lui a campé le démenti qu’elle méritait…

« Nous ne voulons ici qu’agiter la question littéraire. Selon nous, en effet, la littérature, la vraie, la grande et la forte littérature, n’a pas de plus mortelle ennemie que ce qu’on appelle la littérature du théâtre, et ce qui rend le péril plus menaçant encore pour la véritable littérature, c’est que la malheureuse ne s’en doute pas. Avec tout son esprit, elle est sur ce point sans pénétration et presque sans discernement. Troyenne imprudente, elle souffre Sinon dans son camp ; que dis-je ! elle le festoie, elle le couronne ; elle a aussi l’amour, l’admiration et l’engouement du théâtre et des choses du théâtre, autant et plus que les illettrés, qui les adorent pour les plus basses et les plus immorales raisons.

« Comme une foule d’êtres destinés à périr par leurs vices aurait-elle donc l’amour de ce qui doit la tuer ?... Que dis-je encore ? elle en a la bassesse. Ce que David faisait devant l’Arche, elle le fait devant un tréteau. Elle supporte très bien de ne venir, dans l’opinion, qu’après la littérature théâtrale, et elle paye elle-même les violons et les trompettes des plus sottes gloires nées sur les planches… Est-ce que le plus idiot vaudeville, pour peu qu’il soit représenté, ne trouve pas toujours à son service le compte rendu d’un livre fort, réduit à sa seule force, ne trouverait jamais ? Lisez les journaux, et jugez ! — Les journaux, qui devraient être les éducateurs du public et qui n’en sont que les courtisans, quand ils n’en sont pas les courtisanes, ont créé des espèces de chaires de littérature théâtrale à jour fixe, très appointées et très amoureusement guignées de tout ce qui a plume. Dans l’indifférence générale et morne où nous vivons pour la forte littérature, un journal pourrait, en effet, sans inconvénient d’aucune sorte, se priver du simple critique littéraire qui n’a que de la conscience et du talent, et qui choisit, parmi les œuvres injustement obscures ou impertinemment éclatantes, celles-là sur lesquelles il faut porter hardiment la lumière ou la main. Mais aucun n’oserait se passer du critique de théâtre, de ce critique qui, lui, ne choisit rien, car, pensionnaire de ses entrées, il est obligé de parler de ce qui se joue, se chante ou se saute, le long d’une semaine, dans un pays qui, ne trouvant pas assez de théâtre comme cela, vient de tirer le dernier mot du cabotinisme qui nous dévore, en inventant les cafés chantants !!! »

Jamais on n’a exprimé plus nettement que d’Aurevilly l’incroyable envahissement du théâtre, ni fait aussi judicieusement germer une idée de révolte qui devrait entrer logiquement dans la tête de tous ceux qui mettent du noir sur du blanc ; mais comme le fait remarquer l’illustre théâtrophobe, cet affolement du théâtre est si universel, si profondément passé dans nos mœurs, que, comme la folie partagée, il ne fait horreur à personne, et que le maître critique qui dénonce aujourd’hui comme monstrueux un pareil phénomène risque de passer demain lui-même pour un autre phénomène d’absurdité et de paradoxe. Un moraliste n’a-t-il pas dit : Si vous ne voulez point passer pour fou, entrez dans la folie commune… Ne dérangeons point nos petits cochons.

* *

*

Cette question de priorité de l’œuvre jouée sur l’œuvre imprimée, dans la critique, est cependant plus grave qu’on ne l’imagine communément. Le théâtre accapare la presse, du rez-de-chaussée au premier étage, de l’article de début à l’article de fin, en passant par le « théâtre des faits divers », le drame des assassinats, le vaudeville des Chambres, la comédie des tribunaux et le cabotinage des diplomates étrangers. Il ne reste guère aux livres que les annonces de la quatrième page et des entretiens aux Echos du jour, dont les éditeurs peuvent s’offrir le luxe moyennant un ou deux louis par ligne. — Il y a bien quelque part, dans la rédaction, un critique bibliographe chargé de recevoir les livres nouveaux ; mais ce rédacteur, dépaysé, loin de son élément et mal à son aise et ne parvient guère qu’à fournir, sans commentaires, la liste incomplète des ouvrages publiés. — Pendant que la littérature, dans sa plus forte expression, est ainsi vilipendée, les êtres et les choses du théâtre sont accueillies avec une faveur incroyable et qui prime tout autre sujet dans la presse dite boulevardière. À côté du critique théâtral qui pontifie presque chaque jour, on a inventé le soiriste, une belle invention, je vous jure, qui consiste à encaboter complètement de Paris et la province, en nous initiant familièrement à la vie intime de tous les pitres et de toutes les queues-rouges de la métropole. — Au soiriste s’est adjoint le parisiste, créé tout naturellement pour nous montrer le dessous des pièces et parfois le dessous des jupes, pour interviewer l’auteur la veille d’une première, ou pour chiffonner une réclame chaudement rétribuée par les couturiers et couturières de ces Dames.

Pendant que, du haut en bas du journal quotidien, on orchestre la partition des cantates du théâtre, les pauvres livres attendent vainement un mot d’approbation ou d’improbation ; l’omnibus de la publicité est au complet, le roman comique des temps modernes s’y prélasse et n’est point prêt d’en sortir. — Chaque jour, la petite place laissée à la littérature se fait moindre et s’efface de plus en plus ; je ne parle pas de la critique, comme la professèrent certains ludistes de l’envergure de Sainte-Beuve, celle-ci repose en paix depuis longtemps ; et son ombre n’apparaît guère qu’à des intervalles trop lointains pour qu’on ait encore à s’en inquiéter ; mais, dans le journal à grand tirage, les littérateurs en sont presque réduits à l’annonce, comme de simples négociants, ou à l’article payé au prix de quelques billets de mille, sous couleur de pots-de-vin, car le nombre n’est malheureusement pas encore trop limité des journalistes en renom qui ne s’effrayent point de ces marchandages du donnant donnant.

* *

*

Il ne reste, en conséquence, aux ouvrages de la littérature imprimée et brochée que certaines feuilles spéciales et honnêtes, et plus particulièrement les périodiques hebdomadaires, les revues bleues, vertes, jaunes ou orange, les magazines mensuels et bi-mensuels et aussi, — je ne dis point cela sans tristesse, — les journaux étrangers, les plus souvent mieux renseignés sur notre talent national et sur nos écrivains nouveaux que nous ne le sommes en général, dans ce Paris où tout est cabotinage, jusqu’à l’œil en coulisse de la Renommée, cette première grande sauteuse des féeries en carton de la Loi.

Il s’ensuit que les faiseurs de livres, se voyant à chaque heure nouvelle plus nombreux et sentant le peu de moyens dont ils disposent pour se faire connaître de ce grand public qui reste à leurs yeux comme la terre promise des succès à éditions successives ou à mille numérotés, agissent un peu comme les naufragés et se bousculent, se hissent, s’étoffent, se piétinent, pour jeter leur précieux bagages dans les canots de sauvetage de la publicité qui s’offre encore à eux. Il y a forcément encombrement, et toute la pacotille fait parfois le plongeon en route ; c’est un peu au petit bonheur, et jamais la fortune ne s’est montrée plus capricieuse, plus femme, plus aveugle que dans la distribution de ses sourires aux gens de lettres, car jamais un chef-d’œuvre n’a autant couru de risque qu’aujourd’hui de rester inconnu, alors que des centaines de publications médiocres se voient célébrées par l’inexplicable du sort, aidé de la roublardise de leurs auteurs.

Un des diagnostics les plus significatifs de cet état de choses et du détraquement normal des esprits à l’heure actuelle est, cela s’explique par ce qui précède, la soif immodérée de la réclame, le délire de l’annonce, la fièvre du grand article, la boulimie de la chronique élogieuse ou de l’entre-filet flatteur qui tient en mauvaise haleine tous nos contemporains. Oncques l’assaut à la publicité n’avait été plus furieux qu’en ces dernières années ; chacun brûle de se voir affiché dans l’entre-colonne des journaux et la vanité paye à prix d’or ou de bassesses, en monnaie sonnantes ou en obséquiosités louches, la faveur de voir elle action ou telle œuvre ingénieusement illustrée d’éloges en bonne page des feuilles quotidiennes ou périodiques.

Dans le monde littéraire, ce mal a atteint son apogée, et le paroxysme est d’autant plus intense et stupéfiant qu’il y a pléthore dans la production et ennui dans la critique. La bibliographie consciencieuse disparaissant peu à peu de la presse et le livre se multipliant avec surabondance, le public semble mis au défi et à la question. — Un ouvrage paraît, fixe une demi-seconde l’attention ; puis un autre se présente et l’accapare aussitôt ; c’est un flux perpétuel, mais si bruyant et si tumultueux qu’on n’ose y regarder de trop près, de peur d’y laisser choir son intellect et d’y noyer son jugement. La critique minutieuse essaye bien de sauver quelques épaves et d’écluser un peu de réputation, sur ce grand fleuve d’indifférence et d’oubli, à ceux qui aperçoivent le plus en relief au fil de l’eau ; mais elle ne peut remplir son office que patiemment, et les affamés de gloire ou de considération hâtive se raccrochent aux cloches de la réclame et s’efforcent de provoquer les regards par des contorsions immodestes ou incohérentes.

Cette grande hystérie du charlatanisme littéraire, qui n’épargne pas les plus sages, mérite d’être étudiée dans ses manifestations d’aveuglement et d’égoïsme, et tous ces possédés du prurit de l’éloge valent bien qu’on les discute et les dissèque à la fois. — Je m’y essaierai d’autant plus volontiers que le sujet m’intéresse et que je me crois placé assez juste à point, en plein monde de la librairie et de la presse, pour distinguer les causes et les effets avec une assez douce et peu chagrine philosophie.

* *

*

L’auteur, le critique ou réclameur et le public se trouvent placés à trois points de vue très différents, qui ne leur permettent de se juger les choses que sous des aspects entièrement dissemblables. Prenons-les tour à tour pour les mieux observer. — L’écrivain qui conçoit son œuvre dans le domaine scientifique, poétique, historique ou analytique, y absorbe totalement sa pensée et sa vie ; il promène son rêve avec le véhicule de la foi et formule son idéal, ses fantaisies, sa didactique ou son jugement, avec l’assurance de son talent ou l’outrecuidance de son génie. Il hypothèque son concept dans son travail, il sent cette sorte de maternité intellectuelle qui porte à son cerveau toutes ses forces agissantes ; il est en pleine gestation, et pense accoucher d’une publication unique, prodigieuse, originale, à nulle autre pareille : il se châtre dans son manuscrit et se mire dans ses épreuves typographiques.

Songez que, durant un an, six mois ou quinze semaines, il est resté enclos dans sa création dont rien ne l’a pu distraire. Ce fut pour lui une enfanture toute spéciale, une incubation intellectuelle dont il s’est engrossé et enorgueilli inconsciemment jusqu’à l’amour-propre et l’égoïsme le plus paradoxal. Il s’est enfermé avec son œuvre jusqu’à ce que son œuvre sortît de lui. Tant qu’il l’a couvée, il n’a rien craint pour elle ; mais dès le moment où cette chose issue de sa moelle et de ses veilles a été, sur le point de prendre son essor dans la société, il s’est vu tout épinglé de préoccupations et de soucis d’avenir, car il lui a rêvé les plus hautes destinées.

L’ouvrage paraît enfin, avec les langes de sa couverture coquette ou le titre semble sourire au passant. C’est, pour l’écrivain, le grand jour du baptême, le jour sacro-saint, où, transporté par la religiosité profonde de son soi, il lui semble que le monde va être transformé par l’apparition de son livre-Messie, et qu’il n’y aura pas assez de cloches dans tous les campaniles du journalisme pour en carillonner la joyeuse venue.

Aussi, contemplez-le dans son rayonnement de paternité superbe ; il écrit des envois ou des dédicaces à tous les militants de la plume, avec un tant de fierté qu’un héros annonçant sa victoire ; il ne s’inquiète point de savoir si l’heure est propice, si l’atmosphère trop chargée d’événements ne nuira pas à la délicatesse de sa progéniture cérébrale, si le marché public n’est point encombré d’autres ouvrages qui écraseront par le scandale ou la vulgarité éclatante la distinction fine de sa fiction d’art ; il ne veut rien voir, rien entendre que cette sirène intime qui chante en lui l’hymne de la bienheureuse délivrance : Noël ! Noël ! Béni soit l’enfant idéal et sublime ! et ce chant dont il se grise, il pense qu’il va se répandre par les cent mille échos de la presse et emplir tout l’univers étonné.

Durant la quinzaine qui suit l’apparition de son rêve imprimé, il ne vit plus de sa vie propre, il est en mal de réputation, de bruit, de célébrité ; il attend tout de la voix publique, et dans chaque journal qu’il déploie, il recherche fébrilement l’article ambitionné, la mention flatteuse, l’entrefilet bienveillant, et, à défaut d’une critique impartiale, il se complaît à la lecture de la petite réclame chamarrée d’éloges que son libraire, à défaut de lui-même, a rédigée et mise en circulation.

Dans ses promenades, il scrute l’œil de ses amis, quéttant un mot d’enthousiasme passager ; il va de librairie en librairie flairer la vente et inspecter son étalage ; puis, de plus en plus sombre et nerveux, il s’abonne à l’Argus de la Presse ou à l’Œil de Lynx afin que ces Agences le tiennent au courant de tout ce qui se débitera urbi et orbi sur les mérites de son œuvre. Ce n’est plus un homme, c’est une hyène en cage.

Puis, sans qu’il y paraisse, lentement sa patience se lasse, son enthousiasme s’assoupit et sa rancœur s’éveille ; il se sent irrémédiablement noyé dans le flot d’imprimés qui sourcent de toutes les typographies de France ; il accuse sourdement la sottise publique, l’imbécillité bourgeoise, l’indifférence des foules ; il se dresse contre les critiques, « ces vendus » qui ne savent point découvrir le vrai mérite sur le lit de bouquins où ils se vautrent et s’endorment ; il se range, sans y prendre garde, dans la grande légion des mécontents et des incompris ; il erre découragé, amolli, rancunier, boudeur au monde, banni de gloire, jusqu’à ce que l’ambition le remorde fortement au cœur et qu’il se replonge dans un nouveau travail, régénéré par le labeur et la lutte, enivré par la chaleur de la conception, plus modéré dans ses désirs et surtout moins naïf vis-à-vis de l’indifférence mondaine.

* *

*

Si l’auteur sus-désigné est Parisien de résidence et qu’il publie annuellement deux ou trois ouvrages, il se blasera vite sur la cuisine au laurier de la critique, il deviendra vivement, sinon indifférent, du moins légèrement sceptique ; il indulgentera les faiseurs d’anges dans le domaine des paradis artificiels de la célébrité ; il sera miséricordieux au public, et de plus en plus distrait de sa personnalité par la personnalité des autres, dans ce grand mouvement de libre-échange des sociétés littéraires ; il ne tardera pas à reconnaître que la joie seule de faire une œuvre vraiment est assez intense et ineffable pour être payée au prix de tous les silences et de toutes les ingratitudes de la Béotie universelle.

À l’écrivain moderne, j’opposerai le critique moderne, lettré, indépendant, honnête et sincèrement épris des lettres ; car je veux croire que, pour rarissime qu’en soit l’espèce, elle existe encore à quelques exemplaires humains ; je prendrai donc ce justicier équitable, passant ses nuits à lire et ses jours à analyser les sensations de ses lecteurs. Ce sera, si vous le voulez, le bibliologue idéal, cuirassé de toutes les vertus sacerdotales. Je le prendrai dès le début de sa carrière, et j’essaierai de tracer son portrait dans la manière un peu vieillotte du XVIIᵉ siècle, sous le masque passe-partout d’Ariste.

Nous y voici.

Ariste est entré dans les lettres avec un bagage d’études si considérable que ses amis craignaient qu’il n’eût à payer l’excédent au guichet de l’opinion publique. Très versé dans les anciens et imbu des œuvres des derniers siècles, il y apportait en outre une personnalité très réelle, et, qui mieux est, un caractère de haute droiture et de parfait jugement.

L’amour des livres, plutôt la biblio-psychologie que la bibliophilie, dirigea sa plume vers la critique ; il y réussit, et ses sentences eurent grand crédit auprès des délicats. Ariste, jeune encore, se jura de demeurer étranger à toute coterie et de fuir les amitiés littéraires ; il voulut ne connaître que les œuvres et ne subit pas l’influence des hommes ; il y réussit tout d’abord, mais peu à peu il eut la désespérance de remarquer qu’il n’est point d’isolant possible dans une république d’écrivassiers, et, sans qu’il pût se rendre compte comment la chose lui était arrivée, il se vit bientôt presque autant d’amis que Paris comptait de faiseurs de livres, tous « très chers confrères » qui lui baisaient le bec dans des dédicaces non moins chaleureuses que folles et sucrées.

Il se roidit cependant, se dégagea, essayant de faire le cercle autour de lui par des horizons nettement appliqués sur les méchants auteurs, les plus agressifs dans leur amitié ; il donna du bec sur les gens de plume ; mais plus il le bec était dur, plus les plumes se montraient caressantes et les sourires engageants. Sa réputation était faite ; les lettres pleuvaient sur sa table, les livres débordaient de toutes parts, sur les meubles, sur les chaises, sur les tapis ; le flot montait toujours.

Ariste lutta désespérément ; il s’efforça de tenir tête à cet élément d’impressions qui submergeait lentement jusqu’à sa volonté et à son culte littéraire ; mais déjà il ne lisait plus, il effleurait un livre, en respirait l’esprit sans entrer en plus intime commerce avec lui. — Son logis n’était plus la Thébaïde d’autrefois, le coin béni des communions d’idées à la sainte table des travaux patients, c’était une sorte de bureau où tous les « fraîchement imprimés » venaient se faire enregistrer. On sonnait… des livres, des paquets de livres lui étaient remis… il les regardait, les jugeait d’un premier coup d’œil, remettant au soir un plus complet examen. On sonnait encore… et de nouveaux livres lui étaient portés avec lettres justificatives, recommandations et tablettes de louanges toutes prêtes à être diluées en articles, sur un fond doux d’enthousiasme ; — on sonnait, on sonnait toujours, et les livres s’entassaient, parfois tenus en mains par leurs auteurs importuns qui brisaient toutes les consignes, pour paraphraser longuement l’esprit de leur œuvre, pitoyables à force de raisonnements… On sonnait… on sonnait ; on sonnait ; dix ouvrages, quinze ouvrages montaient ainsi chaque jour chez Ariste, qui sentait sombrer tristement sa foi et mollir son courage.

Il n’était point de ceux qui se disent : je lirai tel livre signé d’un nom estimable et je négligerai les autres ; il était bien, au contraire, attiré vers les inconnus, vers les jeunes, vers les fleurs qui venaient à lui sans juger utile de maculer d’une banale dédicace la virginité des faux-titres ; il se disait que parmi tant de romans, tant d’œuvres diverses d’histoire, de mélanges et d’érudition, il y avait à n’en point douter des justices à faire, des écrivains à révéler, peut-être des chefs-d’œuvre à mettre en lumière ; mais : il était vaincu, vaincu par le temps, vaincu par la place réservée à ses articles, vaincu par la production incessante, vaincu en un mot par l’impossible.

Il en arriva à se fier au hasard, à faire la part du feu et de l’oubli ; il éprouva le vide et la misère de sa profession, et, lorsqu’il tentait de revenir à ses lectures anciennes, à ses auteurs de prédilection, aux véritables maîtres de notre tradition littéraire, il apercevait le néant de ses efforts et regrettait amèrement le temps pour ainsi dire gaspillé sans fruit à batailler en mercenaire pour le compte d’autrui, les heures perdues à se créer des ennemis et des ingrats, tant de phrases écrites sur les nuages qui passent, alors qu’il eût pu concentrer ses forces, les discipliner et surtout conserver sa religion de lettré, pour s’encloîtrer dans un travail de rêveur, qui l’eût fait heureux, grand à ses yeux et surtout indépendant des œuvres de tous.

Ariste le critique, c’est aujourd’hui X., Y., ou Z., c’est mon voisin, c’est moi-même, ce sont tous ces lapidés misérables qui reçoivent sur le crâne les quinze ou dix-huit cents volumes dont les presses, constamment de frondes les accablent chaque année. Gloire à ces écloppés, chez qui vit encore l’amour du beau ; ils sont restés conducteurs, s’ils n’ont pu se montrer révélateurs ; mais, au soir de la vie, plaignons-les, car la tristesse les gagne et ils ressemblent à tous ceux qui ont prêté leur dos comme échelon au succès d’autrui. Ceux qu’ils ont aidés dans leur ambition, du haut de leur Olympe glorieux, les regardent hautainement comme les parias du paradis lettré.

* *

*

Je me suis essayé à démontrer l’état moral de l’écrivain dans la pullulation bibliographique du jour et à peindre l’inanité des efforts du critique puritain au milieu du dévergondage des impressions fourmillantes de ce temps. La situation du public, qui est plus sage, a-t-on dit, que le plus sage des critiques, n’est pas moins lamentable ; écœuré par la réclame, berné par les comptes rendus hâtifs, désabusé de toutes parts, il apparaît comme le Géronte de la comédie entre Léandre et Scapin ; il endosse tous les mécomptes et paye les frais de tous les mauvais tours qu’on lui joue.

Perdu parmi tant d’ouvrages et de boniments qui violent son attention, il devient le plus souvent la proie d’un troisième rôle, très retors et très insinuant, qui est le libraire. Celui-ci possède toutes les influences du dernier ressort, on va à lui en confiance et avec ingénuité, sans se douter de ses sympathies ou antipathies aveugles, on prend ce qu’il donne, en mouton de Panurge, sur l’assurance que ça se vend. — Le pauvre public est à la fois le jouet des amitiés littéraires et des réclames payées ; en dehors de quelques écrivains sincères dont il adopte volontiers le jugement sans remords, il ne croit plus à rien ; il lui semble vivre dans une société de pickpockets et il se fait voir chaque année plus méfiant, plus indifférent, plus lassé.

Certes, je ne saurais y contredire, il y a de quoi ; — à force d’acheter des livres qu’on lui signale et qu’il repousse à la lecture le plus souvent avec dégoût ou ennui, il est saisi d’un vertige intellectuel assez semblable à ces vertiges d’estomac des dyspeptiques qui ne savent plus à quel aliment vouer les malaises de leur appétit ; de la boulimie initiale, il tombe dans la bradypepsie, et de la bradypepsie dans l’apepsie, et de l’apepsie dans la dysphagie ; rien ne ne passe plus, le lecteur apporte une circonspection extrême avant de se lancer dans la lecture de 300 pages d’un roman où il est presque assuré de rencontrer, complaisamment étalées en tartines, les échantillons de tous les excréments d’humanité, les bassesses, les lâchetés de tout ordre, et de subir la description de la dégradation de l’homme par la femme, sous prétexte de documents, de grand art et de style.

Franchement il regrette les fictions chevaleresques, les contes aventureux, les Don Quichottades romantiques, les folles équipées des romans d’action qui naguère héroïfiaient son imagination ; maintenant qu’on le traîne dans le terre à terre, qu’on le fait barboter dans les eaux de vaisselle et qu’on l’angoisse dans des transpirations malsaines, il éprouve le cauchemar de toutes ces « joies de vivre », et il proteste avec une certaine raison, il faut en convenir.

La lecture ne sort plus du train-train sombre de sa vie journalière, elle n’élève point dans des idéals qui le dématérialiseraient durant quelques heures ; il ne voit qu’une sténographie ou une photographie des vices inélégants. Alors, bien qu’à son esprit défendant, il revient à M. Ohnet, comme il reviendrait peut-être à Rocambole, car il préfère des choses inoffensives et sans odeur aux talents trop parfumés, à l’assafetida qui est de mode.

Doit-on s’étonner, cela étant, de la maladie grave qui sévit sur le monde de la librairie ? — Se figure-t-on prendre les mouches avec du vinaigre ? — Nous subissons en ce moment tous la loi des peuples vaincus et décadents qui ne se savent point se relever, fût-ce par un acte de folie ou de sublime désespoir, et nous restons couchés à terre dans la contemplation et l’analyse de nos déjections, amollis, veules, démoralisés. Nous ne regardons plus s’élever la vieille alouette des Gaules qui montait, montait encore, montait toujours, planant et chantant dans la lumière ; nous nous enfouissons peu à peu de nos mains avec un ordre raffinément que nous pensons être encore de l’Art, et, lentement, nous nous ankylosons, en notant par dilettantisme nos hoquets, nos senteurs et nos râles comme les nymphomanes, jusqu’à l’heure prochaine de la grande agonie finale ou du « tout à l’égout ».

* *

*

Je ne suis certes point optimiste, mais voudrais pouvoir espérer ; je ne sais si le grand public éprouve la sensation de découragement qui se dégage des conclusions de cette étude, mais je le perçois vaguement — sali, volé, conspué, démoralisé, ne sachant plus à qui confier ses loisirs, il me paraît que le vrai et seul contribuable de la librairie ne doit point affirmer ses sentiments dans la formule du docteur Pangloss, et que lui aussi attend, sinon un coup de balai final, du moins un relèvement de l’esprit de fiction…, moins de livres et plus d’œuvres et surtout moins de vidanges sociales et plus d’aérostation morale — un écrivain, digne de ce nom, a mieux que des yeux et un odorat, il a une âme qui demeure comme l’apôtre de son beau idéal ; mais le beau moderne, dans le roman, c’est franchement un peu trop le laid. —

Je réclame moins de précocité dans le sale et plus de propre dans le figuré. Hélas ! les pires modèles ont plus d’imitateurs que les bons. Puissions-nous revenir à l’Astrée et aux bords du Lignon !

OCTAVE UZANNE


(*) article publié dans la revue Le Livre par Octave Uzanne, signé de son nom et placé en tête de livraison aux pages 225-231 (10 mai 1887, 5ème livraison, huitième année).

__________________________


Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.


Résumé

Octave Uzanne dresse un tableau alarmant de la vie littéraire de la fin du XIXᵉ siècle : il constate la prolifération anarchique des livres, au point que le public, submergé, est écœuré et indifférent. Dans cette surproduction, les bons ouvrages se noient parmi les médiocres, et l’écrivain, obsédé par le succès, sombre dans une frénésie de réclame et d’obséquiosités. La critique littéraire, elle, se meurt, étouffée par la presse quotidienne fascinée par le théâtre, qui accapare toute l’attention au détriment de la littérature sérieuse. Le critique idéal, impartial et lettré, se voit vite débordé par la masse des publications, incapable de discerner ou d’analyser.

Quant au public, il devient cynique et méfiant : il ne sait plus à quel livre se fier, tant la réclame brouille le jugement. Dégoûté par les romans naturalistes qui se complaisent dans la laideur et les bassesses humaines, il aspire à des fictions plus nobles et idéales. Uzanne conclut en appelant à un assainissement moral : moins de livres, mais des œuvres véritables ; moins d’étalage sordide, plus de grandeur et d’élévation.

Analyse

Ce texte est à la fois un pamphlet et un diagnostic sociologique de la vie littéraire sous la Troisième République. Uzanne y développe plusieurs idées majeures :

  1. L’inflation bibliographique : la production de livres explose, dépassant les capacités du public à suivre, et même celles des critiques à lire et juger. C’est un chaos éditorial qui nuit à la qualité.

  2. Le règne de la réclame : les écrivains, réduits à des stratèges de la publicité, quémandent les faveurs de la presse. La publicité devient le principal moteur de la notoriété, éclipsant le mérite intrinsèque des œuvres.

  3. La servilité de la presse au théâtre : Uzanne, relayant Barbey d’Aurevilly, dénonce la presse qui, au lieu d’éclairer le public, consacre l’essentiel de ses pages au théâtre, spectacle jugé frivole et corrupteur, et relègue les livres à la portion congrue. La critique littéraire, telle qu’elle existait à l’époque de Sainte-Beuve, est quasiment éteinte.

  4. La frustration de l’écrivain : Uzanne peint l’écrivain comme un être orgueilleux et fragile, tour à tour exalté par la sortie de son livre et dévasté par l’indifférence du public ou des critiques.

  5. La crise du critique : le critique consciencieux est débordé, condamné à l’échec face à la marée des publications. Il perd peu à peu ses forces, sa liberté de jugement et, finalement, sa vocation.

  6. Le désarroi du public : Uzanne dépeint un lecteur désabusé, las des récits glauques, qui aspire à retrouver des œuvres porteuses d’idéaux et de beauté, comme dans la tradition des romans chevaleresques ou pastoraux (référence à L’Astrée et au Lignon).

  7. Une satire mordante : tout au long du texte, Uzanne use de l’ironie et d’un ton pamphlétaire. Il se moque des illusions de grandeur des écrivains, de la bassesse de la presse, de la naïveté du public et du cynisme des libraires. Son style foisonnant et métaphorique illustre la fièvre qu’il décrit.

Ce qu’il révèle sur son époque

Ce texte offre un témoignage précieux sur les mutations culturelles du Paris littéraire de la Belle Époque : la professionnalisation du journalisme, la transformation de l’édition en industrie, la montée en puissance de la publicité, et le glissement du goût du public vers un réalisme cru et sensationnaliste. Uzanne s’inscrit ainsi dans le débat sur la décadence morale et esthétique de la fin de siècle.

Conclusion critique

Uzanne anticipe, avec une lucidité féroce, les travers d’un système où le marketing prime sur le contenu. Son appel à « moins de livres et plus d’œuvres » résonne encore aujourd’hui. Il dénonce non pas seulement l’excès quantitatif, mais la perte d’un idéal littéraire : la littérature, selon lui, devrait élever, non ramper dans le sordide.

Sa vision, pessimiste mais lucide, fait de ce texte un vibrant plaidoyer pour un art plus exigeant et pour une presse critique véritablement indépendante.


Publié le 28 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

vendredi 27 juin 2025

L’Inconnu, par Paul Hervieu. Paris, Alphonse Lemerre, 1887. Réception par Octave Uzanne dans sa revue Le Livre (10 août 1887).

 


L’Inconnu, par Paul Hervieu. Paris, Alphonse Lemerre, 1887. Un vol. in-18 jésus. — Prix : 3 fr. 50.

En dehors des qualités de style et d’observation analytique qui sont des plus remarquablement développées chez Paul Hervieu, le grand mérite du jeune écrivain est d’avoir su, au milieu du mouvement littéraire moderne, se créer une spécialité qui lui assure une incontestable originalité. S’il voit d’une manière particulière, s’il sent autrement que ses confrères, il écrit aussi autrement qu’eux, il manifeste à chaque œuvre nouvelle sa personnalité, sa valeur individuelle, d’une façon tout à fait saisissante. Jamais peut-être il ne s’était affirmé aussi complètement que dans ce livre si curieux, l’Inconnu, où, sous la forme attrayante du roman, il étudie avec une rare et intuitive habileté le déconcertant problème de la folie.

L’exposition de son œuvre, toute cette partie introductive et préparatoire conduisant à la lecture du fameux manuscrit de l’Inconnu, est d’une science d’arrangement si adroite que le lecteur, une fois mordu par l’engrenage, est captivé, forcé de suivre le mouvement, d’aller jusqu’au bout, immédiatement pris par une sorte de charme mystérieux caché sous la langue moderne, vivante, sous l’air bon enfant des phrases et du récit. La lecture du manuscrit vient ensuite, qui empoigne, dès le début, avec la force magnétique de l’énigme, cette séduction qui hypnotise, surtout quand elle est présentée en une forme familière, naturelle, empêchant l’esprit de se méfier des pièges pleins d’ombre, des dessous secrets, embûches sous la narration. Qu’est-ce en réalité que l’Inconnu ? Est-ce un fou véritable, ou bien une victime, un mari gênant dont la femme et l’amant se sont débarrassés ? L’auteur ne conclut pas, laissant le lecteur aux prises avec le redoutable mystère, le jetant d’une situation nette et très claire à une aventure nauséeuse, presque fantastique, exposant les faits sans jamais se mêler de les juger ; en agissant ainsi, il donne à tout le livre le relief si étrange du sphinx auquel chacun voudrait arracher son secret, du sphinx qui a d’attirantes mamelles de femme et une dangereuse croupe de bête fauve. Que de cerveaux, que d’intelligences viendront se heurter à ce livre, car il s’adresse à l’esprit délié et léger de la femme aussi bien qu’à la raison et à la logique de l’homme ! Les questions les plus graves et les plus passionnantes s’y enchevêtrent ; on passe de la chambre de mort à l’alcôve grisante de l’adultère, des étreintes d’amour aux hurlements de douleur comprimés par les murs du caveau servant de tombe ignorée à un personnage fatidique, enterré vivant. Ce sont là des émotions inoubliables que procure l’Inconnu, l’œuvre qui résume le plus brillamment le talent particulier de Paul Hervieu.

Article non signé [Octave Uzanne]


(*) article publié dans le revue Le Livre par Octave Uzanne, non signé (les articles publiés dans Le Livre sans signature sont tous d'Octave Uzanne), in Critique littéraire du mois (10 août 1887, 8ème livraison, huitième année).

__________________________


Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.


Résumé

Cet article loue le roman L’Inconnu (1887) de Paul Hervieu, qu’il présente comme l’œuvre la plus originale et accomplie de l’auteur. Hervieu y aborde le thème de la folie sous une forme romanesque captivante, marquée par une écriture personnelle et un style vivant. L’auteur de l’article insiste sur la force hypnotique de l’intrigue : une fois plongé dans le récit, le lecteur est entraîné jusqu’au bout par une narration mystérieuse et prenante. Le texte décrit comment Hervieu entretient le doute sur l’identité et la santé mentale de l’« Inconnu » : s’agit-il d’un fou, d’une victime, ou d’un mari évincé ? Sans jamais conclure, l’écrivain laisse le lecteur face à un mystère fascinant et dérangeant, mêlant scènes d’adultère, suspense macabre et émotions intenses. Ce roman, selon le critique, illustre au plus haut point la singularité du talent d’Hervieu.


Analyse

Le texte se présente comme un éloge vibrant, à la fois stylistique et analytique, de L’Inconnu. Plusieurs points essentiels ressortent :

  1. Originalité et individualité : Hervieu est salué pour avoir su développer une vision et un style propres, le distinguant nettement de ses contemporains. Cette singularité est présentée comme la clé de son originalité littéraire.

  2. Maîtrise de l’intrigue : L’auteur de l’article insiste sur la science de la construction narrative d’Hervieu : il parvient à captiver le lecteur dès les premières pages par un « engrenage » irrésistible, qui mène à une lecture haletante.

  3. Ambiguïté et mystère : Le cœur du roman repose sur l’ambiguïté de la folie et du crime. L’auteur maintient volontairement l’incertitude sur la réalité des faits, refusant toute explication univoque, ce qui confère au texte une atmosphère à la fois inquiétante et envoûtante, comparable à un sphinx.

  4. Puissance émotionnelle : Le critique met en avant la richesse des situations décrites, oscillant entre passion amoureuse, adultère, et horreur, notamment avec l’image glaçante d’un homme enterré vivant. Ces émotions fortes participent à l’originalité et à la force du livre.

  5. Public visé : L’article souligne que le roman s’adresse autant à la sensibilité féminine qu’à la raison masculine, suggérant une œuvre à la fois subtile et intellectuellement stimulante.

  6. Octave Uzanne et son style : Bien que non signé, le texte porte la marque du style d’Uzanne : emphatique, imagé, mêlant envolées poétiques et analyses pointues, il cherche à transmettre au lecteur la fascination qu’il éprouve lui-même pour le livre.

En définitive, ce compte rendu critique célèbre L’Inconnu comme un roman à la fois moderne et fascinant, et en fait un jalon important dans la carrière d’Hervieu, capable de captiver le public par une intrigue déroutante et un traitement littéraire audacieux.


_____________________________


L'Inconnu de Paul Hervieu vient juste d'être réédité avec une Présentation par
Marie-France de Palacio aux éditions du 26 octobre (juin 2025).


Cliquez sur l'image de la couverture pour commander l'ouvrage


Billet offert à la mémoire de Jean de Palacio


Publié le 27 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

jeudi 26 juin 2025

Le Sottisier de Voltaire, réception par Octave Uzanne dans la revue Le Livre (10 octobre 1880) : "c’est bien le Voltaire boutadeux qu’on aime à entrevoir, avec le franc parler de son petit lever — quand il se levait encore — et son aimable débraillé de propos."


Le Sottisier de Voltaire, publié pour la première fois, d’après une copie authentique, préfacé par Léouzon Le Duc. Paris, librairie des Bibliophiles. In-8. — Prix : 30 francs.

« Il faut, lorsque vous aurez bien dîné, que, pour votre récréation, je vous fasse lire mon Sottisier », dit Le Sage dans Guzman d’Alfarache. De fait, rien n’était plus plaisant aux siècles passés que ces recueils de bons mots, fusées, pointes vives et malicieuses, madrigaux coquins, épigrammes mordantes qui se retrouvent pêle-mêle, à la bonne franquette, selon l’esprit du moment, dans tous les ana, portefeuilles volés, pensées détachées et autres mélanges : tel celui que Cartier de Saint-Philippe intitula si heureusement Le je ne sais quoi ? — On n’ignore pas que les manuscrits de la bibliothèque de Voltaire furent acquis par l’impératrice Catherine II en 1778 et sont conservés actuellement à Saint-Pétersbourg dans l’une des salles réservées du palais d’hiver. — Ces manuscrits forment dix-huit portefeuilles in-folio ou in-4°, dont cinq reliés en veau et treize en maroquin rouge. Une grande partie des pièces qui s’y trouvent contenues demeurent encore inédites et l’on peut croire qu’elles ne seront jamais publiées, car une surveillance extrême règne autour de ces trésors. Il serait sans exemple qu’un érudit ait pu contempler ces curieux autographes, si M. Léouzon Le Duc, par faveur extra-spéciale, et sous l’escorte de quatre soldats, l’arme au bras, guettant chacun de ses mouvements, n’était parvenu à dresser un état de la bibliothèque de Voltaire et à faire soustraire une copie, plutôt qu’à faire lui-même la transcription du fameux sottisier dont nous allons parler.

La bibliothèque de Voltaire se compose de 7,500 volumes, ouvrages de science, d’histoire, de théologie, de littérature, etc. Plusieurs de ces livres n’ont d’autre originalité que des notes marginales autographes, mais il faut avouer qu’elles sont une expression du plus haut ragoût, à en juger par ce coup de plume écrit en manchettes d’un édition de saint Augustin, à certains passages : — Cochon ! — Gros cochon ! — N’est-ce pas du Voltaire à la garde-robe ?

Le portefeuille sur lequel se trouve le titre de Sottisier est le cinquième des treize recueils reliés en maroquin rouge ; c’est un in-quarto d’environ trois cents pages, admirablement conservé.

« Ce qui distingue le Sottisier, nous dit le savant auteur des Études sur la Russie et le Nord de l’Europe, c’est sa libre et piquante allure. Dans ses écrits imprimés, Voltaire vise nécessairement à l’effet : sa toilette est préméditée, il consulte son miroir, il attend que tout soit à point pour se montrer au public. Dans le Sottisier, rien de pareil : Voltaire s’enferme chez lui, il s’étale en robe de chambre et en pantoufles. Ni masque, ni pose. — Qu’il lise ou qu’il pense, dès qu’une idée lui bourdonne dans la tête, il la prend au vol et la fixe. L’idée peut être gravée ou légère, sérieuse ou burlesque, sublime ou triviale, éclair grandiose, explosion énorme, boutade égrillarde, graveleuse, n’importe ! elle est là, elle y reste. Ce n’est point à l’aventure que Voltaire l’éparpille ainsi ; il obéit à une inspiration vague d’abord, mais qui peu à peu se précise ; et, quand sonnera l’heure de la synthèse, chaque phrase isolée prendra place dans un tout ; plus d’une fois même elle deviendra l’élément embryonnaire d’où s’engendrera ce tout. Que les curieux de Voltaire, ceux qui aiment à remonter aux origines, méditent ce Sottisier, ils reconnaîtront que je dis vrai. »

Ce que M. Léouzon Le Duc ne dit pas assez, peut-être, tous les érudits et même les superficiels férus de littérature reconnaîtront bien vite, c’est que, dans ce drageoir aux épices, le sel attique de Voltaire n’est point le seul à fournir un condiment ; y reconnaît l’esprit de plus d’un bel esprit du XVIIIe siècle et le piquant gaulois de quelques poètes contemporains du jeune Arouet. Le Sonnet sur Mme de Maintenon, qui seul vaut un long poème, au dire de l’éditeur, n’est-il pas de Louis Racine ? et aurai-je beaucoup de peine à démontrer que l’épigraphe de Bensérade, « d’une si fine et si mordante ironie » selon M. Léouzon Le Duc, doit être logiquement attribuée au bon Sénécé, que Sercy la mentionne dans son édition princeps des œuvres de Bensérade et qu’elle se trouve gravée presque toujours au-dessous des portraits de l’auteur des Métamorphoses en rondeaux ? Enfin dois-je ajouter, sans y mettre un grand sens critique, qu’on ne saurait parcourir la nuée de petits vers, bouquets à Chloris, épigrammes, quatrains ou contes osés renfermés dans ce Sottisier, sans y découvrir, dans leur intégrité et sans la moindre variante, de coquettes priapées de Maynard, des distiques de Piron, des couplets de Grécourt ou de légères bluettes de Boufflers et de Jean-Baptiste Rousseau, Sottisier poétique de Voltaire en somme, comme le Sottisier de Maupertuis, sottisier en pique-nique où chacun a payé son écot, et au milieu duquel tout s’est confondu dans le génie de l’imparfait Arouet.

Dans la partie de la prose, il me semble que nous nous trouvons mieux dans le tête-à-tête avec l’auteur de Candide ; s’il y a de ci de là quelques pointes ou bons mots qu’on dénicherait facilement dans les compilations de Cousin d’Avallon, le fonds même du recueil est bien du même grand cru qui a produit le Dictionnaire philosophique ; c’est bien le Voltaire boutadeux qu’on aime à entrevoir, avec le franc parler de son petit lever — quand il se levait encore — et son aimable débraillé de propos. Dans cette partie de l’œuvre qu’on vient de réimprimer, nous avons un Voltaire tout neuf, séduisant au possible, étonnant toujours, et on dirait qu’il prend plaisir à verser sur le lecteur toutes les flèches de son inépuisable carquois de satirique ; il se livre tout entier, car si le livre à lui-même y jette pêle-mêle ses pensées dans son portefeuille comme les grandes « coquettes » laissent tomber leurs joyaux à un en, en se complaisant au bruit qu’ils font dans les vide-poches de lapis ou de laque japonaise. Il improvise, il s’écoute, il s’annote, il embusque en avant-garde toutes ces aimables troupes légères de ses pensées dans les petits taillis où il viendra les relever un jour pour les enrégimenter dans quelque unes des grosses légions de son œuvre philosophique.

Après la délicieuse conversation de Voltaire et de Casanova à Ferney, relatée par celui-ci dans ses prodigieux Mémoires, j’avoue ne point connaître d’ouvrage qui révèle mieux, dans le déshabillé de l’expression, le bon sens et la belle humeur du bonhomme. Je prends au hasard dans ces miscellanées, ne cherchant point les notes à la Rivarol ou les traits à la Chamfort, mais ramassant toutes les paillettes d’or qui sont roulées dans ce ruisseau jaseur et caillouteux qui provient de la même source et qui retourne, qu’on me permette cette image classique, au grand fleuve du génie de Voltaire.

Voici quelques jolis aphorismes politiques :

— « En une république, le tolérantisme est le fruit de la liberté et le régime du bonheur et de l’abondance. »

— « Les rois sont avec les ministres comme les cocus avec leurs femmes ; ils ne savent jamais ce qui se passe. »

— « Quand il plaît au roi de créer des charges, il plaît à Dieu de créer des fous pour les acheter. »

— « Charles XII jouant aux échecs faisait toujours marcher le roi. »

— « La plupart des événements qui n’ont point amené de grandes révolutions sont comme des coups de piquet qui n’ont ruiné personne et que les joueurs oublient. »

— « Louis XIV abolit les duels que tant d’autres rois avaient autrefois maintenus et qui avaient été regardés longtemps comme le plus beau privilège de la noblesse et comme le devoir de la chevalerie. Le serment des anciens chevaliers était de ne souffrir aucun outrage et de venger même ceux de leurs amis ; mais il n’y a de pays bien policé que celui dans lequel la vengeance n’est qu’entre les mains des lois. »

En littérature et en morale, Voltaire est intarissable. Je vais citer dans cet ordre quelques-unes de ses plus curieuses pensées :

— « Le Télémaque est une espèce bâtarde : ni vers ni prose. Qu’est-ce qu’un style qui serait ridicule d’imiter ? »

— « On n’est de bonne compagnie qu’à proportion qu’on a de la coquetterie dans l’esprit. »

— « Un livre défendu est un feu sur lequel on veut marcher et qui jette au nez des étincelles. »

— « Un vieillard est un grand arbre qui n’a plus ni fruits ni feuilles, mais qui tient encore à la terre. »

— « Un imitateur est un estomac ruiné qui rend l’aliment comme il le reçoit. »

— « J’ai peur que le mariage ne soit plutôt un des sept péchés mortels qu’un des sept sacrements. »

— « On aime la gloire et l’immortalité comme on aime ses enfants posthumes. »

— « Il y a beaucoup d’honnêtes gens qui mettraient le feu à une maison, s’il n’y avait autre cette façon de faire cuire leur souper. »

— « Mme de Richelieu, violée par un voleur de grands chemins : « Ah ! mon cher voleur ! » »

— « C’est une superstition de l’espèce humaine d’avoir imaginé que la virginité pouvait être une vertu. »

— « Il ne faut point disputer des goûts, c’est-à-dire il faut permettre d’être plus touché de la passion de Phèdre que de la situation de Joas, d’aimer mieux être ému par la terreur que par la pitié, de préférer un sujet romain à un grec. »

— « Les grands hommes ont toujours aimé les lettres. — Vauvenargues dit qu’il ne reste à ceux qui les négligent que ce qui est indigne d’être senti et d’être peint. »

— « Dans notre nation, on n’aime pas véritablement la littérature. Une pièce réussit pleinement : cinq à six mille personnes la voient ; dans Paris, douze cents l’achètent. On la lit à Londres. »

— « On respecte un préjugé, on en brave un autre ; tel manquera à sa promesse, qui n’osera violer son serment. Tel fripon méprisé garde une place honorable, à qui on n’en donnerait pas une d’archer. On souhaite ardemment la mort d’un homme, on ne l’empoisonne point. »

— « Mon esprit est comme certains climats ; chaud à midi, froid le soir. »

— « Dissimuler : vertu de roi et de femme de chambre. »

— « Un historien est un babillard qui fait des tracasseries aux morts. »

— « Le peuple reçoit la religion, les lois, comme la monnaie, sans les examiner. »

— « Nous sommes malheureux par ce qui nous manque, et point heureux par les choses que nous avons ; dormir n’est point un bonheur, ne point dormir est insupportable. »

— « Nous cherchons tous le bonheur, mais sans savoir où, comme des ivrognes qui cherchent leur maison sachant confusément qu’ils en ont une. »

Mais je m’arrête sans suivre Voltaire dans ses notes sur la physique, dans ses extraits de Maillet, dans ses pensées sur les mœurs du temps, le commerce et le théâtre. On a pu voir dans le petit nombre de citations que je viens de faire quel est l’art de Voltaire dans ce Sottisier. Ces pensées sont placées là dans la nudité de leur conception. Le philosophe devait leur donner une forme et les agrémenter plus tard ; ce sont des bijoux non sertis, mais pour les vrais amateurs ils ont le charme des choses primitives et donnent la note exacte de l’esprit prime-sautier de l’historien de Pierre le Grand.

M. Léouzon Le Duc a montré dans sa préface un grand tact et de sérieuses connaissances littéraires sur le sujet qu’il avait à traiter ; il a joint à cette très excellente étude des documents inédits ou peu connus d’une originalité réelle ; malgré la réserve que je faisais plus haut, je ne saurais trop louer la délicatesse et les heureuses qualités qu’il a apportées dans la première édition d’une œuvre de si haute curiosité.

Je n’aurai garde d’oublier l’éditeur Jouaust qui a tenu à honneur d’imprimer ce Sottisier, en y apportant son goût bien connu. Ne me sera-t-il pas permis de regretter néanmoins le tirage très restreint auquel il a voulu se limiter : 340 exemplaires numérotés, y compris les papiers de luxe ; est-ce réellement faire grand fonds sur l’esprit voltairien des érudits français ? Au fait, peut-être l’éditeur a-t-il eu raison ; les gourmets ne viennent jamais aux banquets populaires ; il leur faut la petite chambre pour savourer lentement les mets exquis qu’ils savent être exclusivement réservés à leurs goûts raffinés.

Octave Uzanne. (*)


(*) article publié dans le revue Le Livre par Octave Uzanne, signé de son nom et placé aux pages 222-224 sous la rubrique intitulée : Comptes rendus analytiques des publications nouvelles. Questions du jour (10 octobre 1880, 10ème livraison, première année).

__________________________


Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.


Résumé

Dans cet article publié en 1884, Octave Uzanne présente et commente avec enthousiasme la parution du Sottisier de Voltaire, recueil inédit de pensées, aphorismes, traits d’esprit, saillies et notes diverses du philosophe, extraits de ses manuscrits personnels. Édité à Paris par la Librairie des Bibliophiles sous la direction érudite de Léouzon Le Duc, l’ouvrage est tiré à seulement 340 exemplaires, dont une partie sur papier de luxe, et imprimé avec soin par Jouaust.

Le Sottisier contient des fragments non destinés à la publication, révélant un Voltaire plus intime, libre, primesautier, souvent drôle, mordant, graveleux, parfois philosophiquement profond ou simplement badin. Uzanne y retrouve le style caustique de Voltaire dans sa forme la plus spontanée, sans apprêt ni rhétorique. Il compare ces notes à des "bijoux non sertis", réservés aux véritables amateurs de son génie.

Les citations choisies touchent à la politique, la religion, la morale, la littérature ou les mœurs, et montrent un Voltaire lucide, moqueur, parfois amer, mais toujours brillant. Uzanne souligne la pertinence des réflexions voltairiennes sur la société de son temps, et la modernité de son esprit critique.

Enfin, Uzanne loue le travail d’édition de Léouzon Le Duc pour sa rigueur et sa finesse littéraire, tout en regrettant le tirage limité qui réserve cet ouvrage aux seuls bibliophiles.


Analyse critique

Un Voltaire “en robe de chambre” : la spontanéité retrouvée

Uzanne insiste sur la valeur documentaire et stylistique du Sottisier. Il y découvre un Voltaire « sans masque ni pose », dans l’intimité de sa pensée, libéré des conventions du texte public. Ce “Voltaire en pantoufles” contraste avec l’auteur parfois compassé de ses œuvres éditées : ici, il s'exprime sur le vif, note des idées, tente des formules, griffonne des aperçus souvent mordants. C’est la matière brute de l’intelligence, le laboratoire de l’ironie.

Le plaisir des aphorismes

Le texte est ponctué d’extraits choisis, courts, incisifs, souvent drôles ou désabusés. Cette anthologie de pensées permet à Uzanne d’insister sur la modernité de Voltaire, capable d’épingler aussi bien le ridicule des mœurs que les faiblesses des gouvernements ou des religions. Les aphorismes politiques sont notamment d’une pertinence remarquable dans le contexte de la Troisième République, en quête de repères libéraux.

Une entreprise érudite et précieuse

L’éloge que fait Uzanne de Léouzon Le Duc, préfacier et éditeur scientifique, repose sur la reconnaissance de son érudition et de sa prudence méthodologique. Il reconnaît en lui un médiateur scrupuleux, capable de manier les manuscrits autographiques avec respect et intelligence.

Réservé aux initiés : critique implicite de l’élitisme bibliophilique

Uzanne, bien qu’éminent bibliophile, adresse une critique implicite à l’édition ultra-limitée du Sottisier. Il regrette que cette œuvre si vivante de Voltaire soit confinée à une élite restreinte. Mais en même temps, il concède que seuls les « gourmets » de l’esprit peuvent apprécier ce type de littérature fragmentaire, non systématique, au charme sibyllin.


Conclusion

Octave Uzanne propose ici une brillante défense du fragment comme forme littéraire, et du manuscrit comme lieu de vérité de l’écrivain. Le Sottisier de Voltaire devient, sous sa plume, bien plus qu’un simple recueil d’aphorismes : c’est un miroir vivant du génie voltairien, une fenêtre sur l’atelier de l’esprit, à la fois cocasse, lucide et incandescent.

Cette publication de 1884 s’inscrit dans une époque où le culte de Voltaire est ravivé par la République triomphante, mais Uzanne, loin de l’hagiographie, restitue l’écrivain dans sa dimension la plus humaine et la plus libre.


Publié le 26 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...