LE SYMBOLISME (*)
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Définition de ce nouveau mouvement littéraire
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Les jeunes Revues méritent beaucoup
d'attention, depuis quelques mois surtout. D'abord indécises au début, — la
plupart ont été fondées il y a
trois ans déjà, — on les voit
peu à peu s'orienter, exprimer plus nettement leurs tendances, afficher plus noblement
leurs ambitions intellectuelles et
marcher vers un idéal d'art moins
nébuleux et chaque jour plus distinct et plus attrayant.
Les jeunes hommes qui s'y
manifestent ont assez souvent une grande valeur morale et un
véritable et positif désir de transformisme basé sur des idées intéressantes et justes, qu'on aime à leur voir développer avec
déduction et logique.
Dans les
Entretiens politiques et littéraires, — une vaillante
revue in-18 qui en est déjà à son quatrième volume, — Bernard
Lazare et Paul Adam ont entrepris le bon combat contre tous
les clowns littéraires du lieu commun et les gavés de succès
grossiers : dans le
Mercure de France, fondé par Alfred Vallette,
en 1890, poètes, critiques, esthètes et fantaisistes se sont groupés
en une brillante rédaction qui promet de fournir à la très proche
littérature de demain les noms des plus estimés et les talents les
plus sincères.
L'
Ermitage, qui paraît également depuis environ trente mois
avec Henri Mazel comme directeur (section imprimerie), comprend également une solide phalange de rédacteurs, parmi lesquels Adolphe Retté, Alphonse Germain, Stuart Merrill, Pierre
Valin, Charles Morice, Henri de Régnier, etc. — La
Plume, dans
une note plus fantaisiste, se ploie avec souplesse à toutes les combinaisons ingénieuses de son fondateur-directeur, Léon Deschamps, qui a su s'entourer de toute la jeunesse spirituelle de
l'heure actuelle ; les numéros spéciaux de la
Plume sont généralement vivants et curieux et la collection de ce journal
Jeune
France sera très piquante par la suite, en raison de la variété de
ses articles et de la gaîté de la chanson moderne dont ce journal
semble être le conservatoire.
La
Revue indépendante, qui évolue aujourd'hui sous la direction de M. Bonamour, contient des études remarquables de
M. Camille Mauclair, de Maurice Baubourg, de Georges Lecomte, Charles Saunier et quelques autres.
La
Revue Blanche, qui, jusqu'ici, a fait peu de bruit, mérite
beaucoup de considération. Les Natanson, Lucien Muhfeld et
Pierre Quillard y ont produit des pages savoureuses ; c'est de
cette
Revue Blanche, livraison du 25 juin, que nous extrayons
aujourd'hui un article de M. Rémy de Gourmont, sur le
Symbolisme, qui nous a particulièrement ravi par sa crânerie révolutionnaire, la hauteur des arguments et l'élévation des aperçus.
M. Rémy de Gourmont, sans être un très jeune, est l'un des plus savants, des plus judicieux, des plus subtils parmi les écrivains
nouveaux et nous reproduisons son étude sommaire avec d'autant plus de plaisir que depuis longtemps déjà nous suivons ses
travaux avec un intérêt croissant, accordant à tout ce qui émane
de sa haute cérébralité l'estime qui est due aux œuvres des
penseurs indépendants et altiers.
Voici cet article, intitulé le
Symbolisme :
On croit le moment bon pour le dire avec sincérité et avec
naïveté : à cette heure il y a deux classes d'écrivains, ceux qui
ont du talent, — les Symbolistes ; ceux qui n'en ont pas, — les
autres.
Oui, selon de précédentes formules et selon une liberté différemment comprise, d'aucuns firent des œuvres ; mais ces aucuns-là ne sont-ils pas enfin périmés ? Et les coraux qu'ils sécrétèrent,
les îlots qu'ils érigèrent, un flot nouveau ne vient-il pas, tel
qu'un orageux raz de marée, les secouer, les désagréger et ne
permettre qu'aux indestructibles de maintenir au-dessus de l'asphyxie leur tête fleurie ? Ils meurent, ils s'émiettent, ils se pétrifient, l'orage passe, sous une couche de silence, ils s'enfoncent
lentement, ils descendent vers la géologie qu'ils vont devenir.
Ces débris d'inconscients et microscopiques travaux, à peine
s'ils inspirent encore quelque respect (si on nous le permet) ou
quelque curiosité à des passagers en promenade autour du monde,
et les chefs de ces défuntes colonies (un peu animales, peut-être ?)
ne sont plus du tout des chefs ; ils n'ont plus ni manœuvres, ni
clients, patrons démodés, patriciens vieillis et sans influence,
entrepreneurs de bâtisses entre les mains desquels et sous les
yeux (les mauvais œils) desquels les moellons fondent comme
les morceaux de sucre dans les romans de M. Daudet.
Les coraux rouges, nous les vîmes assez : qu'ils soient bleus !
L'un des éléments de l'Art est le Nouveau, — élément si
essentiel qu'il institue presque à lui seul l'Art tout entier, et
si essentiel que, sans lui, comme un vertébré sans vertèbres, l'Art
s'écroule et se liquéfie dans une gélatine de méduse que le jusant
délaissa sur le sable.
Or, de toutes les théories d'art qui furent, en ces pénultièmes
jours, vagies, une seule apparaît nouvelle, et nouvelle d'une nouveauté invue et inouïe, le Symbolisme, qui, lavé des outrageantes signifiances que lui donnèrent d'infirmes court-voyants,
se traduit littéralement par le mot Liberté et, pour les violents,
par le mot Anarchie.
La Liberté en Art, nouveauté si stupéfiante qu'elle est encore
et demeurera longtemps incomprise ; toutes les révolutions advenues jusqu'ici en ce domaine, s'étaient contentées de changer ses
chaînes au captif et, généralement, c'était en de plus lourdes que
les muait la douloureuse ingéniosité des novateurs. Mais les
chaînes, c'est-à-dire des règles, des grammaires, des formules,
cela convient au peuple de l'Art, composé d'une majorité d'enfants
et de vieillards satisfaits — lit ou berceau — qu'un guide sûr
les promène en petite voiture. Le haquet de Thespis brouetta ces
résignés deux siècles durant; puis la tapissière parnassienne, puis
le tombereau naturaliste, puis le cab psychologique, puis le vélocipède néo-chrétien, — et ils étaient toujours soigneusement
ligotés.
Si l'on veut savoir en quoi le Symbolisme est une théorie de
liberté, comment ce mot, qui semble strict et précis, implique,
au contraire, une absolue licence d'idées et de formes, j'invoquerai de précédentes définitions de l'Idéalisme, dont le Symbolisme n'est après tout qu'un succédané.
L'Idéalisme signifie libre et personnel développement de l'individu intellectuel dans la série intellectuelle ; le Symbolisme
pourra (et même devra) être considéré par nous comme le libre
et personnel développement de l'individu esthétique dans la série
esthétique, — et les symboles qu'il imaginera ou qu'il expliquera
seront imaginés ou expliqués selon la conception spéciale du
monde morphologiquement possible à chaque cerveau symbolisateur.
D'où un délicieux chaos, un charmant labyrinthe parmi
lequel on voit les professeurs désorientés se mendier l'un à l'autre
le bout, qu'ils n'auront jamais, du fil d'Ariane.
Ils voudraient comprendre, ils cherchent, quand parlent les
harpes, à agripper au passage quelques clairs et nets lieux communs ; ils croient qu'on va leur redire les vieilles généralités
qu'ils biberonnèrent à l'École, tout ce qui, applicable à un Grec,
l'est encore à un Scandinave, tout ce qui, définissant la femme,
définit la marcheuse et la gardeuse d'oies. Si le Symbolisme devait (comme d'aucuns l'ont annonce) revenir à des concepts aussi
simples, à des imaginations aussi naïves, il ne serait ni ce qu'il
est, ni ce qu'il sera : — il continuerait tout simplement le classicisme, et alors, à quoi bon !
Sans doute, il apparaît, en un certain sens, comme un retour
à la simplicité et à la clarté, — mais il demande de tels effets au
complexe et à l'obscur, au Moi où toutes les idées s'enchevêtrent,
où toutes les lumières concourent à ne donner que de la nuit.
On est toujours compliqué pour soi-même, on est toujours obscur
pour soi-même, et les simplifications et les clarifications de la
conscience sont œuvre de génie ; l'Art personnel — et c'est le seul
Art — est toujours à peu près incompréhensible. Compris, il
cesse d'être de l'Art pur, pour devenir un motif à de nouvelles
expressions d'art.
Mais, si personnel que soit l'Art symboliste, il doit, par un
coin, toucher au non-personnel, — ne fût-ce que pour justifier
son nom ; et il faut toujours être logique. Il doit s'enquérir de la
signification permanente des faits passagers, et tâcher de la fixer,
— sans froisser les exigences de sa vision propre, — tel qu'un
arbre solide émergeant du fouillis des mouvantes broussailles ; il
doit chercher l'éternel dans la diversité momentanée des formes,
la Vérité qui demeure dans le Faux qui passe, la Logique pérennelle dans l'Illogisme instantané, — et, néanmoins, planter un
arbre qui soit si spécial, si unique de rainure et d'écorce, de fleurs
et de racines, qu'on le reconnaisse entre tous les arbres comme
un arbre dont l'essence n'a ni sœurs ni frères.
Je sais bien que, par la définition même de l'Idéalisme transcendantal, de celui qui s'occupe des intelligences supérieures
ou transcendantes, le Permanent lui-même ne peut être conçu
que comme personnel, c'est-à-dire comme transitoire, et que ce
qu'il y a d'Absolu vraiment est incogniscible et hors d'être formulé en symboles ; ce n'est donc qu'au relatif absolu que vise le
Symbolisme, à dire ce qu'il peut y avoir d'éternel dans le personnel.
Cette manière de comprendre l'Art exclut l'artiste médiocre
qui ne délient, cela va sans dire, rien d'éternel dans son personnel
et qui ne saurait exprimer une idée un peu humaine (ou divine)
que par démarquage ; mais cette sorte d'êtres a règne assez longtemps grâce aux tuteurs qu'on lui tolérait : que son règne finisse
(si c'est possible) et soyons intolérants.
Pratiquement, il importe que le Symbolisme, art libre,
acquière dans l'estime générale une valeur qu'on lui a jusqu'à
ce jour déniée ; il importe qu'à côté des formes connues on tolère
des formes inconnues et que de la serre chaude de la littérature
on n'expulse pas les plantes, nées de graines de hasard, ignorées
des catalogueurs et des jardiniers. Pour cela nulle concession ne
doit être faite : c'est aux intellects rudimentaires à se développer
et non aux larges intelligences à se rétrécir pour permettre à
l'œil distrait de parcourir plus facilement une moindre surface.
Et les tuteurs, les règles, les lois, il faut les couper et les
hacher et qu'à la place de ces chênes pourris, piqués de trous de
vermine, l'hierre qui s'accrochait aux troncs s'accroupisse en
une ridicule désolation.
RÉMY DE GOURMONT
On voit que derrière ce mot de
Symbolisme, — dont l'esprit
bourgeois a fait un terme de plaisanterie vague, quelque chose
comme un synonyme idiot du
Décadentisme ou de l'absurde fin
de siècle, — il se trouve une théorie logique qui, mise en œuvre
par des esprits de valeur, peut produire mieux, sinon davantage que le
Naturalisme, école vaine et toute de mise en scène,
qui n'aura, à la vérité, piédestalisé que son protagoniste, lequel
vient de signer la grande fresque de
Débâcle.
U. [Octave UZANNE]
(*) Extrait de la revue éphémère dirigée par Octave Uzanne L'Art et l'Idée (1892). Cet article a été publié dans la livraison du 20 juillet 1892 (pp. 47-52).