LES PUBLICATIONS DE LUXE MODERNES (*)
La multiplicité des livres et la Babel des styles. L'édition nationale de Victor Hugo. La récapitulation
littéraire du siècle. Les bibliothèques modernes de luxe. M. A. Quantin et ses Chefs-d'œuvre contemporains. Monsieur de Camors et le Père Goriot. La Librairie des Bibliophiles et ses publications récentes.
Une Page d'amour et Servitude et Grandeur militaires. Une publication des Amis des livres, chez M. Conquet. Le Violon de faïence, de Champfleury, et Froment jeune, de Daudet. L'illustrateur
Bayard.
Mon Dieu protégez-nous, car
il pleut des volumes ! Ils arrivent en masses serrées, issant de toutes parts, oeilladant à la vitrine des libraires, quêtant un regard, un sourire satisfait ; nous suivant au logis, encombrant
nos tables, nos sièges, nos étagères, parés à qui
mieux mieux des attraits de la nouveauté, de la
fraîcheur de l'inédit, du fard artistique de la
réimpression et des grâces du renouveau. On
croirait que les mots de l'Ecclésiaste ont été
écrits d'aujourd'hui, tant ils apparaissent lumineusement prophétiques
faciendi plures libfos nullus est finis, frequens que meditatio carnis afflictio est.
Jamais on n'a confié aux presses plus d'essence
d'humanité et moins d'esprit littéraire ; jamais on
n'a improvisé avec plus d'insouciance ce qu'on
nommait jadis respectueusement un volume. Les
moindres grimauds entrent dans la danse des caractères typographiques. Les gens du sire quart de monde se mêlent de trousser un ouvrage ; de
tous côtés on recueille les plus minces déjections
pseudo-littéraires de certain journalisme sous le
format de l'in-18 ou de l'in-8°; la librairie enfin
est devenue une Babel des styles innomés où
l'esprit public a peine à se reconnaître.
Chaque semaine voit paraître plus de cent romans qui se dispersent Dieu sait où ; les éditeurs
même se multiplient, avides de prose hâtive à
distribuer sous couverture engageante. Il ne
s'agit plus de belles-lettres, il s'agit de métier, et,
dans le monde des écrivains, on argumente de préférence sur le taux proportionnel des éditions
et sur le revenu à tirer de tel genre spécial opposé
à tel autre.
La critique ne saurait exister dans cette foire
aux livres elle ne voit plus, elle n'entend plus
son règne est passé ; l'écœurement lui monte aux
lèvres, le flot débordant a violé son temple ; elle
fait place aux hommes-sandwich, à la réclame
grossière, aux boniments, elle ne peut que se réfugier dans la littérature rétrospective, elle abandonne, sans plus lutter, à la foule des-nouveaux
venus, le grand et le petit trottoir.
*
* *
L'heureux lecteur qui vit doucement dans sa
bibliothèque, donnant aux livres qu'il aime un
regard bienveillant, lisant et relisant ses pages
favorites, accueillant de temps à autre, sur une
bonne lettre de crédit ou une sérieuse présentation, quelque nouvel auteur dans sa thébaïde, ne
saura jamais à quel degré la lassitude et le découragement peuvent envahir le journaliste bibliographe amoureux des lettres, forcé d'accueillir et
de passer en revue tous les produits de la librairie
française qui, sans répit, franchissent sa porte.
On dirait d'une déroute : chefs, soldats et maraudeurs arrivent sans ordre. Les piètres fantassins
du roman coudoient les archers d'Apollon ; les
graves historiens se mêlent aux conteurs graveleux, les monographies d'art bousculent les mélanges littéraires ; il faut classer tout cela avec
un soupir d'accablement, parcourir, parcourir
sans cesse, ne jamais s'attarder, rester le Juif
errant de la critique hâtive, tout en songeant au
bonheur inapprécié de ceux qui peuvent encore
flâner dans notre grand domaine littéraire, séjournant là où il leur convient, mettant de la rêverie entre les lignes des ouvrages qu'ils dégustent
peu à peu, sans souci de l'heure brève. Incomparablement fortunés sont-ils, ces bibliophiles qui
ont fait graver en lettres d'or sur leur ex libris le
fallitur hora legendo.
C'est pour avoir cédé à cette tant douce flânerie que me voici, pauvre victime du Livre et des
livres, très en retard vis-à-vis de ceux qui daignent
m'accorder audience et me pardonner d'être un
irrégulier ; je parlerai donc aujourd'hui de quelques beaux et bons livres, honnêtement imprimés
sur solides papiers, à la forme enrichis d'eaux-fortes
et de vignettes, munis de tous les sacrements de
la Bibliophilie.
L'Édition nationale complète des œuvres de
Victor Hugo, publiée par MM. Richard et J. Lemonnier et annoncée à grand fracas depuis de
longs mois, a épuisé les boniments ordinaires et
extraordinaires du journalisme ; toutes les plumes
complaisantes et toutes les plumes à vendre ont
versé l'encre polychrome des éloges sur ce monument élevé à l'homme du siècle. Nous avons voulu,
avant de parler de cette publication si hautement
vantée, attendre que plusieurs livraisons aient vu
le jour et juger de l'élégance et des formes de cet
« Édifice national qui sera composé de plus de
40 volumes in-4° carré, comprenant quatre portraits à l'eau-forte et au .burin, 250 grandes eaux-
fortes hors texte et 2,500 vignettes en taille-douce
imprimées à mi-page dans le texte, puis enfin,
de très nombreux ornements typographiques spécialement gravés pour ce Panthéon artistique.
Huit livraisons sont déjà en vente ; après les
avoir vues avec soin, je constate, non sans regret,
qu'après tant de tam-tam et de grosse caisse, il me
faut avouer que la publication se présente comme
déplorablement manquée, tant au point de vue
du bon goût et du sens artistique qu'à celui du
papier et de l'ensemble. Une oeuvre qui coûtera
plus de quatre mille francs aux souscripteurs sur
Japon et environ trois cents écus aux modestes
acheteurs sur vélin ordinaire, méritait plus d'originalité et plus de splendeur à coup sûr.
Jusqu'ici l'illustration se traîne dans le poncif
et la vulgarité les en-têtes de chapitre, bien que
tirés en taille-douce, sont gris, sans valeur, d'une
conception lourde et commune, d'une exécution
absolument défectueuse. On jurerait de mauvais
zincs, imprimés sans mise en train ; il n'y a là ni
reliefs ni accents, rien qui dénote l'eau-forte ni
le burin. Ce sont des cartouches d'art décoratif
sortis des vieux cartons et qui n'expriment point
le moderne dans sa force et sa réelle valeur. A
cette œuvre dite nationale, il fallait des artistes
nationaux, depuis Meissonier jusqu'à Detaille,
depuis Baudry jusqu'à Chaplin : toute la palette
française, comme on dit, toute la lyre, devait se
trouver au rendez-vous des éditeurs ; il fallait ne
point ménager l'or pour ne point épargner les
talents; ce monument ne pouvait être rapetissé;
il l'est, hélas ! dans le médiocre et dans le laid. La
montagne vient d'accoucher d'une horrible souris grise.
Les eaux-fortes hors texte, sans harmonie
entre elles, dénotant un plan arrêté, ne sortent
point des vignettes courantes ; quelques-unes
même ont choquantes de dessin et d'inhabileté
de gravure. Encore, les éditeurs n'ont-ils abordé
jusqu'ici que les Odes et Ballades et les Orientales,
œuvres de rêve et de quintessence poétique, merveilleux canevas d'illustration fait pour tenter
le génie. Lorsque viendront drames et romans,
Cromwell, l'Homme qui rit et les Travailleurs
de la mer, William Shakespeare et le Rhin, il est
permis de se demander avec inquiétude ce qu'ils
pourront mettre en lumière et si la lassitude
n'aura pas peu à peu invinciblement saisi les
souscripteurs d'ici là. Je n'apporte ici aucune animosité vis-à-vis des entrepreneurs de cette publication considérable ; je ne puis que peindre en
franchise l'expression de ma désillusion, partagée
par la majorité des bibliophiles parisiens, et,
lorsque je lis, en tête du prospectus, l'espérance
manifestée par les éditeurs de présenter aux grandes assises de l'Exposition universelle de 1889 un
incomparable monument du génie artistique et
industriel français au XIXe siècle, je demeure sceptique et pense, en conscience, que mon pays peut
produire de meilleures choses avec moins de vanité d'appel à la badauderie et sous un plus petit
format.
*
* *
Nous voici parvenus sur la fin du siècle, aussi
l'on sent déjà le besoin de la récapitulation un
tri se fait dans l'esprit public pour toutes les gloires littéraires des deux dernières générations, et
depuis plus d'un an la librairie de luxe en fournit
un signe certain, en donnant aux principaux auteurs du temps la consécration de somptueuses éditions plus ou moins définitives, soigneusement
illustrées et d'un prix relativement élevé. - MM. Quantin, Jouaust et Conquet ont mis en
coupe réglée la littérature du XIXe siècle, à cette
différence que le premier a su fonder, par droit
de traités habilement acquis, une véritable bibliothèque française des chefs-d'œuvre du siècle, où
tous les grands écrivains, du romantisme à nos
jours, se trouvent représentés. Cette remarquable
collection romancière inaugurée par Madame
Bovary, dont nous avons parlé au début de cette
année, compte aujourd'hui deux œuvres nouvelles, Monsieur de Camors, d'Octave Feuillet,
et l'impérissable chef-d'œuvre de Balzac, le Père
Goriot.
La Bibliothèque de luxe de M. Quantin contiendra, en cinquante volumes, l'élite des romans
du temps : Balzac, de Vigny, Mérimée, Alexandre
Dumas père et fils, Charles de Bernard, Théophile Gautier, Flaubert, Feydeau, de Goncourt,
Victor Hugo, Alphonse Karr, Murger, Nodier,
Alfred de Musset, George Sand, Souvestre, Méry,
Clarétie, Daudet, Zola y paraîtront tour à tour ;
puis, si le succès encourage cette entreprise considérable, Lamartine, Stendhal, les grands et
moyens oubliés seront admis dans cette collection,
qui ne saurait guère être terminée qu'à l'aurore
du XXe siècle, alors que l'on résumera d'un coup
d’œil admiratif les gloires incomparables en tous
genres qu'a produites le XIXe.
Le format adopté par M. Quantin est un bel-
in-8° carré, de papier vélin blanc, spécialement
fabriqué par les usines françaises du Marais, d'un
joli grain, bien encollé, fait pour défier le temps.
Le caractère d'impression est du plus pur Didot,
d'un bel œil, qui ne fatigue point la vue ; l'illustration ne comprend pas moins de dix ou douze
eaux-fortes par volume, et le prix général est de
25 francs l'exemplaire. C'est là réellement une
innovation dans la librairie de luxe, aussi tous
ceux qui peuvent calculer le prix de revient de
ces sortes d'ouvrages demeureront étonnés d'un
prix relativement si minime, qui mériterait de
faire sensation dans le monde de l'impression.
Pour les bibliophiles di primo cartello, il a été
tiré, à cent exemplaires numérotés, une édition
spéciale, réimposée sur grand papier jésus du
Japon, avec une double suite d'épreuves avant et
avec lettre, au prix de 100 francs. Ce sont là des
livres de toute beauté, qui peuvent, si on le désire,
accueillir dans la splendeur de leurs marges tous
les dessins originaux que certains amateurs du
jour ont la fantaisie de demander parfois à des
artistes en renom.
Examinons Monsieur de Camors, le maître
roman d'Octave Feuillet, illustré ici pour la première fois. Onze scènes principales de l'ouvrage
ont été interprétées par M. S. Rezchan, avec
talent et un réel sentiment dramatique. Cinq
figurent dans la première partie du livre, six dans
la seconde. L'artiste a mis dans ses compositions,
sans rien emprunter aux disgracieux costumes du
second Empire, ce je ne sais quoi de spécial qui
entre dans l'atmosphère d'une époque et forme
comme la couleur locale d'un règne; ses personnages ont un type bien accusé, qui ne se dément
pas dans la série des divers dessins ; c'est ainsi
que Monsieur de Camors évoque l'image d'un duc
de Morny jeune, auquel l'auteur aurait songé, si
l'on en croit certaines indiscrétions mondaines. Les
gravures de Mme Rouveyre et de MM. Daumont
et Duvivier ne sont peut-être pas aussi égales
qu'on le voudrait, mais elles donnent l'expression
exacte des compositions et sont redevables au
burin et à la pointe sèche de leur allure calme
et un peu froide.
Le seul petit reproche que je ferai à l'éditeur,
c'est de s'être montré, de parti pris, un peu trop
sévère pour l'ornementation typographique de son
texte ; Monsieur de Camors se divise en deux parties et en treize chapitres ; j'aurais aimé à voir, en
tête et à la fin de chacun d'eux, des fleurons et des culs-de-lampe finement gravés sur bois, dans
le genre des livres de 1845-1850 ; je sais bien que
ce sont là des frais importants, et que, d'autre
part, beaucoup d'amis des livres, et des plus judicieux, apprécient comme une suprême correction
la sobriété qu'a laissé voir ici M. Quantin ; mais
je n'en persiste pas moins dans ma manière de
sentir un beau volume ; je le veux vivant et gai,
relevé de vignettes le plus possible, considérablement fourni d'arabesques. Il y a en moi un ennemi irréconciliable des grands blancs, où l'œil's'abîme
comme en un désert ; je réclame une caravane
typographiée, si minime ou lointaine soit-elle. Il
manque une oasis dans l'aridité polaire de la
page.
*
* *
Le Père Goriot, le dernier ouvrage paru de
cette collection de chefs-d'œuvre, ne réclame rien
de ce genre ; le texte se suit d'un bout à l'autre
sans arrêt, et il faut tout le génie de Balzac pour
que le lecteur, enlevé par la magie de l'écrivain,
ne songe point à s'en apercevoir. M. Quantin a
fait de ce livre un ouvrage impeccable ; je suis
̃ravi de le constater, et je voudrais que tous les
bibliophiles de France et de l'étranger fissent à
cette édition le succès qu'elle mérite. On sait
toute la discrétion apportée dans cette revue,
lorsqu'il s'est agi de faire l'éloge des ouvrages
publiés par notre éditeur ; cette discrétion a été
poussée parfois jusqu'au mutisme, ou tout au
moins jusqu'à l'annonce banale et sans commentaires ; je ne serai donc assurément pas susceptible de montrer ici plus d'amitié que de sincérité
en parlant de la perfection de cette édition du
Père Goriot, et en particulier des compositions
hors ligne d'un jeune artiste de grand avenir,
M. A. Lynch.
*
* *
Le Père Goriot ne compte que dix eaux-fortes
gravées par Abot. d'après les tableaux de
M. Lynch, car ce sont dix peintures très étudiées
qui ont été confiées à la gravure, dix scènes
posées, vues, senties qui restent en harmonie avec
le roman « La table d'hôte de la Maman Vauquer » est particulièrement bien traitée ; chaque
personnage y est à sa place, chaque physionomie
cherchée et heureusement trouvée. Les types de
Vautrin, ce géant shakespearien, de l'élégant Rastignac et du brave papa Goriot sont vivants sous
le crayon de M. Lynch. La dernière composition,
« la mort de Goriot », est saisissante dans sa grandiose simplicité. Le jeune peintre a restitué avec
une exactitude extrême le caractère, l'architecture
mobilière, les modes, l'esprit même de cette période de la Restauration, où Balzac s'est plu à
mettre son drame en action. Rien ne choque l'œil,
aucun détail n'est oublié on jurerait voir l'œuvre
d'un contemporain grandement préoccupé de
réalisme. M. Abot, dans la gravure de ces dix
planches, a fait preuve d'une grande habileté ; il
a rendu avec une belle conscience les ingénieuses
compositions du jeune illustrateur ; peut-être demeure-t-il néanmoins un peu trop maître de lui
dans le maniement de la pointe c'est un méticuleux qui a peur des audaces du burin et des morsures trop franches de l'eau-forte ; c'est pourquoi,
de volonté, il reste dans les tonalités grises et les
petites tailles léchées ; c'est presque un aciériste
comme on les comprenait en 1850 ; mais ici
cette correction de gravure n'est pas un défaut
condamnable, elle entre en communion avec
l'époque et la nature des sujets reproduits, et je
ne pourrais que complimenter M. Abot du soin
tout particulier qu'il a apporté dans l'interprétation de ces aimables chefs-d'œuvre de composition.
Il faut souhaiter aussi que M. Quantin nous offre
de nombreux ouvrages aussi parfaits que ce Père
Goriot ; il a devant lui le champ littéraire le plus
vaste et le plus pittoresque à exploiter. Avec
Dumas, avec Flaubert, Mme Sand, Sandeau,
Gautier, Souvestre et de Vigny, il possède en
main les canevas les plus riches et les plus fantaisistes pour y broder de mirifiques illustrations ;
mais je ne saurais trop lui conseiller de ne pas
s'en tenir uniquement au procédé de l'eau-forte
et des compositions hors texte je ne vois pas
bien les Trois Mousquetaires, la Reine Margot ;
Colomba, la Fée aux Miettes et Cinq-Mars
imagés de planches sur cuivre ; il faut du nouveau
aux amateurs de cette fin de siècle ; qu'on nous
ramène un peu à ces bois splendides qui se mariaient si bien au texte dans les beaux livres de
Curmer et de Bourdin, justement recherchés
aujourd'hui, et lors même que les artistes graveurs
en relief feraient défaut, il restera toujours les
procédés de zincographie qui progressent chaque
jour et dont on peut tirer des effets exquis, tant
dans le noir que dans le repérage en couleur. Au
reste, point ne m'est besoin de pousser notre éditeur ami dans la voie de l'actualité, du progrès et
des routines brisées il est de ceux qui marchent de
l'avant avec ardeur et il a fourni assez de preuves
de sa prodigieuse activité et de son intelligence
de créateur et d'innovateur, pour que les amoureux du livre soient assurés de toujours trouver
son nom lorsqu'il y aura un beau volume franchement artistique et de forme nouvelle à admirer.
*
* *
MM. Jouaust et Sigaux, eux aussi, ont voulu
enrichir la Librairie des Bibliophiles d'une Bibliothèque artistique moderne, d'un format plus petit
et d'un prix plus élevé. Déjà ils ont publié les
Contes d'Alphonse Daudet, le Roi des montagnes d'Edmond About, le Capitaine Fracasse et
Une page d'amour d'Émile Zola. Nous avons
déjà parlé de ces diverses publications de grand
luxe, qui ont un tirage sur vélin .de Hollande. à
la forme, avec exemplaires sur papier de chine et.
sur Whatman, et qui possèdent une édition de luxe
sur grand papier à très petit nombre. Je m'étendrai
cependant sur les deux derniers ouvrages parus
Une page d'amour et Servitude et Grandeur militaires, d'Alfred de Vigny.
La belle oeuvre psychologique de Zola est éditée
en deux volumes in-8° écu (au prix de 45 francs),
avec une préface de l'auteur, dix dessins
d'Édouard Dantan et un portrait gravés par
Duvivier. Le texte est d'une belle typographie,
d'un tirage un peu gris et pas assez suivi de couleur, ce qui est le défaut général des livres de
l'imprimerie Jouaust ; le caractère adopté, très
sympathique à l'œil, fort et d'un type original est
bien mis en pages et laisse une marge suffisante
le papier est irréprochable l'aspect extérieur du
volume est tout à fait séduisant. Si l'on pouvait
autrefois élever quelques réserves au sujet des
gravures faites pour les Contes de Daudet et le
Capitaine Fracasse, il faut ici louer en toute sincérité la très intéressante suite d'illustrations que
le peintre Dantan a mises au jour, après lecture
d'Une page d'amour.
Ce roman, simple jusqu'à la monotonie et d'une
modernité si accusée, n'était point aisé à illustrer ; il avait contre lui le costume moderne et
aussi le manque de pittoresque dans le décor et
dans le dramatique. Or rien ne m'apparaît aussi
difficile à rendre vivant, pour un dessinateur qui
n'a pour moyen d'interprétation que le noir et le
blanc. M. Dantan qui, avec M. Dagnau-Bouveret,
est un des peintres qui sentent le mieux le côté
intime des intérieurs modernes, a tiré d'Une page
d'amour tout le parti qu'un Yan d'Argent eût pu
tirer d'un roman de cape et d'épée. Ses dix compositions, alors même qu'inégales, ont une expression de vérité, une perfection de dessin qui séduisent toutes sont d'un art élevé. L'Enfant
malade, qui ouvre la première partie du roman,
la scène de l'Évanouissement dans l'église sont
des tableaux de maître. Si d'autres dessins nous
laissent plus froids, c'est que la gravure n'était pas
de nature à en donner toute la saveur. Non pas
que je veuille blâmer les eaux-fortes de M. Duvivier, qui sont fines, séduisantes et d'une exécution
très finie, mais parce que je pense que dans un
cadre aussi étroit que celui du livre, la gravure ne
sera jamais d'une finesse assez enveloppante pour
indiquer les demi-teintes qui viennent mourir
dans les oppositions de lumière et d'ombre.
*
* *
Le dernier ouvrage publié par MM. Jouaust et
Sigaux dans leur Bibliothèque moderne est la Servitude et Grandeur militaires, d'Alfred de Vigny,
que, par un singulier hasard, la Société des Amis des
Livres vient également d'éditer pour ses membres
fondateurs et correspondants. Ces deux livres
sont curieux à comparer. L'édition de la Librairie
des Bibliophiles a pour illustrateur le peintre des
chouans, Julien Le Blant ; celle des Amis des
Livres, imprimée sous la direction artistique de
M. Henry Houssaye, est entièrement vignettée par le peintre militaire Henri Dupray. L'ouvrage des
Cinquante est de format grand in-8°, entièrement
tiré sur Japon et superbement imprimé en caractères Didot par Lahure. C'est,à mon sentiment, la
plus belle publication de la Société, celle qui
exprime une note d'art franchement caractéristique et dont l'ensemble est le mieux réussi. Les
quelques exemplaires mis en vente valent aujourd'hui 220 francs, et cet ouvrage atteindra un prix beaucoup plus élevé. L'illustration se compose de
onze dessins que Dupray a habilement distribués
en planches hors texte et en-têtes de chapitre,
tous gravés par Mordant. Dupray, qui est un
lettré et un fanatique des légendes impériales, a
enlevé ses compositions comme Charlet l'eût
seul pu faire, non pas avec une correction absolue
si l'on veut, mais avec une conviction et une ardeur guerrière qui valent infiniment mieux. Les
gravures de Mordant sont brillantes, très eau-fortées et sans excès de burin ou de pointe sèche.
Ce livre se développe dans une splendeur de haut
goût et fait grand honneur à son directeur Henry
Houssaye. Je ne fais ici que le saluer en passant
et j'y reviendrai peut-être par la suite. L'édition de M. Jouaust, sans présenter l'ampleur magistrale qu'ont donnée à leur œuvre d'élection les Amis des Livres, offre un intérêt absolu.
Le conte de Laurette est illustré de deux dessins,
ainsi que la Veillée de Vincennes et la Canne de
Jonc, soit six compositions d'une grande originalité et qui doivent à la gravure de M. Champollion un relief surprenant. M. Le Blant, dans
cette oeuvre, a montré une grande simplicité ; il
n'a point cherché le dramatique tapageur et il a
su trouver des scènes émues, toutes contenues
dans l'expression parfois admirable de ses personnages. Il a mis moins de passion que Dupray
et aussi plus de sentiment poétique. Au demeurant, les deux illustrations sont dignes d'être réunies, et je sais quelques amis des livres qui
joindront les deux suites dans leur exemplaire,
sans oublier les deux portraits d'Alfred de Vigny,
à ses débuts et sur la fin de sa vie, que M. Jouaust
a eu l'heureuse inspiration de faire graver pour
ses souscripteurs sur grand et petit papier.
*
* *
Un troisième éditeur d’œuvres modernes en
éditions luxueuses se présente, c'est M. Conquet,
dont j'ai eu ici souvent l'occasion de constater le
bon goût et l'intelligence artistique, lors de ses
précédentes publications. Cet éditeur n'a point
fondé, à proprement parler, de collection ou
plutôt de « Bibliothèque moderne. » II se refuse
à adopter un format uniforme, et ainsi il reste
indépendant d'allures, sans gêner la constance de
ses fidèles amateurs. Il pense, non sans raison,
que chaque ouvrage appelle un genre d'illustrations à part, un type de caractères et par conséquent un format spécial, et ainsi va-t-il du petit
au grand in-8°, de l'in-16 à l'in-18, sans souci
des collectionneurs méthodiques. Ses derniers
livres sont une édition du Violon de faïence, de
Champfleury, avec 36 eaux-fortes de Jules Adeline, dans le format in-8° écu carré, d'un tirage à
5oo exemplaires numérotés (35 francs sur vélin
du Marais), et le célèbre roman de Daudet : Fromont jeune et Risler aîné, illustré de douze
grandes compositions hors texte d'Émile Bayard,
gravées à l'eau-forte par F. Massard, publication
en 2 volumes in-8° cavalier, tirés à 500, dont 350 exemplaires sur vélin à 50 francs.
L'avantage de M. Conquet est de publier ses
livres à un prix élevé, en limitant son tirage pour
un très petit nombre de bibliophiles ; il peut
ainsi, sans prétendre à de forts bénéfices, les
épuiser rapidement, les suivre, les racheter au
besoin, en un mot, veiller sur ses livres comme
un libraire-amateur qui aime à ne pas abandonner
ses enfants aux hasards de la foule.
Le Violon de faïence, de Champfleury, parut
primitivement dans la Presse en 1861 et y obtint
un succès relatif ; il y a quelques années, Dentu
en publia une édition illustrée de chromolithographies remarquables, qui fut vite enlevée par un
public de délicats. La publication de M. Conquet
vient donc bien à son heure et ne fait pas double
emploi. Les eaux-fortes d'Adeline, dans le texte,
sont d'une disposition et d'un effet très heureux
et donnent à ce délicieux roman un cachet exquis
et tout à fait nouveau. Ce sont des paysages, des
natures mortes, des amoncellements de vieilles
faïences de Rouen ou de Nevers, qui viennent
sous l'inspiration de l'aquafortiste se contourner
en débuts de pages ou former de charmants culs-
de-lampe.
Livre charmant d'esprit, de format, d'impression, qui mérite une place d'honneur dans les
bibliothèques d'archéologues.
*
* *
Quant à Fromont jeune et Risler aîné, le roman
de Daudet le plus lu et le moins contesté
M. Conquet en a fait un bijou d'impression
et d'élégance. Je voudrais également pouvoir
m'extasier sur les eaux-fortes d'après les dessins
de M. Bayard ; et je serai, cela est probable, taxé
de barbare, après la déclaration que je vais faire.
Elles séduiront, en effet, le plus grand nombre,
mais j'avoue toute l'antipathie qu'elles m'inspirent ; M. Émile Bayard est le plus poncif, le plus
banal illustrateur que je connaisse ; c'est un vignettiste mou, sans nerf et, ce qui est pire, sans défaut.
C'est bien le dessinateur idéal de l'ancien Journal pour tous déjà il marque une époque et fait
date ; son talent incolore a eu son heure et ne l'a
jamais dépassée sur le cadran de la renommée ; c'est l'homme de la mine de plomb : un gris par
excellence, mais qui ne grisera jamais les contemplateurs de ses plats crayonnages. Son dessin sent
le renfermé, le vieillot, le suranné, les mauvais
clichés des œuvres morales de M. de Ségur. J'avoue que cela m'exaspère et je le dis sans façon ; c'est à tel point que le graveur, M. Massard,
qui cependant ne manque point de talent, après
s'être évertué à donner à ses cuivres des reliefs
d'eau-forte, n'est arrivé à produire que des apparences de bois très chipotés, selon la formule
Bayard et Cie. Cela nous rappelle un peu trop les
honnêtes vignettes de la Bibliothèque rose et les
fines images du Plus beau jour de la vie. C'est un
peu jeune ... n'est-il pas vrai ?
Avoir gâché ainsi les types de Delobelle, de la
petite Désirée, du père Planus, c'est réellement
dommage ! Je suis assuré qu'en son for intérieur,
Daudet, qui n'est guère bibliophile cependant,
mais qui est très artiste, sera de mon avis. M. Conquet s'est trompé dans le choix de son dessinateur
il a frappé à la porte d'un illustrateur pour livraisons populaires, mais non point pour livres d'amateurs éclairés et difficiles.
Heureusement qu'il prépare des Contes à Ninon
qui lui permettront de prendre, avec M. Rudaux,
une fameuse revanche !
OCTAVE UZANNE
(*) Cette chronique mordante a été publiée en tête de la Bibliographie Moderne de la revue Le Livre (livraison n°67 pour le 10 juillet 1885). Octave se pose en Directeur de la revue aussi bien qu'en chef de la critique artistique (plutôt que littéraire). Ses avis sont tranchés et il ne se montre pas tendre. L'illustrateur Emile Bayard en fait largement les frais. Cette chronique est très intéressante en cela qu'elle montre un Octave Uzanne débordé de travail (la critique des ouvrages qui paraissent chaque jour lui donne un travail qu'il ne parvient plus à absorber) qui cependant ne néglige pas ses obligations envers les artistes et les livres qu'on lui soumet. La revue Le Livre est au milieu du gué, lancée en 1880 elle s'éteindra en 1889, sans doute à cause d'un manque d'abonnés et sans doute également à cause d'un étiolement de l'enthousiasme de l'équipe de rédaction menée par un chef sans concession.
Bertrand Hugonnard-Roche