CAUSERIE DE NOUVELLE ANNÉE (*)
a saison des étrennes s'est heureusement écoulée. Quoi
qu'on ait pu dire ou écrire
sur la crise commerciale qui
sévit en France à l'heure présente, il faut bien constater
que jamais la librairie n'a produit davantage ; les livres foisonnent et la
scribomanie semble chaque jour gagner de plus
en plus toutes les différentes classes de la société.
Le fils d'un épicier de Lyon, J.-M. Chassaignon, fît paraître vers la fin du siècle dernier, sous le
pseudonyme d'
Épiménide l'Inspiré, une satire en
quatre volumes sur les
Cataractes de l'imagination, le Vomissement littéraire et l’Hémorragie
encyclopédique. Assurément ce livre serait à reprendre et à mettre à la portée des révolutions du
jour, car en aucun temps de notre histoire pareil
déluge d'impressions n'a envahi un peuple plus
démoralisé par la politique et relativement aussi
peu épris de lecture et de belles-lettres.
A l'époque de la décadence littéraire romaine, les ouvrages ainsi se multipliaient et des armées
de copistes travaillaient nuit et jour sans pouvoir
arriver, même au prix d'un labeur surhumain, à
transcrire les innombrables manuscrits qui faisaient irruption de toutes parts. - Pline et Sénèque,
devant la profusion des livres, avaient déjà lancé
ce salutaire conseil au lecteur :
Non multa, sed
multum, ce qui équivalait à dire « Lisez beaucoup, mais bornez votre lecture à un petit nombre
d'ouvrages choisis. » - Aujourd'hui qu'on relie ses
livres, mais qu'on ne les relit point, ce précieux
avis serait sans valeur. Nous assistons à un débordement d'écrits de tout genre, à une production
tumultueuse et encombrante, à un véritable envahissement de littérature sans grande couleur et
sans force, et cela en un temps où l'exiguïté de nos
logis devient plus impérieuse, où il faut restreindre sa vie dans la
parva donus du sage, où
enfin les rangs de nos bibliothèques sont assez mesurés pour que nous n'y puissions même admettre
les seuls grands écrivains de notre France.
Devant cette surabondance d’œuvres imprimées, nous subissons parfois un effarement, un
découragement profond, une tristesse poignante,
comme une inquiétude vague qui tient de l'angoisse, car il faut bien avouer que seul, feu Boulard, le bibliomane à la toise, exproprié de ses
immeubles par l'in-folio et l'in-18, aurait pu
regarder d'un œil à la fois satisfait et inconscient
cette pullulation incroyable d'ouvrages de tous
formats et de toutes provenances, marqués au
sceau de la plus curieuse médiocratie du talent.
*
* *
La littérature française a eu ses États Généraux
et jamais le titre de
République des Lettres ne lui
a été mieux approprié qu'aujourd'hui. La théorie
égalitaire ne s'est que trop pleinement divulguée.
Peu à peu le nivellement s'est fait, et cette, suprême
distinction aristocratique de l'esprit qu'on nommait le
talent s'est très vivement démocratisée et
démonétisée ; cela a été, en quelque sorte, comme
le morcellement intellectuel des grands domaines
nationaux, car chacun montre du talent aujourd'hui, un bon talent courant qui ne choque pas, si
toutefois il ne nous élève point vers des sphères
supérieures. Chacun cultive son petit lopin intellectuel benoîtement, non pas comme un fief ou
un bien patrimonial, avec une conviction et un
orgueil de tréfoncier, mais simplement en brave
franc tenancier qui épuise volontiers et sans souci
son terrain. Aussi, tout a-t-il changé ; les hautes
futaies sont devenues de simples petits taillis et
la récolte artificielle a définitivement remplacé
les bonnes frondaisons naturelles d'autrefois.
- Les grands génies disparaissent, les petits talents
s'éparpillent et se multiplient comme des bacilles.
Dans ces lots d'innombrables volumes que nous
envoient les éditeurs et qui nous assiègent dans
nos intérieurs bourgeois, débordant sur les tables,
s'empilant sur les sièges, il se trouve une honnête
moyenne de talents divers ; on ouvre au hasard un
livre et l'on découvre d'aimables choses curieusement observées, un certain esprit de recherches
et une jolie verve de biendisance ; on convient
que ce sont là des ouvrages quelconques, mais non
pas des œuvres de
Quelqu'un ; ils sont pour la
plupart médiocres, mais, hélas ! ils ne sont pas
pires. - Or le critique désarme ; il n'a plus la force
de s'indigner ; dans ce chaos de bouquins qui l'enserre, il s'égare, il faiblit, il s'énerve ; la nausée
de la lecture le prend ; pour se débarrasser de
tous ces intrus qui quêtent un mot, un éloge, une
réclame et pour faire place aux nouveaux venus
qui déjà frappent à la porte, il bénit en bloc, il
absolutionne tous ces faméliques de renommée ;
il gaspille sa bienveillance en mille banalités
flatteuses ; il éprouve cette commisération frissonnante, ce dégoût refoulé du passant attardé qui
est assailli par des filles il s'efforce de ne pas
être blessant et peu à peu devient criminel.
Vingt romans, dix livres d'histoire ou de voyage,
cent recueils de contes ou nouvelles sont là, près
de lui, qui le sollicitent. Les peut-il lire ? - II n'y
faut point songer ; il les parcourt de l'index, les
fouille du couteau à papier ; partout il sent un
effort, parfois une conviction, rarement un talent
qui l'amorce et le touche à ce ganglion spécial de
l'esprit qui dilate en nous la pensée et l'enthousiasme. La fatigue alors le saisit, il voit se dresser
comme dans un cauchemar toute cette littérature qui l'envoûte et l'ensevelit ; il semble entendre, comme une prière générale qui monte à
lui, un chœur d'esprits qui vantent leurs labeurs,
leurs illusions, leurs chimères. Il songe que tous
ces inoffensifs alimentent une petite flamme intellectuelle et surtout qu'ils ne font point de politique. C'est alors qu'il saisit sa plume pour bénir,
bénir sans cesse, bénir toujours, jusqu'à épuisement d'épithètes ondoyantes et de qualificatifs
émollients.
Ah me disait, non sans tristesse, tout dernièrement, un vrai littérateur, critique sincère, que je
compte parmi mes amis, quand me sera-t-il permis de me réfugier à la campagne, dans une solitude heureuse où je pourrai lire enfin tous les
livres dont j'ai rendu compte !
*
* *
« La critique était bienveillante à son origine,
écrivait le poète Longfellow ; elle indiquait les
beautés d'un ouvrage plutôt que ses défauts ; ce
sont les passions des hommes qui l'ont rendue
maligne : de même, le lit, symbole du repos, fut
transformé par le mauvais cœur de Procuste en
un instrument de torture. » - Cette observation
pourrait être juste, si notre société ne s'était point
transformée sous l'influence chaque jour plus
prépondérante de la presse, si le monde des lettres n'était devenu un véritable marché à la criée
où il faut donner de la « gueule » pour se faire
entendre, et si enfin on pouvait établir une logique conspiration du silence à la naissance de
tous les méchants livres qui nous assaillent.
II n'en est pas ainsi ; le charlatanisme ameute de
tous côtés le public et la petite voix timide et
consciencieuse de l'honnête homme mérite de se
faire entendre. La critique, qui n'est que l'enluminure du mensonge d'ans les mains des pitres
de la réclame, ne devient un instrument de vérité
qu'au service des lettrés droits et amoureux de
sacerdoce.
*
* *
Cette critique sincère, minutieuse et patiente,
nous l'avons cherchée, attirée pour ainsi dire
dans cette
Revue qui entre aujourd'hui dans sa
septième année ; il faut bien le dire, nous n'avons
guère réussi à l'acclimater aussi entièrement que
nous le désirions. En dépit de tous les efforts, elle
s'est parfois banalisée et même trop souvent
compromise à notre insu. Elle s'est montrée
femme de nature coquette, capricieuse, frivole,
agaçante, marivaudeuse, insoumise et fugace ;
tour à tour au service de différentes mains, elle
n'a pu subir le joug d'un seul maître et est devenue forcément mondaine, alors que nous l'eussions voulue surtout plus austère et plus janséniste.
Conduire la critique est devenu, par malheur,
impossible dans la mêlée littéraire de ce siècle.
« On ne trouvera pas de sitôt, disait déjà Balzac
en 1840, un écrivain positivement instruit, ayant médité les moyens, connaissant les ressources de
l'art, qui critique dans l'intention louable d'expliquer, de consacrer les procédés de la science littéraire et ayant lu les ouvrages dont il s'occupe.
Voici pourquoi : lire un livre, s'en rendre compte
a soi-même avant d'en rendre compte au public,
en chercher les défauts dans l'intérêt des lettres
et non pour le triste plaisir de chagriner l'auteur,
est une tâche qui veut plus d'un jour elle demande des semaines. »
Il s'agit aujourd'hui d'être renseigné vite, d'être
guidé prudemment dans ce labyrinthe d'ouvrages
nouveaux, dont la vogue passe si vite, que le
livre du lendemain chasse déjà de la mémoire
l'œuvre de la veille. Le lecteur ne veut pas attendre, l'auteur aspire à être jugé dès le jour de sa
mise en vente et la production haletante monte
toujours avec tant de puissance qu'il est impossible de l'endiguer et d'espérer trouver pour lire
une heure de solitude. - D'autre part, sous peine
de se déclarer un savant encyclopédique, il est malaisé à un Directeur de Revue de juger par soi-même
de toutes les nouveautés qui paraissent dans les
différentes branches bibliographiques. Forcé d'appeler à la rescousse de nombreux collaborateurs,
spécialistes en leur manière, il doit, tout en leur
inculquant l'indépendance et les protégeant dé son
autorité, leur accorder pleine et entière confiance ;
il trace à chacun une ligne de conduite, un cadre
d'évolution il fixe un nombre de lignes déterminé par la surabondance des textes à insérer ;
il agit en quelque sorte en bon père de famille,
ayant l'œil à tout et s'occupant des moindres
détails. La besogne est suffisamment onéreuse et
plus ardue qu'on ne se l'imagine.
Les choses en étant à ce point, et jugeant de la
difficulté de m'éclairer sur la conscience de tous
ceux qui veulent bien m'apporter leur concours,
que de fois n'ai-je point rêvé de diriger personnellement une Revue de critique impeccable, dans un
couvent de moines laïques, studieux, érudits, aimant les lettres avec abnégation ! Au milieu de
cette petite population de travailleurs intègres, détachés du monde, soustraits aux influences extérieures, sans relations d'auteurs et apportant leur
jugement sans complaisances affectives ou autres,
il me semblait qu'on eût pu faire revivre les anciennes critiques du
Journal des Savans ou du
Mercure de France, sans amoindrissement, avec
une invincible logique de la pensée et une autorité incontestable.
Cela est, hélas! du domaine du paradoxe...et
puis, cette congrégation de la libre conscience littéraire porterait ombrage au
panmuflisme contemporain ; non seulement elle ne serait pas autorisée,
mais ce parfait
Moniteur de la littérature compterait tout au plus une dizaine d'abonnés dans les
États désunis d'Europe, même en dehors de l'Union postale.
Encore une utopie à joindre à la Bibliographie
des
Rêves s'il en fut jamais !
*
* *
Le
Livre est presque le seul journal de littérature et de bibliographie mêlée qui ait pu prendre
racine sur le sol léger de notre France au cours
de ce siècle. - Lorsque nous le conçûmes et le
mîmes en œuvre, il y 'a sept ans ; mon éditeur et
moi, j'étais, je l'avoue, un peu sceptique sur le
résultat, bien que ne créant pas une petite chapelle exclusive pour les bibliophiles, mais un vaste
temple ouvert à tous les lettrés. Il me semblait difficile qu'en ce pays de la Chanson et du Conte
gaulois, une publication si abondante en documents sérieux pût s'établir solidement et obtenir
les milliers de lecteurs nécessaires à son existence.
Mon éditeur ami avait une confiance calme qui ne
me pénétrait pas ; j'étais un peu comme ces architectes qui bâtissent une maison avec la persuasion
qu'elle comptera peu de locataires, et cependant
je mollissais avec rage et je me sentais si fort enfiévré dans l'édification de ce petit monument, si
courbatu par les efforts et les difficultés à vaincre,
que j'espérais malicieusement
in petto qu'une malchance caractérisée viendrait me délivrer de tous
ces tracas et me rendre à mon indépendance première et à la pleine jouissance de moi-même.
Il n'en fut pas ainsi ; la bibliographie prit sa
revanche avec un certain éclat. Je fus rivé à mon
œuvre, non sans quelque dépit dans les premiers temps puis, peu à peu, je m'y attachai si
étroitement que je la réduisis pour la mieux parfaire. On cria bien un peu, on clabauda contre la
diminution des feuillets, contre le changement
du papier de première partie, contre la modernité
des articles de la tomaison rétrospective ; mais,
n'étant pas amateur de régime parlementaire, je
passai outre et ne me laissai oncques aller à faire
à nos très précieux lecteurs ni profession de foi ni
déclaration de principes. - A cette heure, le
Livre
est mis au point, définitivement aménagé, pourvu
de toutes les munitions littéraires ; son cadre, je
puis le dire, demeurera invariable. Les premiers
tâtonnements, les petites expériences sont terminés ; il est, dans son ensemble, arrivé à sa forme
consacrée ; ceux auxquels il a pu déplaire au cours
de son insensible évolution ont logiquement battu
en retraite et je les salue de loin sans espoir de
retour. Pour les autres, vieux abonnés chevronnés,
ou conscrits lecteurs de l'année qui commence, je
leur tends cordialement la main, je les prie de
me tenir en sympathie et de me permettre de
discourir souvent avec eux à cette même place,
sur tous les événements littéraires et sur les
questions de profonde et légère bibliophilie.
*
* *
Certes, on pourrait discuter à perte de vue,
sans arriver à s'entendre, sur les différentes façons de comprendre la rédaction générale de
cette Revue ! - Tel bibliophile de la vieille école ne
saurait admettre la première partie du Livre,
sans certaines études de technologie judicieuse
et pratique. Il voudrait y voir revivre les Quérard, les Brunet, les Barbier, les Peignot, les Tricotel, les Renouard, toute cette légion savante
qui fait honneur à la science bibliographique de
notre nation ; il ne lui déplairait point non plus
d'y trouver des articles de bibliotique, de bibliognostique, de bibliomanie et même de dissertation sur les bibliolytes et les bibliopégistes anciens et modernes. Tel autre, bibliomane exclusif,
pencherait volontiers pour des renseignements
plus complets ou minutieux sur le prix des livres
vendus, avec études comparatives des adjudications diverses, puisées dans les catalogues des
ventes célèbres du siècle. Tel bibliothécaire de
province, par esprit de système, ne rechercherait
dans ses pages que des notes de catalographie,
des classifications bouquinières ou des études
statistiques, tandis que certains amateurs demanderaient avec instance de précieuses descriptions des livres à vignettes du XVIIIe siècle ou
des ouvrages illustrés du XIXe siècle, avec des remarques sur l'état des planches, les avant-lettres,
les figures découvertes et toute l'iconologie désirable et raffinée qu'il est de mode de professer
aujourd'hui.
Sans négliger entièrement ces divers travaux,
je ne saurais y renfermer toutes les aspirations du
Livre, et je trouve préférable de renvoyer ces
différents monomanes dont les idées sont si respectables à des magazines très spéciaux et excellents, comme le vieux
Bulletin du Bibliophile, ce
vétéran de la bibliographie podagre, qui sort encore
quelquefois, comme un petit vieillard propret, de
la librairie de M. Techener, sur les plates-bandes
maroquinées duquel je ne veux point marcher.
Une autre école plus moderne se plaît à rechercher des opinions sagaces sur les belles publications typographiques du jour ; elle s'étudie à connaître la trituration du livre, sa physiologie, et je
dirai, même sa psychologie. Amoureuse du document, du fait inédit, des mystères qui planent
dans les entours d'une œuvre ou d'un écrivain,
elle met son esprit au service de sa curiosité toute
littéraire, et compulse plus volontiers les dossiers
épistolaires, les petits côtés de l'histoire des lettres, les fragments de mémoires, les dessous des
livres à clef, toutes les choses vivantes de la littérature, les pages chaudes et colorées des romantiques inconnus ou oubliés, les excentricités de la
plume ou les originalités des conceptions cérébrales. Les disciples de cette école ne dédaigneront
pas encore de connaître les façons dont ils peuvent
agencer une bibliothèque, quels sont les relieurs,
ces couturiers du livre, qui soient susceptibles d'habiller les meilleurs élus de leur choix. Aucunement confinés dans la passion des siècles passés, ni
embaumés ni momifiés dans le pédantisme et la
bibliognosie de tradition, ils feront leurs efforts
pour étendre plutôt leurs vues, leur goût, leur
manie délicate, que pour les circonscrire dans un
cadre étroit. Ils admettront à la fois, sans les
confondre, Rabelais et Veuillot, Bossuet et Renan,
La Bruyère et Maupassant, Montaigne et Ludovic Halévy, Lesage et Alphonse Daudet.
C'est plutôt à ces derniers, à ces nouveaux, que
cette Revue, dans sa partie rétrospective, conviendra par la manière dont je la conçois. Ce siècle
est assez vieux, assez chargé d'hommes illustres
pour qu'on y puisse fouiller l'inédit et y coordonner l'histoire, sans emprunter éternellement
aux temps passés, plus sillonnés d'investigations
que l'Europe ne l'est de chemins de fer. Le
Livre
doit être un recueil original, sans précédent,
tirant toute sa force de son caractère unique et de
son genre absolu. Aux esprits encyclopédiques et
moins épris de littérature masculine et musculeuse, je recommanderai, avec un parfait sérieux
et une sincère conviction, Monseigneur Le
Polybiblion ou Son Excellence ministérielle le
Bulletin
des Bibliothèques et des Archives.
Dans la partie moderne de ce périodique, si
essentiellement foisonnante de renseignements
de toute nature, je pense qu'il était difficile d'apporter à la fois plus de méthode et plus de variété.
Cependant, si ma perception est juste, c'est ici
que les avis bifurquent parmi les lecteurs : ceux-ci
voudraient développer l'étude des comptes rendus
et sacrifier largement cette compendieuse gazette
bibliographique qui résume le mois littéraire avec
tant de logique et de probité ; ceux-là, par contre,
ne se soucient mie des critiques d'ouvrages nouveaux. Trop de romans, disent les uns ; pas assez
d'analyse pensent les. autres ; c'est l'histoire de
l'âne de Buridan. - Je sais certains curieux qui
périraient de dépit si on leur supprimait la liste
officielle des nouveaux journaux parus, qu'ils ne
sauraient découvrir ailleurs ; d'autres trouvent des
charmes touchants à la nécrologie honnêtement
préparée. Pour telle classe d'abonnés, le véritable
clou du
Livre, ce sont les listes sommaires des
principaux articles de la presse littéraire et politique, ainsi que le résumé des Revues ; pour telle
autre catégorie, le suprême attrait ne se trouve
que dans ces notes de provenance étrangère qui
ne nous laissent rien ignorer de ce qui se fait ou
s'imprime
urbi et orbi. - Au demeurant, chacun trouve ici sa pâture intellectuelle ; chacun y alimente son caprice, sa passion ou ses études. Ce
serait la fable du
Meunier, son fils et l'âne qu'il
nous faudrait jouer sans fin, s'il fallait déférer
aux désirs de tous nos très chers abonnés.
C'est ici un terrain de conciliation pour tant de
boutades opposées. Toute Société ne vit que de
concessions réciproques et l'égoïsme individuel
cède forcément le pas à l'intérêt général.
Si, après six ans de travail silencieux, je me
livre aujourd'hui à cette causerie d'intimité soudaine, c'est que je sens ma tâche allégée par le
succès et que je puis, peut-être pour la première
fois, sortir des sous-sols de cet immeuble afin de
visiter mes locataires inconnus
:
« Dites-moi, vous trouvez-vous bien ?- Ne vous
manque-t-il rien ? Ne sentez-vous ni trop de
chaleur ni trop de vents coulis ? » - Et, par manière préventive, je pourrais ajouter : - « Je sais
ce qui vous fait défaut ; pas assez de tenue et de
correction typographique ; trop de coquilles qui
gâtent et marbrent nos colonnes, et, puis encore,
peut-être désirez-vous plus de luxe et de confortable dans la décoration intérieure, quelques bahuts vieux style dans l'antichambre, de la recherche dans les détails, de l'esprit de suite et de
l'harmonie dans l'analyse critique des visiteurs.
Est-ce là bien tout ? » - Je n'ose espérer que vous
ajoutiez : « De plus fréquentes entrevues entre
nous. Comment donc, cher monsieur, l'honneur serait pour moi ! »
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Cette visite étant faite ces quelques mots
échangés, mes hôtes très aimés, je vous dis au
revoir. - Sachez que je suis toujours ici avec vous
et près de vous, sous le même toit, cousu à vous
sur nerfs sympathiques, relié dans une même passion de peau humaine. Signalez-moi les abus,
- s'il en existe, - faites scintiller les petits fers de
vos désirs, le titre de vos ambitions ; montrez-moi
la doublure de
tabis de vos rêves, les fleurons à
froid de vos déceptions, et aussitôt j'accours.
Ces dernières préciosités sont sucreries de jour
de l'an. Goustez-les pour ce qu'elles valent.
OCTAVE UZANNE.
(*) Ce long texte explicatif a été publié en tête de la première livraison de l'année 1886 (10 janvier), septième année de la revue Le Livre. On y découvre avec intérêt un rédacteur en chef-directeur en plein maturité, avec ses doutes et ses certitudes quant à la bonne marche de sa revue. On y retrouve l'homme indépendant qui aurait aimé pouvoir tout orchestrer et mettre en oeuvre seul, sans l'aide d'une cohorte de critiques que l'on comprend toujours débordés par la besogne. Il annonce ici aussi clairement la couleur en faveur de la bibliophilie moderniste contre cette bibliophilie vieillissante et podagre personnifiée par le quasi séculaire Bulletin du Bibliophile. Peu de surprises quant à ses déclarations donc, si ce n'est cette forte réticence qu'il a pu avoir au moment du lancement de la revue, initié par l'éditeur Albert Quantin, son ami. Est-ce simple coquetterie après coup ou bien réalité ? Nous essaierons d'en savoir plus sur la genèse de cette revue monumentale qui s'achèvera à la fin de l'année 1889 pour laisser la place au Livre Moderne que l'on sent pourtant ici déjà en gestation trois ans avant sa naissance.