samedi 28 juin 2025

LES ÉCRIVAINS, LE PUBLIC ET LA RÉCLAME, par Octave Uzanne, chronique publiée dans la revue Le Livre (10 mai 1887)


LES ÉCRIVAINS, LE PUBLIC ET LA RÉCLAME


La littérature du genre humain en 6,000 volumes. — De la désorientation littéraire de ce temps. — Situation singulière des Écrivains entre eux. — Le Théâtre obstructeur de la véritable Littérature. — La Presse quotidienne vouée au Théâtre. — De la disparition de la Critique dans le journalisme quotidien. — La grande hystérie de la réclame dans les lettres. — Les sensations de l’écrivain et ses déboires. — Le critique moderne et la marée des livres. — Misères de la profession. — De la lassitude publique en matière de librairie. — La dysplagie des lecteurs et les écœurements des basses fictions romancières. — Sensations décourageantes de l’heure présente. — Moins de livres et plus d’œuvres. — Plus de propre dans le figuré.


anganelli, qui, sous le nom de Clément XIV, occupa le trône pontifical, prétendait que tous les livres du monde pouvaient se réduire à six mille volumes in-folio, et que les ouvrages modernes n’étaient que des tableaux qu’on avait eu l’art de rafraîchir, de la manière la plus propre à donner dans la vue. — Je ne sais sur quelles bases le savant patriarche œcuménique établissait ses calculs pour décider ainsi ex cathedra d’une question aussi formidablement complexe, mais je crois bien qu’il tablait un peu trop sur sa haute infaillibilité ; aussi je me déclare très schismatique sur cette sentence trop souveraine. — Depuis plus d’un siècle que cette opinion a été émise, les livres ont pris une extension prodigieuse ; en ce moment, à Paris seulement, il se publie quotidiennement vingt-cinq ou trente ouvrages dans toutes les branches de la littérature et des sciences, et, bien qu’on ait prétendu que chacun, individuellement, était admis à traiter les livres comme la société, en prenant quelques amis dans l’immensité de la foule, il n’en demeure pas moins évident que le public s’effare et que les lettrés commencent à lâcher pied éperdument dans le courant des connaissances littéraires de ce temps.

Comment pourrait-on lire, même en opérant un choix judicieux, — ce qui déjà réclame du loisir, — la quintessence des meilleurs livres contemporains ? — Il semble que nous glissions rapidement au chaos, et, dans la situation présente, le malicieux abstracteur Ganganelli risquerait de perdre, sans retour, toutes ses bulles pontificales.

Dans le domaine de la fiction, les romans, cette nourriture intellectuelle des peuples corrompus et décadents, nous arrivent de toutes parts comme une ultime plaie d’Égypte ; ils s’étalent et s’étouffent en une telle confusion à la lumière de la publicité, que les bons pâtissent pour les mauvais et que le lecteur écœuré, désorienté, fatigué par la concurrence qui se dispute son attention, pourrait bien un jour entrer en grève, et mettre ainsi en interdit, pour quelque temps, messieurs les conteurs et amuseurs de foule.

Dans la république des lettres, l’anarchie est déjà visible ; on s’est fortement sollicité par tous les talents éclôs de la veille, on se sent distancé par l’express de la production et par la cohue sans cesse renaissante des hommes nouveaux, on éprouve si bien l’impossibilité de constater par soi-même la valeur réelle des uns et des autres, que l’on accorde sans marchander et sur on dit tout l’esprit et tout le mérite du monde à ceux qui ont eu l’habileté de faire sonner leur nom comme une trompette de tramway à l’oreille des passants.

La société littéraire se compose donc d’individualités nombreuses, qui tôt ou tard entrent en relation, et qui ne connaissent guère l’une vis-à-vis de l’autre que le titre de leurs principaux ouvrages respectifs ; pour ce qui est de la valeur intrinsèque et personnelle, la liste est trop hâtive ; on se frôle, mais on ne s’analyse pas. On discute encore sur un article de journal, sur une thèse soutenue en Premier Paris ; quant aux livres, il faut y renoncer. On les flaire chez les libraires, dans les boudoirs ou dans les antichambres des cabinets de consultation ; mais les lire, se les infuser par la vue, y songez-vous !... Les faiseurs d’opuscules peinent déjà trop sur leurs propres ouvrages pour songer à ceux du voisin.

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Les dernières années de notre XIXᵉ siècle sont, à ce point de vue, bien intéressantes à regarder d’un œil sceptique et clairvoyant, d’autant mieux qu’on peut s’attendre à l’imprévu et à la curiosité d’un krach du livre, comme il y a déjà eu un krach de la peinture, et comme il y aura bientôt aussi, il faut du moins l’espérer, un krach de ce bas art envahissant qu’on nomme l’art théâtral.

Barbey d’Aurevilly vient justement de publier, en tête de son Théâtre contemporain, une admirable préface, où l’auteur des Prophètes du passé montre qu’il pourrait bien être également un prophète de l’avenir. Ce noble dandy des lettres, qui vit en solitaire comme les aigles et les lions, et qui ne cache point son mépris pour toutes les bergeronnettes qui suivent en sautillant les sillons du succès, se gausse avec un bon sens profond et hautain du monstrueux histrionisme moderne.

« Le théâtre, dit-il, est le tyran du jour. Il s’affirme outre-cuidamment lui-même, par l’organe de ceux qui en font la plus belle œuvre de l’esprit humain, et, jusqu’ici, nul critique ne s’est levé contre cette prétention intolérable et ridicule, et ne lui a campé le démenti qu’elle méritait…

« Nous ne voulons ici qu’agiter la question littéraire. Selon nous, en effet, la littérature, la vraie, la grande et la forte littérature, n’a pas de plus mortelle ennemie que ce qu’on appelle la littérature du théâtre, et ce qui rend le péril plus menaçant encore pour la véritable littérature, c’est que la malheureuse ne s’en doute pas. Avec tout son esprit, elle est sur ce point sans pénétration et presque sans discernement. Troyenne imprudente, elle souffre Sinon dans son camp ; que dis-je ! elle le festoie, elle le couronne ; elle a aussi l’amour, l’admiration et l’engouement du théâtre et des choses du théâtre, autant et plus que les illettrés, qui les adorent pour les plus basses et les plus immorales raisons.

« Comme une foule d’êtres destinés à périr par leurs vices aurait-elle donc l’amour de ce qui doit la tuer ?... Que dis-je encore ? elle en a la bassesse. Ce que David faisait devant l’Arche, elle le fait devant un tréteau. Elle supporte très bien de ne venir, dans l’opinion, qu’après la littérature théâtrale, et elle paye elle-même les violons et les trompettes des plus sottes gloires nées sur les planches… Est-ce que le plus idiot vaudeville, pour peu qu’il soit représenté, ne trouve pas toujours à son service le compte rendu d’un livre fort, réduit à sa seule force, ne trouverait jamais ? Lisez les journaux, et jugez ! — Les journaux, qui devraient être les éducateurs du public et qui n’en sont que les courtisans, quand ils n’en sont pas les courtisanes, ont créé des espèces de chaires de littérature théâtrale à jour fixe, très appointées et très amoureusement guignées de tout ce qui a plume. Dans l’indifférence générale et morne où nous vivons pour la forte littérature, un journal pourrait, en effet, sans inconvénient d’aucune sorte, se priver du simple critique littéraire qui n’a que de la conscience et du talent, et qui choisit, parmi les œuvres injustement obscures ou impertinemment éclatantes, celles-là sur lesquelles il faut porter hardiment la lumière ou la main. Mais aucun n’oserait se passer du critique de théâtre, de ce critique qui, lui, ne choisit rien, car, pensionnaire de ses entrées, il est obligé de parler de ce qui se joue, se chante ou se saute, le long d’une semaine, dans un pays qui, ne trouvant pas assez de théâtre comme cela, vient de tirer le dernier mot du cabotinisme qui nous dévore, en inventant les cafés chantants !!! »

Jamais on n’a exprimé plus nettement que d’Aurevilly l’incroyable envahissement du théâtre, ni fait aussi judicieusement germer une idée de révolte qui devrait entrer logiquement dans la tête de tous ceux qui mettent du noir sur du blanc ; mais comme le fait remarquer l’illustre théâtrophobe, cet affolement du théâtre est si universel, si profondément passé dans nos mœurs, que, comme la folie partagée, il ne fait horreur à personne, et que le maître critique qui dénonce aujourd’hui comme monstrueux un pareil phénomène risque de passer demain lui-même pour un autre phénomène d’absurdité et de paradoxe. Un moraliste n’a-t-il pas dit : Si vous ne voulez point passer pour fou, entrez dans la folie commune… Ne dérangeons point nos petits cochons.

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Cette question de priorité de l’œuvre jouée sur l’œuvre imprimée, dans la critique, est cependant plus grave qu’on ne l’imagine communément. Le théâtre accapare la presse, du rez-de-chaussée au premier étage, de l’article de début à l’article de fin, en passant par le « théâtre des faits divers », le drame des assassinats, le vaudeville des Chambres, la comédie des tribunaux et le cabotinage des diplomates étrangers. Il ne reste guère aux livres que les annonces de la quatrième page et des entretiens aux Echos du jour, dont les éditeurs peuvent s’offrir le luxe moyennant un ou deux louis par ligne. — Il y a bien quelque part, dans la rédaction, un critique bibliographe chargé de recevoir les livres nouveaux ; mais ce rédacteur, dépaysé, loin de son élément et mal à son aise et ne parvient guère qu’à fournir, sans commentaires, la liste incomplète des ouvrages publiés. — Pendant que la littérature, dans sa plus forte expression, est ainsi vilipendée, les êtres et les choses du théâtre sont accueillies avec une faveur incroyable et qui prime tout autre sujet dans la presse dite boulevardière. À côté du critique théâtral qui pontifie presque chaque jour, on a inventé le soiriste, une belle invention, je vous jure, qui consiste à encaboter complètement de Paris et la province, en nous initiant familièrement à la vie intime de tous les pitres et de toutes les queues-rouges de la métropole. — Au soiriste s’est adjoint le parisiste, créé tout naturellement pour nous montrer le dessous des pièces et parfois le dessous des jupes, pour interviewer l’auteur la veille d’une première, ou pour chiffonner une réclame chaudement rétribuée par les couturiers et couturières de ces Dames.

Pendant que, du haut en bas du journal quotidien, on orchestre la partition des cantates du théâtre, les pauvres livres attendent vainement un mot d’approbation ou d’improbation ; l’omnibus de la publicité est au complet, le roman comique des temps modernes s’y prélasse et n’est point prêt d’en sortir. — Chaque jour, la petite place laissée à la littérature se fait moindre et s’efface de plus en plus ; je ne parle pas de la critique, comme la professèrent certains ludistes de l’envergure de Sainte-Beuve, celle-ci repose en paix depuis longtemps ; et son ombre n’apparaît guère qu’à des intervalles trop lointains pour qu’on ait encore à s’en inquiéter ; mais, dans le journal à grand tirage, les littérateurs en sont presque réduits à l’annonce, comme de simples négociants, ou à l’article payé au prix de quelques billets de mille, sous couleur de pots-de-vin, car le nombre n’est malheureusement pas encore trop limité des journalistes en renom qui ne s’effrayent point de ces marchandages du donnant donnant.

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Il ne reste, en conséquence, aux ouvrages de la littérature imprimée et brochée que certaines feuilles spéciales et honnêtes, et plus particulièrement les périodiques hebdomadaires, les revues bleues, vertes, jaunes ou orange, les magazines mensuels et bi-mensuels et aussi, — je ne dis point cela sans tristesse, — les journaux étrangers, les plus souvent mieux renseignés sur notre talent national et sur nos écrivains nouveaux que nous ne le sommes en général, dans ce Paris où tout est cabotinage, jusqu’à l’œil en coulisse de la Renommée, cette première grande sauteuse des féeries en carton de la Loi.

Il s’ensuit que les faiseurs de livres, se voyant à chaque heure nouvelle plus nombreux et sentant le peu de moyens dont ils disposent pour se faire connaître de ce grand public qui reste à leurs yeux comme la terre promise des succès à éditions successives ou à mille numérotés, agissent un peu comme les naufragés et se bousculent, se hissent, s’étoffent, se piétinent, pour jeter leur précieux bagages dans les canots de sauvetage de la publicité qui s’offre encore à eux. Il y a forcément encombrement, et toute la pacotille fait parfois le plongeon en route ; c’est un peu au petit bonheur, et jamais la fortune ne s’est montrée plus capricieuse, plus femme, plus aveugle que dans la distribution de ses sourires aux gens de lettres, car jamais un chef-d’œuvre n’a autant couru de risque qu’aujourd’hui de rester inconnu, alors que des centaines de publications médiocres se voient célébrées par l’inexplicable du sort, aidé de la roublardise de leurs auteurs.

Un des diagnostics les plus significatifs de cet état de choses et du détraquement normal des esprits à l’heure actuelle est, cela s’explique par ce qui précède, la soif immodérée de la réclame, le délire de l’annonce, la fièvre du grand article, la boulimie de la chronique élogieuse ou de l’entre-filet flatteur qui tient en mauvaise haleine tous nos contemporains. Oncques l’assaut à la publicité n’avait été plus furieux qu’en ces dernières années ; chacun brûle de se voir affiché dans l’entre-colonne des journaux et la vanité paye à prix d’or ou de bassesses, en monnaie sonnantes ou en obséquiosités louches, la faveur de voir elle action ou telle œuvre ingénieusement illustrée d’éloges en bonne page des feuilles quotidiennes ou périodiques.

Dans le monde littéraire, ce mal a atteint son apogée, et le paroxysme est d’autant plus intense et stupéfiant qu’il y a pléthore dans la production et ennui dans la critique. La bibliographie consciencieuse disparaissant peu à peu de la presse et le livre se multipliant avec surabondance, le public semble mis au défi et à la question. — Un ouvrage paraît, fixe une demi-seconde l’attention ; puis un autre se présente et l’accapare aussitôt ; c’est un flux perpétuel, mais si bruyant et si tumultueux qu’on n’ose y regarder de trop près, de peur d’y laisser choir son intellect et d’y noyer son jugement. La critique minutieuse essaye bien de sauver quelques épaves et d’écluser un peu de réputation, sur ce grand fleuve d’indifférence et d’oubli, à ceux qui aperçoivent le plus en relief au fil de l’eau ; mais elle ne peut remplir son office que patiemment, et les affamés de gloire ou de considération hâtive se raccrochent aux cloches de la réclame et s’efforcent de provoquer les regards par des contorsions immodestes ou incohérentes.

Cette grande hystérie du charlatanisme littéraire, qui n’épargne pas les plus sages, mérite d’être étudiée dans ses manifestations d’aveuglement et d’égoïsme, et tous ces possédés du prurit de l’éloge valent bien qu’on les discute et les dissèque à la fois. — Je m’y essaierai d’autant plus volontiers que le sujet m’intéresse et que je me crois placé assez juste à point, en plein monde de la librairie et de la presse, pour distinguer les causes et les effets avec une assez douce et peu chagrine philosophie.

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L’auteur, le critique ou réclameur et le public se trouvent placés à trois points de vue très différents, qui ne leur permettent de se juger les choses que sous des aspects entièrement dissemblables. Prenons-les tour à tour pour les mieux observer. — L’écrivain qui conçoit son œuvre dans le domaine scientifique, poétique, historique ou analytique, y absorbe totalement sa pensée et sa vie ; il promène son rêve avec le véhicule de la foi et formule son idéal, ses fantaisies, sa didactique ou son jugement, avec l’assurance de son talent ou l’outrecuidance de son génie. Il hypothèque son concept dans son travail, il sent cette sorte de maternité intellectuelle qui porte à son cerveau toutes ses forces agissantes ; il est en pleine gestation, et pense accoucher d’une publication unique, prodigieuse, originale, à nulle autre pareille : il se châtre dans son manuscrit et se mire dans ses épreuves typographiques.

Songez que, durant un an, six mois ou quinze semaines, il est resté enclos dans sa création dont rien ne l’a pu distraire. Ce fut pour lui une enfanture toute spéciale, une incubation intellectuelle dont il s’est engrossé et enorgueilli inconsciemment jusqu’à l’amour-propre et l’égoïsme le plus paradoxal. Il s’est enfermé avec son œuvre jusqu’à ce que son œuvre sortît de lui. Tant qu’il l’a couvée, il n’a rien craint pour elle ; mais dès le moment où cette chose issue de sa moelle et de ses veilles a été, sur le point de prendre son essor dans la société, il s’est vu tout épinglé de préoccupations et de soucis d’avenir, car il lui a rêvé les plus hautes destinées.

L’ouvrage paraît enfin, avec les langes de sa couverture coquette ou le titre semble sourire au passant. C’est, pour l’écrivain, le grand jour du baptême, le jour sacro-saint, où, transporté par la religiosité profonde de son soi, il lui semble que le monde va être transformé par l’apparition de son livre-Messie, et qu’il n’y aura pas assez de cloches dans tous les campaniles du journalisme pour en carillonner la joyeuse venue.

Aussi, contemplez-le dans son rayonnement de paternité superbe ; il écrit des envois ou des dédicaces à tous les militants de la plume, avec un tant de fierté qu’un héros annonçant sa victoire ; il ne s’inquiète point de savoir si l’heure est propice, si l’atmosphère trop chargée d’événements ne nuira pas à la délicatesse de sa progéniture cérébrale, si le marché public n’est point encombré d’autres ouvrages qui écraseront par le scandale ou la vulgarité éclatante la distinction fine de sa fiction d’art ; il ne veut rien voir, rien entendre que cette sirène intime qui chante en lui l’hymne de la bienheureuse délivrance : Noël ! Noël ! Béni soit l’enfant idéal et sublime ! et ce chant dont il se grise, il pense qu’il va se répandre par les cent mille échos de la presse et emplir tout l’univers étonné.

Durant la quinzaine qui suit l’apparition de son rêve imprimé, il ne vit plus de sa vie propre, il est en mal de réputation, de bruit, de célébrité ; il attend tout de la voix publique, et dans chaque journal qu’il déploie, il recherche fébrilement l’article ambitionné, la mention flatteuse, l’entrefilet bienveillant, et, à défaut d’une critique impartiale, il se complaît à la lecture de la petite réclame chamarrée d’éloges que son libraire, à défaut de lui-même, a rédigée et mise en circulation.

Dans ses promenades, il scrute l’œil de ses amis, quéttant un mot d’enthousiasme passager ; il va de librairie en librairie flairer la vente et inspecter son étalage ; puis, de plus en plus sombre et nerveux, il s’abonne à l’Argus de la Presse ou à l’Œil de Lynx afin que ces Agences le tiennent au courant de tout ce qui se débitera urbi et orbi sur les mérites de son œuvre. Ce n’est plus un homme, c’est une hyène en cage.

Puis, sans qu’il y paraisse, lentement sa patience se lasse, son enthousiasme s’assoupit et sa rancœur s’éveille ; il se sent irrémédiablement noyé dans le flot d’imprimés qui sourcent de toutes les typographies de France ; il accuse sourdement la sottise publique, l’imbécillité bourgeoise, l’indifférence des foules ; il se dresse contre les critiques, « ces vendus » qui ne savent point découvrir le vrai mérite sur le lit de bouquins où ils se vautrent et s’endorment ; il se range, sans y prendre garde, dans la grande légion des mécontents et des incompris ; il erre découragé, amolli, rancunier, boudeur au monde, banni de gloire, jusqu’à ce que l’ambition le remorde fortement au cœur et qu’il se replonge dans un nouveau travail, régénéré par le labeur et la lutte, enivré par la chaleur de la conception, plus modéré dans ses désirs et surtout moins naïf vis-à-vis de l’indifférence mondaine.

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Si l’auteur sus-désigné est Parisien de résidence et qu’il publie annuellement deux ou trois ouvrages, il se blasera vite sur la cuisine au laurier de la critique, il deviendra vivement, sinon indifférent, du moins légèrement sceptique ; il indulgentera les faiseurs d’anges dans le domaine des paradis artificiels de la célébrité ; il sera miséricordieux au public, et de plus en plus distrait de sa personnalité par la personnalité des autres, dans ce grand mouvement de libre-échange des sociétés littéraires ; il ne tardera pas à reconnaître que la joie seule de faire une œuvre vraiment est assez intense et ineffable pour être payée au prix de tous les silences et de toutes les ingratitudes de la Béotie universelle.

À l’écrivain moderne, j’opposerai le critique moderne, lettré, indépendant, honnête et sincèrement épris des lettres ; car je veux croire que, pour rarissime qu’en soit l’espèce, elle existe encore à quelques exemplaires humains ; je prendrai donc ce justicier équitable, passant ses nuits à lire et ses jours à analyser les sensations de ses lecteurs. Ce sera, si vous le voulez, le bibliologue idéal, cuirassé de toutes les vertus sacerdotales. Je le prendrai dès le début de sa carrière, et j’essaierai de tracer son portrait dans la manière un peu vieillotte du XVIIᵉ siècle, sous le masque passe-partout d’Ariste.

Nous y voici.

Ariste est entré dans les lettres avec un bagage d’études si considérable que ses amis craignaient qu’il n’eût à payer l’excédent au guichet de l’opinion publique. Très versé dans les anciens et imbu des œuvres des derniers siècles, il y apportait en outre une personnalité très réelle, et, qui mieux est, un caractère de haute droiture et de parfait jugement.

L’amour des livres, plutôt la biblio-psychologie que la bibliophilie, dirigea sa plume vers la critique ; il y réussit, et ses sentences eurent grand crédit auprès des délicats. Ariste, jeune encore, se jura de demeurer étranger à toute coterie et de fuir les amitiés littéraires ; il voulut ne connaître que les œuvres et ne subit pas l’influence des hommes ; il y réussit tout d’abord, mais peu à peu il eut la désespérance de remarquer qu’il n’est point d’isolant possible dans une république d’écrivassiers, et, sans qu’il pût se rendre compte comment la chose lui était arrivée, il se vit bientôt presque autant d’amis que Paris comptait de faiseurs de livres, tous « très chers confrères » qui lui baisaient le bec dans des dédicaces non moins chaleureuses que folles et sucrées.

Il se roidit cependant, se dégagea, essayant de faire le cercle autour de lui par des horizons nettement appliqués sur les méchants auteurs, les plus agressifs dans leur amitié ; il donna du bec sur les gens de plume ; mais plus il le bec était dur, plus les plumes se montraient caressantes et les sourires engageants. Sa réputation était faite ; les lettres pleuvaient sur sa table, les livres débordaient de toutes parts, sur les meubles, sur les chaises, sur les tapis ; le flot montait toujours.

Ariste lutta désespérément ; il s’efforça de tenir tête à cet élément d’impressions qui submergeait lentement jusqu’à sa volonté et à son culte littéraire ; mais déjà il ne lisait plus, il effleurait un livre, en respirait l’esprit sans entrer en plus intime commerce avec lui. — Son logis n’était plus la Thébaïde d’autrefois, le coin béni des communions d’idées à la sainte table des travaux patients, c’était une sorte de bureau où tous les « fraîchement imprimés » venaient se faire enregistrer. On sonnait… des livres, des paquets de livres lui étaient remis… il les regardait, les jugeait d’un premier coup d’œil, remettant au soir un plus complet examen. On sonnait encore… et de nouveaux livres lui étaient portés avec lettres justificatives, recommandations et tablettes de louanges toutes prêtes à être diluées en articles, sur un fond doux d’enthousiasme ; — on sonnait, on sonnait toujours, et les livres s’entassaient, parfois tenus en mains par leurs auteurs importuns qui brisaient toutes les consignes, pour paraphraser longuement l’esprit de leur œuvre, pitoyables à force de raisonnements… On sonnait… on sonnait ; on sonnait ; dix ouvrages, quinze ouvrages montaient ainsi chaque jour chez Ariste, qui sentait sombrer tristement sa foi et mollir son courage.

Il n’était point de ceux qui se disent : je lirai tel livre signé d’un nom estimable et je négligerai les autres ; il était bien, au contraire, attiré vers les inconnus, vers les jeunes, vers les fleurs qui venaient à lui sans juger utile de maculer d’une banale dédicace la virginité des faux-titres ; il se disait que parmi tant de romans, tant d’œuvres diverses d’histoire, de mélanges et d’érudition, il y avait à n’en point douter des justices à faire, des écrivains à révéler, peut-être des chefs-d’œuvre à mettre en lumière ; mais : il était vaincu, vaincu par le temps, vaincu par la place réservée à ses articles, vaincu par la production incessante, vaincu en un mot par l’impossible.

Il en arriva à se fier au hasard, à faire la part du feu et de l’oubli ; il éprouva le vide et la misère de sa profession, et, lorsqu’il tentait de revenir à ses lectures anciennes, à ses auteurs de prédilection, aux véritables maîtres de notre tradition littéraire, il apercevait le néant de ses efforts et regrettait amèrement le temps pour ainsi dire gaspillé sans fruit à batailler en mercenaire pour le compte d’autrui, les heures perdues à se créer des ennemis et des ingrats, tant de phrases écrites sur les nuages qui passent, alors qu’il eût pu concentrer ses forces, les discipliner et surtout conserver sa religion de lettré, pour s’encloîtrer dans un travail de rêveur, qui l’eût fait heureux, grand à ses yeux et surtout indépendant des œuvres de tous.

Ariste le critique, c’est aujourd’hui X., Y., ou Z., c’est mon voisin, c’est moi-même, ce sont tous ces lapidés misérables qui reçoivent sur le crâne les quinze ou dix-huit cents volumes dont les presses, constamment de frondes les accablent chaque année. Gloire à ces écloppés, chez qui vit encore l’amour du beau ; ils sont restés conducteurs, s’ils n’ont pu se montrer révélateurs ; mais, au soir de la vie, plaignons-les, car la tristesse les gagne et ils ressemblent à tous ceux qui ont prêté leur dos comme échelon au succès d’autrui. Ceux qu’ils ont aidés dans leur ambition, du haut de leur Olympe glorieux, les regardent hautainement comme les parias du paradis lettré.

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Je me suis essayé à démontrer l’état moral de l’écrivain dans la pullulation bibliographique du jour et à peindre l’inanité des efforts du critique puritain au milieu du dévergondage des impressions fourmillantes de ce temps. La situation du public, qui est plus sage, a-t-on dit, que le plus sage des critiques, n’est pas moins lamentable ; écœuré par la réclame, berné par les comptes rendus hâtifs, désabusé de toutes parts, il apparaît comme le Géronte de la comédie entre Léandre et Scapin ; il endosse tous les mécomptes et paye les frais de tous les mauvais tours qu’on lui joue.

Perdu parmi tant d’ouvrages et de boniments qui violent son attention, il devient le plus souvent la proie d’un troisième rôle, très retors et très insinuant, qui est le libraire. Celui-ci possède toutes les influences du dernier ressort, on va à lui en confiance et avec ingénuité, sans se douter de ses sympathies ou antipathies aveugles, on prend ce qu’il donne, en mouton de Panurge, sur l’assurance que ça se vend. — Le pauvre public est à la fois le jouet des amitiés littéraires et des réclames payées ; en dehors de quelques écrivains sincères dont il adopte volontiers le jugement sans remords, il ne croit plus à rien ; il lui semble vivre dans une société de pickpockets et il se fait voir chaque année plus méfiant, plus indifférent, plus lassé.

Certes, je ne saurais y contredire, il y a de quoi ; — à force d’acheter des livres qu’on lui signale et qu’il repousse à la lecture le plus souvent avec dégoût ou ennui, il est saisi d’un vertige intellectuel assez semblable à ces vertiges d’estomac des dyspeptiques qui ne savent plus à quel aliment vouer les malaises de leur appétit ; de la boulimie initiale, il tombe dans la bradypepsie, et de la bradypepsie dans l’apepsie, et de l’apepsie dans la dysphagie ; rien ne ne passe plus, le lecteur apporte une circonspection extrême avant de se lancer dans la lecture de 300 pages d’un roman où il est presque assuré de rencontrer, complaisamment étalées en tartines, les échantillons de tous les excréments d’humanité, les bassesses, les lâchetés de tout ordre, et de subir la description de la dégradation de l’homme par la femme, sous prétexte de documents, de grand art et de style.

Franchement il regrette les fictions chevaleresques, les contes aventureux, les Don Quichottades romantiques, les folles équipées des romans d’action qui naguère héroïfiaient son imagination ; maintenant qu’on le traîne dans le terre à terre, qu’on le fait barboter dans les eaux de vaisselle et qu’on l’angoisse dans des transpirations malsaines, il éprouve le cauchemar de toutes ces « joies de vivre », et il proteste avec une certaine raison, il faut en convenir.

La lecture ne sort plus du train-train sombre de sa vie journalière, elle n’élève point dans des idéals qui le dématérialiseraient durant quelques heures ; il ne voit qu’une sténographie ou une photographie des vices inélégants. Alors, bien qu’à son esprit défendant, il revient à M. Ohnet, comme il reviendrait peut-être à Rocambole, car il préfère des choses inoffensives et sans odeur aux talents trop parfumés, à l’assafetida qui est de mode.

Doit-on s’étonner, cela étant, de la maladie grave qui sévit sur le monde de la librairie ? — Se figure-t-on prendre les mouches avec du vinaigre ? — Nous subissons en ce moment tous la loi des peuples vaincus et décadents qui ne se savent point se relever, fût-ce par un acte de folie ou de sublime désespoir, et nous restons couchés à terre dans la contemplation et l’analyse de nos déjections, amollis, veules, démoralisés. Nous ne regardons plus s’élever la vieille alouette des Gaules qui montait, montait encore, montait toujours, planant et chantant dans la lumière ; nous nous enfouissons peu à peu de nos mains avec un ordre raffinément que nous pensons être encore de l’Art, et, lentement, nous nous ankylosons, en notant par dilettantisme nos hoquets, nos senteurs et nos râles comme les nymphomanes, jusqu’à l’heure prochaine de la grande agonie finale ou du « tout à l’égout ».

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Je ne suis certes point optimiste, mais voudrais pouvoir espérer ; je ne sais si le grand public éprouve la sensation de découragement qui se dégage des conclusions de cette étude, mais je le perçois vaguement — sali, volé, conspué, démoralisé, ne sachant plus à qui confier ses loisirs, il me paraît que le vrai et seul contribuable de la librairie ne doit point affirmer ses sentiments dans la formule du docteur Pangloss, et que lui aussi attend, sinon un coup de balai final, du moins un relèvement de l’esprit de fiction…, moins de livres et plus d’œuvres et surtout moins de vidanges sociales et plus d’aérostation morale — un écrivain, digne de ce nom, a mieux que des yeux et un odorat, il a une âme qui demeure comme l’apôtre de son beau idéal ; mais le beau moderne, dans le roman, c’est franchement un peu trop le laid. —

Je réclame moins de précocité dans le sale et plus de propre dans le figuré. Hélas ! les pires modèles ont plus d’imitateurs que les bons. Puissions-nous revenir à l’Astrée et aux bords du Lignon !

OCTAVE UZANNE


(*) article publié dans la revue Le Livre par Octave Uzanne, signé de son nom et placé en tête de livraison aux pages 225-231 (10 mai 1887, 5ème livraison, huitième année).

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Résumé

Octave Uzanne dresse un tableau alarmant de la vie littéraire de la fin du XIXᵉ siècle : il constate la prolifération anarchique des livres, au point que le public, submergé, est écœuré et indifférent. Dans cette surproduction, les bons ouvrages se noient parmi les médiocres, et l’écrivain, obsédé par le succès, sombre dans une frénésie de réclame et d’obséquiosités. La critique littéraire, elle, se meurt, étouffée par la presse quotidienne fascinée par le théâtre, qui accapare toute l’attention au détriment de la littérature sérieuse. Le critique idéal, impartial et lettré, se voit vite débordé par la masse des publications, incapable de discerner ou d’analyser.

Quant au public, il devient cynique et méfiant : il ne sait plus à quel livre se fier, tant la réclame brouille le jugement. Dégoûté par les romans naturalistes qui se complaisent dans la laideur et les bassesses humaines, il aspire à des fictions plus nobles et idéales. Uzanne conclut en appelant à un assainissement moral : moins de livres, mais des œuvres véritables ; moins d’étalage sordide, plus de grandeur et d’élévation.

Analyse

Ce texte est à la fois un pamphlet et un diagnostic sociologique de la vie littéraire sous la Troisième République. Uzanne y développe plusieurs idées majeures :

  1. L’inflation bibliographique : la production de livres explose, dépassant les capacités du public à suivre, et même celles des critiques à lire et juger. C’est un chaos éditorial qui nuit à la qualité.

  2. Le règne de la réclame : les écrivains, réduits à des stratèges de la publicité, quémandent les faveurs de la presse. La publicité devient le principal moteur de la notoriété, éclipsant le mérite intrinsèque des œuvres.

  3. La servilité de la presse au théâtre : Uzanne, relayant Barbey d’Aurevilly, dénonce la presse qui, au lieu d’éclairer le public, consacre l’essentiel de ses pages au théâtre, spectacle jugé frivole et corrupteur, et relègue les livres à la portion congrue. La critique littéraire, telle qu’elle existait à l’époque de Sainte-Beuve, est quasiment éteinte.

  4. La frustration de l’écrivain : Uzanne peint l’écrivain comme un être orgueilleux et fragile, tour à tour exalté par la sortie de son livre et dévasté par l’indifférence du public ou des critiques.

  5. La crise du critique : le critique consciencieux est débordé, condamné à l’échec face à la marée des publications. Il perd peu à peu ses forces, sa liberté de jugement et, finalement, sa vocation.

  6. Le désarroi du public : Uzanne dépeint un lecteur désabusé, las des récits glauques, qui aspire à retrouver des œuvres porteuses d’idéaux et de beauté, comme dans la tradition des romans chevaleresques ou pastoraux (référence à L’Astrée et au Lignon).

  7. Une satire mordante : tout au long du texte, Uzanne use de l’ironie et d’un ton pamphlétaire. Il se moque des illusions de grandeur des écrivains, de la bassesse de la presse, de la naïveté du public et du cynisme des libraires. Son style foisonnant et métaphorique illustre la fièvre qu’il décrit.

Ce qu’il révèle sur son époque

Ce texte offre un témoignage précieux sur les mutations culturelles du Paris littéraire de la Belle Époque : la professionnalisation du journalisme, la transformation de l’édition en industrie, la montée en puissance de la publicité, et le glissement du goût du public vers un réalisme cru et sensationnaliste. Uzanne s’inscrit ainsi dans le débat sur la décadence morale et esthétique de la fin de siècle.

Conclusion critique

Uzanne anticipe, avec une lucidité féroce, les travers d’un système où le marketing prime sur le contenu. Son appel à « moins de livres et plus d’œuvres » résonne encore aujourd’hui. Il dénonce non pas seulement l’excès quantitatif, mais la perte d’un idéal littéraire : la littérature, selon lui, devrait élever, non ramper dans le sordide.

Sa vision, pessimiste mais lucide, fait de ce texte un vibrant plaidoyer pour un art plus exigeant et pour une presse critique véritablement indépendante.


Publié le 28 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

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vendredi 27 juin 2025

L’Inconnu, par Paul Hervieu. Paris, Alphonse Lemerre, 1887. Réception par Octave Uzanne dans sa revue Le Livre (10 août 1887).

 


L’Inconnu, par Paul Hervieu. Paris, Alphonse Lemerre, 1887. Un vol. in-18 jésus. — Prix : 3 fr. 50.

En dehors des qualités de style et d’observation analytique qui sont des plus remarquablement développées chez Paul Hervieu, le grand mérite du jeune écrivain est d’avoir su, au milieu du mouvement littéraire moderne, se créer une spécialité qui lui assure une incontestable originalité. S’il voit d’une manière particulière, s’il sent autrement que ses confrères, il écrit aussi autrement qu’eux, il manifeste à chaque œuvre nouvelle sa personnalité, sa valeur individuelle, d’une façon tout à fait saisissante. Jamais peut-être il ne s’était affirmé aussi complètement que dans ce livre si curieux, l’Inconnu, où, sous la forme attrayante du roman, il étudie avec une rare et intuitive habileté le déconcertant problème de la folie.

L’exposition de son œuvre, toute cette partie introductive et préparatoire conduisant à la lecture du fameux manuscrit de l’Inconnu, est d’une science d’arrangement si adroite que le lecteur, une fois mordu par l’engrenage, est captivé, forcé de suivre le mouvement, d’aller jusqu’au bout, immédiatement pris par une sorte de charme mystérieux caché sous la langue moderne, vivante, sous l’air bon enfant des phrases et du récit. La lecture du manuscrit vient ensuite, qui empoigne, dès le début, avec la force magnétique de l’énigme, cette séduction qui hypnotise, surtout quand elle est présentée en une forme familière, naturelle, empêchant l’esprit de se méfier des pièges pleins d’ombre, des dessous secrets, embûches sous la narration. Qu’est-ce en réalité que l’Inconnu ? Est-ce un fou véritable, ou bien une victime, un mari gênant dont la femme et l’amant se sont débarrassés ? L’auteur ne conclut pas, laissant le lecteur aux prises avec le redoutable mystère, le jetant d’une situation nette et très claire à une aventure nauséeuse, presque fantastique, exposant les faits sans jamais se mêler de les juger ; en agissant ainsi, il donne à tout le livre le relief si étrange du sphinx auquel chacun voudrait arracher son secret, du sphinx qui a d’attirantes mamelles de femme et une dangereuse croupe de bête fauve. Que de cerveaux, que d’intelligences viendront se heurter à ce livre, car il s’adresse à l’esprit délié et léger de la femme aussi bien qu’à la raison et à la logique de l’homme ! Les questions les plus graves et les plus passionnantes s’y enchevêtrent ; on passe de la chambre de mort à l’alcôve grisante de l’adultère, des étreintes d’amour aux hurlements de douleur comprimés par les murs du caveau servant de tombe ignorée à un personnage fatidique, enterré vivant. Ce sont là des émotions inoubliables que procure l’Inconnu, l’œuvre qui résume le plus brillamment le talent particulier de Paul Hervieu.

Article non signé [Octave Uzanne]


(*) article publié dans le revue Le Livre par Octave Uzanne, non signé (les articles publiés dans Le Livre sans signature sont tous d'Octave Uzanne), in Critique littéraire du mois (10 août 1887, 8ème livraison, huitième année).

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Résumé

Cet article loue le roman L’Inconnu (1887) de Paul Hervieu, qu’il présente comme l’œuvre la plus originale et accomplie de l’auteur. Hervieu y aborde le thème de la folie sous une forme romanesque captivante, marquée par une écriture personnelle et un style vivant. L’auteur de l’article insiste sur la force hypnotique de l’intrigue : une fois plongé dans le récit, le lecteur est entraîné jusqu’au bout par une narration mystérieuse et prenante. Le texte décrit comment Hervieu entretient le doute sur l’identité et la santé mentale de l’« Inconnu » : s’agit-il d’un fou, d’une victime, ou d’un mari évincé ? Sans jamais conclure, l’écrivain laisse le lecteur face à un mystère fascinant et dérangeant, mêlant scènes d’adultère, suspense macabre et émotions intenses. Ce roman, selon le critique, illustre au plus haut point la singularité du talent d’Hervieu.


Analyse

Le texte se présente comme un éloge vibrant, à la fois stylistique et analytique, de L’Inconnu. Plusieurs points essentiels ressortent :

  1. Originalité et individualité : Hervieu est salué pour avoir su développer une vision et un style propres, le distinguant nettement de ses contemporains. Cette singularité est présentée comme la clé de son originalité littéraire.

  2. Maîtrise de l’intrigue : L’auteur de l’article insiste sur la science de la construction narrative d’Hervieu : il parvient à captiver le lecteur dès les premières pages par un « engrenage » irrésistible, qui mène à une lecture haletante.

  3. Ambiguïté et mystère : Le cœur du roman repose sur l’ambiguïté de la folie et du crime. L’auteur maintient volontairement l’incertitude sur la réalité des faits, refusant toute explication univoque, ce qui confère au texte une atmosphère à la fois inquiétante et envoûtante, comparable à un sphinx.

  4. Puissance émotionnelle : Le critique met en avant la richesse des situations décrites, oscillant entre passion amoureuse, adultère, et horreur, notamment avec l’image glaçante d’un homme enterré vivant. Ces émotions fortes participent à l’originalité et à la force du livre.

  5. Public visé : L’article souligne que le roman s’adresse autant à la sensibilité féminine qu’à la raison masculine, suggérant une œuvre à la fois subtile et intellectuellement stimulante.

  6. Octave Uzanne et son style : Bien que non signé, le texte porte la marque du style d’Uzanne : emphatique, imagé, mêlant envolées poétiques et analyses pointues, il cherche à transmettre au lecteur la fascination qu’il éprouve lui-même pour le livre.

En définitive, ce compte rendu critique célèbre L’Inconnu comme un roman à la fois moderne et fascinant, et en fait un jalon important dans la carrière d’Hervieu, capable de captiver le public par une intrigue déroutante et un traitement littéraire audacieux.


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L'Inconnu de Paul Hervieu vient juste d'être réédité avec une Présentation par
Marie-France de Palacio aux éditions du 26 octobre (juin 2025).


Cliquez sur l'image de la couverture pour commander l'ouvrage


Billet offert à la mémoire de Jean de Palacio


Publié le 27 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

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jeudi 26 juin 2025

Le Sottisier de Voltaire, réception par Octave Uzanne dans la revue Le Livre (10 octobre 1880) : "c’est bien le Voltaire boutadeux qu’on aime à entrevoir, avec le franc parler de son petit lever — quand il se levait encore — et son aimable débraillé de propos."


Le Sottisier de Voltaire, publié pour la première fois, d’après une copie authentique, préfacé par Léouzon Le Duc. Paris, librairie des Bibliophiles. In-8. — Prix : 30 francs.

« Il faut, lorsque vous aurez bien dîné, que, pour votre récréation, je vous fasse lire mon Sottisier », dit Le Sage dans Guzman d’Alfarache. De fait, rien n’était plus plaisant aux siècles passés que ces recueils de bons mots, fusées, pointes vives et malicieuses, madrigaux coquins, épigrammes mordantes qui se retrouvent pêle-mêle, à la bonne franquette, selon l’esprit du moment, dans tous les ana, portefeuilles volés, pensées détachées et autres mélanges : tel celui que Cartier de Saint-Philippe intitula si heureusement Le je ne sais quoi ? — On n’ignore pas que les manuscrits de la bibliothèque de Voltaire furent acquis par l’impératrice Catherine II en 1778 et sont conservés actuellement à Saint-Pétersbourg dans l’une des salles réservées du palais d’hiver. — Ces manuscrits forment dix-huit portefeuilles in-folio ou in-4°, dont cinq reliés en veau et treize en maroquin rouge. Une grande partie des pièces qui s’y trouvent contenues demeurent encore inédites et l’on peut croire qu’elles ne seront jamais publiées, car une surveillance extrême règne autour de ces trésors. Il serait sans exemple qu’un érudit ait pu contempler ces curieux autographes, si M. Léouzon Le Duc, par faveur extra-spéciale, et sous l’escorte de quatre soldats, l’arme au bras, guettant chacun de ses mouvements, n’était parvenu à dresser un état de la bibliothèque de Voltaire et à faire soustraire une copie, plutôt qu’à faire lui-même la transcription du fameux sottisier dont nous allons parler.

La bibliothèque de Voltaire se compose de 7,500 volumes, ouvrages de science, d’histoire, de théologie, de littérature, etc. Plusieurs de ces livres n’ont d’autre originalité que des notes marginales autographes, mais il faut avouer qu’elles sont une expression du plus haut ragoût, à en juger par ce coup de plume écrit en manchettes d’un édition de saint Augustin, à certains passages : — Cochon ! — Gros cochon ! — N’est-ce pas du Voltaire à la garde-robe ?

Le portefeuille sur lequel se trouve le titre de Sottisier est le cinquième des treize recueils reliés en maroquin rouge ; c’est un in-quarto d’environ trois cents pages, admirablement conservé.

« Ce qui distingue le Sottisier, nous dit le savant auteur des Études sur la Russie et le Nord de l’Europe, c’est sa libre et piquante allure. Dans ses écrits imprimés, Voltaire vise nécessairement à l’effet : sa toilette est préméditée, il consulte son miroir, il attend que tout soit à point pour se montrer au public. Dans le Sottisier, rien de pareil : Voltaire s’enferme chez lui, il s’étale en robe de chambre et en pantoufles. Ni masque, ni pose. — Qu’il lise ou qu’il pense, dès qu’une idée lui bourdonne dans la tête, il la prend au vol et la fixe. L’idée peut être gravée ou légère, sérieuse ou burlesque, sublime ou triviale, éclair grandiose, explosion énorme, boutade égrillarde, graveleuse, n’importe ! elle est là, elle y reste. Ce n’est point à l’aventure que Voltaire l’éparpille ainsi ; il obéit à une inspiration vague d’abord, mais qui peu à peu se précise ; et, quand sonnera l’heure de la synthèse, chaque phrase isolée prendra place dans un tout ; plus d’une fois même elle deviendra l’élément embryonnaire d’où s’engendrera ce tout. Que les curieux de Voltaire, ceux qui aiment à remonter aux origines, méditent ce Sottisier, ils reconnaîtront que je dis vrai. »

Ce que M. Léouzon Le Duc ne dit pas assez, peut-être, tous les érudits et même les superficiels férus de littérature reconnaîtront bien vite, c’est que, dans ce drageoir aux épices, le sel attique de Voltaire n’est point le seul à fournir un condiment ; y reconnaît l’esprit de plus d’un bel esprit du XVIIIe siècle et le piquant gaulois de quelques poètes contemporains du jeune Arouet. Le Sonnet sur Mme de Maintenon, qui seul vaut un long poème, au dire de l’éditeur, n’est-il pas de Louis Racine ? et aurai-je beaucoup de peine à démontrer que l’épigraphe de Bensérade, « d’une si fine et si mordante ironie » selon M. Léouzon Le Duc, doit être logiquement attribuée au bon Sénécé, que Sercy la mentionne dans son édition princeps des œuvres de Bensérade et qu’elle se trouve gravée presque toujours au-dessous des portraits de l’auteur des Métamorphoses en rondeaux ? Enfin dois-je ajouter, sans y mettre un grand sens critique, qu’on ne saurait parcourir la nuée de petits vers, bouquets à Chloris, épigrammes, quatrains ou contes osés renfermés dans ce Sottisier, sans y découvrir, dans leur intégrité et sans la moindre variante, de coquettes priapées de Maynard, des distiques de Piron, des couplets de Grécourt ou de légères bluettes de Boufflers et de Jean-Baptiste Rousseau, Sottisier poétique de Voltaire en somme, comme le Sottisier de Maupertuis, sottisier en pique-nique où chacun a payé son écot, et au milieu duquel tout s’est confondu dans le génie de l’imparfait Arouet.

Dans la partie de la prose, il me semble que nous nous trouvons mieux dans le tête-à-tête avec l’auteur de Candide ; s’il y a de ci de là quelques pointes ou bons mots qu’on dénicherait facilement dans les compilations de Cousin d’Avallon, le fonds même du recueil est bien du même grand cru qui a produit le Dictionnaire philosophique ; c’est bien le Voltaire boutadeux qu’on aime à entrevoir, avec le franc parler de son petit lever — quand il se levait encore — et son aimable débraillé de propos. Dans cette partie de l’œuvre qu’on vient de réimprimer, nous avons un Voltaire tout neuf, séduisant au possible, étonnant toujours, et on dirait qu’il prend plaisir à verser sur le lecteur toutes les flèches de son inépuisable carquois de satirique ; il se livre tout entier, car si le livre à lui-même y jette pêle-mêle ses pensées dans son portefeuille comme les grandes « coquettes » laissent tomber leurs joyaux à un en, en se complaisant au bruit qu’ils font dans les vide-poches de lapis ou de laque japonaise. Il improvise, il s’écoute, il s’annote, il embusque en avant-garde toutes ces aimables troupes légères de ses pensées dans les petits taillis où il viendra les relever un jour pour les enrégimenter dans quelque unes des grosses légions de son œuvre philosophique.

Après la délicieuse conversation de Voltaire et de Casanova à Ferney, relatée par celui-ci dans ses prodigieux Mémoires, j’avoue ne point connaître d’ouvrage qui révèle mieux, dans le déshabillé de l’expression, le bon sens et la belle humeur du bonhomme. Je prends au hasard dans ces miscellanées, ne cherchant point les notes à la Rivarol ou les traits à la Chamfort, mais ramassant toutes les paillettes d’or qui sont roulées dans ce ruisseau jaseur et caillouteux qui provient de la même source et qui retourne, qu’on me permette cette image classique, au grand fleuve du génie de Voltaire.

Voici quelques jolis aphorismes politiques :

— « En une république, le tolérantisme est le fruit de la liberté et le régime du bonheur et de l’abondance. »

— « Les rois sont avec les ministres comme les cocus avec leurs femmes ; ils ne savent jamais ce qui se passe. »

— « Quand il plaît au roi de créer des charges, il plaît à Dieu de créer des fous pour les acheter. »

— « Charles XII jouant aux échecs faisait toujours marcher le roi. »

— « La plupart des événements qui n’ont point amené de grandes révolutions sont comme des coups de piquet qui n’ont ruiné personne et que les joueurs oublient. »

— « Louis XIV abolit les duels que tant d’autres rois avaient autrefois maintenus et qui avaient été regardés longtemps comme le plus beau privilège de la noblesse et comme le devoir de la chevalerie. Le serment des anciens chevaliers était de ne souffrir aucun outrage et de venger même ceux de leurs amis ; mais il n’y a de pays bien policé que celui dans lequel la vengeance n’est qu’entre les mains des lois. »

En littérature et en morale, Voltaire est intarissable. Je vais citer dans cet ordre quelques-unes de ses plus curieuses pensées :

— « Le Télémaque est une espèce bâtarde : ni vers ni prose. Qu’est-ce qu’un style qui serait ridicule d’imiter ? »

— « On n’est de bonne compagnie qu’à proportion qu’on a de la coquetterie dans l’esprit. »

— « Un livre défendu est un feu sur lequel on veut marcher et qui jette au nez des étincelles. »

— « Un vieillard est un grand arbre qui n’a plus ni fruits ni feuilles, mais qui tient encore à la terre. »

— « Un imitateur est un estomac ruiné qui rend l’aliment comme il le reçoit. »

— « J’ai peur que le mariage ne soit plutôt un des sept péchés mortels qu’un des sept sacrements. »

— « On aime la gloire et l’immortalité comme on aime ses enfants posthumes. »

— « Il y a beaucoup d’honnêtes gens qui mettraient le feu à une maison, s’il n’y avait autre cette façon de faire cuire leur souper. »

— « Mme de Richelieu, violée par un voleur de grands chemins : « Ah ! mon cher voleur ! » »

— « C’est une superstition de l’espèce humaine d’avoir imaginé que la virginité pouvait être une vertu. »

— « Il ne faut point disputer des goûts, c’est-à-dire il faut permettre d’être plus touché de la passion de Phèdre que de la situation de Joas, d’aimer mieux être ému par la terreur que par la pitié, de préférer un sujet romain à un grec. »

— « Les grands hommes ont toujours aimé les lettres. — Vauvenargues dit qu’il ne reste à ceux qui les négligent que ce qui est indigne d’être senti et d’être peint. »

— « Dans notre nation, on n’aime pas véritablement la littérature. Une pièce réussit pleinement : cinq à six mille personnes la voient ; dans Paris, douze cents l’achètent. On la lit à Londres. »

— « On respecte un préjugé, on en brave un autre ; tel manquera à sa promesse, qui n’osera violer son serment. Tel fripon méprisé garde une place honorable, à qui on n’en donnerait pas une d’archer. On souhaite ardemment la mort d’un homme, on ne l’empoisonne point. »

— « Mon esprit est comme certains climats ; chaud à midi, froid le soir. »

— « Dissimuler : vertu de roi et de femme de chambre. »

— « Un historien est un babillard qui fait des tracasseries aux morts. »

— « Le peuple reçoit la religion, les lois, comme la monnaie, sans les examiner. »

— « Nous sommes malheureux par ce qui nous manque, et point heureux par les choses que nous avons ; dormir n’est point un bonheur, ne point dormir est insupportable. »

— « Nous cherchons tous le bonheur, mais sans savoir où, comme des ivrognes qui cherchent leur maison sachant confusément qu’ils en ont une. »

Mais je m’arrête sans suivre Voltaire dans ses notes sur la physique, dans ses extraits de Maillet, dans ses pensées sur les mœurs du temps, le commerce et le théâtre. On a pu voir dans le petit nombre de citations que je viens de faire quel est l’art de Voltaire dans ce Sottisier. Ces pensées sont placées là dans la nudité de leur conception. Le philosophe devait leur donner une forme et les agrémenter plus tard ; ce sont des bijoux non sertis, mais pour les vrais amateurs ils ont le charme des choses primitives et donnent la note exacte de l’esprit prime-sautier de l’historien de Pierre le Grand.

M. Léouzon Le Duc a montré dans sa préface un grand tact et de sérieuses connaissances littéraires sur le sujet qu’il avait à traiter ; il a joint à cette très excellente étude des documents inédits ou peu connus d’une originalité réelle ; malgré la réserve que je faisais plus haut, je ne saurais trop louer la délicatesse et les heureuses qualités qu’il a apportées dans la première édition d’une œuvre de si haute curiosité.

Je n’aurai garde d’oublier l’éditeur Jouaust qui a tenu à honneur d’imprimer ce Sottisier, en y apportant son goût bien connu. Ne me sera-t-il pas permis de regretter néanmoins le tirage très restreint auquel il a voulu se limiter : 340 exemplaires numérotés, y compris les papiers de luxe ; est-ce réellement faire grand fonds sur l’esprit voltairien des érudits français ? Au fait, peut-être l’éditeur a-t-il eu raison ; les gourmets ne viennent jamais aux banquets populaires ; il leur faut la petite chambre pour savourer lentement les mets exquis qu’ils savent être exclusivement réservés à leurs goûts raffinés.

Octave Uzanne. (*)


(*) article publié dans le revue Le Livre par Octave Uzanne, signé de son nom et placé aux pages 222-224 sous la rubrique intitulée : Comptes rendus analytiques des publications nouvelles. Questions du jour (10 octobre 1880, 10ème livraison, première année).

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Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.


Résumé

Dans cet article publié en 1884, Octave Uzanne présente et commente avec enthousiasme la parution du Sottisier de Voltaire, recueil inédit de pensées, aphorismes, traits d’esprit, saillies et notes diverses du philosophe, extraits de ses manuscrits personnels. Édité à Paris par la Librairie des Bibliophiles sous la direction érudite de Léouzon Le Duc, l’ouvrage est tiré à seulement 340 exemplaires, dont une partie sur papier de luxe, et imprimé avec soin par Jouaust.

Le Sottisier contient des fragments non destinés à la publication, révélant un Voltaire plus intime, libre, primesautier, souvent drôle, mordant, graveleux, parfois philosophiquement profond ou simplement badin. Uzanne y retrouve le style caustique de Voltaire dans sa forme la plus spontanée, sans apprêt ni rhétorique. Il compare ces notes à des "bijoux non sertis", réservés aux véritables amateurs de son génie.

Les citations choisies touchent à la politique, la religion, la morale, la littérature ou les mœurs, et montrent un Voltaire lucide, moqueur, parfois amer, mais toujours brillant. Uzanne souligne la pertinence des réflexions voltairiennes sur la société de son temps, et la modernité de son esprit critique.

Enfin, Uzanne loue le travail d’édition de Léouzon Le Duc pour sa rigueur et sa finesse littéraire, tout en regrettant le tirage limité qui réserve cet ouvrage aux seuls bibliophiles.


Analyse critique

Un Voltaire “en robe de chambre” : la spontanéité retrouvée

Uzanne insiste sur la valeur documentaire et stylistique du Sottisier. Il y découvre un Voltaire « sans masque ni pose », dans l’intimité de sa pensée, libéré des conventions du texte public. Ce “Voltaire en pantoufles” contraste avec l’auteur parfois compassé de ses œuvres éditées : ici, il s'exprime sur le vif, note des idées, tente des formules, griffonne des aperçus souvent mordants. C’est la matière brute de l’intelligence, le laboratoire de l’ironie.

Le plaisir des aphorismes

Le texte est ponctué d’extraits choisis, courts, incisifs, souvent drôles ou désabusés. Cette anthologie de pensées permet à Uzanne d’insister sur la modernité de Voltaire, capable d’épingler aussi bien le ridicule des mœurs que les faiblesses des gouvernements ou des religions. Les aphorismes politiques sont notamment d’une pertinence remarquable dans le contexte de la Troisième République, en quête de repères libéraux.

Une entreprise érudite et précieuse

L’éloge que fait Uzanne de Léouzon Le Duc, préfacier et éditeur scientifique, repose sur la reconnaissance de son érudition et de sa prudence méthodologique. Il reconnaît en lui un médiateur scrupuleux, capable de manier les manuscrits autographiques avec respect et intelligence.

Réservé aux initiés : critique implicite de l’élitisme bibliophilique

Uzanne, bien qu’éminent bibliophile, adresse une critique implicite à l’édition ultra-limitée du Sottisier. Il regrette que cette œuvre si vivante de Voltaire soit confinée à une élite restreinte. Mais en même temps, il concède que seuls les « gourmets » de l’esprit peuvent apprécier ce type de littérature fragmentaire, non systématique, au charme sibyllin.


Conclusion

Octave Uzanne propose ici une brillante défense du fragment comme forme littéraire, et du manuscrit comme lieu de vérité de l’écrivain. Le Sottisier de Voltaire devient, sous sa plume, bien plus qu’un simple recueil d’aphorismes : c’est un miroir vivant du génie voltairien, une fenêtre sur l’atelier de l’esprit, à la fois cocasse, lucide et incandescent.

Cette publication de 1884 s’inscrit dans une époque où le culte de Voltaire est ravivé par la République triomphante, mais Uzanne, loin de l’hagiographie, restitue l’écrivain dans sa dimension la plus humaine et la plus libre.


Publié le 26 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

mercredi 25 juin 2025

Billet autographe d'Octave Uzanne adressé à Nadar, villa Olivier à Arcachon. "Je viens de subir, ami Nadar, une affreuse opération de l’œil droit. Je vis encore dans les antiseptiques et les bandages faciaux." (Paris le 31 mars 1892)


Billet autographe d'Octave Uzanne adressé à Nadar, villa Olivier à Arcachon


Je viens de subir, ami Nadar, une affreuse opération de l’oeil droit. Je vis encore dans les antiseptiques et les bandages faciaux. Je ne serai pas complètement rétabli avant une quinzaine, et alors je compte aller communier avec ma passion vénitienne par le grand canal.

L’exposition Guys sera facile à disposer ; Bodinier nous attend ; dèss que vous serez de retour nous y songerons sérieusement.

A bientôt, très cher Nadar ; il m’est interdit de surmener mon bon œil qui se multiplie comme s’il était encore attelé à deux, aussi je vous quitte en vous serrant affectueusement la main.

Votre Uzanissime, Octave Paris

31 mars 1892


Source : Bibliothèque nationale de France (Bnf), in Album d'autographes réunis par Félix Nadar (cote 9775 à l'encre rose). Consulté en ligne sur Gallica.

Transcription et mise en ligne par Bertrand Hugonnard-Roche le 25 juin 2025



Vieux airs - Jeunes paroles - Variations sur les choses qui passent (Notes familières d'un curieux) par Octave Uzanne (Le Livre, 10 septembre 1884) | Autour de Baudelaire intime et divers.


VIEUX AIRS — JEUNES PAROLES

VARIATIONS SUR LES CHOSES QUI PASSENT

(Notes familières d’un curieux.)

L’Actualité en vacances. — La grève estivale des libraires. — À la recherche des curiosités rétrospectives. — Anniversaire de la mort de Charles Baudelaire. — Écrits inédits du traducteur d’Edgar Poë à la vente Poulet-Malassis. — Amoenitates Belgicae. — Mon cœur mis à nu. — Fusées, Suggestions. — Les Sottisiers. — Pensées inédites de Baudelaire sur la société, la théologie et la politique. — Baudelaire commenté par lui-même, écrits intimes. — L’Amour, le Beau, le Mal. — Réflexions d’un poète désabusé. — Projet inédit du journal le Hibou philosophe, son format, son programme, ses opinions littéraires. — Conclusion.


Paris, 31 août 1884.


Toc ! toc ! Personne ne répond ; Paris est sorti. Il faut se morfondre à la porte de l’Actualité qui, elle aussi, a pris ses vacances ; Nada de nada ! disent les Espagnols, et c’est l’exclamation qui me vient devant cette Puerta del Sol du terrible mois d’août, près de laquelle je me démène et pourmène désespérément, car là-bas, au loin, chacun repose à l’ombre. Les libraires n’éditent plus qu’en rêve, ils nourrissent leurs espérances hivernales sur quelque plage normande et ils n’impriment plus que la forme humaine de leur corps sur le sable fin et brûlant, gravure essentiellement de luxe et avant le flot, que la marée montante se chargera de détruire. — Le sommeil plane sur le monde des livres ; les librairies semblent des nécropoles et la voix de la littérature n’est plus guère écoutée qu’aux stations des gares, aux heures d’arrêt, où, entre les soupirs de la machine qui halète, au roulement d’un timbre télégraphique, sous un soleil qui étend ses nappes d’or fondu, un organe aigre-doux de vendeuse ambulante clame dans le silence provincial :

« Demandez, les succès du jour, Sapho, les Blasphèmes, le Maître de forges, la Correspondance de George Sand, le Gil Blas… » Échos qui s’éteignent lamentablement à la queue du train en partance.

L’encre sèche au bout de la plume, il faut se retremper et secouer la vase de son encrier où les mots s’embourbent, où la pensée risque d’échouer. Époque fatale, qui fit écrire autrefois de bien vives et spirituelles chroniques à Auguste Villemot ; mais celui-ci eut l’art de discourir à merveille sur la pointe d’une aiguille ; là où il n’y avait rien, il apportait la fantaisie et faisait ses tours de passe-passe le plus gaiement possible devant le public. Le causeur bibliographe est tenu à plus de réserve ; si l’heure présente ne lui offre aucun aliment de critique, il doit fureter dans le passé, exhumer l’inédit, chasser sans relâche le curieux et revenir chargé de butin comme un zouave en pays conquis. — Orès, cette fin du mois d’août me remet en mémoire le poète Charles Baudelaire, qui, il y a aujourd’hui déjà dix-sept ans, mourut à Chaillot à moitié paralysé, après dix-huit mois d’effroyables souffrances.

Il ne m’appartient pas de retracer ici la physionomie de ce rare poète, hanté plutôt qu’inspiré par le génie le plus inquiétant, le plus sarcastique et le plus virilement quintessencié de ce siècle. Les portraits ou les études de psychologie ne sont pas ici de mon domaine, et je resterai fidèle à mes habitudes de bavardages à tort et à travers sur le vieux neuf, me plaisant à tenir boutique de curiosités et à déballer sous les yeux d’un public ami et familier les pièces rares et introuvables de mon bric-à-brac littéraire. — Déjà j’ai publié au Figaro, il y a quelques années, Un Baudelaire inédit, d’après une moisson de notes que je venais de mettre en gerbes ; ce sont ces notules que je vais donner ici revues et augmentées, les mettant ainsi à l’abri des injures du temps, dans un recueil aisé à consulter, car dans les feuilles éphémères du journalisme ce qui a vu le jour le matin est déjà oublié le soir même.

Des amis qui ont beaucoup fréquenté Baudelaire, cet habitant de la pointe extrême du Kamtchatka romantique — ainsi que le désignait Sainte-Beuve, — des fidèles compagnons tels qu’Asselineau, Banville, Auguste Vitu, Champfleury et Léon Cladel ont pieusement honoré sa mémoire en consacrant à l’homme et à l’œuvre des pages vibrantes d’émotion ou des études chargées de souvenirs et d’anecdotes, qui font ressortir à merveille les mille facettes originales de cet esprit qui se ruait à l’étrange.

On a sondé la vie, inventorié les boutades, paraphrasé les excentricités de ce dandy littéraire, à la fois sceptique et chercheur d’idéal ; sa biographie est donc faite, sinon écrite, et c’est affaire à quelque historiographe des lettres contemporaines de réunir et de classer les documents épars un peu partout dans les colonnes de la presse quotidienne et périodique. Je n’ajouterai rien à sa gloire encore éclatante et brûlante d’actualité, en refaisant un de ces portraits que ce railleur, amant de l’impossible, nommait des Rapinades ; mais à cette place, surtout à cette date, je tiens à présenter un Baudelaire inédit, plus intime et moins banal ou extérieur.

Je suis redevable à Auguste Poulet-Malassis des quelques notes qui vont suivre. C’est en pénétrant dans le cabinet de cet ex-libraire bibliophile qui a touché en observateur, en roué, mais aussi en fin lettré à tous les hommes de son temps, qu’il me fut permis d’examiner, de lire, de classer dans ma mémoire et même de transcrire subrepticement une grande partie de ces pièces inédites dont les manuscrits autographes furent livrés aux enchères et adjugés, à moins de 600 francs, du 1er au 4 juillet 1878, lors de la vente après décès de l’illustre éditeur du passage Mirès.

Malassis, qui fut tour à tour le libraire et l’hôte de Baudelaire, son compagnon dévoué et son constant confident, aussi bien à Paris qu’à Bruxelles, où le hasard les réunit, Malassis avait — je ne saurais dire comment — hérité de ces précieux documents, et, à l’exemple des avares de Quintin Metzys ou des Bartholos bibliomanes, il les conservait jalousement dans cet appartement de la rue de Grenelle, n° 59, jouxte la belle fontaine de Bouchardon, où il était venu se loger aussitôt son retour de Bruxelles.

De fait, ces manuscrits ne constituaient pas une œuvre d’ensemble ; on n’aurait su y trouver une seule pièce de large envergure. Il n’y avait là qu’une manière de lave refroidie, issue de ce volcan intellectuel qui produisit les Fleurs du Mal.

En dehors de divers projets relatifs à des pièces de théâtre et à côté d’ébauches de préfaces, ces papiers renfermaient un recueil d’épigrammes amères sur la Belgique, Amoenitates Belgicae, et deux dossiers des plus curieux : le premier, formé de quatre-vingt-quatorze pièces autographes, dont quelques-unes au crayon, intitulées : Mon cœur mis à nu ; l’autre, composé de vingt-trois pièces in-folio colligées sous ce titre : Fusées, Suggestions.

✷✷

Tout en me réservant de relater quelques citations que j’ai pu cueillir au hasard dans ces divers opuscules, c’est du dernier principalement que je vais m’occuper. — Ce n’est, à proprement parler, qu’un calepin de notes piquantes, de boutades graves ou légères, de traits ou aphorismes fixés au courant de la pensée, de fusées allumées à toutes les étincelles de la conversation, le tout grouillant dans une hétérogénéité impossible à décrire. Au siècle dernier, on nommait ces sortes de block-notes : un Sottisier ; tel celui de Voltaire, qu’on a publié il y a cinq ans déjà. Balzac, plus réaliste, appelait ce vide-poches de l’esprit : un garde-manger, tandis que l’auteur de la Vieille maîtresse, que son ami Baudelaire tenait en si haute admiration, désigne encore aujourd’hui l’in-folio de même usage qu’il possède sous une magistrale reliure de maroquin rouge, par ce terme d’un superbe dédain : Mon Crachoir.

Dans ces Fusées et Suggestions, le traducteur d’Edgar Poë se révèle sous un jour très bizarre et peu connu. C’est bien toujours le même esprit satanique, surmené par de fantasmagoriques visions, la même personnalité concentrée dans la force de son mépris des foules, le même évocateur des sensations macabres ; mais à côté de ce sombre héros, qu’on croirait voir sortir d’un conte de Nathaniel Hawthorne, on aperçoit l’écrivain mis à nu jusqu’au derme. Dans ses Mélanges, Baudelaire se cherche, s’écoute penser et se regarde vivre. On dirait qu’il se déchiffre, s’analyse pour mieux annoter lui-même ses fréquentes contradictions ; je n’oserais pas dire que c’est le poète en robe de chambre, car je craindrais d’énerver l’ombre de son dandysme raffiné, mais à coup sûr c’est le penseur qui se contemple au miroir de son âme ; c’est le pécheur qui s’humilie devant un Dieu qu’il reconnaît et qu’il appelle ; c’est l’amoureux des paradis artificiels qui se prend à songer au paradis réel, et qui, faisant un retour sur sa conscience, s’écrie, à l’exemple de Voltaire, dans ce Sottisier dont je parlais à l’instant : « Plus de scepticisme ; le scepticisme détruit tout et se détruit lui-même, comme Samson accablé sous les ruines du temple. »

Ce n’est pas que Baudelaire fût entièrement sceptique, sa grande aristocratie d’intelligence n’aurait pu s’accommoder de ce nihilisme doux. Il avait juste la pointe de scepticisme nécessaire pour féconder son humour et saupoudrer ses paradoxes. Au fond de lui-même sommeillait un grand croyant nourri de Chateaubriand et de Joseph de Maistre. Il ne se montre donc point, dans ses notes, humanitaire à larges vues, démocrate utopiste ou apôtre de progrès, car selon lui la croyance au progrès serait une doctrine de paresseux. Mais ne nous attardons pas à considérer le caractère de cet étrange écrivain ; je m’en vais citer tout aussitôt, dans le désordre où elles se trouvent, quelques-unes de ses fusées sociales, théologiques et politiques qui feront sauter, j’en suis assuré, plus d’un fervent admirateur de son talent dans le clan des républicains où il comptait tant d’amis.

— Je n’ai pas de conviction, comme l’entendent les gens de mon siècle, parce que je n’ai pas d’ambition. Il n’y a pas en moi de base pour une conviction.

— Cependant, j’ai quelque conviction dans un sens plus élevé, et qui ne peut pas être compris par les hommes de mon temps.

— Les brigands seuls sont convaincus. — De quoi ? — Qu’il leur faut réussir ; aussi ils réussissent. Pourquoi réussirais-je, puisque je n’ai même pas envie d’essayer ?

— Les nations n’ont de grands hommes que malgré elles. Donc le grand homme est vainqueur de toute sa nation.

— Il ne peut y avoir de progrès (vrai, c’est-à-dire moral) que dans l’individu et par l’individu lui-même. Mais le monde est fait de gens qui ne peuvent penser qu’en commun ou ne peuvent s’amuser qu’en troupe. — Le vrai héros s’amuse tout seul.

— Un dandy ne fait rien. Vous figurez-vous un dandy parlant au peuple, si ce n’est pour le bafouer ?

— Il n’y a de gouvernement raisonnable et assuré que l’aristocratique. — Monarchie et République basées sur la démocratie également absurdes et faibles.

— Il n’existe que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier, le poète — l’homme qui chante, l’homme qui bénit, l’homme qui sacrifie et se sacrifie. — Savoir tuer et créer. — Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l’écurie, c’est-à-dire pour exercer ce qu’on appelle des professions.

— Les matérialistes abolisseurs d’âme sont nécessairement des abolisseurs d’enfer ; ils y sont à coup sûr intéressés ; tout au moins ce sont des gens qui ont peur de revivre : les paresseux !

— Immense goût de tout le peuple français pour la pionnerie et pour la dictature, c’est le : Si j’étais Roi.

— Je m’ennuie en France, surtout parce que tout le monde y ressemble à Voltaire : Emerson a oublié Voltaire dans ses Représentants de l’Humanité. Il aurait pu faire un joli chapitre intitulé : Voltaire ou l’Antipoète ; le roi des badauds, le prince du superficiel, l’anti-artiste, le prédicateur des concierges ; le père Gigogne des rédacteurs du Siècle.

— Défions-nous du peuple, du bon sens, du cœur, de l’inspiration et de l’évidence.

 — Il y a dans tout changement quelque chose d'infâme et d'agréable, à la fois quelque chose qui tient de l'infidélité et du déménagement. — Cela suffit à expliquer la Révolution française.

— 1848 ne fut charmant que par l’excès du ridicule.

— La révolution par le sacrifice confirme la superstition.

— Le peuple est adorateur-né du feu : feux d’artifices, incendies, incendiaires.

— Trois éternelles obsessions populaires sur les murs : une..., le priape antique, le mot de Cambronne, et « Vive la République ! »

— En somme, devant l’histoire et devant le peuple français, la grande gloire de Napoléon III aura été de prouver que le premier venu peut, en s’emparant du télégraphe et de l’imprimerie nationale, gouverner une grande nation. Imbéciles sont ceux qui croient que de pareilles choses peuvent s’accomplir sans la permission du peuple ; — et ceux qui croient que la gloire ne peut être appuyée que sur la vertu ! — Les dictateurs sont les domestiques du peuple — un foutu rôle d’ailleurs — et la gloire est le résultat de l’adaptation d’un esprit avec la sottise nationale.

✷✷

Selon le cliché connu, j’en passe et des meilleures ; mais n’en voilà-t-il pas suffisamment pour poser l’auteur des Petits Poèmes en prose comme le plus logique des autoritaires ? Baudelaire, qui ne niait pas l’ivresse des foules — ivresse capiteuse et malsaine à son tempérament d’écrivain — ne cesse, dans ces boutades inédites, de revendiquer l’autocratie comme indispensable au bonheur de ses compatriotes. Si la place ne m’était point chrétiennement mesurée par le désir que j’ai de laisser du terrain à mes collaborateurs, il me serait agréable de présenter des théories plus largement développées, et de faire saillir des paradoxes de la plus étrange audace. Je ne dois point cependant oublier le littérateur, le penseur que je signalais plus haut, le propre commentateur de ses conceptions, le croyant, le dévot, le philosophe, enfin, et je vais, en abrégeant, choisir les notes qui me paraîtront le mieux refléter les sensations intimes de cette puissante individualité.

Voici d’abord une confession précieuse :

« Au moral comme au physique, j’ai toujours eu la sensation du gouffre, non seulement du gouffre du sommeil, mais du gouffre de l’action, du rêve, du souvenir, du désir, du regret, du remords, du beau, du nombre. — J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant j’ai toujours le vertige, et aujourd’hui (23 janvier 1862) j’ai subi un singulier avertissement, j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité. »

— De Maistre et Edgar Poë m’ont appris à raisonner.

— Le goût du plaisir nous attache au présent. Le jour de notre salut nous attache à l’avenir.

— Mes opinions sur le théâtre : Ce que j’ai toujours trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon enfance et encore maintenant, c’est le lustre, un bel objet lumineux, cristallin, compliqué, circulaire et symétrique. Cependant je ne nie pas absolument la valeur de la littérature dramatique, seulement je voudrais que les comédiens fussent montés sur des patins très hauts, portassent des masques plus expressifs que le visage humain et parlassent à travers des porte-voix ; enfin, que les rôles de femmes fussent joués par des hommes. Après tout, le lustre m’a toujours paru l’acteur principal, vu à travers le gros bout ou le petit bout de la lorgnette.

— Sentiment de solitude dès mon enfance, malgré la famille et au milieu des camarades ; surtout sentiment de destinée éternellement solitaire. Cependant goût très vif de la vie et du plaisir.

Relativement à la Légion d’honneur, Baudelaire, qui pouvait dire n’avoir qu’une seule chose de vierge : sa boutonnière, laisse, en passant, tomber ces grains de bon sens malicieux qui sont à la fois une mordante satire en quelques lignes :

— Celui qui demande la croix a l’air de dire : « Si on ne me décore pas pour avoir fait mon devoir, je ne recommencerai plus. »

— Si un homme a du mérite, à quoi bon le décorer ? S’il n’en a pas, on peut le décorer, parce que cela lui donnera un lustre.

— Consentir à être décoré, c’est reconnaître à l’État ou au prince le droit de vous juger, de vous illustrer, etc. D’ailleurs, si ce n’est l’orgueil, l’humilité chrétienne défend la croix.

✷✷

Sur la religion, sur la morale, sur la dignité et le culte du soi-même, le poète des Limbes professe des opinions de l’ordre le plus élevé. Pour lui, les deux qualités littéraires fondamentales sont le surnaturalisme et l’ironie ; le coup d’œil et la tournure d’esprit satanique. Mais ce surnaturel doit comprendre la couleur générale et l’accent, c’est-à-dire l’intensité, la sonorité, la limpidité, la vibrativité, la profondeur et le retentissement dans l’espace et dans le temps.

Le diabolisme flotte sans cesse devant ses yeux ; c’est en vain qu’il semble vouloir s’en détourner. Il y revient fatalement : c’est obsession de son être. La femme, ce jouet charmant, qu’il aime dans le beau réel et surtout dans l’étrange, lui apparaît bestialement satanique et le fait se souvenir du Diable amoureux, le chameau de Cazotte : chameau, diable et femme.

Dans l’amour, Baudelaire s’ingénie à trouver un point de ressemblance avec la torture ou l’opération chirurgicale que deux amants seraient très épris et très pleins de désirs réciproques, un des deux sera toujours plus calme et moins possédé que l’autre : celui-ci ou celle-là est donc l’opérateur ou le bourreau, tandis que l’autre devient le sujet, la victime.

Un jour que, devant lui, on agitait cette question, à savoir quel était le plus grand plaisir de l’amour, il laissa chacun analyser son sentiment, et lorsque son tour fut venu de formuler une opinion, il s’écria de sa voix stridente et métallique :

« Moi, je dis : la volupté suprême et unique de l’amour gît dans la certitude de faire le mal — et l’homme et la femme savent de naissance que dans le mal se trouve toute volupté. »

Parfois, dans ces notes, dont je ne puis citer pour mille raisons qu’une très faible partie, Baudelaire s’exprime avec une crudité de langage qui, sous une autre plume que la sienne, eût été monstrueusement grossière ; mais la grossièreté n’était point le fait de cet extrême délicat, et, dans ces passages audacieux, le cynisme est tellement crâne qu’il cesse aussitôt d’être obscène.

Au point de vue de l’esthétique, ce grand artiste a concentré la définition du Beau — de son Beau à lui — dans ces quelques lignes remarquables que je ne puis me dispenser de reproduire :

« Mon Beau, c’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture. Je vais appliquer mes idées à un objet sensible, à l’objet le plus intéressant dans la société : à un visage de femme.
Une tête séduisante et belle — une tête de femme, veux-je dire — c’est une tête qui fait rêver à la fois d’une manière confuse de volupté et de tristesse, qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété, soit une idée contraire, c’est-à-dire une ardeur, un désir de vivre associé avec une amertume réfléchie comme venant de privation ou de désespérance. Le mystère, le regret sont aussi du caractère du Beau. »

« Une belle tête d’homme n’a pas besoin de comporter (excepté peut-être aux yeux d’une femme) cette idée de volupté qui, dans un visage de femme, est une provocation d’autant plus attirante que le visage est généralement plus mélancolique. Mais cette tête contiendra aussi quelque chose d’ardent et de triste — des besoins spirituels, des ambitions ténébreusement refoulées — l’idée d’une puissance grondante et sans emploi — quelquefois l’idée d’une insensibilité vengeresse (car l’idée du Dandy n’est pas à négliger dans ce projet). — Quelquefois aussi — et c’est l’un des caractères de beauté les plus intéressants — le mystère, et enfin (pour que j’aie le courage d’avouer jusqu’à quel point je me sens moderne en esthétique), le Malheur. Je ne prétends pas que la joie ne puisse s’associer avec la beauté ; mais je dis que la joie en est un des ornements les plus vulgaires, tandis que la Mélancolie en est pour ainsi dire l’illustre compagne, à ce point que je ne conçois guère — mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ? — un type de Beauté où il n’y ait du Malheur. Appuyé sur — d’autres diraient obsédé par — ces idées, on conçoit qu’il me serait difficile de ne pas conclure que le plus parfait type de Beauté virile est Satan à la manière de Milton. »

D’après ces quelques extraits que ma mémoire ou des copies hâtives me fournissent, ne devons-nous pas former le vœu de voir publier ces mélanges inédits ? Je me souviens d’y avoir rencontré des petits portraits à la plume sur Victor Hugo, George Sand, Veuillot, Buloz, de Pontmartin, qui, bien que mordus comme une eau-forte et cruels comme une goutte de vitriol, n’en demeuraient pas moins des chefs-d’œuvre de concision et d’esprit satirique. Ce pauvre cher poète, qui a touché à toutes les branches des belles-lettres et qui eut tant d’amis qu’il pouvait dire avec un dédain de coquette : « Beaucoup d’amis, beaucoup de gants », — était au fond un grand désabusé plutôt qu’un mystificateur, et il sentait parfois en lui l’immense ridicule d’un prophète.

Il a passé dans notre génération banale en conservant, malgré ses nausées, dans toute leur intégrité, les dons innés qu’il cultiva toujours selon sa conscience d’écrivain, et, quoique ses amis n’aient jamais vu sur son masque ironique briller que l’éclair de sa gaieté sonore et sarcastique, il conservait au fond de lui-même un désabusement et une amertume invétérés, une tristesse d’exilé, un frisson continu, loin de ce rouge soleil de l’idéal qu’il rechercha en vain jusqu’à l’heure suprême.

✷✷

Parmi les projets curieux de Baudelaire, je dois encore signaler la fondation d’un journal extravagant, intitulé le Hibou philosophe, qui fut à la veille de paraître il y a environ vingt-cinq ans et dont mon confrère et ami Champfleury m’a confié tous les plans typographiques et littéraires tracés et signés de la main du poète. Rien, en vérité, n’est plus curieux.

Le Hibou philosophe, rédigé par Charles Monselet, Champfleury, Charles Baudelaire, André Thomas et Armand Baschet, devait être imprimé hebdomadairement sur trois colonnes dans le format du Tintamarre, avec 70 lignes à la colonne, au prix de 20 francs par an ; 12 francs le trimestre. Les bureaux eussent été établis 7, rue Vivienne, à la librairie Giraud, au Coq d’or.

Cette feuille périodique, il n’est point besoin de le dire, était conçue dans une idée exclusivement littéraire et violente. Parmi les notes qu’il griffonna en hâte pour la rédaction et la composition de son journal, Baudelaire écrivait :

« Que le titre soit placé haut, que le papier ait l’air bien rempli. »

— Que tous les caractères employés soient de la même famille, — unité typographique, — que les annonces soient bien serrées, bien alignées, d’un caractère uniforme.

— Je ne suis pas très partisan de l’habitude d’imprimer certains articles avec un caractère plus fin que les autres.

— Je n’ai pas d’idée sur la convenance de diviser la page en trois colonnes au lieu de la diviser en deux.

— Articles à faire : Appréciation générale des ouvrages de Th. Gautier, de Sainte-Beuve. Appréciation de la direction et des tendances de la Revue des Deux Mondes, Balzac auteur dramatique, la Vie des coulisses, l’Esprit d’atelier, — Gustave Planche : éreintage radical, nullité et cruauté de l’impuissance, style d’imbécile et de magistrat. — Jules Janin, éreintage absolu : ni savoir, ni style, ni bons sentiments. — Alexandre Dumas, à confier à Monselet ; nature de farceur : relever tous les démentis donnés par lui à l’histoire et à la nature, style de boniment. — Eugène Sue : talent bête et contrefait. — Paul Féval : idiot.

— Ouvrages desquels on peut faire une appréciation : Le dernier volume des Causeries du Lundi. Poésies d’Houssaye et de Brizeux. Lettres et Mélanges de Joseph de Maistre. La Religieuse de Toulouse : à TUER. — La traduction d’Emerson. — Faire des comptes rendus des faits artistiques. Examiner si l’absence de cautionnement et la tyrannie actuelle nous permet de discuter ; à propos de l’art et de la librairie, les actes de l’administration.

— Examiner si l’absence de cautionnement ne nous interdit pas de rendre compte des ouvrages d’Histoire et de Religion. Éviter toutes tendances, allusions, visiblement socialistiques, et visiblement courtisanesques.

— Nous surveiller et nous conseiller les uns les autres avec une entière franchise. Dresser à nous cinq la liste des personnes importantes, hommes de lettres, directeurs de revues et de journaux, amis à propagande, cabinets de lecture, cercles, restaurants et cafés, libraires auxquels il faudra envoyer le Hibou philosophe ; faire les articles sur quelques auteurs anciens, ceux qui, ayant devancé leur siècle, peuvent donner des leçons pour la régénération de la littérature actuelle. Exemple : Mercier, Bernardin de Saint-Pierre, etc.

— Faire un article sur Florian (Monselet) ;
— sur Sedaine (Monselet ou Champfleury) ;
— sur Ourliac (Champfleury) ;
— faire à nous cinq un grand article : La vente des vieux mots aux enchères, de l’École classique, de l’École classique galante, de l’École romantique naissante, de l’École hiératique, de l’École lame de Tolède, de l’École olympienne (V. Hugo), de l’École plastique (T. Gautier), de l’École païenne (Banville), de l’École poitrinaire, de l’École du bon sens, de l’École mélancolico-farceuse (Alfred de Musset).

— Quant aux nouvelles que nous donnerons, qu’elles appartiennent à la littérature dite fantastique, ou qu’elles soient des études de mœurs, des scènes de la vie réelle, autant que possible en style dégagé, vrai et plein de sincérité. »

Suivent une foule de détails que je ne veux pas transcrire, estimant avoir donné ici un aperçu assez net et très intime des idées littéraires de l’auteur des Fleurs du mal.

Il me semble que, pour avoir un peu abdiqué la causerie critique et bibliophilesque, je n’en ai que plus largement offert à mes lecteurs un plat de haut « ragoust » saupoudré de toutes les épices de la Saint-Jean.

Qui donc oserait se plaindre de cette mirifique chronique d’août ?

Octave Uzanne (*)




(*) article publié dans la revue Le Livre dirigée par Octave Uzanne. Ce long article est placé en tête de la neuvième livraison du 10 septembre 1884.

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Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.


Résumé

Dans cette chronique estivale parue à la fin d’août 1884, Octave Uzanne, écrivain bibliophile et chroniqueur littéraire, évoque avec érudition et fantaisie l’atmosphère léthargique de Paris déserté pendant l’été, où l’actualité semble s’être endormie, tout comme les libraires partis se dorer au soleil.

Prétextant cette accalmie culturelle, Uzanne propose à ses lecteurs un voyage dans le passé littéraire à travers des documents rares et inédits de Charles Baudelaire, retrouvés parmi les papiers mis en vente à la mort d’Auguste Poulet-Malassis, l’éditeur et ami du poète. Il en extrait notamment des fragments de Mon cœur mis à nu et des Fusées, textes où Baudelaire se livre dans une prose intime, incisive, souvent provocante, parfois mystique, toujours lucide et paradoxale.

Uzanne offre ainsi au lecteur une série de pensées brutes, aphoristiques et fulgurantes sur la société, la politique, la religion, le peuple, le progrès, l’art, la solitude ou encore la beauté. Il restitue fidèlement le ton unique de Baudelaire, tour à tour dandy méprisant, poète visionnaire, théoricien du beau et penseur profondément désenchanté.

L’article se termine sur un projet oublié mais fascinant : le journal Le Hibou philosophe, que Baudelaire voulait fonder avec ses amis littéraires et qui devait mêler critiques acerbes, esthétiques décadentes et fulgurances littéraires. Uzanne en reproduit le programme détaillé, offrant une plongée dans les intentions satiriques et esthétiques du poète.


Analyse critique

1. Un exercice de style mêlant érudition et légèreté
Octave Uzanne construit une chronique paradoxale : sous l’apparente légèreté d’un texte d’été — entre causerie, bavardage érudit et promenade dans les marges littéraires — il livre un article profondement informé et conceptuellement dense, tissé d’un style ironique, chatoyant, souvent baroque. C’est un hommage indirect à Baudelaire : comme le poète, Uzanne cultive le paradoxe, l’élégance de la pensée et la mélancolie du désœuvrement.

2. Une redécouverte précieuse de Baudelaire "autrement"
En mettant en lumière les fragments des Fusées et de Mon cœur mis à nu, Uzanne propose une lecture critique du "Baudelaire intime", loin des Fleurs du mal et de la statuaire académique. Il insiste sur le caractère antidémocratique, anti-républicain, misanthrope et métaphysique de la pensée baudelairienne, tout en rappelant son raffinement et sa puissance poétique. Il révèle un poète autoritaire, pessimiste, antiprogressiste, qui exècre les foules, l’égalitarisme, la modernité politique, mais reste épris du Beau et tourmenté par le divin.

3. Une critique sociale indirecte
Les aphorismes choisis (sur le peuple, le progrès, la Révolution française, Voltaire, la Légion d’honneur...) constituent une forme de critique oblique de la société française des années 1880. À travers Baudelaire, Uzanne attaque les illusions de la modernité républicaine, l’embourgeoisement de l’esprit critique, l’uniformisation démocratique, tout en se gardant d’un discours réactionnaire explicite.

4. Une esthétique du fragment et du "désœuvrement cultivé"
La chronique participe d’un genre que Baudelaire lui-même a théorisé : celui du "fragment pensif", de la note fulgurante, de la confession brisée. Ce style trouve ici son écho chez Uzanne, qui fait de l’inaction estivale un prétexte à l’exploration de l’inutile essentiel : la pensée, la mémoire, le manuscrit oublié, le projet avorté.

5. Une mise en abyme du critique et du poète
Uzanne joue avec sa propre position d’intercesseur entre l’œuvre inédite et le public. Il refuse toute ambition critique « universitaire », mais tient le rôle d’archéologue littéraire, amoureux du rare, du marginal, du manuscrit encore chaud de l’âme de son auteur. Son érudition bibliophilique s’allie ici à une véritable sensibilité esthétique.


Conclusion

Cette chronique est bien plus qu’un article d’août : c’est un acte de fidélité littéraire, un hommage intelligent et documenté à Baudelaire, une manière pour Uzanne de défendre une certaine idée de la littérature comme religion de l’intime, de l’étrange et du sublime. Il anticipe d’une certaine manière le Baudelaire des postérités modernistes, existentielles ou même réactionnaires, en le montrant tel qu’il fut aussi : un penseur profondément asocial, un aristocrate de la pensée, un styliste du désespoir.

En un mot : Uzanne ne raconte pas Baudelaire ; il l’exhume.


Publié le 25 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

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