Scène de vendanges en 1909
AVANT LES VENDANGES
Le Retour au Vin
Dans une de ses caricatures, si savoureusement daumiéresques, le spirituel Abel Faivre nous montrait, certain jour, au moment des troubles des viticulteurs méridionaux, un médecin autoritaire s'efforçant de suggestionner une pitoyable cliente, inquiète et sans déterminisme sur le choix d'une station thermale.
« Non, madame, disait, en légende, le tyrannique docteur-consultant, ce n'est point Vichy - ni Vittel, ni Evian qui vous conviennent. C'est Béziers et dix-huit verres de vin entre chaque repas. »
Cette fantaisie drolatique ne saurait être considérée comme une prophétie de la future station œnothéraphique. On ne saurait penser que les villes de vin puissent jamais, dans les saisons caniculaires de l'avenir, détrôner les villes d'eaux. A cette heure des vendanges, les contrées où se pratiquent, dans le Tyrol et en Suisse, les cures de raisin, suffiront probablement longtemps à témoigner des vertus bienfaisantes du jus de la treille, et l'on n'ira pas de sitôt, pour se préserver de l'arthritisme, consommer le vin verre à verre, en le soutirant aux « foudres » d'origine de l'Hérault, de la Gironde ou de la Côte-d'Or.
Toutefois, au moment précis où la crise viticole s'accentuait, il fut curieux de percevoir dans les sphères médicales comme un rappel favorable au vin, depuis trop longtemps exilé de nos tables par prudence excessive, par terreur alcoolique, par snobisme et surtout par mode, car la mode gouverne tout, même nos idées, notre hygiène et nos goûts.
Aujourd'hui, après avoir détaillé avec une passion excessive les méfaits de la purée septembrale, chère aux protagonistes du joyeux curé de Meudon, il se fait un arrêt dans l'invective. La Faculté commence à se rendre compte qu'elle est allée trop loin et trop vite dans ses ordonnances de proscription. Bien des buveurs d'eau, désillusionnés, décolorisés, mornes, ayant perdu vigueur, couleur et gaieté, répudient l'eau, cet élément néfaste que les doux ivrognes de naguère déclaraient utile seulement à la navigation et aux soins de la propreté externe. On attribue. à l'usage exclusif de l'eau comme boisson, la multiplication actuelle des entérites, des crises appendicitaires et d'une foule d'intoxications intestinales. Il est surabondamment démontré enfin, que le vin a des qualités qu'on eût tort de méconnaître, qu'il est un tonique musculaire local de l'appareil digestif, un excitant de la sécrétion gastrique, biliaire et pancréatique, un puissant stimulant cérébral, un reconstituant sanguin, un neutralisant des fermentations nuisibles et qu'on doit en recommander très chaudement l'usage, avec mesure, lorsqu'il est naturel et sans aucun tripatouillage. Un mouvement indéniable se fait en ce moment dans tous les milieux scientifiques en faveur d'un retour au vin. Cela est fort heureux, et je suis assuré que les temps sont proches où l'on dira son fait à l'aqua-simplex qui, depuis une quinzaine d'années, tyrannisa notre belle humeur nationale et altéra nos vieilles traditions d'honnêtes humeurs de piots.
Je ne vais jamais chez mes frères, les Bourguignons salés, parmi lesquels j'eus l'heur de naître à une période de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, où l'on aimait encore à se réunir gaiement, à sabler les vieux crûs et à lever le coude en l'honneur de Bacchus, sans apprécier l'admirable gauloiserie, la surprenante verdeur, l'esprit plein d'alacrité et de bon sens de mes compatriotes, à qui jamais l'idée ne vint d'abandonner la boisson ancestrale, celle des crûs de Gamé et de Pineau, que savourèrent nos vieux conteurs, nos célèbres guerriers, nos grands hommes de science, et ces joyeux compagnons du caveau auxquels nous fûmes si longtemps redevables d'aimables refrains sur le Jus divin.
Quand j'observe ces francs lurons de nos campagnes du centre, que je les étudie à tous les âges de la vie, solides, alertes, bons vivants, prompts à descendre au cellier et à offrir un de ces verres qui n'ont jamais, disent- ils avec raison, « fait de mal à personne », je ne puis me tenir de mépriser davantage ces modes médicales, ces sottises accréditées contre les purs produits de notre terroir, qui ont contribué à alimenter notre génie et ont concouru à la vigueur de notre verve morale et à celle de notre tempérament physique.
Les docteurs français, avec leur œnophobie passagère, peuvent se vanter d'avoir métamorphosé le caractère et le primesaut de notre race, et d'avoir mué le crâne panache que nous aimions agiter naguère avec l'allure mousquetaire, en piteux bonnet de nuit.
L'hydrophilie imposée à nos tables nous a faits peu à peu timides, pessimistes, vaguement taffeurs. Elle rendit nos après-dîners tristes, sans entrain, dépourvues de ces grains de folies qui animaient les propos de jadis. Où soupe-t-on encore ? Où chante-t-on ? Où s'amuse-t-on ? Ce n'est assurément point dans les tavernes où règne lourdement Gambrinus, ni dans les cabarets selects où l'on sable la camomille ou l'infusion de tilleul. Nous sommes devenus lugubres à force d'imbécile tempérance.
Il est grand temps que le gouvernail médical oblique vers l'œnophilie et rende ainsi la France à elle-même, à son esprit, à sa fougue naturelle. Ni l'eau, ni la bière ne sont faits pour les Latins. J'entends bien que lorsqu'on boit du vin, même sobrement, il faut le brûler par l'exercice, par le labeur physique, et éviter ainsi les oxydations cruelles aux arthritiques. Mais c'est là une nécessité qui incite au mouvement, à l'activité, à la mise en fonction de qualités allantes et marcheuses, également dans notre patrimoine sanguin si réfractaire au sédentariat.
Les régénérateurs, les apôtres de la France de demain,, nous prêchent l'amour de l'entreprise, le relèvement de notre énergie nationale, l'action à outrance pour reprendre notre rang dans le grand concours économique des nations. Comment, diable ! pourrions-nous le faire, en continuant à nous gorger d'eaux minérales qui nous affadissent, et en nous lavant le sang au lieu de nous le reconstituer avec les merveilleux produits de nos coteaux et de nos plaines. La Faculté de médecine doit rigoureusement prescrire le vin après l'avoir proscrit. Je crois être bon prophète en disant qu'elle ne tardera pas à revenir de ses jugements injustifiés et à réhabiliter le produit de nos vignes, le vin de France, en affirmant ses vertus de panacée universelle, en faisant de nouveau chanter efficacement ses louanges, à la façon dont Homère chanta les bienfaits du fameux Népenthès. Déjà, certain docteur, qui est viticulteur au pays du Jurançon, cher à Henri IV, s'est mis à la tête d'un mouvement de réhabilitation du vin. Sa défense est ardente et logique. Elle apparaît sous la forme d'une communication qu'il eut la crânerie de faire à la Faculté de médecine de Paris, et qui mériterait d'être vulgarisée par des tirages innombrables d'exemplaires destinés à une générale distribution à tous nos compatriotes. Il réfute les études de Bouchard sur les échanges nutritifs dans l'arthritisme et la dilatation d'estomac, qui conduisirent tant de médecins à défendre le vin. Il démontre que l'arthritique et le névropathe ne doivent point compter sur l'eau pour les guérir, mais que ceux-ci, en activant leur circulation par un exercice quotidien, en marchant, respirant largement au grand air, doivent mériter le vin et en boire avec modération.
La science moderne, selon le docteur Doléris, confirme l'opinion populaire. Le vin est un stimulant nécessaire, un antiseptique précieux du tube digestif. Nos ancêtres le buvaient parce qu'ils y trouvaient plaisir ; nous devons le boire parce qu'il est salutaire et parce que l'eau est traîtresse et que les méchants buveurs d'eau méritent toutes les invectives de l'excellent frère Jean des Entommeures.
L'Institut Pasteur a démontré l'action bactéricide du vin ; le vin vieux est même un agent antiseptique si sérieux et incontesté, qu'un chirurgien tenu de faire une opération urgente pourrait en faire usage, comme on se servait jadis avec succès du vin aromatique et de diverses autres préparations qui étaient des hommages rendus par l'art de guérir aux produits de la vigne.
Le snobisme de l'eau de table exclusive aura bientôt vécu. Il appartient à tous les bons docteurs rabelaisiens de notre chère France, où le bon sens reprend toujours ses droits, de favoriser avec énergie, de prêcher avec ampleur et raison le retour nécessaire au vieux vin ancestral. Ce n'est point seulement la viticulture qu'il s'agit de soulager, mais la France qu'il convient de ramener au giron de ses vignobles, afin qu'elle puisse s'y retrouver dans ses atavismes, s'y invigorer du suc de son sol, y puiser avec une légère ivresse d'espérance la conscience de sa force, la vanité de son génie toujours si fertile et la notion de son labeur toujours si fécond. Il faut rallumer le foyer qui réchauffa les plus valeureuses générations de notre glorieuse histoire. Le vin est comme le soleil délectable et nourricier du Français. Il fut imbécile, criminel, insensé de prétendre nous en sevrer complètement. Revenons à notre vieille nourrice, la vigne. Soyons de nouveau les nourrissons de nos propres vendanges. Tous les vieux crûs de nos qualités françaises renaîtront encore en nous. Nous avons eu les Fêtes du vin récemment à Bordeaux. La Bourgogne pourrait également, en d'analogues cérémonies de néo-paganisme, fêter le triomphe de Bacchus, dont le culte ne peut périr chez nous. Les viticulteurs de France doivent s'unir pour secouer le momentané préjugé des méfaits du vin et confirmer ses bienfaits thérapeutiques. Les Nymphes des sources minérales nous ont suffisamment appauvris et transformés. Revenons aux vigoureuses et invigorantes bacchantes, et ne les lâchons plus.
Octave Uzanne
Gil Blas du jeudi 30 septembre 1909
Scène de vendanges en Bourgogne (1909)
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