Serpent à tête d’ange, ô vice, je t’adore.
Emile
Rochard
Diderot, qui comparait volontiers les libertins à
des araignées qui attrapent quelquefois de jolis papillon, écrivit ce qui suit
à leur sujet : « Les libertins sont bien venus dans le monde, parce
qu’ordinairement ils sont plus aimables que les autres, qu’ils ont plus
d’esprit, plus de connaissance des hommes et du cœur humain. Les femmes les
aiment parce qu’elles sont libertines. Je ne suis pas bien sûr que les femmes
se déplaisent sincèrement avec ceux qui les font rougir. Il n’y a peut-être pas
une honnête femme qui n’ait eu quelques moments où elle n’aurait pas été fâchée
qu’on la brusquât – surtout après sa toilette. – Que lui fallait-il
alors ? un libertin. A tout hasard, une femme est bien aise de savoir que,
si elle se résout, il y a un homme tout prêt qui ménagera sa vanité, son
amour-propre, sa vertu prétendue, et qui se chargera de toutes les avances.
C’est trop peu de violence même qu’on souhaite pour excuse. »
Ceci est, quoi qu’on puisse en dire, un éloge du
libertin, lequel est mieux qu’un homme volage ou qu’un débauché. Notre société
frappe d’anathème le libertinage sans vouloir le comprendre ou le
raisonner ; ce n’est pas une chose commune ni vulgaire cependant, et notre
époque n’est aucunement menacée par lui.
Libertin n’est pas qui veut ; on devient
dépravé mais on naît libertin. Le libertinage d’amour c’est le dilettantisme
d’un tempérament génial ; on peut compter les libertins célèbres, ces
admirables doués, dont la vie mouvementée nous transporte d’enthousiasme. Ils
sont dix au plus par siècle ; peut-être davantage avant la Révolution, car
alors on sablait l’existence, on
conduisait ses sens à grandes guides, on allait de l’avant sans se retourner.
Au XVIIIe siècle le libertinage pouvait se montrer
au grand jour, il était admis, reçu, fêté partout sans pruderie ni
effarement ; parlait-on de femmes sages, Crébillon fils se hâtait de
dire : « Les femmes qui ont la réputation d’être honnêtes, chastes et
vertueuses ne le méritent pour la plupart que parce qu’on ne leur a rien demandé
ou que l’on s’y est mal pris. » Les libertins de cette époque se nommaient
Richelieu ou Restif de la Bretonne, Casanova ou Desforges, l’Abbé de Bernis ou
le Marquis d’Argens, tous colosses pleins de sève, sans compter les vicieux qui
avaient noms De Sade, La Popelinière et tous les fermiers généraux du royaume.
Un siècle de progrès scientifique comme le nôtre
n’aura jamais maille à partir avec le libertinage. La science réglemente la
vie, la fouette et la brûle ; elle procure des jouissances hâtives et
suffisantes pour la généralité, elle satisfait les désirs à fleur de peau, elle
vulgarise le bien-être, répand la chaleur partout, mais détruit le raffinement
des sensations que des nations moins policées que la nôtre possèdent toujours.
Le libertinage n’est pas du ressort de la science, il tient plutôt de l’art
égoïste, au culte artistique de soi-même. La volupté libertine n’est pas un
abus, c’est un goût réfléchi du plaisir, c’est l’opposé de la débauche
grossière, comme la gourmandise délicate est le contraire de la voracité et de
la goinfrerie ; c’est un piment d’amour lentement broyé et élaboré, c’est
la quintessence des délices humaines, c’est, pour tout dire, la dégustation
pieuse des polissonneries vénériennes.
Le vrai sens de libertinage – si le sens des mots ne
changeait pas aussi vite que le sens des hommes – devrait être abus des
libertés. Aujourd’hui nous comprenons par libertinage d’amour
« dérèglement et intempérance corporelle » alors que nous devrions
entendre seulement « délicatesse et délectabilité gustative »,
variantes sur cette épinette de l’amour qui ne possède hélas ! qu’une
octave.
Le libertinage, qui, comme étude de la volupté, a
besoin du quiétisme de sa dépravation, est forcé, au milieu de notre
civilisation, de se clandestiner et de s’égoïser le plus possible. On en fait
de nos jours un épouvantail pour les esprits timorés ; c’est le spectre
des familles, un spectre qui évoque l’orgie, les turpitudes lupanaresques et
tout l’attirail de honte qui réside dans le cerveau des petites gens bornés.
Cependant, à vrai dire, le libertinage est une distinction que ne peut
s’accorder le premier venu, distinction qu’il est impossible d’acquérir et que
les yeux des femmes seuls ont le droit d’apprécier.
Le corps humain est un cloaque ambulant qu’on sonde
en vain à fond sans y découvrir la vertu, car pour devenir vertueux il faut
pratiquer le vice, l’épurer, le raffiner, le faire progresser. Le vice fait
l’enfanture de la sagesse et la sagesse serait niaise si elle était
naturelle : à quelle école
aurait-elle pris ses inscriptions ? La nature nous a pétris avec plus ou
moins de vices, qu’il faut user et semer sur le chemin de la vie ; l’homme
est trop faible pour dompter la nature, disait Voltaire avec raison. –
Saint-Augustin, le plus sage des docteurs de l’Eglise, fut un libertin dans son
adolescence et le casuiste Sanchez, pour apaiser les cas de conscience dans le
sacrement du mariage et inviter à la sagesse matrimoniale, en est réduit, dans
son épais volume, à soulever l’obscénité et à remuer toutes les paillardises
inventées par la luxure aux abois.
L’homme seul dans la nature peut s’élever jusqu’à la
volupté, il doit y goûter, l’apprécier et en vivre. La volupté nous donne le
sentiment de notre existence et nous fait sentir dans davantage la vie sans
nous y acoquiner. « Renoncer aux plaisirs, s’écrie Charron, dans sa
Sagesse, c’est folie ; les régler c’est le chef-d’œuvre de la
sagesse : elle ne condamne pas les plaisirs, elle apprend à les gouverner.
Ceux qui font profession d’une certaine piété, gens qu’on nomme dévots,
méprisent toute espèce de délassement et tâchent de passer cette vie sans y
goûter aucun agrément. Non-seulement les récréations leur sont suspectes, mais
encore les nécessités que Dieu a assaisonnées de plaisir sont pour eux des
espècesss de corvées ; ils n’y viennent qu’à regret.
« Qu’on ne s’y trompe pas, c’est orgueil, c’est
faiblesse, c’est folie, c’est bigoterie, c’est envie de se distinguer. Ils
veulent être des anges sur la terre ; ils n’ont que la vanité de ceux qui
furent précipités du ciel. L’homme a un corps dont il est comptable ; le
maltraiter, le haïr, le tourmenter, c’est une espèce de suicide, c’est contre
nature, c’est déplaire à Dieu. Une action n’est pas vicieuse, parce qu’elle est
naturelle. Dieu a réuni la nécessité et le plaisir ; la nature nous a
donné des goûts voluptueux et veut que ce goût s’y trouve avec la raison. Ceux
qui la fuient corrompent ses règles, ils condamnent ce qu’elle a
prescrit. »
Le libertinage tend à la perfectibilité du plaisir,
il ne songe qu’à élargir les bornes étroites de nos sensations. Dans la matière
amoureuse, le libertinage est donc plus utile à la société que la vertu
proprement dite, car la vertu c’est l’abstinence, l’inutilité, le contre-sens
de la nature, tandis que le libertinage c’est la glorification viagériste et
friande de notre création faite de boue.
« Un peuple vertueux, selon l’auteur de
l’Aretin moderne (qui avait quelquefois la raison du paradoxe), un peuple
vertueux aurait été inutile, il n’eût formé qu’un peuple lâche, une race propre
à figurer les bras croisés dans les arbres comme Siméon Stillite, à nourrir un
cochon comme Saint-Antoine ou à se donner des coups de pierre dans l’estomac
comme un ancien théologien qui prétendait que la nature l’excitait à conserver
son espèce. La vertu qu’on oppose aux vices est une chimère qui amuse les
hommes ; les profondes têtes de l’Aréopage ont cherché longtemps ce
qu’elle était. Désespérés de la connaître, ils ont placé sur son autel ces
mots : Ignoto Deo. Le mot de vertu a passé par mille générations, sans
rendre nos devanciers ni plus vertueux, ni plus savants. Brutus, dans
l’ancienne Rome, après avoir prononcé ce mot souvent au Sénat, avoua qu’elle
n’était rien et se repentit de n’avoir embrassé que la nue d’Ixion. Salomon, le
plus sage des rois selon les vieux livres, et le moins sage selon les modernes,
prononça qu’elle n’était que vanité. Il voulut la suivre, il ne la trouva ni
dans le temple magnifique qu’il avait fait bâtir ni dans les bras de ses
maîtresses. »
Le libertinage a cela de bon qu’il étouffe la
sentimentalité, laquelle sentimentalité nous tue lorsqu’elle ne tue pas le
sentiment. Villeterque disait de son époque : « Le sentimentalisme
est à la mode comme les cravates, on en a jusqu’aux oreilles. » Qu’est-ce
donc depuis ? on en a jusqu’aux yeux, jusqu’au front. Goethe, Musset,
Lamartine et autres empoisonneurs d’âmes n’étaient pas libertins ; aussi
ont-ils été plus nuisibles à notre époque que des gaudriolistes inoffensifs
comme Pigault-Lebrun, ou de bons compagnons comme Désaugiers et Béranger. Ce
qui a égayé le XVIIIe siècle, sa petite littérature, ses tableaux et sa
statuaire, c’est le libertinage ; ce qui a terni le début de ce siècle
jusqu’à 1850 c’est la sentimentalité larmoyante, l’idéalisme pluvieux, tous ces
convois funèbres d’amours malheureuses, ces élégies, cet abandon de soi-même,
ces nudités classiques et ennuyeuses vues par le sentiment, ces statues rigides
et sévères, drapées dans les plis froids de peplums mouillés, tout, jusqu’aux
meubles qui ont le sentiment de leur laideur.
Un libertin n’est pas sentimental ; il vit plus
pour la galanterie que pour l’amour-passion, ce qui tend à prouver qu’il pense
et qu’il est philosophe. Il doit avoir la froideur de Machiavel et le
sang-froid d’un dandy. Au mépris de la femme il saura joindre le mépris des
obstacles qu’elle oppose à son inaltérable témérité.
Un libertin sérieux aura plutôt la volonté de
posséder que le désir de plaire et de coqueter ; il fera parade de sa
discrétion, car sa longue expérience des faiblesses féminines lui aura fait
apprécier de longue date le bonheur dans le mystère et le mystère dans le
bonheur. La curiosité des sensations nouvelles se tiendra sans cesse éveillée
dans son esprit et il ne comprendra jamais le plaisir sans ragoût ou le ragoût
sans plaisir.
Tout libertin qui possède l’épicurisme de la raison
reste gourmet et ne devient jamais gourmand. Il vit des rentes de son astuce et
de ses petits talents et ne mange jamais son capital à la table de l’amour, car
il a bon goût de toucher à peine au rôti et de se réserver pour l’entremets, si
ce n’est pour le dessert. Il a calculé que les femmes à caprices sont des
mangeuses d’hommes, quelquefois des buveuses d’enfants ; il pense que se
laisser manger est une folie qu’il faut laisser aux maris, lesquels sont faits
pour créer des veuves ; il amuse donc ces ogresses avec les plus subtiles
bagatelles et ses badinages musards, il les endort, les énerve, les taquine
encore plus qu’il ne les fatigue, il jette comme Orphée des gâteaux de miel
dans la gueule de ces Cerbères et il entre dans les enfers plutôt que de
frapper à la porte du paradis.
Il est permis de se demander ce que les femmes
deviendraient si la morale parvenait à museler le libertinage. Elles périraient
de langueur et d’ennui et ouvriraient à coup sûr une école de voluptés
comparées, mais elles feraient évidemment de très mauvais élèves, car les
libertins d’origine posséderont toujours ce que les femmes se garderaient bien
de leur apprendre : la fierté, l’art de blinder leur cœur contre les
attaques soudaines et la science de se conserver, de se réserver, alors même
qu’ils paraissent entièrement se livrer.
Octave Uzanne
NB : nous avons cru bon de mettre en gras dans le texte les passages sortis tout droit de la plume d'Octave Uzanne et qui forment comme des maximes ou des sentences propres à défendre et à promouvoir le libertinage. Ce récit est pour ainsi dire écrit à la troisième personne du singulier (il), alors que la première personne du singulier (je) n'est employée qu'une seule fois au début du texte.
Bertrand Hugonnard-Roche