lundi 29 octobre 2012

Le duc d'Aumale accepte la Présidence d'Honneur des Bibliophiles contemporains en cours de fondation par Octave Uzanne (11 mars 1889).


On trouve le fac-similé de la lettre du duc d'Aumale brochée en tête du volume des Annales littéraires, publication collective des Bibliophiles contemporains, suivies des Annales administratives pour 1891 (imprimé pour les sociétaires de l'Académie des Beaux Livres - Janvier 1892). Ces annales de la toute fraîche Société des Bibliophiles contemporains ont été imprimés à 225 exemplaires seulement. Nous donnons la reproduction la reproduction de cette lettre ci-dessous.


Cette lettre d'acceptation de la Présidence d'Honneur des Bibliophiles contemporains est datée de Bruxelles, 125, Chaussée de Charleroy, le 11 mars 1889, la veille de son retour en France, comme cela est précisé par Uzanne au bas du fac similé : "Lettre autographe de S.A.R. Mgr le DUC D'AUMALE au Fondateur des Bibliophiles Contemporains, en Mars 1889, La veille de son retour en France."

On trouve en frontispice du même volume le portrait du duc d'Aumale gravé à l'eau-forte par H. Manesse d'après Bonnat. Nous en donnons ci-dessous la reproduction.


Ce volume d'Annales littéraires est remarquable par la qualité des articles inédits qu'il contient. A remarquer également la couverture illustrée sur les deux plats par Albert Robida (impression rouge/violine sur papier bleuté/vert). Nous en donnons la reproduction ci-dessous




Bertrand Hugonnard-Roche

Octave Uzanne visite la bibliothèque du duc d'Aumale à Chantilly en compagnie des Amis des Livres dont il faisait alors partie (28 mai 1884).


Vieux airs – Jeunes Paroles. Variations sur les choses qui passent (Notes familières d’un curieux).[1]

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Je ne saurais parler des Amis des Livres[2] sans mentionner vers cette fin de chronique la date du 28 mai dernier [1884], qui restera célèbre dans les éphémérides de cette société. Le duc d’Aumale[3], président d’honneur, avait prié tous ses collègues à déjeuner à Chantilly et à passer quelques heures dans sa bibliothèque. Les membres titulaires s’étaient empressés de se rendre à cette flatteuse invitation, et sur les cinquante bibliophiles, une quarantaine se trouvaient réunis dans la grande salle à manger du château. Repas essentiellement cordial, pour employer le cliché journalistique courant. Le duc, qui est un causeur inépuisable, un anecdotier toujours en heureuse veine, un charmeur de la plus fine érudition, tint essentiellement, en dépit d’un accès de goutte, à être le cicérone de ses collègues au milieu des trésors de ses galeries et de sa bibliothèque. Par surcroît de courtoisie, il avait fait partir et mettre sur tables les principaux livres de cette collection unique au monde et qui atteindrait au minimum cinq ou six millions si jamais elle pouvait être dispersée. Livres sur vélin en édition unique des plus célèbres ouvrages du XVIIIe siècle, avec dessins originaux, miniatures, premiers états, autographes, remarques, reliures étincelantes, manuscrits inoubliables, entre autres, les fameuses Heures du duc de Berry, incunables, antiphonaires … les Amis des Livres furent autorisés à tout inspecter, manier, caresser … Bien des mains tremblaient d’émotion et de crainte en touchant de telles merveilles ! bien des prunelles se dilataient d’admiration et d’envie, et je ne serais guère étonné que parmi mes collègues il se trouvât, à la suite de cette visite, quelques passionné en délire atteint de la monomanie des grandeurs et incurablement fou. Il faut avoir l’âme d’un sage et d’un philosophe pour approcher de ce Paradis du bibliophile sans en emporter une morsure d’envie ou un rayon trop éblouissant dans la cervelle.
Jules Janin, dans le Bibliophile français, a décrit, il y a près de quinze ans, la bibliothèque du duc. Que de nouvelles richesses depuis cette époque ! un gros in-4° ne suffirait point à la description des ouvrages principaux ; en parler ici, si petitement que ce soit, serait déraisonnable ; mieux vaudrait reproduire in extenso les titres des livres de premier ordre qui ont passé dans les plus célèbres ventes de France, d’Angleterre et d’Italie depuis quarante ans. On s’étonne que le propriétaire d’une si glorieuse collection puisse avoir encore un desideratum, et cependant le duc d’Aumale achète, achète encore, achète toujours.
Après un court séjour dans ce milieu troublant, les Amis des Livres avaient besoin d’air, sous peine de succomber aux émotions ; le duc a compris qu’au-delà de l’enthousiasme, on entre dans le fanatisme, et qu’un pas de plus on tombe dans la folie ; aussi, par mesure de prudence, a-t-il invité ses hôtes à une promenade en forêt. Des voitures attelées en poste ont emmené à travers les taillis, au-delà des anciens bosquets de Sylvie, les passionnés de Grolier, de Clovis Eve ou de Bauzonnet, encore fiévreux et pantelants, berçant leurs rêves inassouvis. Deux heures plus tard, l’express ramenait tous ces fiévreux à Paris. Il sera longtemps question, mes frères, de cette superbe journée aux dîners de Durand[4].

Octave Uzanne


Octave Uzanne n'a pas dû être peu content d'avoir réussi à ce que le duc d'Aumale devienne aussi Président d'Honneur des Bibliophiles contemporains fondés à la fin de l'année 1889. Nous vous invitons à la lecture ou à la relecture de quelques lettres échangées entre Octave Uzanne et Eugène Paillet en 1890. Dans sa revue Le Livre Moderne, Uzanne n'a pas été très tendre avec les Amis des Livres qu'il avait alors laissé tomber.

Bertrand Hugonnard-Roche




[1] In revue Le Livre, Bibliographie moderne, cinquième année, sixième livraison, 10 juin 1884 (n°54), pp. 353-360 ; p. 360 pour l’extrait présenté ici.
[2] Les Amis des Livres furent fondés en 1880 à l’initiative du grand bibliophile Eugène Paillet. Il eut l’idée de faire imprimer en 1874 un livre illustré, la Chronique du règne de Charles IX, avec des eaux-fortes originales d’Edmond Morin ; puis un autre bibliophile, M. Cherrier, faisait imprimer par Jouaust les Scènes de la vie de Bohème, illustrées par A. Bichard ; enfin en 1880, M. Billard édita Fortunio de Théophile Gautier, et la Société fut définitivement constituée cette même année 1880, sous la présidence de M. Eugène Paillet durant vingt et une années. Henri Béraldi lui succéda en 1901 et ce jusqu’en 1931. Victor Mercier lui succéda pendant trois années seulement. Cette société existait encore en 1943. (L. Carteret, Sociétés de Bibliophiles, Le Trésor du Bibliophile, tome deuxième, pp. 189-194). Octave Uzanne fut des Amis des Livres jusqu’en 1888 ou 1889 ? Puis il prît ses distances lorsqu’il créa lui-même une société de bibliophiles : les Bibliophiles contemporains. Nous essaierons prochainement de retracer le parcours d’Octave Uzanne au sein des Amis des Livres.
[3] Henri Eugène Philippe Louis d’Orléans — simplement appelé Henri d’Orléans —, prince du sang, prince d’Orléans, duc d’Aumale, est un militaire et un homme politique français, né à Paris le 16 janvier 1822 et mort au domaine du Zucco à Giardinello (Sicile) le 7 mai 1897. Il fût en 1889-1890 président d’honneur des Bibliophiles contemporains nouvellement fondés par Octave Uzanne.
[4] Probablement le lieu de rendez-vous des Amis des Livres ?

dimanche 28 octobre 2012

Octave Uzanne s'occupe de préparatifs de voyages entre Chatel Guyon (Puy-de-Dôme) et Vichy pour sa mère (24 juillet 1885). Madame Uzanne mère curiste.


Paris 24 juillet 1885[1]
Vendredi.

Chère madame[2],

D’après une lettre, que je reçois ce matin de Chatel Guyon[3], ma mère[4] m’apprend qu’avant de rentrer en Bourgogne[5], elle compte passer deux ou trois jours à Vichy.

Elle y arrivera lundi prochain 27 courant à 4. H 52 – Ma chère mère vous serait très obligée de lui retenir une chambre au nord, soit à l’hôtel du Parc[6], soit ailleurs, et elle comme elle ne veut point vous déranger pour son arrivée, je vous serai très reconnaissant de lui écrire demain un mot, à Chatel Guyon (Puy de Dôme) au Splendid hôtel[7] afin qu’elle sache où descendre en arrivant en gare de Vichy lundi soir.

Je vous prie, chère madame, de présenter mes meilleurs souvenirs et mes amitiés cordiales à M. Livet[8] ; je lui écrirai ces jours prochains, en lui envoyant quelques livres ; je n’oublierai point d’y joindre un lot de bons romans, si tant est que les bons romans soient nombreux en ce temps de médiocratie littéraire.
Agréez, chère madame, tous mes remerciements pour votre aimable accueil fait à Vichy ; excusez moi d’en user sans gène avec vous, au sujet de ma mère et trouvez ici l’expression de mes sentiments les meilleurs et les plus respectueux.

Octave Uzanne


[1] Papier blanc sans marque. 2 pages. Lettre conservée dans le fonds Carlton Lake (manuscrits français 286.21) du Harry Ransom Humanities Research Center (Austin, Texas, U.S.).
[2] Lettre adressée à madame Charles-Louis Livet. Charles-Louis Livet fut nommé inspecteur des eaux de Vichy en 1874. Les Livet résidaient à Vichy certainement depuis cette date et au moins jusqu’à la date de cette lettre (juillet 1885).
[3] Chatel-Guyon (Puy-de-Dome, Auvergne) était un lieu de cure réputé pour son eau minérale naturelle purgative, diurétique. Situé à 25 kilomètres environ de Clermont-Ferrand.
[4] Elisabeth-Laurence-Octavie Chaulmet (1823-1905). 62 ans au moment de ce voyage en cure entre Chatel-Guyon et Vichy.
[5] Dans sa propriété de La Villotte (par Villefargeau, près d’Auxerre dans Yonne).
[6] L’hôtel du Parc à Vichy n’existe plus et a été depuis transformé en appartements. C’était à l’époque de cette lettre (1885) le plus grand palace de la ville.
[7] Le Splendid Hôtel à Chatel Guyon existe toujours. C’est un superbe hôtel construit à la fin du XIXe siècle (quelques années seulement avant 1885 sans doute). C’était et c’est encore l’hôtel privilégié par les curistes.
[8] Charles-Louis Livet (1828-1897), spécialiste du XVIIème siècle français, à qui l'on doit de nombreuses études sur Molière, les précieuses, les grammairiens français du XVIème siècle, les langues romanes. Charles-Louis Livet eut des carrières diverses : administration préfectorale, inspection des écoles d'arts et métiers (1870), inspection des Eaux de Vichy (1874). Il collabora à plusieurs reprises à la revue bibliographique Le Livre dirigée par O. Uzanne.

Lettre d'Octave Uzanne à Charles-Louis Livet à propos de ces participations à la revue bibliographique Le Livre (28 mai 1886).


Paris, le 28 mai 1886[1]

Mon cher ami[2],
Je reviens de faire une visite de dix jours à ma mère en Bourgogne ; votre lettre m’attendait chez moi, d’où le retard de ma réponse.
J’ai fait demander chez Lemerre Le langage français italianisé, mais Lemerre n’a point bougé. Je vais vous envoyer par contre, Les financiers et fermiers généraux en attendant que je sois plus riche pour vous servir.
Le nommé B[3] ….. , dont vous me parlez, est un franc drôle mis à l’écart par tous ses confrères, c’est un sot et une vipère accouplés, je l’ai déjà fouaillé à diverses reprises et je vous conterai les côtés ridicules de ce fantoche dont vous ne devez pas vous inquiéter.
Je suis enrhumé à ne pas voir clair.
Je clos donc ici ce mot hâtif, en vous adressant mille cordialités et en vous priant de me rappeler au bon souvenir de Mme Livet.
Bien à vous affectueusement,

Octave Uzanne



[1] Papier à en-tête de la revue Le Livre. 1 page. Lettre conservée dans le fonds Carlton Lake (manuscrits français 286.21) du Harry Ransom Humanities Research Center (Austin, Texas, U.S.).
[2] Lettre à Charles-Louis Livet (1828-1897), spécialiste du XVIIème siècle français, à qui l'on doit de nombreuses études sur Molière, les précieuses, les grammairiens français du XVIème siècle, les langues romanes. Charles-Louis Livet eut des carrières diverses : administration préfectorale, inspection des écoles d'arts et métiers (1870), inspection des Eaux de Vichy (1874). Il collabora à plusieurs reprises à la revue bibliographique Le Livre dirigée par O. Uzanne.
[3] Non identifié à ce jour.

Octave Uzanne évoque les difficultés de se faire communiquer des ouvrages pour pouvoir en rendre compte dans Le Livre (5 août 1884).


Paris, le 5 août 1884[1]

Cher Monsieur,
Les frères Garnier comme les Lévy sont si durs à la détente que j’ai depuis longtemps renoncé à tirer le moindre poil de leurs carapaces de tortue.
Je n’insisterai pas près d’eux, mais si vous pouvez avoir le La Rochefoucault par M. Chassang, veuillez m’en faire le compte rendu – chose convenue.
Je serais heureux de vous voir entreprendre le travail dont je vous ai soumis l’idée, sur les primitifs de Molière, iconographie des premières éditions etc. etc.
Mettez vous donc à l’œuvre bientôt et croyez moi bien cordialement à vous

Octave Uzanne


[1] Papier à en-tête de la revue Le Livre. 1 page. Lettre conservée dans le fonds Carlton Lake (manuscrits français 286.21) du Harry Ransom Humanities Research Center (Austin, Texas, U.S.). Destinataire inconnu.

samedi 27 octobre 2012

La revue Le Livre dirigée par Octave Uzanne rend compte de la naissance du Grolier-Club de New-York (Gazette bibliographique du 10 mai 1884)


Le Livre, Gazette Bibliographique du 10 mai 1884. Page 339.

"La pudibonderie, si amusante et si gracieuse chez la femme, n’est jamais que ridicule chez un mâle" (Octave Uzanne, 1884)



Vieux airs – Jeunes paroles[1]. Variations sur les choses qui passent (notes familières d’un curieux).

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Il me prend un scrupule en terminant ces vieux airs sur une ritournelle que l’on pourrait taxer de « pornographique », selon un mot détourné de son sens et dont on fait abus hors de saison.
Je parlais dernièrement avec complaisance, et même avec une pointe d’enthousiasme, de Restif de la Bretonne et de Monsieur Nicolas ; aujourd’hui j’aborde Giorgio Baffo, sans préambules hypocrites, et sans mettre le faux nez pudibond d’un monsieur qui se rend dans les vilains endroits et qui s’excuse, non sans chattemiterie, de ce qu’il y va faire. Des lettes – anonymes, il est vrai, – affectent de me blâmer d’oser signaler des ouvrages aussi contraires aux bonnes mœurs que ceux publiés par M. Liseux. A lire entre les lignes, je pourrais me demander avec tristesse si je ne suis pas un malheureux inconscient qui a laissé son bon sens moral s’égarer sur les rayons malsains des bibliothèques clandestines. Un examen de conscience approfondi me rassure à l’instant. En littérature l’immoral commence où finissent la santé et la droiture de l’esprit ; là où l’intelligence est très cultivée, jaillissante de sève et nourrie dans l’humus des génies vraiment humains, des sublimes poètes et prosateurs grecs et romains et surtout de l’essence gauloise de notre admirable langue du XVIe siècle ; là ou le lettré apparaît, la fausse pudeur n’est plus de mise et l’immoral ne saurait exister. Les lecteurs de cette revue sont recrutés parmi des érudits éclairés et blasés sur le propos ; je ne pense pas qu’il soit nécessaire de les traiter en petites demoiselles. Lorsqu’on a guerroyé dans la vie des livres en compagnie d’Aristophane, de Lucien, de Pétrone, de Suétone, de Rabelais, de Beroald de Verville, de Boccace ou de Bonaventure Desperriers, on serait mal venu de donner à ses lèvres l’accentuation du proh pudor ! à propos de Restif ou de Baffo. – Pour les lecteurs bibliophiles, les ouvrages que je signale, tirés à un nombre restreint au possible, ne sont dans le domaine littéraire que des curiosités analogues aux singuliers cas pathologiques du musée Dupuytren. Ils ont pour eux le même intérêt dans l’excentrique. – Personne n’est absolument forcé de pénétrer dans ces collections d’anatomie érotique : mais ceux qui aiment la nature jusque dans ses verrues y font visite simplement, sans prendre pour cela une mine gaillarde de bourgeois en bonne fortune. – Je n’insisterai pas d’ailleurs sur ce sujet, car je me suis toujours demandé avec Montaigne, le sage des sages et le logicien par excellence, ce que l’action génitale, dans ses diverses manifestations, cette action si naturelle, si nécessaire et si juste avait bien pu faire aux hommes, pour qu’on l’exclue de propos délibéré, avec une horreur bien risible, de tous propos réglés et sérieux.
La pudibonderie, si amusante et si gracieuse chez la femme, n’est jamais que ridicule chez un mâle ; elle prend même un autre nom quand elle atteint les érudits. J’en appelle aux casuistes.

Octave Uzanne



[1] « Vieux airs – Jeunes paroles » in Le Livre, bibliographie moderne, cinquième année, troisième livraison du 10 mars 1884 (n°51), pp. 138 (pour le passage cité).

vendredi 26 octobre 2012

Octave Uzanne antisémite : Caïman-Lévy (12 mars 1884).


       Paris, le 12 mars 1884[1]

Cher Monsieur,
J’ai depuis longtemps renoncé à obtenir quelque chose de Caïman Lévy. Je laisse ces sales juifs[2] en paix et ne leur demande que la réciproque.
Impossible donc d’obtenir le 1er volume de Deschanel. J’ai fait acheter celui que vous avez reçu.
Je vais penser à Hanoteaux pour la Satire-des-Satires. J’ai gardé le volume et le compte rendu est fait.
Envoyez-moi toute votre copie.
A vous bien cordialement
Octave Uzanne


Aussi pénible que cela soit de rencontrer plus souvent qu'on ne le voudrait ces témoignages d'antisémitisme chez Octave Uzanne, nous préférons ne rien omettre de toutes les informations que nous serons en mesure de partager ici.

Bertrand Hugonnard-Roche



[1] Papier à en-tête de la revue Le Livre. 1 page. Lettre conservée dans le fonds Carlton Lake (manuscrits français 286.21) du Harry Ransom Humanities Research Center (Austin, Texas, U.S.). Destinataire inconnu.
[2] « Caïman-Lévy » et « ces sales juifs » suffisent à dire l’antisémitisme d’Octave Uzanne dès 1884. Octave Uzanne est rédacteur en chef de la revue bibliographique Le Livre (chez Albert Quantin) et le sera jusqu'à la fin de l'année 1889.

Octave Uzanne évoque ses multiples envies de voyages (18 mars 1885) : Belgique - Hollande - Vienne - Venise - Egypte.


Paris, le 18 mars 1885[1]


Mon cher ami,
de retour ce matin de Belgique et de Hollande ; je trouve votre mot et y réponds.
Je vous retourne copie de votre opinion graphologique et j’y ajoute un mot ou deux, car le bibliophile, en moi, n’est que secondaire et, j’aime à le croire, très subordonné à l’écrivain. […]
Je vous fais envoyer également le dernier numéro du Livre ; vous le verrez sous son dernier aspect, et pourrez m’en donner votre avis.
Pour ce qui concerne Mlle S. O. je vous affirme que vous errez ; je suis moi-même fort intrigué des passages de la lettre que vous m’envoyez et je vais faire ma petite enquête, car tout cela me semble bien drôle.
Je ne sais si j’irai à Vienne avant la prochaine année, c’est peu probable ; j’ai beaucoup à travailler et je suis sollicité par l’Egypte, où je ferai mon possible pour aller en décembre.
Peut-être vais-je boire un peu d’air vénitien à la fin de mai – je suis affolé de Venise.
Bien cordialement à vous,

   Octave Uzanne


Nous ne connaissons pas le destinataire de cette lettre. En quelques lignes Uzanne évoque ses voyages et ses projets de voyages : Belgique, Hollande, Vienne (Autriche), Egypte et Venise (Italie) ! Pas moins de cinq destinations visitées ou à visiter. A 34 ans, Uzanne est déjà ce cosmopolite qui ne fera que grandir et s'affirmer en lui au fil des années.
A noter également cette petit confidence intéressante : "[...] car le bibliophile, en moi, n'est que secondaire et, j'aime à le croire, très subordonné à l'écrivain. [...]" qui éclaire encore un peu plus la psychologie du personnage Uzanne.

Bertrand Hugonnard-Roche




[1] Papier à en-tête de la revue Le Livre. 1 page ½. Lettre conservée dans le fonds Carlton Lake (manuscrits français 286.21) du Harry Ransom Humanities Research Center (Austin, Texas, U.S.). Les soulignés sont d'Octave Uzanne dans le texte.

jeudi 25 octobre 2012

Le Libertinage par Octave Uzanne dans le Bric-à-Brac de l'Amour publié le 5 décembre 1878. "Le libertinage d’amour c’est le dilettantisme d’un tempérament génial".


LE LIBERTINAGE[1]


Serpent à tête d’ange, ô vice, je t’adore.
                                 Emile Rochard[2]


Diderot, qui comparait volontiers les libertins[3] à des araignées qui attrapent quelquefois de jolis papillon, écrivit ce qui suit à leur sujet : « Les libertins sont bien venus dans le monde, parce qu’ordinairement ils sont plus aimables que les autres, qu’ils ont plus d’esprit, plus de connaissance des hommes et du cœur humain. Les femmes les aiment parce qu’elles sont libertines. Je ne suis pas bien sûr que les femmes se déplaisent sincèrement avec ceux qui les font rougir. Il n’y a peut-être pas une honnête femme qui n’ait eu quelques moments où elle n’aurait pas été fâchée qu’on la brusquât – surtout après sa toilette. – Que lui fallait-il alors ? un libertin. A tout hasard, une femme est bien aise de savoir que, si elle se résout, il y a un homme tout prêt qui ménagera sa vanité, son amour-propre, sa vertu prétendue, et qui se chargera de toutes les avances. C’est trop peu de violence même qu’on souhaite pour excuse. »
Ceci est, quoi qu’on puisse en dire, un éloge du libertin, lequel est mieux qu’un homme volage ou qu’un débauché. Notre société frappe d’anathème le libertinage sans vouloir le comprendre ou le raisonner ; ce n’est pas une chose commune ni vulgaire cependant, et notre époque n’est aucunement menacée par lui.
Libertin n’est pas qui veut ; on devient dépravé mais on naît libertin. Le libertinage d’amour c’est le dilettantisme d’un tempérament génial ; on peut compter les libertins célèbres, ces admirables doués, dont la vie mouvementée nous transporte d’enthousiasme. Ils sont dix au plus par siècle ; peut-être davantage avant la Révolution, car alors on sablait l’existence, on conduisait ses sens à grandes guides, on allait de l’avant sans se retourner.
Au XVIIIe siècle le libertinage pouvait se montrer au grand jour, il était admis, reçu, fêté partout sans pruderie ni effarement ; parlait-on de femmes sages, Crébillon fils se hâtait de dire : « Les femmes qui ont la réputation d’être honnêtes, chastes et vertueuses ne le méritent pour la plupart que parce qu’on ne leur a rien demandé ou que l’on s’y est mal pris. » Les libertins de cette époque se nommaient Richelieu ou Restif de la Bretonne, Casanova ou Desforges, l’Abbé de Bernis ou le Marquis d’Argens, tous colosses pleins de sève, sans compter les vicieux qui avaient noms De Sade, La Popelinière et tous les fermiers généraux du royaume.
Un siècle de progrès scientifique comme le nôtre n’aura jamais maille à partir avec le libertinage. La science réglemente la vie, la fouette et la brûle ; elle procure des jouissances hâtives et suffisantes pour la généralité, elle satisfait les désirs à fleur de peau, elle vulgarise le bien-être, répand la chaleur partout, mais détruit le raffinement des sensations que des nations moins policées que la nôtre possèdent toujours. Le libertinage n’est pas du ressort de la science, il tient plutôt de l’art égoïste, au culte artistique de soi-même. La volupté libertine n’est pas un abus, c’est un goût réfléchi du plaisir, c’est l’opposé de la débauche grossière, comme la gourmandise délicate est le contraire de la voracité et de la goinfrerie ; c’est un piment d’amour lentement broyé et élaboré, c’est la quintessence des délices humaines, c’est, pour tout dire, la dégustation pieuse des polissonneries vénériennes.
Le vrai sens de libertinage – si le sens des mots ne changeait pas aussi vite que le sens des hommes – devrait être abus des libertés. Aujourd’hui nous comprenons par libertinage d’amour « dérèglement et intempérance corporelle » alors que nous devrions entendre seulement « délicatesse et délectabilité gustative », variantes sur cette épinette de l’amour qui ne possède hélas ! qu’une octave.
Le libertinage, qui, comme étude de la volupté, a besoin du quiétisme de sa dépravation, est forcé, au milieu de notre civilisation, de se clandestiner et de s’égoïser le plus possible. On en fait de nos jours un épouvantail pour les esprits timorés ; c’est le spectre des familles, un spectre qui évoque l’orgie, les turpitudes lupanaresques et tout l’attirail de honte qui réside dans le cerveau des petites gens bornés. Cependant, à vrai dire, le libertinage est une distinction que ne peut s’accorder le premier venu, distinction qu’il est impossible d’acquérir et que les yeux des femmes seuls ont le droit d’apprécier.
Le corps humain est un cloaque ambulant qu’on sonde en vain à fond sans y découvrir la vertu, car pour devenir vertueux il faut pratiquer le vice, l’épurer, le raffiner, le faire progresser. Le vice fait l’enfanture de la sagesse et la sagesse serait niaise si elle était naturelle : à  quelle école aurait-elle pris ses inscriptions ? La nature nous a pétris avec plus ou moins de vices, qu’il faut user et semer sur le chemin de la vie ; l’homme est trop faible pour dompter la nature, disait Voltaire avec raison. – Saint-Augustin, le plus sage des docteurs de l’Eglise, fut un libertin dans son adolescence et le casuiste Sanchez, pour apaiser les cas de conscience dans le sacrement du mariage et inviter à la sagesse matrimoniale, en est réduit, dans son épais volume, à soulever l’obscénité et à remuer toutes les paillardises inventées par la luxure aux abois.
L’homme seul dans la nature peut s’élever jusqu’à la volupté, il doit y goûter, l’apprécier et en vivre. La volupté nous donne le sentiment de notre existence et nous fait sentir dans davantage la vie sans nous y acoquiner. « Renoncer aux plaisirs, s’écrie Charron, dans sa Sagesse, c’est folie ; les régler c’est le chef-d’œuvre de la sagesse : elle ne condamne pas les plaisirs, elle apprend à les gouverner. Ceux qui font profession d’une certaine piété, gens qu’on nomme dévots, méprisent toute espèce de délassement et tâchent de passer cette vie sans y goûter aucun agrément. Non-seulement les récréations leur sont suspectes, mais encore les nécessités que Dieu a assaisonnées de plaisir sont pour eux des espècesss de corvées ; ils n’y viennent qu’à regret.
« Qu’on ne s’y trompe pas, c’est orgueil, c’est faiblesse, c’est folie, c’est bigoterie, c’est envie de se distinguer. Ils veulent être des anges sur la terre ; ils n’ont que la vanité de ceux qui furent précipités du ciel. L’homme a un corps dont il est comptable ; le maltraiter, le haïr, le tourmenter, c’est une espèce de suicide, c’est contre nature, c’est déplaire à Dieu. Une action n’est pas vicieuse, parce qu’elle est naturelle. Dieu a réuni la nécessité et le plaisir ; la nature nous a donné des goûts voluptueux et veut que ce goût s’y trouve avec la raison. Ceux qui la fuient corrompent ses règles, ils condamnent ce qu’elle a prescrit. »
Le libertinage tend à la perfectibilité du plaisir, il ne songe qu’à élargir les bornes étroites de nos sensations. Dans la matière amoureuse, le libertinage est donc plus utile à la société que la vertu proprement dite, car la vertu c’est l’abstinence, l’inutilité, le contre-sens de la nature, tandis que le libertinage c’est la glorification viagériste et friande de notre création faite de boue.
« Un peuple vertueux, selon l’auteur de l’Aretin moderne (qui avait quelquefois la raison du paradoxe), un peuple vertueux aurait été inutile, il n’eût formé qu’un peuple lâche, une race propre à figurer les bras croisés dans les arbres comme Siméon Stillite, à nourrir un cochon comme Saint-Antoine ou à se donner des coups de pierre dans l’estomac comme un ancien théologien qui prétendait que la nature l’excitait à conserver son espèce. La vertu qu’on oppose aux vices est une chimère qui amuse les hommes ; les profondes têtes de l’Aréopage ont cherché longtemps ce qu’elle était. Désespérés de la connaître, ils ont placé sur son autel ces mots : Ignoto Deo. Le mot de vertu a passé par mille générations, sans rendre nos devanciers ni plus vertueux, ni plus savants. Brutus, dans l’ancienne Rome, après avoir prononcé ce mot souvent au Sénat, avoua qu’elle n’était rien et se repentit de n’avoir embrassé que la nue d’Ixion. Salomon, le plus sage des rois selon les vieux livres, et le moins sage selon les modernes, prononça qu’elle n’était que vanité. Il voulut la suivre, il ne la trouva ni dans le temple magnifique qu’il avait fait bâtir ni dans les bras de ses maîtresses. »
Le libertinage a cela de bon qu’il étouffe la sentimentalité, laquelle sentimentalité nous tue lorsqu’elle ne tue pas le sentiment. Villeterque disait de son époque : « Le sentimentalisme est à la mode comme les cravates, on en a jusqu’aux oreilles. » Qu’est-ce donc depuis ? on en a jusqu’aux yeux, jusqu’au front. Goethe, Musset, Lamartine et autres empoisonneurs d’âmes n’étaient pas libertins ; aussi ont-ils été plus nuisibles à notre époque que des gaudriolistes inoffensifs comme Pigault-Lebrun, ou de bons compagnons comme Désaugiers et Béranger. Ce qui a égayé le XVIIIe siècle, sa petite littérature, ses tableaux et sa statuaire, c’est le libertinage ; ce qui a terni le début de ce siècle jusqu’à 1850 c’est la sentimentalité larmoyante, l’idéalisme pluvieux, tous ces convois funèbres d’amours malheureuses, ces élégies, cet abandon de soi-même, ces nudités classiques et ennuyeuses vues par le sentiment, ces statues rigides et sévères, drapées dans les plis froids de peplums mouillés, tout, jusqu’aux meubles qui ont le sentiment de leur laideur.
Un libertin n’est pas sentimental ; il vit plus pour la galanterie que pour l’amour-passion, ce qui tend à prouver qu’il pense et qu’il est philosophe. Il doit avoir la froideur de Machiavel et le sang-froid d’un dandy. Au mépris de la femme il saura joindre le mépris des obstacles qu’elle oppose à son inaltérable témérité.
Un libertin sérieux aura plutôt la volonté de posséder que le désir de plaire et de coqueter ; il fera parade de sa discrétion, car sa longue expérience des faiblesses féminines lui aura fait apprécier de longue date le bonheur dans le mystère et le mystère dans le bonheur. La curiosité des sensations nouvelles se tiendra sans cesse éveillée dans son esprit et il ne comprendra jamais le plaisir sans ragoût ou le ragoût sans plaisir.
Tout libertin qui possède l’épicurisme de la raison reste gourmet et ne devient jamais gourmand. Il vit des rentes de son astuce et de ses petits talents et ne mange jamais son capital à la table de l’amour, car il a bon goût de toucher à peine au rôti et de se réserver pour l’entremets, si ce n’est pour le dessert. Il a calculé que les femmes à caprices sont des mangeuses d’hommes, quelquefois des buveuses d’enfants ; il pense que se laisser manger est une folie qu’il faut laisser aux maris, lesquels sont faits pour créer des veuves ; il amuse donc ces ogresses avec les plus subtiles bagatelles et ses badinages musards, il les endort, les énerve, les taquine encore plus qu’il ne les fatigue, il jette comme Orphée des gâteaux de miel dans la gueule de ces Cerbères et il entre dans les enfers plutôt que de frapper à la porte du paradis.
Il est permis de se demander ce que les femmes deviendraient si la morale parvenait à museler le libertinage. Elles périraient de langueur et d’ennui et ouvriraient à coup sûr une école de voluptés comparées, mais elles feraient évidemment de très mauvais élèves, car les libertins d’origine posséderont toujours ce que les femmes se garderaient bien de leur apprendre : la fierté, l’art de blinder leur cœur contre les attaques soudaines et la science de se conserver, de se réserver, alors même qu’ils paraissent entièrement se livrer.

Octave Uzanne


NB : nous avons cru bon de mettre en gras dans le texte les passages sortis tout droit de la plume d'Octave Uzanne et qui forment comme des maximes ou des sentences propres à défendre et à promouvoir le libertinage. Ce récit est pour ainsi dire écrit à la troisième personne du singulier (il), alors que la première personne du singulier (je) n'est employée qu'une seule fois au début du texte.

Bertrand Hugonnard-Roche



[1] Ce texte se trouve dans l’ouvrage intitulé Le Bric-à-Brac de l’Amour par Octave Uzanne, avec une préface de Jules Barbey d’Aurevilly. Paris, Librairie ancienne et moderne Edouard Rouveyre, 1879 (achevé d’imprimer le 5 décembre 1878 à Dijon chez Darantière. 1 volume in-8 de XIV-178-(1) pages et le catalogue de la librairie Ed. Rouveyre in fine. Edition de bibliophile tirée à petit nombre sur beau papier vergé, avec un tirage de luxe à 100 exemplaires numérotés sur divers papiers. Il est orné d’un joli frontispice à l’eau-forte par Adolphe Lalauze et de nombreux ornements typographiques imprimés en couleur. Ce texte occupe les pages 123 à 134.
[2] Emile Rochard (1850- ?), ami intime d’Octave Uzanne. Né à Wissembourg dans le Bas-Rhin, il débuta dans la littérature à 19 ans par un acte en vers : Un amour de Diane de Poitiers. Dès que la guerre de 1870 éclata, il s’engagea volontairement et reçut deux blessures à la bataille de Coulommiers. Sous-lieutenant de chasseurs à pied, et officier d’ordonnance du général Nicolaï, il donna sa démission en 1873, pour se consacrer tout entier aux lettres. Revenu à Paris en 1874, il publia un volume de vers Les Petits Ours, et, donna au théâtre de Cluny, un acte en vers La Conscience, puis, en 1875, Plus de Journaux et La Botte Secrète, vaudevilles en un acte, tous les deux au théâtre historique. En 1876, Emile Rochard fit jouer au Théâtre du Château d’Eau, Le Loup du Kervegau, drame en cinq actes. Ce fut sa dernière pièce donnée comme auteur. Désormais il allait lui-même monter ses pièces. Critique dramatique au Gil Blas, il ne tarda pas à donner sa démission pour prendre la direction du Théâtre du Châtelet. Il fut successivement directeur du Théâtre de l’Ambigu (1884), du Théâtre de la Porte Saint-Martin où il remonta le répertoire d’Alexandre Dumas. En 1895 il reprit le Théâtre de l’Ambigu puis en 1898 le Théâtre du Châtelet. Il redevient auteur dramatique en 1902. Le dernier fut joué en 1912. En 1913 il publie son Jésus selon les Evangiles ou l’Evangile en vers, ce qui le classe dans la catégorie des poètes catholiques. En 1914 il donne un drame sur la Passion pour l’évêché de Nice. Ces premiers ouvrages, de ces années 1870, sont de nature libertine. Il écrira beaucoup plus tard à son biographe : « Ah ! les mauvais livres ! Si on les brûlait encore en place de grève, j’apporterais moi-même les miens au bûcher. »
[3] Tout au long de ce texte, Octave Uzanne considère les libertins d’amour et non les libertins philosophes ou libres penseurs comme le sens commun les a aussi désignés au XVIIe et XVIIIe siècle.

Octave Uzanne, 21 ans, fêtard et client des "ninons cariées" du ruisseau du quartier (1871-1872).


Je tiens tout d’abord à remercier chaleureusement M. Andrew Gansky du Harry Ransom Center de l’Université du Texas à Austin (U.S.) pour le suivi de ma demande d’avoir communication de l’intégralité des lettres d’Octave Uzanne (ou adressées à lui) conservées dans le fonds des manuscrits de cette prestigieuse bibliothèque universitaire.

Les deux lettres présentées ci-dessous font partie d’un ensemble d’une vingtaine de documents manuscrits allant de l’année 1871 à 1929.
Octave Uzanne est âgé de 21 ans et quelques mois à la fin de l’année 1871. Ce sont, à ce jour, les missives les plus anciennes auxquelles nous avons eu accès. La seconde lettre est datée par déduction du contenu de la première du début de l’année 1872. Ce sont donc deux lettres de jeunesse écrites à quelques semaines d’intervalle seulement.
Ce sont des lettres intimes à un ami : Emile Rochard (voir note). A la fin de cette année 1871, on découvre un jeune Octave fêtard qui n’est pas encore le bibliophile qu’on connait mais qui s’intéresse déjà aux lettres et au monde de l’édition. Probablement encore étudiant dans le quartier de Ste-Geneviève, il profite des plaisirs de la vie sans retenue. On pourrait dire qu’on est en présence d’un bambocheur. Début janvier 1872,  tout change. Uzanne dit mettre un terme (suite à une rupture en amitié) à cette vie de patachon qu’il menait. Mais que sont les bonnes résolutions et les saines philosophies quand on a 20 ans ?!

Bonne lecture !

Bertrand Hugonnard-Roche

*
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Lettre d’Octave Uzanne[1] à Emile Rochard[2] datée du 14 décembre 1871

Mon cher Emile,
Un bon point pour toi au chapitre de mon amitié ; tu n’as pas été trop longtemps sans me répondre et miss Pigritia[3] a bien voulu te lâcher un moment.
Toutefois il m’a été pénible d’entrevoir une place vide dans l’orgie du réveillon. La nuit de noël se passera sans que tes épaulettes soient parmi nous ; mais bah ! Le proverbe aura tort cette fois et l’absent ne sera pas oublié : champagne en main nous porterons un bon toast à notre cher ami et à sa future lieutenance.
Puis février sera vite arrivé ; le carnaval ne sera pas encore fini et il y aura de beaux jours pour nous dans ce bon vieux quartier.
Car aujourd’hui, tout semble oublié ; Bullier[4] barre ses bals de nuit ; les masques tout lugubres qu’ils paraissent, après nos désastres, se précipitent à l’opéra, à Valentino[5], chez Markowki[6] et ailleurs. Les femmes se pavanent dans nos habits et nini voyou[7] les cherche ces alternes avec la blouse de Gavroche et les sabots du charcutier.
Et en avant mon vieux mot de Beaumarchais : hâtons nous de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer.
C’est ce que j’ai fait hier, j’ai si bien noyé ma morale dans tous les zincs du quartier qu’il m’a été impossible d’arriver à Bullier à dix heures, j’étais rentré presque ivre-mort.
Hippocrate a raison : la purge ! et ce matin j’étais régénéré.
Je me couvre de deuil, versons un pleur ensemble Turbigo[8] n’est plus : les pénates se sont transportées ailleurs ; et j’ignore l’adresse : Beati, sux de bona morinet !
Nous sommes enfouis dans la neige depuis huit jours, l’administration Votre et Cie nous laisse dans ce cloaque et Fernand[9], toujours intrépide dort malgré ce piteux temps.
Momoche[10] est parti pour Valogne ; et Fernand a entrepris de raconter ses histoires à mon voisin Lande qui a dit en fabriquer quelque chose de charmant ; et le faire publier dans la revue des deux mondes. A paraître vers le premier mars, tu pourras voir les épreuves[11].

Le poulain s’est évadé ![12] J’ai traité ce petit animal d’une façon homéopathique « similia similibus[13] » ; une femme me l’avait donné, je l’ai guéri en coïtant[14].
Je t’engage à publier tes jolies poésies, fais en le classement, et use de moi avant ton voyage ; je me ferai un plaisir de porter un si joli bouquin chez un éditeur.
Lemerre[15] conviendrait admirablement, tu connais ses éditions, je suppose.
Si tu étais gentil, tu m’enverrais ta Complainte du pays d’Alsace 70-71[16]. Touche en deux mots dans ta prochaine lettre.
Je te quitte, mon cher ami, j’ai les mains gelées et mon réveil matin me dit qu’il est trois heures passé minuit. Adieu donc, et ne sois pas paresseux.
Mon frère[17] n’a pas besoin de ses cinq francs ; le mois de février se peut attendre si tu craignais de garder une pièce blanche prêtre dans un but si peu honorable mais si bon[18].
Je te serre les phalanges, bien des choses à Augustine.

Octave Uzanne
7 r. l’abbé de l’épée, 7[19]

Fernand doit t’écrire ces jours-ci, il est contrarié ayant été malade de n’être pas allé faire visite de digestion chez ton père, et te prie de l’excuser dans la prochaine lettre.

*
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Lettre d’Octave Uzanne à Emile Rochard datée du 29 janvier [1872]

Mon cher Emile,
Je sors de Bullier et je trouve ta lettre. Aussitôt à l’œuvre : j’y réponds ; j’abandonne un cadre de petit livre à sensation commencé[20] et je viens converser un moment avec toi. […]

Arrivons à une question grave qui ne manquera pas de t’étonner. Oreste est brouillé à mort avec Pylade[21] ; Octave avec Fernand ; pourquoi je l’ignore presque ; une querelle d’allemand à propos de femmes ; où ce bon Fernand a vu je ne sais quoi qui lui a fait m’écrire ces mots à la suite d’une lettre de moi : nous ne sympathisons pas : oublions que nous avons été amis. Je l’ai cru fou un moment et je vois clair à présent, je t’expliquerai cela à ton retour. […]

J’y ai trouvé du bon, ma philosophie sur l’amitié s’est augmentée d’un nouveau document ; j’ai gémi un moment sur la rupture d’une affection si sincère chez moi et si peu sentie chez Fernand ; et aujourd’hui je me féliciterais presque, car le d’Harcourt[22] et la vie exotique d’autrefois ont cessé pour moi ; le travail a remplacé le désœuvrement que l’amitié et la faiblesse me faisaient suivre autrefois.

Aussi suis-je l’homme sérieux : qui va au café Cluny[23] prendre son mazag[ran] à petites gorgées & lire les journaux ; qui passe une heure à la Bibliothèque Ste-Geneviève et qui travaille au coin de son petit feu – Tout en cultivant le jardinet de la prostitution[24], j’aillais dire de l’amour ; ton ami Octave a le plus profond dégout pour toutes ces ninons cariées qui roulent au quartier ; il rêve de suaves amours que son cœur encore intact conserverait pieusement ; il envie l’eau pure d’une fontaine, et il s’abreuve aux immondices du ruisseau. […]



[1] Octave Uzanne est né le 14 septembre 1851. Il est ici âgé de 21 ans passés de quelques mois. Est-il encore étudiant ? C’est probable. Ces deux lettres nous montrent en tous cas un Octave menant une vie de fêtard, noctambule et amateur de boissons et de femmes du ruisseau. Ce sont les premières lettres que nous rencontrons qui donnent un portrait de lui aussi intimiste. Ces deux lettres sont conservées dans le fonds Carlton Lake (manuscrits français 286.21) du Harry Ransom Humanities Research Center (Austin, Texas, U.S.). La lettre du 28 janvier avait été en partie citée par Willa Silverman dans son ouvrage The New Bibliopolis (note 30).
[2] Emile Rochard (1850- ?), à ce moment âgé de 21 ans, ami intime d’Octave Uzanne. Né à Wissembourg dans le Bas-Rhin, il débuta dans la littérature à 19 ans par un acte en vers : Un amour de Diane de Poitiers. Dès que la guerre de 1870 éclata, il s’engagea volontairement et reçut deux blessures à la bataille de Coulommiers. Sous-lieutenant de chasseurs à pied, et officier d’ordonnance du général Nicolaï, il donna sa démission en 1873, pour se consacrer tout entier aux lettres. Revenu à Paris en 1874, il publia un volume de vers Les Petits Ours, et, donna au théâtre de Cluny, un acte en vers La Conscience, puis, en 1875, Plus de Journaux et La Botte Secrète, vaudevilles en un acte, tous les deux au théâtre historique. En 1876, Emile Rochard fit jouer au Théâtre du Château d’Eau, Le Loup du Kervegau, drame en cinq actes. Ce fut sa dernière pièce donnée comme auteur. Désormais il allait lui-même monter ses pièces. Critique dramatique au Gil Blas, il ne tarda pas à donner sa démission pour prendre la direction du Théâtre du Châtelet. Il fut successivement directeur du Théâtre de l’Ambigu (1884), du Théâtre de la Porte Saint-Martin où il remonta le répertoire d’Alexandre Dumas. En 1895 il reprit le Théâtre de l’Ambigu puis en 1898 le Théâtre du Châtelet. Il redevient auteur dramatique en 1902. Le dernier fut joué en 1912. En 1913 il publie son Jésus selon les Evangiles ou l’Evangile en vers, ce qui le classe dans la catégorie des poètes catholiques. En 1914 il donne un drame sur la Passion pour l’évêché de Nice. Ces premiers ouvrages, de ces années 1870, sont de nature libertine. Il écrira beaucoup plus tard à son biographe : « Ah ! les mauvais livres ! Si on les brûlait encore en place de grève, j’apporterais moi-même les miens au bûcher. »
[3] La paresse (qui semble aux dires d’Octave Uzanne, répétés dans les deux lettres, être un des vices du jeune Emile Rochard).
[4] « Le Bal Bullier, célèbre rendez vous de fêtards. » Situé 31 avenue de l'observatoire, le Bal Bullier était à l'origine le bal du Prao d'été. En 1843, François Bullier le rachète et le transforme complètement en plantant mille pieds de lilas. En 1850, après plusieurs agrandissements, le Bal Bullier commence à proposer plusieurs animations: jeu de billards, jeu de quilles, promenades, balançoires... Il commence à devenir de plus en plus populaire grâce à ces divertissements mais aussi par ses tarifs moins onéreux que ses concurrents de l'époque. On y danse la Mazurka, le Scottish, la Valse, le Quadrille. De nombreuses personnalités s'y rendront: Apollinaire, les Delaunay, Céleste Mogador. Il sera réquisitionné deux fois pour les guerres de 1870 et 1914. Entre ces deux guerres, le niveau du bal baissera et laissera de plus en plus de place à la prostitution.
[5] Le grand bal Valentino (251 rue St-Honoré) proposait des bals masqués de nuit.
[6] Certainement un autre lieu de fête et de débauche que nous n’avons pu identifier pour le moment.
[7] « Pâle et blonde, les yeux cernés et des chats dans la voix,
Nini-Voyou, ayant trop dansé, soupé et aimé pendant le carnaval, tombait malade […] » (Jules Lemaître)
[8] Probablement encore une adresse de débauche.
[9] Fernand est cet ami intime qui vit apparemment dans le même logement qu’Octave Uzanne. On verra dans la lettre qui suit (janvier 1872) que cette amitié vole en éclat et que cette rupture affective sera déterminante pour la suite de la conduite morale d’Octave.
[10] Surnom probablement donné à un ami non identifié à ce jour.
[11] Nous recherchons la publication dont il peut s’agir.
[12] Uzanne invente ici une expression dont on sent toute la subtilité sans peine.
[13] « Soigner le mal par le mal. »
[14] On peut supposer qu’Octave Uzanne avait attrapé une maladie vénérienne qu’il a traitée à sa manière, en changeant de partenaire.
[15] Alphonse Lemerre était l’éditeur des poètes Parnassiens depuis 1865.
[16] Nous n’avons pas trouvé trace de cet ouvrage publié.
[17] Joseph Uzanne (1850-1937), critique d’art et directeur des Figures contemporaines tirées de l’Album de Mariani à partir de 1893-1894.
[18] Probablement encore une fois l’évocation des prostituées et de leur tarif.
[19] Il s’agit sans doute là de la toute première adresse parisienne d’Octave Uzanne, avant la rue des Feuillantines quelques années après.
[20] Uzanne avait un livre en cours d’écriture, lequel ?
[21] Oreste et Pylade, d’après la légende grecque, étaient comme deux frères inséparables.
[22] Célèbre café où se retrouvaient notamment les étudiants d’alors.
[23] Célèbre café situé au croisement du Boulevard St-Germain et du Boulevard St-Michel.
[24] Premier et unique aveu connu à ce jour de la part d’Octave Uzanne d’avoir recours aux prostituées.

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