Portrait de l'auteur gravé par Ad. Lalauze.
INTRODUCTION
aux Lettres de V. Voiture
publiées
avec notice, notes et index
par Octave Uzanne (*)
Voiture est le premier qui fut en France
ce qu’on appelle un bel esprit.
Voltaire.
Voiture qui si galamment
Avoit fait, je ne sçay comment,
Les Muses à son badinage.
Sarrasin.
C'est en songeant à Voiture que Saumaize écrivait : « Valère est si connu
parmi les anciennes précieuses, si estimé parmi les jeunes, si célèbre dans les écrits
de tous ceux de son temps, et ses œuvres si bien imprimées dans les esprits de tous ceux qui font profession
soit de lettres, soit de galanterie, qu’il est presque impossible d’en dire quelque chose qui ne soit su de tout
le monde. »
Il y aurait certes, il faut en convenir, une réelle
outrecuidance de notre part à prétendre apporter
du nouveau dans les quelques pages de notice dont
nous faisons précéder ces lettres curieuses, si souvent rééditées. Il est des hommes que la critique peut toiser
hâtivement, mais que la conscience se refuse à étudier
à la légère ; Voiture est de ceux-là. Il tient si essentiellement à la première moitié de son siècle dont il
reflète comme un miroir fidèle l'esprit littéraire ; il s’encadre si précieusement dans la belle société d’alors,
dont il fut l'ornement ; il évoque tant de souvenirs et se
trouve mêlé à des événements si importants et si frivoles à la fois, qu’on ne saurait sans naïveté essayer
de portraire de pied en cap et de placer dans la vérité
même de sa lumière cette grande figure de poète épistolier aux traits contrariés et fuyants.
Pour nous, vis-à-vis de ce grand prêtre de l’Hôtel
de Rambouillet, de ce parfait courtisan, de ce galant
ami des femmes les plus illustres du XVIIe siècle,
nous éprouvons comme une défaillance, car nous le
jugeons si profond et si complexe sous les badinages
apparents de son style ; nous entrevoyons dans l’enjouement de sa vie aventureuse de tels mystères de diplomatie et des amitiés puissantes si soudainement
écloses à première vue ; nous rencontrons enfin dans
ses relations littéraires un esprit de philosophie sociale
si heureusement conduit, qu’il nous paraît impossible
de fixer dans une simple étude, à l’exemple de nos
prédécesseurs, les caractères particuliers et les arêtes
les plus saillantes de cette physionomie malicieuse et
mobile.
Chez Voiture, l'écrivain ne semble point avoir
conscience de lui-même pour lui-même ; c’est un dandy de lettres qui s’ignore ou feint de s’ignorer, et, s’il se
sent doué de facultés supérieures, il les dissimulera
sous les nuances les plus heureuses du bel esprit. Il
veut séduire les grands, mais séduire plus généralement que profondément ; il s’inquiète peu des sentiments durables ou de la gloire immortelle, et, selon
le mot charmant d’un critique, il a tout mis en
viager ; il s’est consumé tout entier à plaire, il n’a été
qu’un charme et une merveille de société, un être formé
pour la compagnie la plus choisie, moins un fils prodigue qu’un enfant gâté qu’on recherche, qui coquette
et qu’on cajole.
Cependant, si dans sa correspondance il ne laisse
en relief que des plaisanteries vives et colorées sur les
à-propos du jour, ou des narrations pleines de verve
sur les agréments de sa vie de courtisan, errant à la
suite de Gaston d’Orléans, si dans ses poésies exquises
et originales il ne met en jeu que les grâces badines
ou amoureuses de ses qualités prime-sautières, nous
osons affirmer qu’on n’a évidemment pas assez recherché, à coté de ces talents de l’homme mondain,
les rôles du négociateur politique, dont l’activité et la
rare intelligence d’intrigue mériteraient une longue
étude d’investigation pour les quelques missions qu’il
eut à remplir en Flandre, en Espagne, en Italie ou
ailleurs » 1.
Si l'on pouvait suivre politiquement cet introducteur
des ambassadeurs chez Monsieur, en Lorraine, à l’armée, en Afrique, en Portugal, à Bruxelles, à Florence,
à Rome, ainsi que dans ses voyages en Dauphiné, en
Catalogne et en Picardie, on serait frappé de la diversité de ses facultés et de l’incontestable appui qu’il
devait prêter à ceux qui se l'étaient attaché. Voiture,
dans les différents milieux où sa vie, d’apparence insouciante, fut promenée, offre à l'esprit le thème d’un
travail des plus séduisants. Ce serait un gros volume
d’aperçus curieux et pour ainsi dire toute une résurrection sociale à opérer ; par la variété même de
l’homme et de son entourage, le sujet prête abondamment, et l’on peut se montrer étonné que Victor
Cousin n’ait pas entrepris un ouvrage de ce genre
parmi ses remarquables chapitres d’Histoire de la
société française au XVIIe siècle. Quant à nous,
quoique sincèrement amoureux de cette époque de
haute politesse, à laquelle nous avons consacré nos
premières passions de chercheur et de curieux, nous
ne saurions aborder aujourd’hui en compagnie de
Voiture au pays du Grand Cyrus ; la place nous
demeure trop mesurée, tout au plus il nous sera permis de tracer la silhouette de cet épistolier, sans nous égarer au milieu des ruelles ou dans le bel Empire
des œillades si redoutable, pour y suivre ce roi des
alcovistes, toujours tendre, spirituel et plaisant, qui
poussa lart des civilités enjouées jusqu’aux derniers
confins de la plus aimable galanterie.
II
Vincent Voiture naquit à Amiens, place du Marché, dans le courant de l'année 1598. Son père, riche
marchand de vin en gros, suivait la cour dans ses
pérégrinations. C’était, parait-il, un homme de bonne
chère et fort aimé des grands, qu’il obligeait parfois
de sa bourse, et auprès desquels il se prévalait de son
rare mérite au jeu du piquet 2 .
Vincent n’était point fils unique, il avait un frère
cadet qui mourut officier au service de Gustave-Adolphe,
et deux sœurs dont l'aînée épousa un sieur de Pinchesne,
père de ce même Martin de Pinchesne, poète de talent
(en dépit des ridicules que lui prêta Despréaux), et publicateur, par la suite, des œuvres de Voiture, dont il
se plut à pieusement réunir les manuscrits épars, qui,
sans aucun doute, n’eussent jamais été mis au jour
sans les soins de ce neveu fidèle.
Il est probable que les premières années du jeune
Vincent se passèrent au cabaret, à Amiens, puis à Paris,
rue Saint-Denis 3, sur les genoux des gentilshommes
qui s’y donnaient rendez-vous pour y verser des
brocs en chantant les alléluias du temps ou y deviser d’intrigues galantes ou d’équipées nocturnes. Nous
le retrouvons quelque temps plus tard également à
Paris, aux collèges de Calvi et de Boncour, ou il
reçut une éducation des plus soignées en compagnie
d’illustres condisciples, tels que le comte Claude de
Mesme d’Avaux, le futur plénipotentiaire de Munster,
qui devait dans la vie de Voiture jouer un rôle si
bienfaisant par ses protections continuelles.
Le fils du marchand de vin était de complexion faible
et portait sur sa figure, dès son jeune âge, à défaut
d’une distinction de race, cette finesse mélancolique,
ou plutôt cette langueur efféminée, qui est comme le
caractère noblement délicat des tempéraments lymphatiques 4. L’esprit était impétueux et la parole vive et
mordante chez cette petite personne ; sur les bancs de l'école, il charmait ses maîtres et ses camarades par
son intelligence ouverte et l’originalité de ses vues.
Déjà la fortune semblait avoir jeté les yeux sur cet
amoureux de la métaphore. Dès l'âge de quatorze
ans il invoquait la Muse et faisait courir des vers de
sa façon sur le retour d’Astrée. Deux ans plus tard,
en 1614, il adressait des stances à Gaston, frère du
roi 5, et dans ces essais, bien que médiocres, on rencontre déjà l’empreinte de cette facilité et de cette
grâce qui font de ses poésies les plus adorables pièces
légères du XVIIe siècle.
Au sortir du collège de Boncour, Voiture avait été
envoyé à l’université d’Orléans, afin d’y étudier le
droit 6 ; on pourrait croire qu’à ce moment il commit
certaines fredaines, car Sarrasin, fort exact d’ordinaire dans les curieuses relations de sa Pompe funèbre, laisse entendre bien des folies dans ce passage :
Comme Vetturius cribloit de nuit dans l’Université
d’Orléans, et comme un matois normand lui coupa
les doigts 7.
De retour à Paris, il fut agréé comme contrôleur
général de la maison de Gaston d’Orléans, titre qu’il
ne devait pas tarder à échanger contre celui d’introducteur des ambassadeurs. Il revit alors le comte
d’Avaux, qui retrouva son ancien condisciple avec un
plaisir sensible ; il s’était formé entre le gentilhomme
et le poète une grande intimité, qui provenait de sympathies mutuelles et de goûts analogues pour les lettres
et la philosophie courante. L’ami de Voiture voyait
à Paris tout ce qui tenait assemblée, et ses relations
étaient très étendues ; sans être libertin, il recherchait
les plaisirs de son âge et courait volontiers les aventures galantes dans un monde honorable. Le comte
résolut de présenter son camarade du collège Boncour dans les principaux bureaux d’esprit ; il s’efforça
de mettre en relief de son mieux ses talents naissants ;
pour le pousser encore plus hâtivement dans la société, il pensa que rien n’égalait la tendresse ambitieuse d’une femme, et il alla jusqu’à lui donner sa
propre maîtresse, la jolie Mme de Saintot, la femme
d’un trésorier de France, à ce que nous apprend Tallemant 8.
Nous ne nous attarderons pas sur ces amours, qui
furent constantes du côté de l’inconstance, c’est-à-
dire de la femme 9. Voiture dès ce moment se révéla galant au possible. Il fut l’un des mourants les plus
à la mode, et fît profession d’en conter à toutes les
belles, de quelque condition qu’elles fussent, « depuis
le sceptre jusqu’à la houlette, depuis la couronne jusqu’à la cale ». Il courtisa la fille du gazetier Renaudot, Mme Desloges, Mlle Paulet, la marquise de
Sablé et bien d’autres. Il serait intéressant d’étudier
tour à tour ces divers sentiments, qui tous formeraient
de petits chapitres curieux, groupés autour du gros
roman principal, personnifié par Mme de Saintot. Les
attentions du poète se manifestaient le plus souvent
par des petits vers musqués, des pointes enflammées,
des bouquets à Chloris tout confits en douces choses,
et quelquefois aussi par des madrigaux d’assez mauvais goût, tels ces vers qu’il adressa à Mme de Saintot,
après une chute qu’elle fit de compagnie en carrosse,
et où elle révéla des appas cachés :
Je m’estois gardé de vos yeux ;
Et ce visage gracieux,
Qui peut faire pallir le nostre,
Contre moy n’ayant point d’appas,
Vous m’en avez fait voir un autre,
De quoy je ne me gardois pas.
Ce fut vers 1625 que Voilure fut présenté par
Chaudebonne à l’hôtel de Rambouillet, dont les
réunions étaient alors dans tout leur éclat. L’heureux
soupirant de Mme de Saintot reçut dans cette assemblée
l’accueil le plus flatteur. Il sut plaire tout d’abord à
la rayonnante Arthénice, et conquit les sympathies,
qui sait ? peut-être certains côtés du cœur de la princesse Julie. Dans ce temple du beau langage, il connut le cardinal de La Valette, qui devint pour lui un
protecteur dévoué, le comte de Guiche, le marquis de
Montausier, et son frère, le comte de Sainte-Maure, le
galant inspirateur de la Guirlande et le soupirant de
Julie d’Angennes. Parmi les littérateurs, il se lia avec
Corneille, Balzac, Chapelain, Racan, Godeau,
évêque de Grasse ; Vaugelas, Chandeville, neveu de
Malherbe ; Arnauld de Corbeville, les Habert (Germain et Philippe) et leur cousin de Montmort ; Malleville, son rival pour le sonnet de la Belle Matineuse ;
d’Andilly ; Gombaud, le vétéran du madrigal, et
Charles d’Angennes, marquis de Rambouillet, le
maître du lieu.
Parmi les femmes qui venaient quelquefois au
grand rond, comme on disait, Voiture put coqueter
devant Mme la princesse et Mlle de Bourbon, sa fille,
plus tard duchesse de Longueville ; il vit Mmes de
Clermont et de Vigean, Marie de Gonzague, la future reine de Pologne, et enfin la belle lionne, Angélique
Paulet, qui devint la confidente et l’amie de l’épistolier, avec lequel elle se brouilla assez sérieusement dans
les dernières années de sa vie.
« Malgré son origine plus que bourgeoise, écrit
M. A. Ubicini dans son étude très correcte sur Voiture, il ne fut nullement embarrassé parmi cette société de marquis et de beaux esprits. Il n’y avait rien
en lui qui sentît le cabaret de son père. Outre qu’il
s’abstint toute sa vie de boire du vin, il était né pour
la cour ; il ne fallait pas trop se fier à cette mine
« entre douce et niaise », comme disait le marquis
de Rambouillet, qui lui donnait, à ses heures de digestion, l'air d’un mouton qui rêve. C’était bien le
plus coquet des humains, prenant son avantage en
toute chose, avec une façon de dire que vous eussiez
juré qu’il se moquait des gens en leur parlant : beau
joueur, perdant galamment ses écus et les prêtant de
même, d’ailleurs bon pour un coup d’épée 10. Bref, rien ne lui manquait, et, dit Martin de Pinchesne,
« il approchait fort près, au jugement de toutes les
dames, des perfections qu’elles se sont proposées pour
former celui que les Italiens décrivent sous le nom de
parfait courtisan, et que les Français appellent un
galant homme. »
Ce que Voiture avait d’incomparable, c’était l’enjouement ; soit qu’il parlât, soit qu’il écrivît, il mon-
trait des grâces ondoyantes, faisait des pointes originales, appuyait sur tout, en ayant l'air de glisser.
Il fallait le voir et l'entendre, avec son œil perçant
et malicieux, son fin sourire toujours ironique que
dissimulait à peine sa moustache légère ponctuée
d’une royale, avec les narines mobiles et voluptueuses
de ce nez divisé sur la pointe par une manière de
fossette très friponne, avec cet organe plein d’onction
et de brièveté à la fois : on ne savait jamais s’il se
gaussait ou s’il demeurait sincère et sérieux. Il inquiétait les femmes par cette préciosité de Mascarille de
génie ; il tenait toujours leur esprit en haleine par ses
jeux de pensée et ses équivoques ; il était audacieux
parfois avec elles, mais il habillait toujours ses désirs
des métaphores les plus congrues. C’était bien le poète
folâtre qu’il fallait à ces cercles où l’on raffinait sur
tout et où chacun s’alambiquait les idées pour trouver des propos nouveaux à lancer dans le feu roulant de
belles conversations qu’on ne laissait point mourir
faute d’esprit 11.
Au physique, Voiture était petit, petit à se mesurer
à Godeau, le Nain de la princesse Julie ; mais,
bien qu’il se consolât malaisément de l’exiguïté de sa
taille, il feignait d’en prendre son parti en disant que,
selon le proverbe : « Aux petits flacons les plus
exquises essences. » Du reste, dans une de ses Lettres
à une maîtresse inconnue, il a tenu à nous laisser
son portrait par lui-même, vers 1636 environ, c’est-
à-dire à l’âge de trente-huit ans. « Ma taille, dit-il,
est de deux ou trois doigts au-dessous de la médiocre ;
j’ai la tête assez belle avec beaucoup de cheveux gris ;
les yeux doux, mais un peu égarés, et le visage assez
niais. (Cette niaiserie était bien l'ironie la plus forte : celle qui s’ignore.) En récompense, une de vos amies
vous dira que je suis le meilleur amant du monde, et
que, pour aimer en cinq ou six lieux à la fois, il n’y
a personne qui le fasse si fidèlement que moi. »
Dans une autre lettre, il complète sa pensée : « Je
ne comprends pas, écrit-il, comme il se peut faire
qu’un homme aime ainsi sept personnes à la fois :
car, pour moi, je n’en ai jamais aimé que six, lors-
que j’en aimois le plus, et il faut être bien infâme
pour en aimer sept. »
Il en aima davantage cependant, et ce petit homme
fut un petit coq, très fier, très tyrannique, très gaulois, très actif et très jaloux de toutes ses poulettes,
qu’il rêvait de cajoler à lui seul. Il était également
très couru et nullement platonique pour son siècle 12.
Bien que chaque matin il entendit dévotement la messe,
il y allait, suivant le mot de Chapelain, « par corruption d’esprit invétéré 13 » , et de même que les renards vont au gélinier pour y guetter quelque tendre
colombe. Le Ménagiana rapporte une boutade assez
grossière du père de Voiture, alors que celui-ci logeait
au cabaret de sa naissance pendant le passage de la cour
à Amiens : « Comme il étoit très à la mode et fort
couru des dames, il y en avoit toujours quelqu’une
qui le venoit demander. « Il n'y est pas », crioit son
père dès qu’il voyoit un carrosse s’arrêter à la porte.
« Ces carognes là, ajoutoit-il, ont déjà donné deux
fois la v.... à mon fils, et, si Dieu ne l’assiste, je
crois qu’elles la lui donneront bien tôt pour une
troisième 14. »
Voiture fut un assidu de l’hôtel de Rambouillet et
l’un des causeurs les plus enjoués de la Chambre
bleue ; là il n’y avait pas de badinages qu’il ne commît
et de petites coquetteries qu’il ne déployât. Comme il
demeurait rue Saint-Honoré , à deux pas de la rue
Saint-Thomas du Louvre, il arrivait tous les jours
dans le cénacle vers huit heures, lorsqu’il n’y soupait
point, et aussitôt tout le monde s’assemblait pour l'écouter. Il entrait immédiatement en scène par quelque
plaisante histoire et savait divertir comme personne tous les amis de la marquise jusqu’au moment où, à dix
heures, chacun se retirait. Il ne faisait pas métier de
bel esprit cependant ; il se défendait très sincèrement
d’être écrivain de profession, et craignait plus l'impression de ses œuvres qu’il ne la recherchait. « Vous
verrez, disait-il un jour à Mme de Rambouillet, qu’il
y aura d’assez sottes gens pour aller chercher ça et
là ce que j’ai fait, et après le faire imprimer ; cela me
fait venir quelque envie de le corriger 15. »
Le rôle de Voiture au Palais de Roselinde (comme
on nommait l’hôtel de la marquise) fut si important
que les anecdotes, les faits curieux, les querelles littéraires, que nous ont conservés les écrivains du temps,
rempliraient presque un volume ; nous ne nous y attarderons point et suivrons à peine l’auteur de l’Histoire
d’Acidalis et de Zélide, chez Monsieur et dans
ses différents voyages, dont ses lettres donnent la
meilleure narration possible.
En 1629, il suivit Gaston d’Orléans ou plutôt le
rejoignit sur les terres du duc de Lorraine, où il fut
accueilli et fêté à l’envi ; il revint à Paris en 1630 ;
mais, par suite de toutes les intrigues politiques de
Monsieur avec le cardinal de Richelieu, il fut entraîné à la suite de son maître dans toutes les phases de ces discordes mémorables. Voici donc Voiture
tour à tour à l’armée de Gaston, en Lorraine, en
Auvergne, en Flandre, puis partant en mission en
Espagne, montrant dans toutes ces occasions un
esprit et une habileté extrêmes, parlant l’italien et l'espagnol aussi aisément que le français, composant
des vers dans ces différentes langues, et s'attachant,
partout où il séjournait, des amitiés illustres et durables l6.
Après un parcours rapide en Espagne, ou il observe et dépeint les mœurs et usages du pays avec une
netteté de jugement qu’on ne lui supposerait pas au
premier abord, Voiture passe en Afrique et en Portugal, puis revient à Bruxelles, datant de chacune de
ses résidences ces lettres originales qu’on va lire tout
à l'heure, et dans lesquelles sa belle humeur, sa critique et son esprit ne faiblissent jamais. Dès 1634,
lors de la formation de l’Académie, Voiture fut compté
au nombre des premiers membres admis, avec de
Boissat, Vaugelas et Laugier de Porchères ; mais il ne
parut qu’une fois en sa vie dans cette grande assemblée naissante, et encore fut-ce par gageure. Il correspondait déjà à cette époque avec Costar, qui eut plus
tard à son sujet la fameuse querelle avec Girac l7.
En 1638, le roi envoya Voiture à Florence pour
notifier au grand-duc la naissance du jeune prince
qui devait se nommer Louis XIV. Toutes les lettres
écrites de ce voyage sont encore charmantes et pleines
de traits à l’adresse de Mme de Rambouillet, qui se
flattait de se connaître en architecture, et qui avait
prié son poète correspondant de lui parler des œuvres
et monuments d’art de l'Italie.
De 1639 à 1648, époque de sa mort, nous retrouvons Voiture mêlé aux intrigues de la cour et protes-
tant de son dévouement à Richelieu, puis à Mazarin.
Il fut du voyage du Roi et de Monsieur en Catalogne, et descendit le Rhône jusqu’à Avignon sur la flottille
du Cardinal. Les épitres qui parlent de l'exécution de
Cinq-Mars et de De Thou sont d’un curieux intérêt
historique ; celle qui traite de l’arrestation de Monsieur le Grand est aussi nourrie de détails que pourrait l’être la chronique la plus complète d’un journaliste d’aujourd’hui. Sous le ministère de Mazarin,
Voiture, outre sa charge d’introducteur des ambassadeurs chez Monsieur, avait celle de gentilhomme
ordinaire et de maître d’hôtel de Madame. Le comte
d’Avaux, surintendant, le fit nommer premier commis des finances, agréable sinécure s’il en fut, et le total
du traitement de ces divers emplois pouvait monter à
près de 18,000 livres de revenu 18.
C’était alors une somme considérable, environ
80,000 fr. de notre monnaie du jour, mais Voiture
n’était guère économe ; ce que lui laissaient les femmes,
le jeu le lui prenait ; c’était un terrible joueur, et il met-tait, raconte Tallemant, tant d’ardeur à cette passion
dominante « qu’il falloit qu’il changeât de chemise
toutes les fois qu’il sortoit du jeu ».
Voiture fit encore deux voyages à Rome, le dernier
pour y solliciter un procès au nom de Mlle de Rambouillet. Là il fut présenté à l'académie des Humoristes 19, et peu après reçu membre de cette société. —
A dater de 1642 20, quoiqu’il n’eût alors que quarante-quatre ans, il ne s’ absenta plus guère de Paris ;
le nombre de ses aventures amoureuses, ses excès de femmes, avaient miné sa santé, et le pitoyable Voiture, bien qu’il eût du alors dételer sans rémission,
ne songeait même pas à enrayer. Il lui fallait chaque
jour une mie nouvelle, et, à ce jeu-là, il ne devait
point dépasser la cinquantaine.
Sa dernière équipée fut son duel avec Chaveroche 21.
Dans la seconde quinzaine du mois de mai 1648, Voiture mourut après quatre jours d’une fièvre ardente, qu’on attribua a un remède a la Purgon pris
pendant une crise de goutte ; mais nous croirions plutôt qu’il succomba, à la façon de François Ier , à la
suite de ce mal galant que son père craignait si fort
de lui voir gagner une troisième fois. Il expira, selon
le mot de Mlle Paulet, « dans les bras de ses sultanes,
comme le Grand Seigneur », car Mme de Saintot, dès
la nouvelle de sa maladie, était accourue pour le soigner, et ne l’avait point quitté jusqu’au dernier moment, ainsi que la fille du gazetier Renaudot, qu’il
avait aimée assez publiquement pour la brouiller
avec son mari. Lorsque la marquise de Sablé apprit
la nouvelle de sa mort, elle s’écria : « Jusqu’à présent, je n’avois eu que la crainte de la mort, mais,
puisqu’elle m’ôte Voiture, je la veux haïr jusqu’au
tombeau. »
Voiture laissait deux filles naturelles : l’une qui se
maria et reçut le nom de La Touche, l’autre qui fut
religieuse ; c’est de celle-ci, si nous en croyons Tallemant, qu’on a eu le portrait du poète. Par vénération pour la mémoire de son père, elle le fit habiller
en saint Louis, parce que ses grands cheveux plats ressemblaient assez à ceux de ce roi, et aussi pour
sauvegarder dans le recueillement de sa cellule le souvenir d’un homme aussi mondain et si peu dépêtré de
la matière.
Notre courtisan laissait une partie de sa fortune à
trois de ses neveux, dont l’un, Martin de Pinchesne,
devait être, l'année suivante, l’éditeur de ses Œuvres
diverses. On trouvera des indications moins sommaires sur la biographie de Voiture dans les ouvrages
que nous indiquons au hasard à l’usage des curieux
ou des érudits : — Pélisson et d’Olivet, Histoire de
l’Académie Françoise ; — l’abbé Goujet, Bibliothèque Françoise, tome XVI ; — Perrault, Hommes
illustres ; — Lettres de Chapelain ; — Lettres de
Balzac ; — Menagiana (passim) ; — Titon du Tillet,
Parnasse François ; — Moreri, Dictionnaire ; —
Lettres de Guy-Patin ; — Lettres du comte d’A vaux
a Voiture (publiées chez Aubry) ; — La Pompe funèbre de Voiture, par Sarasin ; — Lettres de Bussy ;
Mémoires de d’Artigny ; — Tallemant des Réaux,
Historiette de Voiture ; — Mémoires latins de
Huet ; — Discours de l’esprit, de la conversation,
des agréments ou de la justesse, ou Critique de
Voiture, par le chevalier de Méré, avec les Conversations du même chevalier et du maréchal de Clairambault ; et, plus récemment : Discours sur Vincent Voiture, Amiens, 1847 (couronné par l’Académie d’Amiens), ouvrage de M. Alexandre Gresse ;
— Discours sur Voiture, par A. Dauphin, Amiens, 1847 ; — Étude sur Voiture et la société de son temps, lettres et poésies inédites de cet
écrivain, par N. N. Alphen, Versailles, 1853 (Extrait des Mémoires de la Société des sciences de
Seine-et-Oise) ; — Recherches sur Vincent Voiture, par M. A. Dubois, Amiens et Paris, 1868
(Extrait du Congrès scientifique de France, 34e
session, à Amiens) ; — Sainte-Beuve, Causeries du
lundi, t. XII, etc., etc.
M. de Callières, l’auteur de la Science du Monde,
fit sur Voiture ce joli huitain :
Pour faire une exacte peinture
De l’esprit du fameux Voiture,
Il faudroit emprunter le sien :
Il eut des grâces sans égales
Dans ses vers, dans son entretien,
Dans ses lettres originales ;
Partout il badina si bien
Qu’il fit des chefs-d’œuvre de rien.
III
Une dame de qualité et d’excellent esprit résumait
ainsi son jugement sur les deux grands épistoliers de
la première moitié du XVIIe siècle : « On est forcé
de louer Balzac, mais on est bien aise d’admirer
Voiture. » A cette époque de transition dans notre
littérature, il n’y avait que le style de d’Ablancourt
qui fut d’usage, et il était malaisé de trouver un bel esprit qui tournât une lettre raisonnablement. Balzac
et Voiture furent donc dans leur genre des innovateurs ; mais, là ou Balzac était pompeux et pédant,
Voiture sut se montrer enjoué et plein d’originalité, et
fut proclamé a bon droit le « père de l'ingénieuse badinerie ». Avant ces deux écrivains, il n’y avait qu’un
commerce épistolaire sans art défini : on pouvait
compter des épistolographes, mais on ignorait encore
le charme des vrais épistoliers 23. Mme de Sévigné, et
plus tard Voltaire, n’ont fait que perfectionner Voiture et raffiner sur l’agrément et la préciosité qu’il
introduisit dans ses lettres familières.
Le style de Voiture lui est bien personnel, et on ne
saurait se méprendre sur l’influence qu’il exerça par
la suite. « Il a prodigieusement d’esprit, dit M. E.
Geruzez dans une étude parfaite sur le héros de
l’hôtel de Rambouillet ; il ne se contente pas d’en
avoir, il en fait ; il cherche les rapports les plus éloignés, et peu lui importe qu’ils soient disparates,
pourvu qu’ils surprennent et que le rapprochement
fasse jaillir une étincelle ; il joue avec les idées et souvent avec les mots ; il a des tours d’adresse et des
tours de force pour exprimer ce qui ne peut se dire,
et plus l’idée est scabreuse, plus le péril est grand,
plus il montre de dextérité ; il côtoie la licence et
la bouffonnerie sans y tomber jamais ; il badine ingénieusement, les témérités de son esprit ne lui servent
qu’à en montrer la souplesse et l’agilité ; il aime à
inquiéter la pruderie, et il ne l’offense pas. C’est qu’au
fond son esprit vaut mieux que l’emploi qu’il en fait ;
il le gâte sciemment pour mieux divertir l’auditoire,
dont il aime la surprise et les applaudissements. Il ne
s’abuse pas sur la valeur des traits qui lui attirent des
suffrages ; homme du monde plutôt qu’écrivain, et
voulant vivre parmi les grands sur le pied d’égalité,
il lui fallait compenser le tort de sa naissance en
prenant ses avantages du côté de l’esprit. Courageux,
familier, quelquefois hautain, toujours soigneux de
sa dignité d’homme, dans son rôle d’amuseur, il a
fait reconnaître les privilèges de l’intelligence, parmi
les privilégiés de la naissance qui n’étaient pas des
sots. »
On a dit de Voiture qu’il avait pris la livrée qu’avait l’esprit en son temps, mais nous pouvons ajouter
qu'il honora cette livrée, qu’il sut l’embellir en y
ajoutant du sien, et qu’il la porta si gentiment que
nul autre mieux que lui ne saurait la personnifier aux
yeux de la postérité. Pour bien comprendre le mérite,
le haut ragoût et le friand de ses lettres, il faut
être bien au fait des mœurs et des mille incidents de
la société où il vécut. Avec Victor Cousin, le public
peut être à demi initié à l’existence mondaine du
XVIIe siècle, mais les commérages de Tallemant des Réaux peuvent seuls servir presque entièrement de
commentaires aux épîtres que nous publions. Si l’on faisait, et cela serait à faire, une monographie de l'Hôtel de Rambouillet, Voiture poète, causeur et épistolier y apparaîtrait en relief singulièrement grandi
pour ceux qui, de prime abord, ne peuvent le juger
dans son véritable milieu.
L’esprit de Voiture, quoi qu’on en puisse dire, était
prime-sautier ; ses œuvres sont composées de pièces de
circonstance, écrites pour l’heure et la minute présentes, écloses spontanément sur l'événement du jour.
Qu’on lise ces modèles du genre : la lettre de la
Carpe au Brochet ; celle qui est datée d’Afrique et signée Léonard, gouverneur des Lions du roi de Maroc,
ou encore cette épître A Mlle de Bourbon, ou il raconte comment il fut berné, en détaillant l’histoire
burlesque de ce supplice à la Sancho Pança. Dans sa
correspondance politique, on trouve des passages qui
étonnent par leur perspicacité, leur sûreté de jugement
ou leur beau caractère de morale et de philosophie.
Sa lettre, écrite en 1636, sur la reprise de Corbie,
n’est-elle pas un chef-d’œuvre et n’indique-t-elle pas
un homme de grand sens chez Voiture ?
M. Ubicini, dans son intéressante notice, remarque
avec justesse qu’on ne se rend pas suffisamment
compte, de notre temps, de ce qu’ont été dans le développement de notre littérature les Balzac, les Chapelain, les Conrart, les Ménage et toute cette société
qui donna naissance à l’Académie. On a trop vu
leurs ridicules, et pas assez leurs défauts et les services
qu’ils rendirent à la langue : « Voiture, dit-il, quoique jeté dans un monde à part, ne les perdit point
de vue entièrement. Il était le trait d’union entre l’érudition et le bel esprit. »
Dans la correspondance et surtout dans les petits
billets adressés à Costar, on trouve en Voiture
l'honnête homme, plein de fierté et de délicatesse à la
fois. On voit qu’il est dévoué à ses amis et qu’il ne
cherche qu’à les obliger. Balzac lui écrit pour lui
emprunter quatre cents écus et lui envoie son billet.
Voiture le lui retourne avec un autre ainsi libellé :
« Je confesse devoir à M. de Balzac huit cents écus
pour l’honneur qu’il m’a fait d’avoir pour agréable
que je lui en prêtasse quatre cents. » Le signataire de
cette obligation était certes bien digne d’être l’ami et
le familier de tous les gentilshommes de son temps.
Nous n’avons pas, malheureusement, mission d’envisager ici Voiture comme poète et de montrer les réformes qu’il apporta dans la poésie par son retour
aux ballades, rondeaux et triolets, auxquels il sut
donner un caractère tout nouveau. Boileau, dans sa
neuvième satire, a proclamé :
... Qu’à moins d’être au rang d’Horace ou de Voiture,
On rampe dans la fange avec l’abbé de Pure.
C’est grand honneur pour l’auteur du sonnet
d’Uranie, mais Boileau sacrifiait ou prônait souvent
un poète hors de propos, pour le besoin de sa rime,
et nous trouvons le père Rapin plus concluant lorsque, dans ses Réflexions sur la poétique, il analyse
le talent de Voiture et le félicite d’avoir été un des
premiers qui aient entrepris de retrancher le faux brillant des grands mots et l’affectation du grand style
dans les vers. Pour nous, Voiture est un merveilleux
poète, qu’on ne se lasse point de lire, tant sa forme
est charmante.
S’il nous était permis de citer quelques-uns de ses
rondeaux, stances, sonnets, chansons et triolets, il
nous serait agréable de montrer combien Alfred de
Musset était, dans sa poétique, imprégné de la lecture
des œuvres de Voiture, et combien dans ses œuvres il
l’imita souvent, jusqu’à reproduire non seulement
l’allure des rythmes, mais jusqu’à des fragments
entiers de ses chansons et ballades.
C’est une remarque qui n a point été faite jusqu’à
ce jour, mais nous n’oublierons pas que le poète Voiture doit faire partie de nos Poètes de ruelles au
XVIIe siècle, qu’il y prendra figure intégralement,
avec sa Pompe funèbre, par Sarrasin, en appendice :
alors nous pourrons présenter comme il nous convient
cet aimable nourrisson des Muses, et montrer avec quel
art et quelle aisance il fit revivre la manière de Marot,
et devança, selon Sainte-Beuve, la manière même de
Voltaire.
IV
L’histoire bibliographique des Œuvres de Voiture
trouverait malaisément sa place ici, tant serait longue la nomenclature des éditions diverses, et compliquée l’analyse des variantes et compléments de chacune d’elles. Depuis que Martin de Pinchesne, de
concert avec Conrart et Chapelain, se livra à la révision et à la publication des écrits de son oncle ; depuis le premier privilège du Roi, qui porte la date de
juillet 1648, et l'édition originale parue en 1650, les
œuvres de Voiture furent réimprimées près de quarante fois, avec des additions de pièces et des fragments nombreux.
Ces œuvres eurent à leur début un énorme succès,
car à cette époque où le célèbre Barbin disait joyeusement à Boileau : « Monsieur, votre Lutrin s’enlève, et, s’il plaît à Dieu, nous en vendrons cinq cents
exemplaires », Voiture se vendait bien au delà, et sept
éditions successives s’épuisèrent en quelques années.
Dans son édition de 1855, M. A. Ubicini a cru
devoir adopter un classement particulier, en rétablissant patiemment un ordre chronologique auquel les
précédents éditeurs n’avaient pas toujours eu égard.
Tout en reconnaissant l’excellence de cette méthode
et en applaudissant avec sincérité à un labeur aussi
méritoire, nous avons préféré, à l’exemple de M. Amédée Roux, dans son excellente édition in-8°, publiée
chez Didot en 1858, ne rien changer au travail de
Pinchesne, et porter dans nos annotations, placées à la
fin des volumes, tout le contingent de nos remarques
et de nos découvertes.
Nous avons, en maint endroit, et comme il convenait, eu recours à ce précieux exemplaire in-4 , de
la cinquième édition de 1656, conservé à la bibliothèque de l’Arsenal, lequel porte en marge des notes
et commentaires manuscrits qu’on a reconnu être de
Tallemant des Réaux, et non pas de Huet, évêque
d’Avranches, ainsi que le prétendait M. Soulié.
Nous avons, d’accord avec notre érudit éditeur,
adopté le texte déjà revu et corrigé avec tant de soin
par M. A. Leroux, sans laisser d’y apporter des
corrections et modifications nouvelles ; enfin, dans
nos annotations sommaires, nous nous sommes efforcé de réunir le plus grand nombre d’éclaircissements et de documents curieux, donnant ainsi à cette
dernière édition tout l'attrait d’une révision des plus
châtiées, joint a un luxe typographique digne des bibliophiles modernes.
On rapporte que Mme de Sévigné, parlant de Voiture et de ses Lettres, souvent fort obscures, se serait
écriée : « Tant pis pour ceux qui ne l’entendent point. »
Nous reconnaissons bien là cet esprit de coterie et
cette fierté d’égoïsme de la belle marquise ; mais pour
les lecteurs d’aujourd’hui, moins au fait que l’élève
de Ménage des mœurs intimes du XVIIe siècle et des petites aventures du temps, il fallait une interprétation sobre des passages douteux ; nous croyons l’avoir
donnée sans pédanterie ni profusion, en songeant
que nous nous adressons à des lettrés, et que, selon
un mot très judicieux : « Les savants d’à présent ne
sont que les échos des anciens. » Heureux échos qui
se répercutent à l’infini dans les profondeurs des sensations intimes ! échos qui font vivre et qu’on aime
à entendre solitairement, en dehors du bruit des foules
et des fièvres de la politique courante.
OCTAVE UZANNE. (**)
Paris, juillet 1880.
1 . La perte de la correspondance politique de Voiture est des plus regrettables. Pellisson nous apprend qu’il avait laissé après sa mort plusieurs mémoires autographes composés pendant son voyage en Espagne. Quelles lumières nouvelles ces notes n’eussent-elles pas apportées à l’étude du génie de Voiture et des mœurs politiques du temps !
2. « Le père de Voiture était un grand joueur de piquet, dit Tallemant ; on dit encore aujourd’hui qu’on a le quarré de Voiture quand on a soixante-six de point, parce que ce bonhomme croyait gaiement gagner quand il avait ce quarré. » On sait que ce ne fut qu’en 1629 que Louis XIII donna des armoiries au corps des marchands de vin de Paris, qui portèrent alors d’azur au navire d’argent surmonté de la bannière de France et accompagné de six petites nefs, de même à l’entour, avec une grappe de raisins de gueules en chef. Cette réunion de métaux et de couleurs rappelait les trois nuances des vins du pays : blanc, rouge et bleu. Voyez La Fizelière : Vins à la mode et cabarets du XVIIe siècle. Si Voiture hérita de son père la passion du jeu, il n’en reçut pas le goût du vin et fut buveur d’eau toute sa vie ; son père avait l’habitude de dire qu’on l’avait changé en nourrice. Blot fit sur notre poète ces couplets, sur l’air de : Réveillez-vous, belle endormie :
Pour bien goûter tous les délices,
Il faut, Saint-Phal, Blot et Bomains,
Passer la nuit entre deux cuisses
Et tout le jour entre deux vins.
Va, Voiture, tu dégénère,
Retire-toi, si tu m’en crois ;
Tu ne vaudras jamais ton père :
Tu ne vends de vin ni n’en bois.
3. Voiture, le père, tenait boutique ouverte rue Saint Denis, en 1605. Voir l’acte de naissance du frère de Vincent, extrait du registre de Saint-Eustache, dans le Dictionnaire de Biographie de A. Jal.
4. Voiture resta toujours chétif et très faible de santé. Il était sans cesse enrhumé et se plaignait à tout venant, ce qui le fît nommer le pitoyable Voiture dans tous les cercles des précieuses.
5. Ces stances s’imprimèrent chez Julliot, en 1614, ainsi qu’une pièce latine en faveur du président de Verdun. Elles ont été insérées pour la première fois à la suite des Œuvres, dans l’édition de 1734 et autres éditions qui suivirent.
6. « Voiture avait étudié pour être avocat », dit Tallemant ; au reste, dans une de ses lettres à Mme de Saintot, il dit : « Tout grand jurisconsulte que je sois, je suis bien empêché de vous répondre, etc. »
7. La manchette de la Pompe funèbre indique en note en cet endroit : le président des Hameaux. Voiture se battit en effet à Orléans avec ce président. Ce fut le premier de ses quatre duels.
8. Tallemant dit à ce sujet : « Voiture fît amitié avec M. d’Avaux, et cette amitié produisit ensuite l’amour de Mme Saintot. Il fut reçu chez elle, et peu de temps après le mari mourut. Il avoit déjà de la réputation et avoit fait imprimer en une nuit, au devant de l’Arioste, cette lettre qui avoit tant couru. » (Voyez : Lettre IV, tome I, page 22.)
9. La passion de Mme de Saintot pour Voiture, avec ses ruptures, ses refroidissements, ses réconciliations, serait bien une des pages les plus intéressantes à écrire dans la vie de Voiture. Dans un portrait tracé par elle-même et que nous a conservé Conrart (Bibl. de l’Arsenal, Mss. in-f°, tome IX, p. 775), Mme de Saintot écrit ceci après la mort de son amant : « La perte que j’ai faite est le seul malheur qui ne partira jamais de ma mémoire ; c’est une personne si parfaite et si accomplie que les mérites en sont estimés de tout le monde. Depuis cette infortune-là, ma vie est toujours languissante et je trouve partout à dire cette chère personne. Je sais bien que ma vie sera trop courte pour réparer une semblable perte, et qu’elle me semblera trop longue, après l’avoir soufferte. »
10. Tallemant insiste sur ses duels : « Il est tel brave, dit-il, qui ne s’est point battu tant de fois que lui, car il s’est battu jusqu’à quatre fois, de jour et de nuict, au soleil, à la lune, aux flambeaux. La première fois contre le président des Hameaux ; la seconde, contre Lacoste pour le jeu. Le troisième combat fut à Bruxelles, contre un Espagnol, au clair de la lune, et le quatrième et dernier (le plus célèbre), fut dans le jardin de l’hôtel de Rambouillet, aux flambeaux, contre Chavaroche, intendant de la maison. Leur querelle venoit de l’aversion qu’ils avoient l’un pour l’autre dès le temps qu’il y avoit trois sœurs à l’hôtel de Rambouillet, qui estoient honnêtement coquettes. » Dans tous ses duels, Voiture eut une bravoure et une contenance remarquables.
11. Dans le Cyrus, Voiture est peint sous le nom de Callicrate : « C’étoit, dit Mlle de Scudéry, un homme d’une basse naissance, qui, par son esprit, en étoit venu au point qu’il alloit de pair avec tout ce qu’il y avoit de grand dans Paphos, et parmi les hommes et parmi les dames... Sa conversation étoit très-divertissante à certains jours et à certaines heures, mais elle étoit fort inégale, et il y en avoit d’autres où il n’ennuyoit guère moins que la plupart du monde l'ennuyoit lui-même. En effet, il avoit une délicatesse dans l’esprit qui pouvoit plutôt se nommer caprice que délicatesse, tant elle étoit excessive. » Voiture choisissait donc, comme tous les esprits d’élite, ses milieux , ses heures, ses interlocuteurs, et ne pouvait se montrer banal dans la conversation, lorsque le terrain même de la conversation ne lui paraissait pas digne de lui.
12. Mlle de Scudéry, dit encore de Callicrate : « Il faisoi profession ouverte de galanterie, mais d’une galanterie universelle... Comme il avoit l’esprit impérieux, il aimoit à avoir toujours quelqu’un qu’il pût mépriser impunément, et comme il n’eût assurément pu trouver cela parmi des personnes de qualité, il en souffroit quelques autres, seulement, pour avoir le plaisir de pouvoir les tourmenter et d’être plutôt leur tyran que leur amant. Au reste, tout le monde a toujours bien su qu’il adoroit plus dans son cœur Vénus Anadyomène que Vénus Uranie, car enfin il ne pouvoît comprendre qu’il pût y avoir de passion détachée des sens. »
13. Lettre manuscrite de Chapelain à Balzac, du 14 juin 1645 : « Pour écrire des épîtres licencieuses et lascives, dit Chapelain, Voiture n’en est pas moins bon chrétien, et il a trouvé le secret de vivre en même temps selon le siècle et selon l’Évangile ; d’aller soigneusement à la messe le matin et de galantiser assidûment l’après-dînée par une corruption d’esprit invétérée. »
14. Ménagiana, édition de 1713 , in- 16, tome II, page 191.
15. Voiture a néanmoins fait imprimer plusieurs ouvrages de son vivant ; les voici : Hymnus Virginis, seu Astraeae. Paris, in-4 , 1612 ; — Mars à Monseigneur, frère unique du Roi, stances. In-12, 1614.
16. Le duc d’Olivarès se lia avec Voiture, qui fît plus tard son éloge (Nouvelles Œuvres, 1658). Lorsque le duc vit revenir Voiture en France, il en éprouva un vif chagrin : « Ne laissez pas de m’écrire, lui dit-il ; si ce n’est d’affaires, ce sera de belles choses. » (No dexe V. M. de escrivirme ; aunque no fuera de negocios, nos escriviremos aforismos.)
17. Voir, sur cette dispute célèbre, la série des opuscules qui accompagnent d’ordinaire ces lettres imprimées, et surtout la Deffense de Voiture, qui est fort curieuse.
18. La place d’introducteur des ambassadeurs chez Monsieur valait à elle seule 2,000 livres de gages ; celle de maître d’hôtel servant chez Madame, 900 livres. Tallemant dit que Voiture se faisait 18,000 livres de revenu.
19. « Il y a parmi les Romains, écrit Voiture à Costar, une académie de certaines gens qui s’appellent les Humoristes, qui est à peu près comme qui diroit bizarre ; et, en effet, ils le sont tant qu’il leur a pris fantaisie de me recevoir dans leur corps, et de m’en faire donner avis par une lettre que m’a écrite un de leur compagnie. »
20. Nous ne comptons pas pour voyage important la conduite qu’il fît jusqu’à Péronne, en qualité de maître d’hôtel, à Marie de Gonzague, épouse d’Uladislas, roi de Pologne, lorsque celle-ci se rendit dans ses États en 1646. Mme de Saintot suivit Voiture dans cette excursion , mais elle le fit furtivement et faillit être arrêtée à Saint-Denis (n’y pouvant trouver un logis) comme femme de mauvaise vie.
21. Vigneul-Marville (B. d’Argonne), dans ses Mélanges d’histoire et de littérature, tome II, donne de piquants détails sur ce duel et en particulier sur Chaveroche, gentil-homme du Limousin, qu’il connut.
22. On a souvent donné de fausses dates sur la mort de Voiture ; M. Amédée Roux, dans la notice de son édition de 1858, prétend que Voiture mourut en juillet ; c’est encore une petite erreur. Voici des actes extraits des registres de Saint-Eustache, où il fut inhumé : « Ledit jour, mardy, 26e mai 1648, convoi de... prestres pour les entrailles de M. de Voiture. »
« Au jeudi 28 mai 1648, réception de 42 prestres, et le lendemain en suivant, service complet pour deffunt Monsieur Vincent de Voiture, vivant conseiller du Roy en ses conseils, maistre d’hôtel ordinaire de Sa Majesté, introducteur des ambassadeurs près la personne de Monseigneur le duc d’Orléans, demeurant rue Saint-Thomas du Louvre (?). Apporté de Saint-Germain-l’Auxerrois, inhumé en nostre église. »
On peut donc croire, d’après ce qui précède, que Voiture mourut du 15 au 24 mai ; peut-être même avant, car on ne saurait fixer le nombre de jours pendant lesquels son corps resta déposé dans les caveaux de Saint-Germain-l’Auxerrois. La première éducation de Voiture avait été faite rue Saint-Denis, où son père s’établit vers i6o5. La paroisse de Saint-Eustache lui était familière ; peut-être avait-il quelques parents inhumés dans cette église et a-t-il manifesté le désir d’y avoir sa sépulture.
23. Au XVIe siècle le terme d’épistolier qualifiait celui qui chante l’épître au Dimanche.
(*) Paris, Librairie des Bibliophiles (Paris, Damase Jouaust), 1880. Collection "LES PETITS CLASSIQUES". 2 volumes in-18 (18 x 11,5 cm). Tirage à petit nombre sur papier vergé de Hollande (16 francs les 2 volumes). Il a été fait un tirage spécial de 30 ex. sur Chine et 30 ex. sur Whatman. Portrait gravé par Ad. Lalauze.
(**) Octave Uzanne n'a pas encore 30 ans. Ce volume constitue l'un des titres de la collection dite des "Petits poètes des ruelles". Les notes et éclaircissements (que nous ne reproduisons pas ici) occupent les pages 259 à 268 du premier volume et les pages 357 à 364 du second volume.