Octave Uzanne fait partie de ces autres auteurs qu'on lit distraitement, en pensant à autre chose, incomplètement, et surtout, en ayant à l'esprit les quelques livres pour lesquels on le connaît encore un peu aujourd'hui. Octave Uzanne savait que son Éventail et son Ombrelle publiés respectivement en 1882 et 1883 lui seraient fatals. Et ils le furent comme il l'avait pressenti. Jamais personne, ou si peu de personnes, n'ont lu Uzanne tel qu'il aurait souhaité qu'on le lise, tel qu'il aurait aimé qu'on comprenne ces milliers de pages noircies quotidiennement. Si à sa mort en 1931 ce sont plus de trente années de journalisme qui passent à la trappe de l'histoire littéraire, il en va pour ainsi dire de même de quelques bons ouvrages qu'il a donné à la librairie française de son temps. Ouvrages qui nécessitaient d'être lus attentivement.
La Locomotion à travers le temps, les moeurs et l'espace, tout d'abord publiée en 1900 puis publiée à nouveau en 1911 augmentée de deux chapitres consacrés à l'automobilisme et à la navigation aérienne, fait partie de ses ouvrages mal lus, incompris et négligés, et par les lecteurs contemporains de l'ouvrage, et d'autant plus de nos jours par une nouvelle génération de lecteurs pour qui Octave Uzanne fait office d'inconnu de première classe. Pourtant cet ouvrage, comme d'autres sortis de sa plume, recèle de vifs et intéressants aperçus sur la société moderne en mutation en 1900 et dans les années qui suivent. Uzanne y met à chaque phrase ou presque de lui-même, ses vues y sont clairement exposées, ses avis parfois nets et tranchants donnent à cet ouvrage un tout autre parfum que celui du simple compendium chrono-historique, froid et sec. Uzanne se faufile entre chaque phrase, entre chaque mot. Il nous donne pour ainsi dire à chaque instant son avis sur son présent et le futur qu'il imagine.
Nous avons cru bon de regrouper ci-dessous quelques aperçus intéressants de ces conjectures sur le futur.
Au chapitre de l'Automobilisme, Octave Uzanne écrit :
« Hier c'étaient les ballons, les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone, le phonographe, le cinématographe, etc., etc. « Aujourd'hui, écrivais-je dans ma précédente édition qui remonte à 1900, ce sont les automobiles ... Demain ce sera, outre l'aéroplane, le chemin de fer électrique !... » Sans prétendre poser au devin, me suis-je trompé ? Et me trompé-je en disant que plus tard, vers l'an 2000, ce sera la découverte du mouvement perpétuel ... le secret de la gravitation universelle trouvé ..., l'inconnu sondé ..., le ciel à tous, la mer à chacun, la terre toute connue, l'espace vaincu, Dieu forcé ... ?
Ce qui ôte à ces prévisions toute valeur d'hypothèse, et, pour ainsi dire, en fait des réalités, c'est l'imperfection même de nos plus admirables et de nos plus riches découvertes ! Rien de ce que nous avons trouvé n'est définitif ...
Le XIXe siècle n'aura été, comme nous-mêmes, qu'un initiateur, un tatônnier en toutes choses, un chercheur fiévreux, un semeur d'idées et de progrès dont le XXe siècle, plus positif, plus scientifique, plus pondéré, moins idéaliste et sentimental, réalisera sans doute les rêves.
Les hommes du XXIIe siècle ne comprendront rien aux angoisses, aux complexités, aux inquiétudes, aux mesquineries, au chauvinisme intempérant, aux religions sectaires, aux guerres civiles et internationales de leurs aînées : en dépit des documents qu'on s'est plu à accumuler à leur intention, ils ne pénétreront pas la psychologie, les états d'âme de l'actuelle génération ; ils sentiront le ridicule de regarder en arrière, et mépriseront nos livres, nos monuments, notre art, nos tentatives vers le Beau ; ils auront de nous une idée assez pauvre de bonnes gens un peu falots, faisant montre de scrupules et d'honnêtetés invraisemblables ; nous serons en un mot, à leurs yeux, quelque chose d'analogue à ce que les pères de 1830 sont aux nôtres, des bourgeois mesquins, façon du père Poirier, d'un esprit méticuleux, vaniteux et borné, des rêveurs d'utopies, ne comprenant rien à l'action instantanée.
Car, d'ici environ cent ans les conditions sociales seront transformées, tant par le bouleversement des progrès imminents, que par l'égoïsme individuel qui triomphera avec excès. Les nations, ayant rejeté les préjugés sanglants du patriotisme et du militarisme, ne seront plus que des maisons de commerce n'exaltant et ne sentant l'idée de nationalité que comme marque de fabrique ou comme nuance de dialecte.
Pour ne considérer que l'horizon déjà lisible et précis de la locomotion prochaine dans ses transformations à la veille de s'accomplir, il nous est permis, en nous basant sur des probabilités, d'établir, sans prétendre en préciser scientifiquement les détails, le tableau de la vie de voyage ou de transport par terre, par eau et par air, d'ici quelque quarante ou cinquante années.
C'est un innocent plaisir que de spéculer sur l'avenir en essayant d'évoquer les conditions d'être et de se mouvoir de nos successeurs. Ce jeu ne saurait que divertir et faire penser le lecteur en stimulant son esprit et en l'intéressant au futur. Beaucoup d'aimables écrivains se sont employés à scruter les mystères des progrès que les hommes imagineront plus tard ; quelques-uns de ces contemplateurs de la pénombre, comme Sébastien Mercier, ont prophétisé avec plus de fantaisie et d'humour que d'à-propos ; d'autres, comme Charles Cros, comme Jules Verne, ont côtoyé la vérité et ont vu juste ; certains comme Villiers de l'Isle-Adam, en voulant faire de la satire, ont donné des prédictions fort réalisables ; à notre tour, nous tâcherons, dans cette partielle tentative, de demeurer sans trop de méthode ou de sérieux, en une note moyenne qui suggère le Qui sait ? ou le Peut-être, état vague et indéfini que des écrivains de ce temps, ennemis jurés de l'affirmation, ont nommé le Renanisme.
Tandis que le cheval-essence (laissons aux Robida et autres fantaisistes du temps, le soin de l'affubler des plus pittoresques appendices) se développera à l'avant de toutes les voitures publiques ou privées, et que fonctionneront les moteurs et tous les rouages susceptibles d'être adoptés pour nos autobus de campagne et de montagne, nos charrettes, tombereaux, fardiers et instruments aratoires, les chevaux enfin rendus à l'indépendance, aux gras pâturages - et ajoutons à l'hippophagie - auront droit aux mêmes loisirs que l'espèce bovine et contempleront, à travers barrières ou haies, d'un oeil inconscient et vague, les faucheuses d'espace qui, quasi sans bruit, fileront sur les routes où jadis ils meurtrissaient leurs sabots.
Nous n'entendrons plus, sur les chemins, le rythme si agréable des trots et des galops, les joyeux hennissements déchirant l'air, les clairs grelots, ni le souffle oppressé des percherons aux dures montées ; seuls l'infernal "teuf-teuf", les halètements de machines, les coups de sirènes et de trompes troubleront la paix des champs.
Un ami du célèbre inventeur américain, Edison, M. G. P. Lathrop, dans une sorte de roman scientifico-fantaisiste, Dans l'abîme du temps, nous a narré jadis l'histoire d'un homme qui se réveille après un sommeil de plusieurs siècles, à la façon de l'Homme à l'oreille cassée ; "mais au lieu, nous dit M. TTeodor de Wyzewa, de se réveiller dans notre temps, c'est au contraire de nos jours qu'il s'endort ; et à son réveil, il se trouve en plein XXIIIe siècle, à un moment où le progrès humain, ayant achevé son oeuvre, jouit enfin d'un bonheur parfait. Et tout le roman est consacré à nous exprimer cet état idéal de l'humanité future, que nous a décrit déjà, notamment, le socialiste américain Edward Bellamy, dans looking Blackwards."
Au milieu des embellissements et des perfectionnements de tout ordre, le héros du livre nous apprend notamment que, dans ce monde futur, "il n'y aura plus de grandes villes, l'univers entier étant uniformément pourvu de tramways, de chemins de fer, de téléphones et d'usines pour qu'on ait pas besoin de s'entasser dans des endroits déterminés."
Les moyens de communication terrestres, aériens et nautiques abondent dans l'oeuvre de M. Lathrop. A chacun d'eux, on reconnaît l'imagination savante, l'inventif génie d'Edison. Indépendamment des correspondances signalétiques entre les planètes au moyen de disques lumineux, un système de ballons-express permettra aux plus intrépides voyageurs de se transporter dans Mars ou dans Saturne de la façon la plus ingénieuse. Quant aux machines volantes, l'air en sera tout rempli : elles remplaceront ou plutôt doubleront avantageusement bateaux et chemins de fer. La poste se fera d'une façon automatique : nos lettres voyageront, par voie d'air, d'un bureau à l'autre. Chevaux et voitures disparaîtront définitivement ; les piétons ne peuvent manquer de disparaître aussi, chacun ayant à sa disposition vingt autres modes de locomotion plus commodes et plus rapides que la marche ; la rue, enfin, appartiendra à l'automobile pleinement et absolument. Quant aux trains, M. Edison prévoit le moment où il n'auront plus besoin de s'arrêter, les voyageurs sauteront à terre quand il leur plaira ; il y suffira de "disposer des coussins à ressorts le long de la voie" (sic).
Heureux temps que celui où l'homme ne connaîtra plus l'effort manuel, où le geste réduit à d'infinitésimales proportions, n'aura plus qu'à esquisser à peine pour faire mouvoir d’énormes forces ! Heureux temps que celui où le prolétariat, supprimé par la machine, ne s'étalera plus dans le luxe des sociétés futures comme une plaie hideuse sur l'orgueil d'un beau corps ! Mais hélas ! comme il est lointain !... Comme il apparaît dans du vague et dans la nuit ce rêve des jours pacifiques, surtout comme il demeure incompatible avec les instincts destructeurs d'une race dont tout le génie se résume à la construction merveilleuse de très parfaites et très sanglantes machines de guerre. Comme ces mitrailleuses automobiles dont chaque armée s'est empressée de se munir.
Qu'importe ! acceptons ce rêve d'Edison et de George Parsons Lathrop, et, pour un instant rapide, les yeux mi-fermés, évoquons le lointain avenir :
Dans ce temps, les rues des villes de Paris, de Londres, de Vienne, de Berlin ou de Bruxelles ne ressembleront plus à la calme cohue des temps modernes ; le spectacle y sera des plus pittoresques à l'oeil du flâneur : dans la grande coulée vivante des avenues, défilant pressés les uns derrière les autres, au milieu de l'assourdissante clameur des trompes d'avertissement, les autobus et les taxis de vingt Compagnies rivales, s'emboîteront dans un long ruban ascendant et descendant, entremêlés parfois de lourds fardiers ou de camions automobiles chargés jusqu'à la hauteur d'un premier étage, avec la grue mécanique prête à décharger la marchandise sur le trottoir. Un monde électrique, scientifique et bizarre, un monde de fer, de fils, de courroies, de roues et de dynamos, enchevêtrés de toutes parts aux angles et aux toits des maisons, permettra le continuel ravitaillement de très nombreux aéroplanes. - Telle sera la notation de l'observateur de demain [...] Il est en effet, hors de doute, avec la continuelle progression que suivent les êtres et les choses, que les progrès humains ne soient, dans une centaine d'années, à peu près définitifs. La terre, avant que la génération naissante ne soit octogénaire, sera couverte d'un réseau de voies ferrées, comparables au filet en lacis de cordes qui enveloppe un ballon ; les océans seront sillonnés de bâtiments dominateurs qui subjugueront les flots, et le problème de la navigation aérienne sera complètement résolu. [...]
C'est notre rêve à nous aussi d'assister à la grandiose transformation de notre pays. Puisse-t-il s'éveiller de son apathie et de sa routine. Puissent ceux qui subissent aujourd'hui l'étroit esclavage démocratique, comme hier ils ont subi l'esclavage aristocratique, se libérer des milliers d'entraves, de préjugés et de dogmes qui emprisonnent leur énergie et leur force d'initiative et, pour la plus grande gloire de l'humanité, travailler sans trêve à ce perfectionnement de la planète où aspirent toutes les nobles intelligences. [...] Nous pensons que les chemins de fer, les bateaux et surtout l'aviation, sont appelés à être les plus puissants agents de la fusion des races, des travaux, des pays et des pensées. Nous pensons que la terre, l'air et l'eau, une fois sillonnés de toutes parts par les indomptables forces de l'élasticité, de la vapeur et aussi par ces puissantes machines mues par nombre d'autres forces que nous ignorons encore, n'inspireront plus à l'homme aucune de ces terribles révoltes qui appellent la destruction et la guerre. [...] »
Plus loin, au chapitre de la locomotion aérienne, après avoir fait l'historique des progrès de ce moyen de transport et ce jusqu'à la date de juin 1911, il écrit encore :
« La terre est une mère égoïste et jalouse qui nous tient tous âprement et nous garde en elle au delà du trépas. Elle sera traîtresse et déchaînera ses funestes attractions vers ceux de ses enfants qui, oubliant ses charmes maternels, les tendresses berceuses de son giron, voudront abandonner ses vertus nourricières pour s'approcher d'autres planètes ou courtiser les étoiles. [...] »
Uzanne rappelle les écrits de Lathrop :
« Le long des chemins, des ballons-marcheurs courent à trente pieds au dessus du sol, en s'appuyant sur deux véritables jambes en aluminium. L'air est rempli de machines volantes qui satisfont à tous les besoins. Sur des routes pavées de caoutchouc durci, résistantes et moelleuses, de féeriques automobiles électriques, sans fumées ni senteurs, glissent silencieuses et fleuries. L'esclavage chevalin est aboli. La plus noble conquête de l'homme est un pur objet de curiosité paléontologique. Les chevaux ne servent même plus en effet à alimenter l'appétit des parieurs de courses. Ils sont remplacés par de solides Pégases de métal à roulettes, munis de moteurs divers, qui, pour la publicité de la marque, se disputent l'honneur du poteau. »
puis donne sa vision des choses futures :
« Féerie future ! On se plait à concevoir une flottille d'aéronefs et de très élégants oiseaux artificiels sillonnant l'espace, aboutissant à des embarcadères élevés, filant à toute vitesse et sans contrôle dans l’aérodrome illimité. Tous les types de machines volantes ou planantes, individuelles ou collectives, civiles ou guerrières sub Jove sub Dio, comme auraient dit nos pères. C'est une hallucination de bonheur, dans l'esprit de la grande majorité des êtres pensants, un horizon chimérique dont les dernières épreuves des inventeurs font supposer que l'on se puisse approcher. Mais, l'heure n'est point encore venue où l'aérodynamique sera définitivement vaincue et où nous prendrons des circulaires de vacances pour croisières dans les airs.
Nous allions en toute spontanéité nous écrier : « Heureusement ! » Il nous faut avouer, en effet, que nous sommes fort éloigné, bien que non misonéiste, de ceux qui entrevoient cet avenir en rose et en bleu. Depuis que les charlatans de l'espace travaillent la matière gazeuse ou le plus lourd que l'air et nous donnent de fallacieuses espérances de voyage en commun à travers les grands courants atmosphériques, et d'exploration au pays du tonnerre, nous ne regardons plus, hélas ! le ciel sans une pitoyable mélancolie comme un bien que nous allons perdre. Quoi ! Ce dernier refuge de fluidité impolluée, cet océan de lumière, que voilà à peine la douce nacrure des nuages qui passent, cet infini subtil, éthéré, cet Empyrée que nous peuplons de nos songes, de nos mystérieuses aspirations, où nous avons accoutumance de ne chercher à rencontrer que l'astre du jour, l'astre des nuits et la mécanique céleste, cette bienheureuse calotte des cieux serait profanée par l'homme, déshonorée par des matérialités salissantes, obscurcie par des corps opaques ! Horrible cauchemar !
Combien la vie alors deviendra répugnante si la voûte céleste cesse d'être libre et si cette dernière poésie de l'azur idéal venait à nous faire défaut. On ne voir vraiment pas trop ce que nous gagnerions en échange de notre existence et de nos moeurs troublées par ce nouveau modus vivendi. Déjà, nos promenades terrestres menacées par les montres roulants sur pneus, éclaboussées par toutes les vases et les boues liquides des routes noyées dans les poussières et les odeurs de benzine brûlée des voitures lancées comme des boulets, nos promenades où la flânerie est déjà si compromise seraient bientôt gâtées par les appareils volants, par toutes les salissures qui nous viendraient d'en haut. Les Gaulois ne craignaient - dit-on - qu'une chose c'est que le ciel leur tombât sur la tête. Ce ne serait plus désormais pour nous une terreur superstitieuse et chimérique, mais une permanente menace, une odieuse sujétion, une pitoyable dépendance, comme si ce n'était déjà point suffisant de vivre sans l'atmosphère empuantie et l'effroyable poussière des locomotions urbaines et rurales, qui nous gâtent la rêverie des rues et le charme de toutes les routes fleuries de naturelles beauté, depuis que tous les paradous en bordure des voies édéniques sont dépoétisés par le goudronnage des routes noires qui déshonorent et tuent toute végétation.
Bientôt, au temps des aéroplanes, ce sera fini de rêver ici bas, fini de se coucher sur l'herbe et de regarder les étoiles, fini de considérer l'envers des feuilles dans l'ivresse des vieux faunes et des bacchantes primitives. Ce globe deviendra inhabitable. Tous ceux qui ne seront point foncièrement américanisés et posséderont dans leur boîte crânienne autre chose de plus noble qu'un appareil à spéculations financières, n'auront plus qu'à déménager pour un monde meilleur. Ils ne penseront même plus, comme les dévots, à aller au ciel ; ils en seront dégoûtés à l'avance.
Et puis ..., songez un peu ! Il n'y aura plus de propriétés closes, à moins qu'elles ne soient mises sous cloches ; plus de terrasses élevées ou de balcons où l'on ne puisse prendre pied ; il faudra se grillager, se prémunir contre les visites aériennes et les apacheries organisées à la façon des vautours et des éperviers. Les cambrioleurs de l'air constitueront une société de piraterie facile et de tout repose. Ce qui ne nous tombera sur le nez, choses et gens pris de vertige, papiers, nourriture, détritus, excréments, passant par-dessus les bastingages des Cook's ans Co Aeronef Cy, ou ceux "des machines de guerre" est inénarrable. [...] L'azur sera désormais terni, souillé, sillonné d'hommes volants, libellules bruissantes, insectes mécaniques géants et vrombissants moteurs s'élevant, s'abaissant, se croisant, se pourchassant, apportant dans le zénith leurs ambitions, leurs compétitions, leurs fièvres, leur cruauté souvent meurtrières. Le ciel alors aura vécu - l'enfer sera partout.
et Octave Uzanne de conclure son ouvrage :
« Mais peut-être est-ce nous montrer poète avec outrance et pessimiste sans mesure que de peindre ainsi nos horizons en noir. L'homme est myope comme une taupe, autant dire aveugle lorsqu'il s'avise de considérer l'avenir. L'évolution générale des idées et des moeurs prépare les hommes à goûter les bienfaits du progrès et à en jouir avec une agréable vanité satisfaite. Notre bonheur est souvent fait de ce que n'ont pas ou n'ont plus les autres. Nous avons davantage savouré le confort des voyages ultra-rapides avec une supérieure volupté, lorsque nous nous sommes pris à songer aux conditions de lenteur et de fatigue dans lesquelles nos pères accomplissaient les mêmes itinéraires. On aime à dire cette phrase bête et digne de Calino : "Nous sommes à un tournant de l'histoire !" Certes nous y sommes ; on est toujours à un tournant sur notre boule ronde. C'est pourquoi il faut sans cesses s'appliquer à un élégant virage, mais qui pourrait se flatter, en dépit de toute la maëstria possible, de prévoir ce qu'il rencontrera au détour du chemin. N'essayons point d'explorer nos lendemains, de deviner les hommes nouveaux ou les moeurs prochaines. Passons le flambeau sacré à ceux qui nous suivent et formons des souhaits sincères pour la locomotion aérienne, pour le firmament définitivement dompté et même souillé par l'homme oiseau. Il n'est point de conquête civilisatrice qui ne soit contraire à nos instincts primitifs, à nos besoins primordiaux, à nos goûts de nature, mais le progrès à force de loi. - Il faut le reconnaître, s'incliner devant lui, admirer sa puissance et parfois sa beauté. »
Octave Uzanne
Octave Uzanne pessimiste sur les progrès technologiques, lucide quant aux hommes et à ce qu'ils font de leurs découvertes, voici ce qui ressort de ces quelques passages teintés d'espoir, de curiosité et de misanthropie. On retrouve ici tous les contrastes et les paradoxes de la personnalité d'Octave Uzanne. Le ciel alors aura vécu - l'enfer sera partout. écrit-il, sans doute n'avait-il, à l'aube du XXe siècle, pas tout à fait tort. Toutes les prédictions qu'il donne ne se sont pas réalisées encore, loin de là, mais certaines se profilent déjà à l'horizon du XXIIe siècle. En moins d'un siècle plus de choses ont été conquises, inventées, détruites et créées par l'homme, que pendant le millénaire qui a précédé. Octave Uzanne a vécu au milieu de ce tumulte de génie créateur, de ces esprits scientifiques surchauffés qui ont inventés tout à la fois la bombe atomique et le coeur artificiel intégral autonome (21 décembre 2013). Pour le pire et pour le meilleur, aurait-il pu écrire, comme un mariage forcé de la nature souveraine et de la raison immature des hommes.
Nous avions déjà donné un article ici même concernant cet ouvrage : Le métropolitain, L'automobilisme et l'aviation vus par Octave Uzanne (1899-1912). Article que nous vous invitons à lire ou à relire, et qui donne tous les détails sur les deux éditions ainsi que trois textes complets à télécharger sur l'Automobilisme, la Navigation Aérienne et le Métropolitain.
Bertrand Hugonnard-Roche