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Au milieu de la tourmente qui jonche le jardin de l'humanité du produit de ses meilleures créations, il nous devient chaque jour plus difficile de relever nos morts, de les mesurer à terre, de les honorer comme il convient en leur accordant le lot qui leur est dû. La chaux de l'oubli qui les recouvre et les brûle, consume vite leur mémoire et nous ne pouvons plus nous attarder au delà d'une seconde vis-à-vis de leur sépulture, ni même nous y recueillir dans la reconnaissance des vertus disparues.
Il nous faut tourner quand même, d'un doigt inconscient et rapide, le feuillet du livre de la vie avec la perception que tout n'y a pas été dit ni lu avec la précision et l'attention désirables. Aussi bien que les vivants, sinon davantage, les morts, les pauvres morts, insuffisamment mensurés par l'aveugle service de la critique ignorante, préjugiste, hasardée ou partiale, connaissent trop souvent pour l'éternité l'injustice insondable des jugements d'ici-bas. Ils sont catalogués au petit bonheur par la légèreté, l'esprit superficiel, l'incompréhension des contemporains, avec un minimum de chances d'une révision de la postérité qui a tout à gagner en ne contrôlant pas les iniquités des opinions et les déplorables bases des réputations acquises.
Josephin Péladan qui, récemment, tomba dans cette "tranchée civile" où il combattit jusqu'au bout avec une énergie chevaleresque pour une oeuvre de supérieure beauté, d'idéale vérité et d'art suprême, fut un esprit de première digne, toujours frémissant et valeureux dans l'offensive des idées, infatigablement prodigue de visions neuves dans l'universel domaine de l'intellectualité. Les lettres françaises ne comptent guère, au cours des ces trente dernières années, de cerveaux comparables à celui de ce noble créateur de formes ingénieuses qui se dévoua, avec la conscience d'être le plus souvent incompris, à l'enseignement éthique, esthétique, mythique et mystique, sans y rencontrer autant de disciples passionnés qu'en eût sans doute souhaité son apostolat.
Admirable romancier, critique d'art de supérieure allure, catholique dans le style des grands penseurs de la Renaissance, wagnérien impénitent, mage subtil et profond, osant se proclamer Sâr sans estimer usurper un titre charlatanesque, érudit au point d'outrager l'ignorance et la frivolité de ses lecteurs, dramaturge tétralogique, d'un lyrisme prodigieux et d'un style parfois vertigineux, théoricien de la décadence latine, dont il s'efforça de composer une vigoureuse éthopée dans d'étranges et substanciels romans tels que le Vice suprême, Curieuse, l'Initiation sentimentale, l'Androgyne, Finis Latinorum, Pérégrine et Pérégrin, fondateur enfin du Salon de la Rose-Croix, cet étonnant maître de l'Amphithéâtre des Sciences mortes, nourri d'antiquité, d'occultisme, fanatique de culture française fut, qu'on le reconnaisse ou non, un véritable génie, un de ceux trop rares qui, par-dessus l'opinion, les académies, les honneurs publics, rehaussent aux regards de l'étranger la valeur spirituelle de leur nation.
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Joséphin Péladan avant, dans sa jeunesse, commis l'irréparable faute d'amuser la curiosité publique par l'étrangeté de ses costumes, par l'intégrité d'une chevelure abondante et hirsute qu'il prétendait sauvegarder en dépit des ordonnances égalitaires du service militaire nivelant tous les crânes sous la tondeuse régimentaire. Il ne comprit pas, à l'heure opportune, combien il est téméraire de se soustraire aux moindres expressions des modes régnantes et de fronder les usages et coutumes même inesthétiques. Pour avoir voulu illustrer individuellement, hors temps de carnaval, son Prince de Byzance, il attira sur sa personne, ses écrits, ses rythmes, les foudres impitoyables des jupitériens bourgeois de la caricature vengeresse. Ses innocents costumes à la Watteau, ses pourpoints de satin merveilleux se transformèrent aussitôt en d'inexorables tuniques de Nessus que jamais plus depuis lors il ne put arracher. Elles lui corrodaient la peau jusqu'à la paralysie de ses mouvements dans les efforts multipliés qu'il fit pour dégager son âme, cependant si claire, si peu cabotine, si fougueuse à l'assaut de toutes les éthiques et esthétiques et la délivrer de l'accumulat des salissures, boursouflures comiques, des hyperboles ridicules, des légendes extravagantes répandues sur sa personne et sur son oeuvre d'occultiste sincère.
Il se redressa toutefois avec la conscience de sa force et de sa foi. Lors de mon premier voyage en Orient, vers 1883, cet incantateur émerveillé du verbe m'écrivait : "Puisque vous vous rendez au pays d'où tout vint, dites aux mages que vous rencontrerez, - si vous en rencontrez, - que je porte bravement la chape du ridicule que le rire moderne met aux épaules des adeptes."
Et cette chape, il la soutint religieusement, fièrement. Il fit admirer ses sortilèges dans son chef-d'oeuvre d'Istar, dans sa comédie lyrique le Fils des Etoiles, dans la tragédie d'Oedipe et le Sphynx, dans la Terre du Sphynx (Egypte) et dans la Terre du Christ (Palestine), dans Comment on devient Mage et dans l'Art ochlocratique. Il porta la bonne parole à l'étranger, en Hollande, en Suisse et ailleurs... Ailleurs, il y était plus et mieux connu que par ceux de sa race. Il y était lu, interprété, commenté, admiré. On y exaltait ses œuvres romanesques si originales, si fortes et planant si noblement au dessus des marécages de l'érotologie contemporaine française qui assurait tant de succès publics à ses confrères psychologues et mondains, assurés d'une clientèle soi-disant bien pensante dans l'auto-gobage des salons littéraires où se consacrent les réputations bien parisiennes.
Un brésilien de Paris s'est indigné des articles parus dans différents journaux au lendemain de la mort de cet étonnant remueur d'idées que l'on bâtonna sans le connaître et sans soupçonner l'élévation et la noblesse de son oeuvre. "De tout temps, hélas ! écrit-il justement au Mercure, les journalistes se sont moqués du génie, qu'il s'appelât d'Aurevilly ou Hallo." Il nous faut donc entendre sa protestation, parce que lui, écrivain étranger, malgré le journalisme, ne croit pour des raisons foncières qu'à la culture française et qu'il souffre de voir ainsi humilié par delà le tombeau, un des plus grands et des plus purs esprits de cette race qui va vaincre et de cette terre qui va refleurir.
La décadence latine n'entraîne pas celle de toutes les consciences. Péladan doit être vengé de ses pitoyables nécrologues du boulevard si peu faits pour le comprendre et l'aimer. Nos alliés nous imposeront peut-être le culte de sa mémoire. Quelques-uns d'entre nous les y aideront. Ce fut un héroïque soldat de la virile pensée française que Joséphin Péladan, un héroïque champion de notre idéalisme, un défenseur de notre intellectualisme civilisateur. Il est l'heure de l'affirmer puisque l'actualité n'a pas encore abandonné son ombre.
OCTAVE UZANNE
(*) article paru dans La Dépêche du Mercredi 24 juillet 1918. Il occupe les deux premières colonnes de la première page. Péladan était mort à l'âge de 60 ans à Neuilly-sur-Seine le 27 juin. Il est inhumé au cimetière des Batignolles (6e section). Cet article nous apprend qu'Octave Uzanne a entrepris son premier voyage en Orient (Egypte ?) vers 1883.
Lire également sur Sâr Péladan et Uzanne :
- Un envoi autographe du Sâr sur L'Initiation Sentimentale (1887)
- Octave Uzanne admirateur sans condition du Vice Suprême de Joséphin Péladan (1884)
- Opinion d'Octave Uzanne sur le Sâr Joséphin Péladan et son oeuvre (février 1894)
- Octave Uzanne commente le nouveau roman du Sâr Joséphin Péladan : A coeur perdu (1888)