Toulouse, le 9 avril 1886 (1)
Mon cher monsieur Uzanne, (2)
Il y a quelques jours, notre ami Racot (3) m'a retourné un petit travail sur le père Gagne (4), qui ne vous a pas déplu et que vous pourriez insérer dans le Livre, une fois retouché selon vos indications.
J'ai a peu près refait l'article complètement, et voici comment j'ai procédé :
D'abord, une étude biographique sur l'archi-poète, en élaguant tous les détails inutiles et en ne conservant que ceux qui pouvaient intéresser vos lecteurs.
Ensuite, un résumé de ses idées les plus extravagantes et les plus inouïes.
Enfin, une nomenclature bibliographique détaillée de toutes celles de ses publications qu'il m'a été possible de connaître.
Je termine par quelques renseignements sur le côté extérieur des ouvrages de Gagne et sur la manie qu'il avait de s'éditer lui-même.
Je vous envoie l'article, cher monsieur Uzanne, et je crois que, tel qu'il est, il rentre pleinement dans vos intentions.
Il va sans dire que s'il s'y trouvait quelque détail que vous supposiez ne pas être du goût des lecteurs du Livre, vous avez toute liberté de l'élaguer - en ayant soin néanmoins de raccorder les passages qui se trouveraient scindés par la coupure.
Si cet article était goûté, j'aurais, pour plus tard, une proposition à vous faire. Celle-ci : pendant mon séjour à Paris, de 1860 à 1870, j'ai rassemblé une multitude de livres, brochures, plaquettes, ayant trait aux opinions singulières et bizarres. Mon idée était de faire une Histoire de l'Illuminisme, et j'en avais même exposé le plan à mon ami Anatole France. Les évènements m'ont empêché de mettre ce projet à exécution, et j'ai complètement renoncé au travail en question. Ici à Toulouse les éléments me feraient défaut. Mais, à temps perdu, je pourrais utiliser ma collection pour le Livre, de cette manière :
Faire une série d'articles (sous ce titre : Opinions singulières, ou Visionnaires et Illuminés, à votre choix), dans lesquels je passerais bibliographiquement en revue une foule de publications curieuses, aujourd'hui totalement dispersées ou perdues - en tous cas à peu près inconnues. (5)
J'indiquerais très exactement le titre de la publication, en indiquant, quand il y aurait lieu, ses singularités matérielles.
Je donnerais sur l'auteur les détails intéressants ;
et je ferais des extraits de ses conceptions les plus drôles.
Le tout en notes précises, claires, sans prétentions oratoires - m'inspirant toujours du sujet.
Je crois que les Livriers n'en seraient pas mécontents. Dites-moi ce que vous en pensez.
Je n'ai pas oublié nos bonnes relations d'autrefois. Vous avez bien voulu signaler avec éloges ma publication sur Restif de la Bretonne (6), et de mon côté, j'ai souvent autrefois parlé de vos livres dans le Messager de Toulouse. (7)
Si j'ai cessé plus tard, ce n'est pas de ma faute ; mais celle de votre éditeur M. Quantin, qui a cessé de me faire le service de ses publications.
Quoi qu'il en soit, je remercie Racot de m'avoir permis de renouer les relations interrompues.
Croyez, cher monsieur Uzanne, à tous mes meilleurs sentiments.
Firmin Boissin
P. S. Si Gagne passe, vous voudrez bien être assez bon pour m'en faire envoyer les épreuves avant l'insertion. (8)
(1) Lettre à l'encre violette, 3 pages in-8, sur papier à en-tête du Messager de Toulouse, moniteur du Midi, 39, rue Saint-Rome, Rédaction. Lettre de notre collection.
(2) Lettre de Firmin Boissin adressée à Octave Uzanne alors directeur et rédacteur en chef de la revue bibliographique Le Livre qui a paru de 1880 à 1889. Firmin Boissin est né le 17 décembre 1835 à Vernon (Ardèche) et mort en 1893. Journaliste et écrivain catholique et régionaliste français. Il fait des études secondaires au petit séminaire d'Aubenas et au séminaire de Viviers. Licencié ès lettres de l'université de Montpellier, il est professeur de grammaire à Cavaillon et à Avignon, puis passe quelque temps en Espagne où il gagne sa vie comme écrivain public.
Ensuite, il est employé à la bibliothèque de l'Arsenal à Paris (qui avait alors comme conservateur-administrateur Paul-Mathieu Laurent dit Laurent l'Ardèchois ) où il écrit des articles dans des revues et des journaux et où il publie ses premiers ouvrages sous le pseudonyme de Simon Brugal (patronyme de sa grand-mère maternelle ). En 1871 il devient rédacteur au Messager de Toulouse. Bien que la plus grande partie de sa carrière se passe à Toulouse, il reste attaché à sa région natale, le Vivarais, sur lequel il écrit plusieurs romans historiques, dont le plus connu est Jan de la Lune. Il mène également une carrière de critique littéraire.
En 1887, il est élu Mainteneur de l'Académie des Jeux floraux.
Il est aussi membre de l'Ordre de la Rose-Croix. Prieur de Toulouse et Commandeur de l'Ordre, il reçoit dans ses rangs en 1858 Adrien Péladan, médecin homéopathe et frère de Joséphin Péladan.
Son cousin, Camille Vielfaure fut député de l'Ardèche. Devenu malade des yeux, Firmin Boissin retourne en Ardèche, où il meurt en 1893 à l'âge de 58 ans. C'est peut-être lors de son passage à la bibliothèque de l'Arsenal que Firmin Boissin a fait la connaissance du jeune Octave Uzanne, dans les années 1874-1875 ?
(3) Adolphe Racot (1840-1887), homme de lettres, traducteur et journaliste. Il signe cette même année 1886 un article intitulé Les Épaves des grandes Restaurations pour Le Livre (p.171, biblio. rétrospective, 1886). C'est l'article qui suit juste celui donné par Firmin Boissin sur Paulin Gagne. Voir note 8.
(4) Paulin Gagne est né à Montoison (Drôme) le 9 juin 1808 et mort à Paris le 22 août 1876. Avocat, journaliste et poète français, auteur entre autres de L'Unitéide, poème en 60 actes et 25 000 vers où l'on « rencontre la plus bizarre agglomération de noms fantastiques et de vers saugrenus que puisse inventer le cerveau humain » et « candidat universel, perpétuel, surnaturel et inamovible » à toutes les élections, il figure parmi les fous littéraires recensés par Pierre Gustave Brunet, Raymond Queneau et André Blavier.
(5) Firmin Boissin, sous le pseudonyme de Simon Brugal, a fait paraître en 1890 (Paris, A. Savine) un volume intitulé Excentriques disparus. Le projet dont il est question ici pour Le Livre n'a visiblement pas connu de suites. Il n'y a pas eu d'articles sur le sujet jusqu'à la fin de la revue en 1889. Le livre de 1890 Excentriques disparus est sans doute l'aboutissement de ce projet.
(6) Firmin Boissin avait publié son Restif de la Bretonne en 1875 chez Paul Daffis. Tiré à 150 exemplaires seulement. 108 pages.
(7) Firmin Boissin devint rédacteur au Messager de Toulouse en 1871. Octave Uzanne n'était pas encore l'homme de lettres connu qu'il est devenu en 1886. Les premières publications d'Uzanne datent de 1875. On peut supposer que Firmin Boissin a rendu compte de la Guirlande de Julie publiée à cette date et des ouvrages suivants publiés chez Quantin.
(8) L'article en question sera bel et bien publié sous le titre Le Poète Paulin Gagne et ses publications excentriques, dans la revue Le Livre, section bibliographie rétrospective, année 1886 (livraison du mois de juin), pages 161 à 170. Il est signé SIMON BRUGAL (pseudonyme de Firmin Boissin). Il n'est pas illustré.
Bertrand Hugonnard-Roche
Notes et mise en ligne
détail intéressant, il n'est pas question de (l'éventuelle ?) rémunération. On est entre gens du Monde, ou alors c'était une somme connue et non discutable ?
RépondreSupprimerJudicieuse remarque. Il est que jusqu'à présent je n'ai pas trouvé de questions d'argent concernant les collaborations au Livre. A suivre donc ...
RépondreSupprimerB.