Octave Uzanne rédige la Notice pour l'Edouard (*) réédité de Mme de Duras chez Jouaust dans la collection des Petits Chefs-d'oeuvre. Cette notice est datée du mois de juin 1879. Il n'y a pas d'achevé d'imprimer au volume.
Uzanne se défend de donner ici une préface, tout au plus « quelques pages de légère causerie sur le seuil de la porte », « un salut au lecteur avant d'entrer (...) un signe de tête aux amis et aux fidèles qui daignent nous lire, mais assurément ce n'est pas une préface. Nous aimons trop l'intégrité des festins littéraires pour ne pas savoir être sobre en arrivant au dessert. »
En quelques pages bien tournées, le jeune Octave Uzanne (il a 28 ans) donne sa vision du romantisme, des bas-bleus, de ces femmes écrivaines qui pullulèrent alors en France ; et donne en passant (et c'est loin d'être le moins intéressant) quelques intéressantes considérations sur l'amour, sujet qui l'occupera tout au long de sa carrière d'écrivain et d'homme libre (célibataire).
Savourons ces quelques pages.
"A notre époque de vilaine photographie littéraire, où le naturalisme, impertinent comme une inconvenance et vaniteux comme une sottise, paraphrase les procédés réalistes de la veille ; en ce temps de conceptions étranges où la sécheresse est un talent, le terre à terre un art qu'on voudrait définir, et le défaut d'imagination la plus heureuse qualité du monde ; en face du mépris de ces nihilistes des lettres, desquels se détournent tous ceux qui pensent et aiment leur nation dans la tradition et l'essence de sa langue, il nous est particulièrement agréable d'avoir à tracer ici ces quelques lignes sur un ouvrage intéressant à plus d'un titre, mais qui porte l'empreinte d'une période de littérature correcte et honnête, dont la mièvrerie, l'idéalisme outré et la folie sentimentale ont préparé l'heure présente.
Les réactions littéraires ont quelquefois la violence
et la hideur des représailles, lorsqu'elles ne sont pas
nobles et belles comme les révolutions fortes et pacifiques ; ordinairement c'est le fumier qui fait pousser
les roses ; mais, dans l'histoire des belles-lettres de ce
siècle, on pourra dire que de la fleuraison de trop
de roses on a tenté de faire un purin infect et nauséabond. — On peut suffisamment constater les effets ;
nous ne devions, pour ce qui nous intéresse, considérer que les causes.
Après la Révolution et les victoires, ces fleuves de
sang, de l'Empire, le pays, pâmé, exsangue, sans
force, volonté ni vigueur, ne songeait plus aux rouges
fantaisies des encyclopédistes, ni aux jolies licences
osées des conteurs du siècle précédent. L'esprit français, après avoir été si lourdement casqué, était alors
plus mesuré, mais aussi moins fanfaron, moins coquet
et moins coquin ; c'était un réveil de convalescent qui
se souvient, regrette et veut être sage, et, dans cette
convalescence d'un peuple d'élite, il y avait forcément
impuissance charnelle, mais, par contre, pléthore de désirs vagues, outrance absolue des sensations du
coeur. A force de pleurer des victimes de la guerre
ou de la discorde, d'attendre dans les larmes et la
solitude de l'exil, les sentiments élégiaques s'étaient
implantés dans les âmes malheureuses, et une sorte de
névrose noire tyrannisait tous les cerveaux.
La littérature sous la Restauration se ressent de
cet état de malaise : elle n'est pas forte ni souriante,
elle demeure mélancolique et larmoyeuse ; il y bruine
de la tristesse au milieu d'une atmosphère de passions timides. Dans toutes les œuvres de 1815 à 1830 on sent la fièvre du découragement et le nonchaloir de l'incertitude. La plupart sont écrites d'un
style clair, pénétrant et doux ; mais elles semblent
dictées par une âme inquiète et toute en deuil. On
les a lues pour bercer son tourment imaginaire, on
doit les relire de temps à autre comme un écho exquis
de tristesses lointaines; on peut les respirer comme
ces fleurs délicates et pâles qu'on cueille dans les jours
où la mélancolie, cette grande pensive, vient prendre
place au banquet des rêves impossibles et décevants.
C'est de ce temps réellement que datent les romans
d'analyse, les seules fictions véritables lorsqu'elles
sont bien conçues et bien conduites, car elles réclament un talent d'observateur et de psychologue que
ne vient pas masquer la trame grossière de l'action.
La sentimentalité demande et impose l'analyse, et les
écrivains d'alors ont mis au service de leurs conceptions un talent souple et sincère en forçant la note
des désespérances amoureuses.
C'est le bas-bleuisme, selon nous, qui est le grand
coupable dans les belles-lettres romancières du début
de ce siècle ; Mmes de Krudner, Anne Radcliffe,
Sophie Gay, la princesse de Salm, la baronne de
Montolieu, Mmes de Staël, de Souza, Jenny Bastide, Guizot, de Gottis, et tous les bas azurés de
second ordre, ont apporté dans la délicatesse de leurs
manières la plus déplorable mal'aria. Si elles n'en
meurent pas toutes, toutes en sont frappées. Jusqu'à
l'apparition d'Indiana, de Lélia et de Valentine,
l'épidémie se propage ; les héros de romans se traînent plus qu'ils ne vivent ; l'amour n'est plus qu'une
maladie de langueur, une passion qui gravit son
calvaire ; le mythologique brandon du dix-huitième
siècle s'est transformé en une pâle veilleuse qui vacille,
crépite et s'éteint.
Tous ces romans cependant ne s'échafaudent que
sur l'amour, mais l'échafaudage est chancelant, il
repose moins sur la terre que dans l'éther idéalisé.
Les jeunes premiers dans ces drames fictifs de la vie
semblent deshommés et n'ont aucune effervescence
virile. Les pauvres amants que voilà ! ils sautent dix chapitres avant de réclamer un baiser, et c'est à peine
si, au dénouement, ils recueillent le fruit de leurs doléances. Le coeur, dans un noble langage, plaide fort
bien pour lui-même, mais il abandonne la cause des
sens. Dans le royaume des âmes dégagées de la matière, cela serait fort logique, de même que chez un
peuple où circulerait la chlorose ; mais dans le gai
pays de France, encore ensoleillé du rire rabelaisien
et de la verte morale de Montaigne, l'esthétique de ces
œuvres nous parait évidemment fausse et par trop
germanique. Il est des instants où les littératures reviennent au gothique comme les vieillards reviennent
à l'enfance, par lassitude et besoin de repos.
Edouard est conçu dans le même esprit que Werther, Child-Harold, Oberman, Valérie, Adèle de
Sénange et Eugène de Rothelin. A une époque où
M. de Jouy écrivait Cécile ou les Passions, une
œuvre aussi mesurée que celle de Mme de Duras
devait être considérée à bon droit comme un chef-d'œuvre de délicatesse et de sentiment. Cette connaissance et cette profonde pitié des souffrances d'un cœur
envahi d'amour, ce récit sobre, juste, sans éclat, mais
empreint d'un caractère de vérité, la manière elle-
même pleine de discrétion dont la duchesse de Duras avait publié ce livre, tout contribua à lui assurer le
plus vif succès.
L'épigraphe placée sur le faux titre de l'œuvre en
résume admirablement l'esprit ; on ne pouvait mieux
choisir, et le vers du Tasse jadis tant applaudi est
bien la devise qu'on devait transcrire sur la bannière amoureuse d'Edouard :
Brama assai, poco spera, e nulla chiede.
Il désire beaucoup, il espère peu et il ne demande rien : voilà bien la grande passion timorée
du roman décrite en trois mots. C'est le cri d'Olinde,
amant de Sophronie, mais c'est aussi la terrible exclamation d'une âme qui souffre et qui ne peut rien
devant cette funeste hiérarchie des classes élevées où
la naissance croit creuser entre les rangs sociaux un
abîme infranchissable et indéfini.
« Edouard, plus développé qu'Ourika, est le titre
principal de Mme de Duras, dit Sainte-Beuve.
Dans ce livre, on voit deux siècles, deux sociétés,
aux prises, et le malheur qui frappe les amants devient le présage d'un évènement nouveau. L'effet
des mêmes catastrophes sociales, qui ont leur retentissement dans les écrits de Mme de Souza et dans ceux de Mme de Duras, est curieux à constater par
la différence. L'une perdit son premier mari, l'autre
son père, sur l'échafaud, toutes deux subirent
l'émigration; mais les idées de ces personnes distinguées étaient déjà faites, pour ainsi dire, les
impressions la plupart étaient prises. Les romans
de Mme de Duras sont bien de la Restauration,
écho d'une lutte non encore terminée, avec le sentiment de grandes catastrophes en arrière. Une de
ses pensées habituelles était que, pour ceux qui ont
subi jeunes la terreur, le bel âge a été flétri,
qu'il n'y a pas eu de jeunesse, et qu'ils porteront
jusqu'au tombeau cette mélancolie première. Ce
mal, qui date de la Terreur, mais qui sort de bien
d'autres causes, qui s'est transmis à toutes les générations venues plus tard, ce mal de Delphine, de
René, elle l'adore ; elle le poursuit dans ses variétés ;
elle tâche de le guérir en Dieu. »
« Analyser Edouard, ajoute le critique des Lundis, marquerait bien peu de goût, et nous ne
l'essayerons pas. On ne peut rien détacher d'un tel
tissu et il n'est point permis de le broder en l'admirant. Entre toutes les scènes si finement assorties
et enchaînées, la principale, la plus saillante, celle
du milieu, quand, un soir d'été à Faverange, pendant une conversation de commerce de grains,
Edouard aperçoit Mme de Nevers au balcon, le
profil détaché sur le bleu du ciel et dans la vapeur
d'un jasmin avec lequel elle se confond, cette scène
de fleurs données, reprises, de pleurs étouffés et de
chaste aveu, réalise un rêve adolescent qui se reproduit à chaque génération successive ; il n'y manque rien ; c'est bien dans ce cadre choisi que tout
jeune homme invente et désire le premier aveu :
sentiment, destin, langue, il y a là une page adoptée
d'avance par des milliers d'imaginations et de cœurs,
une page qui, venue au temps de la Princesse de
Clèves, en une littérature moins encombrée, aurait
la certitude d'être immortelle. »
Edouard cependant est bien oublié aujourd'hui
où l'on ne cite qu'Ourika, ce touchant récit qui, avec
Le Frère Ange et Edouard, devait, dans l'esprit de son auteur, former une trilogie vivante. Ce fut par
hasard que Mme de Duras, vers 1820 et sur le conseil de ses amis, se prit à écrire ; Ourika fut le premier essai, tandis qu'Edouard, plus mûri, mieux
caressé, écrit avec moins de fièvre, représente à nos
yeux l'œuvre capitale de la fille du comte de Kersaint. La conception première de ce roman, cette
idée d'inégalité de position sociale, fut prise, nous
assure-t-on, dans la famille même de la duchesse
de Duras : un jeune homme, M. Denis Benoist (de
la famille Benoist d'Azy), professait la plus tendre
inclination pour sa fille Clara, plus tard duchesse
de Rauzan. Bien accueilli dans l'intimité du home,
ce fils de conseiller d'Etat était traité en ami, presque en frère ; mais sa passion malheureuse devait discrètement se cacher, car, au grand jour du monde,
le futur auteur d'Ourika ne pouvait songer à en
faire ostensiblement son gendre. Mme de Duras nota-t-elle sur le vif le désespoir du triste amoureux, ou bien
pénétra-t-elle par l'imagination dans l'âme torturée
du jeune homme, nous ne saurions dire; mais il est
certain qu'Édouard est une oeuvre de lente incubation : pour peindre de telles souffrances morales dans
des pages si tendres, si éloquentes et si élevées, il faut faire mieux que créer, il faut enfanter dans les larmes et bercer avec sincérité les ardentes douleurs
qu'on a mises au jour.
L'édition d'Ourika, qui a été publiée dernièrement dans cette même collection de petits chefs-d'œuvre où Edouard paraît aujourd'hui, est précédée d'une attrayante préface, dans laquelle M. de
Lescure a écrémé, pour ainsi dire, et presque épuisé
le sujet de notre courte notice. Nous n'aurons donc
pas à dire que Mme la duchesse de Duras, née
Claire Lechat de Kersaint, vint au monde à Brest
en 1778 ; que, réfugiée aux Etats-Unis après la
mort de son père, elle revint en France vers 1801 et
mourut à Nice le 16 janvier 1828. Tous les détails
bio-bibliographiques relatifs à cette rivale de Mme de
Tencin et à ses œuvres ont été consignés dans l'avant-
propos de l'édition susmentionnée, et nous nous bornons ici à ces quelques pages de légère causerie sur
le seuil de la porte : c'est un salut au lecteur avant
d'entrer, c'est un signe de tête aux amis et aux fidèles
qui daignent nous lire, mais assurément ce n'est pas
une préface. Nous aimons trop l'intégrité des festins
littéraires pour ne pas savoir être sobre en arrivant
au dessert.
Le style de Mme de Duras, comme le fait observer
justement l'auteur de Volupté, ce style sans préméditation ne se sent ni du tâtonnement ni de la négligence. Il est né naturel et achevé, simple, rapide,
réservé pourtant ; un style à la façon de Voltaire,
mais chez une femme ; pas de manières, surtout dans
Edouard : un tact perpétuel, jamais de couleur équivoque et toutefois de la couleur déjà, au moins dans
le choix des fonds et dans les accompagnements ; en
tout des contours très purs. Ce qu'on voit au travers de
la trame du roman, c'est une faculté de sentir extraordinaire et une facilité d'exprimer charmante ; les
sentiments de Mme de Duras étaient passionnés et
dévoués, son esprit puisait aux sources élevées de son
âme délicate, et sa nature franche se frayait dévotement un passage entre l'envie et la haine.
Mais on va lire Edouard, et l'on comprendra
l'idéalisme raffiné de ce cœur souffrant, qui résuma sa
manière dans cette jolie pensée : « Il en est des maladies
de l'âme comme de celles du corps : celles qui tuent
le plus sûrement sont celles qu'on porte avec soi dans
le monde ; il y a des désespoirs chroniques (si on
osait le dire) qui ressemblent aux maux qu'on appelle ainsi : ils rongent, ils dévorent, ils détruisent,
mais ils n'alitent pas. »
Dans l'ouvrage qui suit, le malade, atteint d'un
tel désespoir, quémande la mort sur un champ de
bataille. « Le propre de l'amour, disait Virey, est
de s'immoler. » Cela est fort beau, mais nous avouons
que la sentimentalité ainsi comprise conduit au ridicule quand elle ne mène pas au sublime. L'amour
vaut mieux que des larmes ; Hésiode s'écriait avec
raison : « C'est l'architecte de l'univers ». Restons
en là, c'est le vrai naturalisme ; un naturalisme qui
aura toujours sa poétique, car, s'il faut dans la passion habiller ses désirs, on ne doit pas absolument
nuager le corollaire, et la sagesse réside dans ce
juste milieu si difficile à observer : « Ni trop ni trop
peu ; ni jamais ni toujours. »
Octave Uzanne.
Paris, juin 1879."
Bertrand Hugonnard-Roche
transcription sur l'édition originale de 1879
(*) Edouard par Mme de Duras, précédé d'une préface par Octave Uzanne. Paris, Librairie des Bibliophiles, 1879 [D. Jouaust imprimeur, non mentionné au colophon, sans achevé d'imprimer - marque à l'ancre sur la page de titre imprimée en rouge et noir]. 1 vol. in-12. XII pages de Notice et 144 pages. Tirage à petit nombre sur papier vergé teinté. Couverture de brochage imprimée en noir sur papier vert. Il a été fait un tirage spécial à 90 exemplaires (30 ex. sur Chine et 60 ex. sur Whatman).
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