dimanche 25 novembre 2012

Octave Uzanne préfacier de Mme de Duras (1879). Le romantisme, les bas-bleu, l'amour en littérature, etc.

Octave Uzanne rédige la Notice pour l'Edouard (*) réédité de Mme de Duras chez Jouaust dans la collection des Petits Chefs-d'oeuvre. Cette notice est datée du mois de juin 1879. Il n'y a pas d'achevé d'imprimer au volume.
Uzanne se défend de donner ici une préface, tout au plus « quelques pages de légère causerie sur le seuil de la porte »« un salut au lecteur avant d'entrer (...) un signe de tête aux amis et aux fidèles qui daignent nous lire, mais assurément ce n'est pas une préface. Nous aimons trop l'intégrité des festins littéraires pour ne pas savoir être sobre en arrivant au dessert. »
En quelques pages bien tournées, le jeune Octave Uzanne (il a 28 ans) donne sa vision du romantisme, des bas-bleus, de ces femmes écrivaines qui pullulèrent alors en France ; et donne en passant (et c'est loin d'être le moins intéressant) quelques intéressantes considérations sur l'amour, sujet qui l'occupera tout au long de sa carrière d'écrivain et d'homme libre (célibataire).

Savourons ces quelques pages.

"A notre époque de vilaine photographie littéraire, où le naturalisme, impertinent comme une inconvenance et vaniteux comme une sottise, paraphrase les procédés réalistes de la veille ; en ce temps de conceptions étranges où la sécheresse est un talent, le terre à terre un art qu'on voudrait définir, et le défaut d'imagination la plus heureuse qualité du monde ; en face du mépris de ces nihilistes des lettres, desquels se détournent tous ceux qui pensent et aiment leur nation dans la tradition et l'essence de sa langue, il nous est particulièrement agréable d'avoir à tracer ici ces quelques lignes sur un ouvrage intéressant à plus d'un titre, mais qui porte l'empreinte d'une période de littérature correcte et honnête, dont la mièvrerie, l'idéalisme outré et la folie sentimentale ont préparé l'heure présente.
Les réactions littéraires ont quelquefois la violence et la hideur des représailles, lorsqu'elles ne sont pas nobles et belles comme les révolutions fortes et pacifiques ; ordinairement c'est le fumier qui fait pousser les roses ; mais, dans l'histoire des belles-lettres de ce siècle, on pourra dire que de la fleuraison de trop de roses on a tenté de faire un purin infect et nauséabond. — On peut suffisamment constater les effets ; nous ne devions, pour ce qui nous intéresse, considérer que les causes.
Après la Révolution et les victoires, ces fleuves de sang, de l'Empire, le pays, pâmé, exsangue, sans force, volonté ni vigueur, ne songeait plus aux rouges fantaisies des encyclopédistes, ni aux jolies licences osées des conteurs du siècle précédent. L'esprit français, après avoir été si lourdement casqué, était alors plus mesuré, mais aussi moins fanfaron, moins coquet et moins coquin ; c'était un réveil de convalescent qui se souvient, regrette et veut être sage, et, dans cette convalescence d'un peuple d'élite, il y avait forcément impuissance charnelle, mais, par contre, pléthore de désirs vagues, outrance absolue des sensations du coeur. A force de pleurer des victimes de la guerre ou de la discorde, d'attendre dans les larmes et la solitude de l'exil, les sentiments élégiaques s'étaient implantés dans les âmes malheureuses, et une sorte de névrose noire tyrannisait tous les cerveaux.
La littérature sous la Restauration se ressent de cet état de malaise : elle n'est pas forte ni souriante, elle demeure mélancolique et larmoyeuse ; il y bruine de la tristesse au milieu d'une atmosphère de passions timides. Dans toutes les œuvres de 1815 à 1830 on sent la fièvre du découragement et le nonchaloir de l'incertitude. La plupart sont écrites d'un style clair, pénétrant et doux ; mais elles semblent dictées par une âme inquiète et toute en deuil. On les a lues pour bercer son tourment imaginaire, on doit les relire de temps à autre comme un écho exquis de tristesses lointaines; on peut les respirer comme ces fleurs délicates et pâles qu'on cueille dans les jours où la mélancolie, cette grande pensive, vient prendre place au banquet des rêves impossibles et décevants.

C'est de ce temps réellement que datent les romans d'analyse, les seules fictions véritables lorsqu'elles sont bien conçues et bien conduites, car elles réclament un talent d'observateur et de psychologue que ne vient pas masquer la trame grossière de l'action. La sentimentalité demande et impose l'analyse, et les écrivains d'alors ont mis au service de leurs conceptions un talent souple et sincère en forçant la note des désespérances amoureuses. C'est le bas-bleuisme, selon nous, qui est le grand coupable dans les belles-lettres romancières du début de ce siècle ; Mmes de Krudner, Anne Radcliffe, Sophie Gay, la princesse de Salm, la baronne de Montolieu, Mmes de Staël, de Souza, Jenny Bastide, Guizot, de Gottis, et tous les bas azurés de second ordre, ont apporté dans la délicatesse de leurs manières la plus déplorable mal'aria. Si elles n'en meurent pas toutes, toutes en sont frappées. Jusqu'à l'apparition d'Indiana, de Lélia et de Valentine, l'épidémie se propage ; les héros de romans se traînent plus qu'ils ne vivent ; l'amour n'est plus qu'une maladie de langueur, une passion qui gravit son calvaire ; le mythologique brandon du dix-huitième siècle s'est transformé en une pâle veilleuse qui vacille, crépite et s'éteint. Tous ces romans cependant ne s'échafaudent que sur l'amour, mais l'échafaudage est chancelant, il repose moins sur la terre que dans l'éther idéalisé. Les jeunes premiers dans ces drames fictifs de la vie semblent deshommés et n'ont aucune effervescence virile. Les pauvres amants que voilà ! ils sautent dix chapitres avant de réclamer un baiser, et c'est à peine si, au dénouement, ils recueillent le fruit de leurs doléances. Le coeur, dans un noble langage, plaide fort bien pour lui-même, mais il abandonne la cause des sens. Dans le royaume des âmes dégagées de la matière, cela serait fort logique, de même que chez un peuple où circulerait la chlorose ; mais dans le gai pays de France, encore ensoleillé du rire rabelaisien et de la verte morale de Montaigne, l'esthétique de ces œuvres nous parait évidemment fausse et par trop germanique. Il est des instants où les littératures reviennent au gothique comme les vieillards reviennent à l'enfance, par lassitude et besoin de repos.

Edouard est conçu dans le même esprit que Werther, Child-Harold, Oberman, Valérie, Adèle de Sénange et Eugène de Rothelin. A une époque où M. de Jouy écrivait Cécile ou les Passions, une œuvre aussi mesurée que celle de Mme de Duras devait être considérée à bon droit comme un chef-d'œuvre de délicatesse et de sentiment. Cette connaissance et cette profonde pitié des souffrances d'un cœur envahi d'amour, ce récit sobre, juste, sans éclat, mais empreint d'un caractère de vérité, la manière elle- même pleine de discrétion dont la duchesse de Duras avait publié ce livre, tout contribua à lui assurer le plus vif succès. L'épigraphe placée sur le faux titre de l'œuvre en résume admirablement l'esprit ; on ne pouvait mieux choisir, et le vers du Tasse jadis tant applaudi est bien la devise qu'on devait transcrire sur la bannière amoureuse d'Edouard :

Brama assai, poco spera, e nulla chiede.

Il désire beaucoup, il espère peu et il ne demande rien : voilà bien la grande passion timorée du roman décrite en trois mots. C'est le cri d'Olinde, amant de Sophronie, mais c'est aussi la terrible exclamation d'une âme qui souffre et qui ne peut rien devant cette funeste hiérarchie des classes élevées où la naissance croit creuser entre les rangs sociaux un abîme infranchissable et indéfini.
« Edouard, plus développé qu'Ourika, est le titre principal de Mme de Duras, dit Sainte-Beuve. Dans ce livre, on voit deux siècles, deux sociétés, aux prises, et le malheur qui frappe les amants devient le présage d'un évènement nouveau. L'effet des mêmes catastrophes sociales, qui ont leur retentissement dans les écrits de Mme de Souza et dans ceux de Mme de Duras, est curieux à constater par la différence. L'une perdit son premier mari, l'autre son père, sur l'échafaud, toutes deux subirent l'émigration; mais les idées de ces personnes distinguées étaient déjà faites, pour ainsi dire, les impressions la plupart étaient prises. Les romans de Mme de Duras sont bien de la Restauration, écho d'une lutte non encore terminée, avec le sentiment de grandes catastrophes en arrière. Une de ses pensées habituelles était que, pour ceux qui ont subi jeunes la terreur, le bel âge a été flétri, qu'il n'y a pas eu de jeunesse, et qu'ils porteront jusqu'au tombeau cette mélancolie première. Ce mal, qui date de la Terreur, mais qui sort de bien d'autres causes, qui s'est transmis à toutes les générations venues plus tard, ce mal de Delphine, de René, elle l'adore ; elle le poursuit dans ses variétés ; elle tâche de le guérir en Dieu. »
« Analyser Edouard, ajoute le critique des Lundis, marquerait bien peu de goût, et nous ne l'essayerons pas. On ne peut rien détacher d'un tel tissu et il n'est point permis de le broder en l'admirant. Entre toutes les scènes si finement assorties et enchaînées, la principale, la plus saillante, celle du milieu, quand, un soir d'été à Faverange, pendant une conversation de commerce de grains, Edouard aperçoit Mme de Nevers au balcon, le profil détaché sur le bleu du ciel et dans la vapeur d'un jasmin avec lequel elle se confond, cette scène de fleurs données, reprises, de pleurs étouffés et de chaste aveu, réalise un rêve adolescent qui se reproduit à chaque génération successive ; il n'y manque rien ; c'est bien dans ce cadre choisi que tout jeune homme invente et désire le premier aveu : sentiment, destin, langue, il y a là une page adoptée d'avance par des milliers d'imaginations et de cœurs, une page qui, venue au temps de la Princesse de Clèves, en une littérature moins encombrée, aurait la certitude d'être immortelle. »
Edouard cependant est bien oublié aujourd'hui où l'on ne cite qu'Ourika, ce touchant récit qui, avec Le Frère Ange et Edouard, devait, dans l'esprit de son auteur, former une trilogie vivante. Ce fut par hasard que Mme de Duras, vers 1820 et sur le conseil de ses amis, se prit à écrire ; Ourika fut le premier essai, tandis qu'Edouard, plus mûri, mieux caressé, écrit avec moins de fièvre, représente à nos yeux l'œuvre capitale de la fille du comte de Kersaint. La conception première de ce roman, cette idée d'inégalité de position sociale, fut prise, nous assure-t-on, dans la famille même de la duchesse de Duras : un jeune homme, M. Denis Benoist (de la famille Benoist d'Azy), professait la plus tendre inclination pour sa fille Clara, plus tard duchesse de Rauzan. Bien accueilli dans l'intimité du home, ce fils de conseiller d'Etat était traité en ami, presque en frère ; mais sa passion malheureuse devait discrètement se cacher, car, au grand jour du monde, le futur auteur d'Ourika ne pouvait songer à en faire ostensiblement son gendre. Mme de Duras nota-t-elle sur le vif le désespoir du triste amoureux, ou bien pénétra-t-elle par l'imagination dans l'âme torturée du jeune homme, nous ne saurions dire; mais il est certain qu'Édouard est une oeuvre de lente incubation : pour peindre de telles souffrances morales dans des pages si tendres, si éloquentes et si élevées, il faut faire mieux que créer, il faut enfanter dans les larmes et bercer avec sincérité les ardentes douleurs qu'on a mises au jour.  

L'édition d'Ourika, qui a été publiée dernièrement dans cette même collection de petits chefs-d'œuvre où Edouard paraît aujourd'hui, est précédée d'une attrayante préface, dans laquelle M. de Lescure a écrémé, pour ainsi dire, et presque épuisé le sujet de notre courte notice. Nous n'aurons donc pas à dire que Mme la duchesse de Duras, née Claire Lechat de Kersaint, vint au monde à Brest en 1778 ; que, réfugiée aux Etats-Unis après la mort de son père, elle revint en France vers 1801 et mourut à Nice le 16 janvier 1828. Tous les détails bio-bibliographiques relatifs à cette rivale de Mme de Tencin et à ses œuvres ont été consignés dans l'avant- propos de l'édition susmentionnée, et nous nous bornons ici à ces quelques pages de légère causerie sur le seuil de la porte : c'est un salut au lecteur avant d'entrer, c'est un signe de tête aux amis et aux fidèles qui daignent nous lire, mais assurément ce n'est pas une préface. Nous aimons trop l'intégrité des festins littéraires pour ne pas savoir être sobre en arrivant au dessert.
Le style de Mme de Duras, comme le fait observer justement l'auteur de Volupté, ce style sans préméditation ne se sent ni du tâtonnement ni de la négligence. Il est né naturel et achevé, simple, rapide, réservé pourtant ; un style à la façon de Voltaire, mais chez une femme ; pas de manières, surtout dans Edouard : un tact perpétuel, jamais de couleur équivoque et toutefois de la couleur déjà, au moins dans le choix des fonds et dans les accompagnements ; en tout des contours très purs. Ce qu'on voit au travers de la trame du roman, c'est une faculté de sentir extraordinaire et une facilité d'exprimer charmante ; les sentiments de Mme de Duras étaient passionnés et dévoués, son esprit puisait aux sources élevées de son âme délicate, et sa nature franche se frayait dévotement un passage entre l'envie et la haine.
Mais on va lire Edouard, et l'on comprendra l'idéalisme raffiné de ce cœur souffrant, qui résuma sa manière dans cette jolie pensée : « Il en est des maladies de l'âme comme de celles du corps : celles qui tuent le plus sûrement sont celles qu'on porte avec soi dans le monde ; il y a des désespoirs chroniques (si on osait le dire) qui ressemblent aux maux qu'on appelle ainsi : ils rongent, ils dévorent, ils détruisent, mais ils n'alitent pas. »
Dans l'ouvrage qui suit, le malade, atteint d'un tel désespoir, quémande la mort sur un champ de bataille. « Le propre de l'amour, disait Virey, est de s'immoler. » Cela est fort beau, mais nous avouons que la sentimentalité ainsi comprise conduit au ridicule quand elle ne mène pas au sublime. L'amour vaut mieux que des larmes ; Hésiode s'écriait avec raison : « C'est l'architecte de l'univers ». Restons en là, c'est le vrai naturalisme ; un naturalisme qui aura toujours sa poétique, car, s'il faut dans la passion habiller ses désirs, on ne doit pas absolument nuager le corollaire, et la sagesse réside dans ce juste milieu si difficile à observer : « Ni trop ni trop peu ; ni jamais ni toujours. »

Octave Uzanne.

Paris, juin 1879."

Bertrand Hugonnard-Roche
transcription sur l'édition originale de 1879


(*) Edouard par Mme de Duras, précédé d'une préface par Octave Uzanne. Paris, Librairie des Bibliophiles, 1879 [D. Jouaust imprimeur, non mentionné au colophon, sans achevé d'imprimer - marque à l'ancre sur la page de titre imprimée en rouge et noir]. 1 vol. in-12. XII pages de Notice et 144 pages. Tirage à petit nombre sur papier vergé teinté. Couverture de brochage imprimée en noir sur papier vert. Il a été fait un tirage spécial à 90 exemplaires (30 ex. sur Chine et 60 ex. sur Whatman).

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