lundi 19 novembre 2012

Le Monde et la Société par Octave Uzanne (Le Miroir du Monde, 1888). "Il est bon souvent d'alimenter son dégoût dans la fréquentation du monde pour mieux calfeutrer ensuite son bonheur dans l'intimité."


LE MONDE
ET
LA SOCIÉTÉ (*)


Les petites marionnettes
Font, font, font
Trois petits tours
Et puis s'en vont.

VIEILLE RONDE.


Nous nous vendons au monde à si bas prix, que son service nous coûte à la fin fort cher ; nous lui sacrifions corps et âme, et il ne nous récompense que de fumée et de vaines espérances. O traître de monde ! tantôt tu nous hausses et tantôt tu nous abaisses, tantôt tu nous réjouis, et tantôt tu nous affliges. Tu donnes à l'orgueilleux des honneurs pour le livrer ensuite au mépris, tu abandonnes à l'avare les richesses, afin d'augmenter son indigence, tu prostitues au luxurieux des femmes afin qu'il se ruine la santé, et tu endors le paresseux dans l'oisiveté, afin qu'il crève et s'engourdisse dans la fainéantise. Ta fausseté nous est connue ; et cependant nous avalons ton venin sucré avec une extrême avidité, jusqu'à ce que la mort nous surprenne et nous fasse passer à l'éternité, où la justice divine distribue les gages dus aux services qu'on t'as rendus.
- Le Jérémie, qui se douloie avec un si noir pessimisme sur le monde et la société, est un certain philosophe suédois inconnu, bien que de haute valeur, le comte Oxenstiern (**), mort au début du siècle dernier en son pays de brumes. Les moralistes, en général, ne sont point beaucoup plus tolérants lorsqu'ils se trouvent en face de tous les coups de canifs donnés au contrat social et de toutes les tristesses cachées sous le brillant des relations mondaines. - Le monde ne vaut point tant d'invectives ; il n'y a qu'un moyen d'y entrer, mais il y en a cent d'en sortir, proclamait malicieusement Montaigne. - De la société on peut dire de même, rien n'est plus aisé que de s'y soustraire ; si les uns n'y gobent que du vent, comme le chien d’Ésope les autres mettent les relations en coupe réglée et savent habilement se servir des hypocrisies sociales en tant que force motrice de leurs ambitions.

Qu'on la compare à une cage emplie de fous ou à une galère peuplée de sots, la société n'en n'est pas moins l'expression de la vie civilisée et luxueuse ; il est nécessaire d'y passer, sinon de s'y attarder, ne serait-ce que pour y parfaire ses humanités au contact de l'homme et de la femme. Puis, à vrai dire, si solitaires, si penseurs, si intimistes ou si ours que nos goûts ou notre éducation nous ait faits, le monde, avec son bruit, ses soirées, ses fêtes, nous attire par le charme et le mystère d'inconnu que nous aimons (si désillusionnés puissions-nous être) à lui prêter lorsque nous recevons une nouvelle assignation à comparaître en ses agapes.
Nous jurons de ne point nous départir de notre dégoût mondain et nous nous laissons séduire par cent que sais-je et mille peut-être, qui sourceront toujours notre nature romantique et sentimentale. - Nous arrivons frais, pimpants, affriandés sur l'hyppogriffe de notre idéal avec cette petite lanterne de Diogène où brille la lueur d'espérance de rencontrer un homme ou une femme dans ce tourbillon vaniteux ; nous nous déchrysalidons au vestiaire, et l'empilade des vêtements, qui tous se ressemblent dans la laideur de leurs formes et la tristesse de leur tonalité, nous emplit déjà d'un noir dans l'âme de mauvais augure. Nous entrons : banalités sur mesure de l'hôtesse de céans ; à gauche, à droite, poignées de mains, salutations lointaines, esquissées par un sourire, ou grimacées par un clignement d'oeil expressif ; dans un premier salon, des femmes parquées sur des sièges, côte à côte, dans la geôle de leurs corsets, tristes et résignées à leur exposition collective. - Debout, effarés, mais souriants, circulant avec peine, mi-étouffés, ventre à dos, serrés aux coudes, des hommes de tous âges se poussent, avancent péniblement on ne sait où, le front moite de sueur, avec une allure curieuse de badauds qui attendent un évènement. Des lambeaux de phrases heurtées se croisent, propos hâtifs de coins de rues, sans l'ombre d'une conversation suivie ; on est là pour voir et se faire voir, en une sorte d'exploitation de vanité en commandite, dont le receveur particulier et les invités espèrent toucher les dividendes dans les citations des journaux du lendemain ou la tradition orale des salons voisins. Les heures passent dans le néant de la chose, et lorsque fourbus, fripés, engourdis, pleins de vide, de lassitude morale, nous regagnons notre voiture sous le ciel inclément de l'hiver, lorsque le coupé fuit sous l'averse dans la rue esseulée, nous nous sentons bêtes à faire peur, alourdis par l'incroyable nullité de ces relations vagues, furieux d'être dupes de nous-mêmes, contrits de la désertion du foyer, où, sous la lampe claire, dans le bien être du chez-soi, au milieu des objets aimés, élus de notre choix, des esprits ailés, des âmes chantantes, amis de toute heure, livres fortifiants et irradiants, nous attendaient, prêts à nous faire oublier, par leur élévation, les éclaboussures humaines de la journée.

Nous reprenons donc possession de notre être et de notre home avec une quasi-volupté ; nous nous mettons aux arrêts de rigueur pour cette vaine sortie dans la foire des sottises triomphantes, nous nous croyons désabusés à jamais et notre lanterne de Diogène, lasse de brûler, est devenue sourde, sinon éteinte ; nous ne subissons plus momentanément les attractions du dehors, et, enclos dans la retraite, nous demeurons une ou plusieurs semaines attentifs à la vibration de nos propres sensations, dans l'action de la vie mondaine ; puis, un beau matin, la girouette tourne et grince : une révolution se fait dans notre jugement, les invitations pleuvent sur notre table, enjoliveuses de promesses et de séductions ; nous nous demandons si nous ne sommes point le pire ennemi de nous-même et du plaisir des accointances fugitives ; nous avivons la lanterne, nous disant que l'homme est une ombre, que la vie est un songe, qu'il faut penser, avec Gracian, que le sage est un Protée qui est fou avec les fous, docte avec les doctes, saint avec les saints et jovial avec les enjoués. Nous nous persuadons que la ressemblance étant le lien de la bienveillance, il est de notre devoir social de nous assouplir, de nous gracieuser et de gagner les coeurs avec moins de hautaine chevalerie esthétique et plus de bonne monnaie courante à l'effigie banale de tout le monde.
Et nous voilà repartis, dans l'uniforme du frac, à la recherche de la meilleure des sociétés modernes. Bals, soirées, auditions, dîners, afternoon teas, nous nous dépensons partout avec accablement, nous nous mettons de niveau, le plus possible, avec le froid empressement qui est de bon ton et l'honnête lieu commun qui ne fait partir aucun fulminate. Nous agitons superficiellement le corbillon des futilités du jour, la question de théâtre, si primordiale dans l'encabotinement des moeurs actuelles, la question politique et surtout la question de l'éternel féminin entre hommes au fumoir, et partout un bel esprit vient couper tout propos réglé par un bon mot qui fait sursauter les rates.

Le dégoût nous empoigne de nouveau à l'énoncé correct de tant de calomnies, de ragots, d'indiscrétions, de popotages et d'insignifiances. Ces femmes chez lesquelles nous rêvions de rencontrer une âme d'élite en détresse sur cet océan fait de vomissements d'infamies, ne nous apparaissent plus que comme des poupées inconscientes, ballotées par l'ennui, amoureuses du mal, désarticulées par la névrose, bonnes peut-être, au fond, d'une bonté assoupie dans l'hypocrisie de leurs relations ; curieuses à l'excès des mystères qu'elles croient deviner, fouilleuses d'hommes à la satiété, condamnées de la vie élégante et mannequins de couturières pour l'orgueil marital.
Ces hommes, au sourire stéréotypé, ils portent sur le visage ce qu'on pourrait appeler le type parisien dont Balzac a donné une si juste analyse, c'est-à-dire "des ambitions trompées ou mortes, une misère intérieure, une haine endormie dans l'indolence d'une vie assez occupée par le spectacle extérieur et journalier de Paris, une inappétence qui cherche des irritations, la plainte sans le talent, la grimace de la force, le venin des mécomptes extérieurs, qui excite à sourire de toute moquerie, à conspuer tout ce qui grandit, à méconnaître les pouvoirs les plus nécessaires, à se réjouir de leurs embarras, et à ne tenir à aucune forme sociale. Ce mal parisien est à la conspiration active des gens d'énergie ce que l'aubier est à la sève de l'arbre : il la conserve et la dissimule."

Et quand, aux heures tardives, toutes ces bêtes humaines - enveloppées par les convenances, empapillottées dans l'élégance et la correction - sont lâchées, affamées, au buffet qui s'ouvre, ne jouissons-nous pas de l'admirable avantage de la civilisation en voyant le cannibalisme de tous ces petits appétits se ruant à la mangeaille comme une meute à la curée, avec la bousculade, l'égoïsme, la grossièreté même de leurs instincts primitifs. Dans les fêtes officielles, grâce à la voyoucratie montante, ce n'est plus le buffet, c'est l'abreuvoir, où l'on parvient par écrasement et par pugilat ; c'est la force populaire qui marche à la conquête du Clicquot gratuit. - Dans toutes ces cohues mondaines, nous arrivons avec des ailes, et nous en retournons en boitant, doutant de tout, n'ayant plus notion complète de nous-mêmes, vidés, blessés, souillés, découragés pour le combat, car nous avons entendu nier la force, le talent, le génie même, impudiquer la vertu, blâmer le courage, abaisser la grandeur, détruire nos idoles et briser nos tremplins. - Parfois, sur un coin de divan, nous échangeons quelques mots incolores avec une rieuse et coquette mondaine dont nous apprécions tout le charme et la grâce ; mais le dialogue est contraint, hâtif, mal équilibré, car on a la notion de cette superficialité de connaissance qui doit rester tout en façade, sans que jamais le temps ne nous permette d'ancrer plus profondément l'amorce d'une sympathie souvent sincère. La Société actuelle reste donc insaisissable dans un perpétuel frôlement qui exclut l'intimité et la notion approfondie des êtres que l'on voit ; chacun court, dans une folie commune, vers un but incertain, avec la fièvre, l'agitation, l'hystérie de la relation et de la présentation. On se perçoit, on se touche de la main, on se flaire légèrement, à tort ou à raison on plaît ou on se déplaît, on se sourit, on se congratule, on échange force fausse monnaie, et, déjà distraits par de nouveaux désirs, on se quitte pour se revoir le temps d'une seconde à certains détours du chemin de la vie.
Le cher ami, dans notre société démoniaque, que cache-t-il ?
- Un monsieur rencontré fortuitement au coin d'un salon, présenté, et en compagnie duquel on a grignoté quelques lambeaux de phrases et quelques sandwiches ; on sait, on sent qu'on ira jamais au delà, mais on s'étiquette, on se nomme cher ami, on échange des cartes, d'indécises invitations verbales qui ne sont prises au sérieux ni n'un côté ni de l'autre, vaguement on se dit : Venez me voir ... vous savez, le jeudi, et l'interpellé, non moins donneur de gabatine, reprend : Certes, au premier jour, très bonne mémoire, n'ayez crainte, et l'on disparaît insoucieux, fouetté par ces vaines paroles, emporté dans le tourbillon, arrêté au passage par d'autres très chers amis aussi mal connus, toujours souriants, confits en louanges et qui ont fait de la banalité amicale un art et un sport extravagants.
Pour le penseur qui sort escorté de soi-même, très absorbé dans la dualité et dans le gonflement de ses rêves, pour le cérébral qui roule des phrases ou des mélodies suivant le rythme des voitures, pour l'heureux de Paris toujours chantonnant et gaveur d'illusions, toutes ces amitiés pour l'usage externe ne sont que des gênes, des agrafements désagréables, des importunités auxquelles cependant on se fait comme aux trémolos inutiles des anciens mélodrames ; car ces relations forment en quelque façon les trémolos de la vie interne agissante ; on parvient à créer une loge spéciale à son intellect où l'on campe une sorte de concierge des lieux communs qui répond pour nous, sans déranger l'essor de nos pensées. - N'était-ce cela, la vie deviendrait un bagne où les ennuyeux ennuyés seraient les gardes-chiourmes des analystes et des rêveurs charmés et comme engourdis par un foyer de pensées concentriques.

Il est cependant des sociétés choisies et à porte à peine entr'ouverte, où la gaieté pénètre et vient s'asseoir à la bonne franquette, où tout en nous se dilate dans une tiède couvaison de bien-être, d'esprit communicatif et de conversation souvent paradoxale, mais toujours élevée ; dans ces milieux rares, où survit la superstition du vieux proverbe : A plus de dix, les oreilles poussent, on se reprend à aimer ses semblables et à bercer ses rigueurs et ses dégoûts coutumiers ; la philosophie se fait rieuse, excentrique, capricante ou "bon enfant" ; elle indulgente les faiblesses et les pauvretés d'esprits de façon toute chrétienne, car on rencontre dans cette compagnie select des partners délicats vis-à-vis desquels le tête-à-tête présente le plus raffiné des plaisirs ; on y trinque réellement du cerveau avec ces mêmes intimistes réservés, si timides, si ternes, si obscurs et muets dans les grandes assemblées houleuses, mais par contre si pénétrants, si quintessenciés, si complexes et si individuels dans l'échange des conversations à deux. On ne se confie plus alors à la légère dans un bavardage flou et gracieux sans nulle expression, on se cherche avec une stratégie morale, prêt à se dérober si l'ennemi supposé n'est pas de taille, heureux de déposer les armes si on le sent en éveil et sérieusement garni de munitions dans les casemates profondes de son érudition et de sa fantaisie. Dans ces meetings spéciaux, on se sent coude à coude dans une même atmosphère d'idées et de sympathies, on est chez soi ; on peut se livrer et parler sa langue, sortir des conventions et braconner un peu dans les convenances imbéciles. On s'y méliore, on s'y retrempe en souplesse et en jouvence, et la danse n'est plus cette ridicule niaiserie des salons high life, elle devient un thème de causerie sautante, une pastourelle séduisante qui nous met au bras de femmes confiantes, à la gaieté sonore et naturelle, non point des créatures comprimées, empesées par la rigidité des hypocrisies ; elle nous livre des fleurs fraîches et embaumées au lieu des roses artificielles montées sur le fil d'archal de l'obligation sociale.
"La société, disait Chamfort, l'admirable contempteur, rapetisse beaucoup les hommes ; mais elle réduit les femmes à rien." Il est permis de se demander ce que toutes ces pauvresses qui s'habillent, babillent et se déshabillent, pensent au sortir des fêtes mondaines, alors que de retour au logis, près du feu de leur chambre, avant de se mettre au lit, elles revoient par la pensée, dans l'echo des valses qui tintinnabulent encore à leurs oreilles, le néant de leur soirée traversée par le vent des paroles, la coquetterie des compliments et la jalousie ambiante des autres femmes. Si ces corps, pétris d'incitations à l'amour physique, sont quelque peu habités par un esprit hautain et supérieur à la griserie des conquêtes aisées, quelle souffrance et quel abattement ! quel frisson d'esseulement surtout ne doivent pas saisir ces délicats oiseaux de paradis, à leur rentrée au nid encore tiède de toutes les couvaisons idéales, c'est-à-dire de leurs rêves, de leurs ambitions cordiales et intellectuelles ! Quelles nausées pour ces hommes à idées toutes faites, à compliments uniformes, à ambitions grossières, à manières identiques ! Elles aussi, ces Danaïdes de l'insondable, doivent songer que leur vie est un gouffre où, dans la béance du vide, passe uniquement le bruit, un bruit d'enfer, fait de rires, de miévreries, de sots flirtages, de coquetteries, de parades, d'enjuponnements, d'expositions publiques et d'adoration perpétuelle. - Dante a oublié ce cercle infernal, et les infortunées Cythéréennes de la société valsante, polkante et nocturne, tour à tour recevant et reçues, - si tant est que pénètre encore en elles un rayon du soleil de l'âme, - peuvent, dans le dégoût de leur existence (dont elles ne peuvent sortir, pensent-elles, sans déchoir), chercher dans l'abus de la morphine ou dans le toxique de l'amant toujours renouvelé, l'oubli ou plutôt l'aveuglement du néant qui les noie. L'on se remémore, comme une fin de ballade, en songeant à ces damnées, la conclusion d'un vieux conte cité par Montaigne : "Ce n'est pas à dire que le muletier n'y treuve son heure."
"N'oubliez pas, écrivait Diderot, que, faute de réflexion et de principes, rien ne pénètre jusqu'à une certaine profondeur de conviction dans l'entendement des femmes ; que les idées de vertu, de vice, de bonté, de méchanceté nagent à la superficie de leur âme ; qu'elles ont conservé l'amour-propre et l'intérêt personnel avec toute l'énergie de nature, et que, plus civilisées que nous en dehors, elles sont restées de vraies sauvages en dedans, toutes machiavélistes du plus au moins."
Quoi qu'il en soit, sans elles, la société, aussi laide que nous venons de l'entrevoir, n'aurait plus l'ombre d'un attrait, ni la moindre attirance d'inconnu. Ce sont les femmes qui font les moeurs, alors même qu'elles les déforment, et la société subit inexorablement leurs lois. Grâce à elles, si déplaisant que soit le monde en général, elles y apportent leur fleur d'élégance et l'éclat de leur beauté. Dans l'ennui le plus profond des soirées nulles, elles font souper nos yeux d'un menu si varié, qu'on est ébloui dès l'entrée et aussitôt grisé que rôti ; elles règnent par le désir qui les enveloppe, par les caprices qu'elles font naître, parfois, par les passions qu'elles désespèrent. Lorsqu'elles laissent échauffer par l'amour les facultés qui sont en elles, elles apparaissent divines et rayonnantes, et lorsque leur coeur se contente de sourire des entreprises dirigées contre lui, elles sont susceptibles de devenir des amies tendres et touchantes. Leur gaieté légère dissipe notre tristesse et leur délicatesse atténue la vulgarité des mâles ; enfin, - ce qui pour nous est la raison même de notre insapience, c'est que, pour peu qu'il s'agisse d'elles, nous nous sentons malgré nous conduits dans ce désert du monde, car la femme, comme le sphinx, porte écrit sur son front le symbole de l'Apocalypse, le mot qui avive notre curiosité, ce Mystère des mystères qui est comme le Cantique des cantiques de notre incrédulité défaillante.
Pour nous résumer, il est sage de nous hâter de faire le tour des convenances sociales, au sortir même de l'adolescence, afin de délacer ce corset baleiné d'hypocrisies qui soutient les appas alourdis et cascadants de la vie mondaine ; il faut, comme disaient nos pères, distinguer la peau de la chemise, ne point nous mettre en gêne pour manifestement mépriser tant de dessous honteux, et n'avoir nul souci de l'opinion, qui n'est, selon le moraliste, la reine du monde que parce que la sottise est la reine des sots. Le monde et la mode veulent n'être suivis ni de trop près, ni de trop loin ; ils serait aussi ridicule de s'y soustraire entièrement que profondément, niais de s'y soumettre en aveugle. (Il est bon souvent d'alimenter son dégoût dans la fréquentation du monde pour mieux calfeutrer ensuite son bonheur dans l'intimité.) On  pourrait dire du monde ce que Mme de Staël pensait de la gloire : "C'est le deuil éclatant du bonheur." Nous lui apportons notre or et il ne nous rend que la fausse monnaie ; son pouvoir est établi sur le préjugé, la vanité, le calcul ; dans son milieu, nous envoilons de crêpe aussi bien la raison que la vérité et le sentiment.
De tous les moralistes qui ont écrit sur la société, La Rochefoucauld, dans la maxime suivante, est peut-être celui qui ait le mieux exprimé nos véritables devoirs et charges vis-à-vis du contrat social qui nous lie tous solidairement : "Pour rendre, dit-il, la société commode, il faut que chacun conserve sa liberté. Il faut se voir sans sujétion et se pouvoir séparer sans que cette séparation apporte de changement. Il faut se pouvoir passer les uns des autres, si on ne veut pas s'exposer à embarrasser ; et on doit se souvenir qu'on incommode souvent quand on croit ne pouvoir jamais incommoder. Il faut contribuer, autant qu'on le peut, au divertissement des personnes avec qui ont veut vivre ; mais il ne faut pas être toujours chargé du soin d'y contribuer."
Il faut surtout vivre du monde et s'en paître tel qu'on le trouve ; un honnête homme, écrivait l'auteur des Essais, n'est pas responsable du vice ou sottise de son métier.

                                                 Octave Uzanne


Les nombreux néologismes employés par l'auteur montrent la volonté d'une préciosité affirmée depuis ses débuts notamment avec L’Éventail et L'Ombrelle (1881-1882), mais pas seulement ; il faut avouer que certaines expressions, certains néologismes tombent justes, comblent un vide que les meilleurs dictionnaires n'avaient pas eu l'idée de combler (et qu'il n'ont toujours pas d'ailleurs).
Quant au contenu de ce premier chapitre du Miroir du monde, il nous montre un narrateur inquiet, soucieux d'une vie en société qu'il supporte malgré lui ; une hypocrisie ambiante qui lui pèse. Uzanne sait qu'il faut s'en accommoder, il n'y a pas d'autre choix pour chacun d'entre nous.
Nous avons pris le parti de mettre en gras les expressions qui nous ont paru les plus saillantes et qu'il n'empruntait à personne.

Bertrand Hugonnard-Roche


(*) Le Miroir du Monde, Notes et Sensations de la vie pittoresque par Octave Uzanne, illustrations en couleurs d'après Paul Avril. Paris, Maison Quantin, 1888 (achevé d'imprimer le 7 novembre 1887). 1 vol. gr. in-8 (27 x 20 cm) de IV-163-(2) pages. Tirage à 2.200 exemplaires numérotés. Extrait du chapitre Le Monde et la Société, pages 3 à 16.
(**) Citation par Uzanne d'un passage des Pensées de Monsieur le comte d'Oxenstirn (sic). La Haye, Van Bulderen, 1764 (nombreuses impressions). Extrait du chapitre Du mauvais goût de l'Homme. Page 269 de l'édition citée.

1 commentaire:

  1. il est bien pessimiste... je n'avais pas noté ce ton particulier. Est-ce l'explication de la vignette sur la page de titre, avec son crâne ?
    (et aussi de certaines reliures rayonnantes, avec un miroir surmonté de la Mort ?

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