vendredi 20 septembre 2013

Octave Uzanne et Frédéric Nietzsche « Notre foi en une civilisation de l'Europe » (Dépêche de Toulouse, 11 octobre 1916)



Frédéric Nietzsche (1844-1900)
Ceux qui s'arrêteraient net au seuil de l’Éventail ou de l'Ombrelle d'Octave Uzanne manqueraient la visite. Octave Uzanne n'a pas seulement été l'auteur des ornements de la femme, ni même seulement celui de sa psychologie, ni même encore seulement l'auteur des amoureux des livres et des reliures d'art. Octave Uzanne a été souvent celui qui se penchait sur l'histoire du monde, la pensée en marche de son temps. Philosophe ? Penseur ? Chroniqueur ? Peu importe comme il faudrait le définir pour le définir bien, Uzanne se défend lui-même en nous permettant, un siècle plus tard, de lire ses vues et d'en faire un corpus intellectuel de premier ordre. Ces vues sont la plupart du temps cachées dans divers articles et chroniques donnés dans la Dépêche de Toulouse à laquelle il donna des dizaines et des dizaines de papiers entre 1900 et 1930. Le Mercure de France en donne des comptes rendus dans sa Revue de la Quinzaine. En voici un exemple des plus significatifs. Octave Uzanne lit Nietzsche (*) et partage ses vues. La Grande Guerre est à son comble. Uzanne s'exprime :

« Au milieu de l'actuelle tempête nous tous « ceux de l'arrière et ceux du front, philosophes humanitaires, apôtres de la justice et du droit des peuples », écrit, dans la Dépêche(**), M. Octave Uzanne, - nous espérons que l'effroyable tragédie guerrière se terminera par la venue d'une douce paix et même d'une paix permanente « et non un temps d'arrêt, un entr'acte, un intermède précédant d'autres jeux de scène aussi épouvantables sur le théâtre d'intrigues de l'Europe centrale ».
« Qui pourrait affirmer que nous ne sommes point arrivés à un mauvais carrefour de l'histoire humaine ? Qui oserait dire que nous ne venons point d'inaugurer une ère néfaste de passions effervescentes et d'intolérances internationales ? Il est dans les prophéties apocalyptiques certains passages qui nous donnent comme un frisson d'effroi. Qu'adviendra-t-il après la tourmente féroce qui nous angoisse, en nous donnant notre confiance dans des lendemains vengeurs ?
La victoire vient vers nous chaque jour avec plus d'inclination et d'abandon. Ses premiers sourires nous conduisent à un flirt en règle et à un don total dont nous ne doutons plus. Nos rivaux évincés, meurtris, épuisés demeureront-ils disciplinés à nos lois, soumis à nos conditions, résolus au travail opiniâtre auquel ils devront se livrer pour acquitter la lourde dette qui sera la rançon de leur sauvage agression ? Enigme et mystère !
Je songeais à tout cela en lisant Frédéric Nietzsche, me complaisant fréquemment à ses études si curieusement hostiles au néo-germanisme et à ses analyses de l'esprit et de l'âme de ses compatriotes composant, comme il dit, un peuple qui affiche des qualités qu'il n'a pas et qui ne se nomme pas impunément : Das « tiusche » Volk, das taeusche Volk. - Le peuple qui trompe.
Dans l'édition du Gai Savoir (la Gaya Scienza) de 1887, le philosophe du surhumain émet une opinion de visionnaire sur les temps futurs qui sont ceux que nous vivons et il l'intitule :  « Notre foi en une civilisation de l'Europe. » Le chapitre est un peu brumeux, dans le style verbal de Zarathoustra, c'eest-à-dire vaguement sibyllin. Il est étrange qu'aucun lecteur ne l'ait encore découvert et exhumé. Il provoque les exégètes et aide à la spéculation des hypothèses futures. Il vaut d'être publié à ces titres. Le voici :
« C'est à Napoléon (et nullement à la Révolution française qui cherchait la « fraternité » entre les peuples et les universelles effusions fleuries) que nous devons de pouvoir pressentir maintenant une suite de quelques siècles guerriers, qui n'aura pas son égale dans l'Histoire, en un mot d'être entrés dans « l'âge classique de la guerre », de la guerre scientifique et en même temps populaire, de la guerre faite en grand (de par les moyens, les talents et la discipline qui y seront employés). Tous les siècles à venir jetteront sur cet âge de perfection un regard plein d'envie et de respect ; - car le mouvement national dont sortira cette gloire guerrière n'est que le contre-coup de l'effort de Napoléon et n'existerait pas sans Napoléon. C'est donc à lui que reviendra un jour l'honneur d'avoir refait un monde dans lequel l'homme, le guerrier, en Europe, l'emportera, une fois de plus, sur le commerçant et le « philistin » ; peut-être même sur « la femme » cajolée par le christianisme et l'esprit enthousiaste du dix-huitième siècle, plus encore par les « idées modernes ». Napoléon, qui voyait dans les idées modernes et, en général, dans la civilisation, quelque chose comme un ennemi personnel, a prouvé, par cette hostilité, qu'il était un des principaux continuateurs de la Renaissance. Il a remis en lumière toute une face du monde antique, peut-être la plus définitive, la face de granit. Et qui sait si, grâce à elle, l'héroïsme antique ne finira pas par triompher du mouvement national, s'il ne se fera pas nécessairement l'héritier et le continuateur de Napoléon qui voulait, comme on sait, « l'Europe unie » pour qu'elle fût la maîtresse du monde. »


Bataille de Verdun
(21 février - 19 décembre 1916)
Les hommes dans la tranchée
Pour interpréter ce texte nietzschéen avec quelque sagacité, il est bon de se remémorer qu'il fut écrit il y a environ trente ans, à une heure où la vogue des oeuvres de Stendhal était à son apogée et portait en elle l'influence intense des idées et principes de Napoléon dont l'écrivain de Par delà le Bien et le Mal fut longtemps hanté. Ce que d'autre part Nietzsche pensait professer dans cette foi en une civilisation de l'Europe fut assurément conforme à son rêve de création phénoménale de l'Européen et d'une espèce humaine surnationale et essentiellement nomade. Dans son esprit il imagina l'état nouveau de la surnationalisation européenne sortant du monstrueux creuset des guerres renouvelées et presque permanentes au cours d'un siècle entier.
Toutes ces conceptions se synthétisaient dans sa formule : « Le plus grand mal est nécessaire pour le plus grand bien du surhumain, parce que le mal est la meilleure force de l'homme. »
Cette prédiction de Nietzsche, ajoute M. Octave Uzanne, offre un intéressant sujet de controverse pour les intellectuels épris de divination, de précisions et d'anticipations. Mais la guerre actuelle ne fera peut-être que de mettre en régression ces idées d'Europe unie dont Nietzsche prévoyait la réalisation.



Mercure de France (série moderne)
Revue de la Quinzaine
16 novembre 1916


(*) Friedrich Wilhelm Nietzsche, philologue, philosophe et poète allemand né le 15 octobre 1844 à Röcken, en Saxe-Anhalt, et mort le 25 août 1900 à Weimar, en Allemagne. L'œuvre de Nietzsche est essentiellement une critique de la culture occidentale moderne et de l'ensemble de ses valeurs morales (issues de la dévaluation chrétienne du monde), politiques (la démocratie, l'égalitarisme), philosophiques (le platonisme et toutes les formes de dualisme métaphysique) et religieuses (le christianisme). Cette critique procède d'un projet de dévaluer ces valeurs et d'en instituer de nouvelles dépassant le ressentiment et la volonté de néant qui ont dominé l'histoire de l'Europe sous l'influence du christianisme ; ceci notamment par l'affirmation d'un Éternel Retour de la vie et par le dépassement de l'humanité et l'avènement du surhomme. L'exposé de ses idées prend dans l'ensemble une forme aphoristique ou poétique. Peu reconnu de son vivant, son influence a été et demeure importante sur la philosophie contemporaine de tendance continentale, notamment l'existentialisme et la philosophie postmoderne ; mais Nietzsche a également suscité ces dernières années l'intérêt de philosophes analytiques, ou de langue anglaise, qui en soutiennent une lecture naturaliste remettant en cause une appropriation par la philosophie continentale jugée problématique. Source : Wikipedia (consulté le 20 septembre 2013)

(**) Nietzsche et la Guerre (La Dépêche, 11 octobre).


Nous ajoutons ci-dessous le texte d'une lettre de notre collection adressée par Paul Adam à Octave Uzanne :


Cher ami,


Je ne saurais vous féliciter avec trop d’enthousiasme pour l’article de la Dépêche de Toulouse sur la période possible de grandes guerres. Oui, la chose me semble à redouter aussi. Nietzsche fut peut-être bon prophète. Il fallait le dire. Et comme vous l’avez dit ! Merci pour votre pensée.


Paul Adam


10 oct. 1916 [datée d'un jour avant la date d'impression de l'article ?? sans doute une erreur...]

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