dimanche 8 septembre 2013

Octave Uzanne et les femmes dans la domesticité parisienne (1894-1910)


Illustration par Pierre Vidal,
La Cuisinière
La Femme à Paris (1894)
Nous connaissons les deux servantes qui furent au service d'Octave Uzanne. Louise, jeune femme au sang chaud, qui tomba malade entre 1907 et 1910, et dont on ne sait que peu de choses. Alphonsine, plus âgée qu'Octave Uzanne de quelques années et à son service depuis 1907 jusqu'à sa mort le 31 octobre 1931 (elle lui survécut donc bien qu'âgée de plus de 80 ans). Nous savons par la correspondance intime qu'Octave Uzanne entretenait avec son frère Joseph, et qui nous a été conservée aux archives de l'Yonne à Auxerre grâce au legs Yvan Christ, la manière dont il considérait l'une et l'autre.
Octave Uzanne s'est intéressé à la domesticité à Paris dans un livre publié le 8 novembre 1893 : La Femme à Paris, Nos Contemporaines. (Paris, Ancienne Maison Quantin, 1894). Les Domestiques constituent le chapitre V. Cette édition de luxe tirée à petit nombre et illustrée par Pierre Vidal sera suivie d'une réimpression au Mercure de France en 1910 (Parisiennes de ce temps, achevé d'imprimer le 15 août 1910). Cette nouvelle édition, non illustrée, présente quelques légères variantes et modifications dans toutes ses parties. Pour le chapitre qui nous intéresse ici, on notera quelques additions intéressantes (notamment le passage des vers par Maurice Rollinat sur la Bonne de chez Duval).
Octave Uzanne est sans concession, et dresse un portrait au vitriol des gens de maison. Il ne s'arrête à aucun scrupule pouvant nuire à sa franchise. C'est d'ailleurs ce qui fait tout l'intérêt de ce chapitre tout à la fois succulent et truculent. Uzanne a sans aucun doute observé autour de lui, les bobonnes de ses amis, les boniches des bourgeois qu'il exècre, sans doute ses propres habitudes et ses propres bonnes à tout faire. Reste à savoir quel type de bonne Uzanne avait à son service. Quel archétype décliné ici ? En lisant le chapitre VI de l'édition de 1910 des Parisiennes de ce temps il est assez aisé de comprendre, en partie tout au moins, les divers rouages de la domesticité en 1900.

Bertrand Hugonnard-Roche

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CHAPITRE VI

LA DOMESTICITÉ PARISIENNE

LES FEMMES DANS LA DOMESTICITÉ PARISIENNE. LA FEMME DE CHAMBRE. LA CUISINIÈRE. LA BONNE D'ENFANTS. — LA BONNE A TOUT FAIRE. LA FEMME DE MÉNAGE. LA BONNE DE CHEZ DUVAL. LA NOURRICE. LA LECTRICE. LA GOUVERNANTE. LA DEMOISELLE DE COMPAGNIE.

De toutes les femmes vivant à Paris, les plus imperméables à l'air parisien, les plus réfractaires au milieu dans lequel elles s'actionnent, les plus rebelles au dégrossissement de la ville, sont assurément les domestiques de toutes catégories, exception faite toutefois de certaines alertes chambrières du monde galant.
Qu'elles viennent d'Auvergne ou du Poitou, du Morvan ou de la Bretagne, de la Vendée ou de la Gascogne, de la Provence ou bien des Flandres, les servantes de Paris parviennent difficilement à perdre le goût de leur terroir, l'accent de leur province, la lourdeur de leur origine.
Aussi ont-elles longtemps servi de types accusés et de personnages comiques, sûrs de dérider la bourgeoisie parisienne, dans la plupart des vaudevilles, des mélodrames, des saynètes et surtout des farces du genre « Palais-Royal ». La domestique joue un rôle prépondérant dans la conversation des ménages parisiens. Dans tous les mondes où sévit la causerie popotte, c'est-à-dire presque généralement à tous étages de Paris, il n'est question que de ces « créatures ».
« Êtes-vous contente de votre domestique, chère madame ? » est une de ces phrases qui mettent le feu aux poudres des chauds dialogues dans la médiocratie des salons bourgeois. L'art des confidences s'allume aux relents des cuisines, et il semble que ce soit là un terrain familier pour cimenter l'amitié de deux femmes.
Ce que l'on entend de « Cette fille est inconcevable... » ; de « Je l'ai surprise hier encore... » ; de « Aujourd'hui il ne faut pas être difficile... les bons domestiques ne courent pas les rues, ceux qui les ont les gardent », et autres phrases marquées au coin des lieux communs les plus vulgaires, est inénarrable. Cela devient même un thème préparatoire pour les visites de noces des petites mariées, et les matrones éprouvées aiment à conseiller les jeunes recrues du ménage, et à leur enseigner le goût des méfiances et des duretés farouches.
Les plus indulgentes, les vieilles dames qui ont de la littérature et de la charité, concluent régulièrement par cette phrase classique du créateur de Figaro : « C'est une plaie sociale évidemment, ma chère enfant ; mais aux vertus que les maîtres exigent de leurs domestiques, combien, pensez-vous, seraient en mesure d'être leurs propres serviteurs ? »

Axiomes : Les servantes sont les ennemies naturelles de leurs maîtresses, et vice versa.

— Les hommes seuls dans le ménage recueillent le plus souvent leurs sympathies.
« Monsieur est si bon! » est une réflexion consacrée par l'usage.

— Les patronnes inspirent quelques considérations aux valets. Les concessions vont de la jupe aux culottes ou de la culotte à la jupe.

— Les femmes en service ne manifestent guère  leur satisfaction de « la boîte » où elles travaillent que par cette réflexion ; « Madame n'est pas trop rosse. »

— Les maîtresses en général sont, à vrai dire, tyranniques, soupçonneuses, « regardantes », tatillonnes, revêches et blessantes pour leurs « esclaves. » Elles mettent tout sous clef, comptent le sucre et les bougies, inspectent les malles, observent de près la danse de l'anse du panier, retiennent la casse sur les gages et octroient elles-mêmes avec parcimonie la portion congrue sur les plats qui doivent être resservis le lendemain.

— La bourgeoise française est la plus féroce des patronnes ; — elle rendrait des points à un capitaine de négriers.

— La Bonne parisienne est, quoi qu'on puisse prétendre, infiniment supérieure, par le labeur fourni et par ses qualités de main mise à tout à tout, aux bonnes des pays anglo-saxons qui sont exécrables.

Les femmes fournissent un contingent très important à la domesticité parisienne. Il est à remarquer toutefois que ce personnel, qui comprend : les femmes de chambre, les cuisinières, les bonnes à tout faire, les bonnes d'enfants, les nourrices et les femmes de ménage, ne se recrute guère qu'en province.
La Parisienne de Paris s'acconmode mal « d'être en condition » ; il y a chez elle un besoin d'indépendance, un désir perpétuel de changement qui la poussent à ne jamais faire partie d'une famille, — fût-ce à titre de salariée. — Tout au plus consentira-t-elle à être femme de chambre et encore... dans le demi-monde. Là, elle nourrit l'espoir qu'un des Messieurs de Madame la lancera ; car, songeant à sa maîtresse, elle juge que « cette chipie, née comme elle au faubourg ou à Belleville, ne vaut pas autant qu'elle et est moins jolie ou gentille ». — Cette espérance se réalise parfois, pourvu que la femme de chambre soit quelque peu agréable à l’œil, et qu'elle ne se montre point farouche aux jeux de mains entre les portes.
De toutes façons, ce n'est pour elle qu'une étape. Telle qui débuta femme de chambre dans le quartier de l'Europe ou dans la plaine Monceau se retrouve un beau soir étoile au Moulin-Rouge, chanteuse dans un beuglant de dixième ordre, ou bien, — et c'est là son bâton de vieille garde, — tenancière d'une louche maison meublée en quelque Batignolles ou dans le quartier de l'Ecole militaire. Elle a appris chez sa maîtresse le grand jeu de l'exploitation du « Monsieur » par la femme, et elle le pratique avec une remarquable roublardise, — en marge des lois.
Mais à ses débuts, celle-ci est plutôt la soubrette que la chambrière, c'est la descendante de Lisette et de Marton, la jolie fille de Paris propre à donner la riposte aux Frontins et aux Scapins de l'office. Elle a sur eux l'avantage de la finesse naturelle à son sexe et reste inattaquable, car elle représente comme la doublure de sa maîtresse, dont elle sait les secrets du cœur et les dessous de la toilette. C'est l'intendante friponne des vices de Madame ; elle connaît les mystères de l'alcôve, les perfidies, les dettes secrètes, les intrigues, les notes de couturières et de modistes de « la typesse ». Rien ne lui est caché ; cependant elle espionne beaucoup, elle observe davantage ; elle s'efforce d'accumuler assez de matériaux de combat pour rendre par la suite, vis-à-vis de sa maîtresse, sa situation inexpugnable. Elle est coquette, lavée, parfumée, affecte un parler distingué et grasseyant, qu'elle accentue d'une pointe d'espièglerie canaille ; elle lit Balzac, Pigault-Lebrun, Méténier, Octave Mirbeau qui écrivit le Journal d'une de ses semblables. Elle aime les romans- feuilletons surtout, car elle conserve un grand fonds de sentimentalité.
Si elle ne réussit pas complètement auprès des femmes, elle cherche à devenir, au contact de quelque vieux célibataire, la bonne de confiance attentive, la servante maîtresse ayant toutes les complaisances de la Babet de Béranger.
Mais la soubrette se fait rare, c'est la servante de luxe, la confidente moderne, passe-partout et familière déjà sortie de sa classe. Revenons à nos moutons rustiques.
Les domestiques, avons-nous dit, viennent surtout de la province, parfois comme bonnes ou gouvernantes d'enfants de l'étranger. Presque exclusivement elles appartiennent à la classe paysanne ; mais qu'on ne croie pas pour cela qu'elles s'attachent davantage aux Maîtres qu'elles rencontrent sur leur route. La bonne domestique dévouée, adorant les enfants, prenant part aux chagrins de la famille, apportant ses économies aux jours de ruine, la Galeb femelle, en un mot, n'existe plus guère qu'à l'état de mythe ; il faudrait, pour en reconstituer le type, relire tels mélodrames d'antan qui firent pleurer nos grands-pères. — Sous la Révolution, les domestiques consentaient encore à s'intituler officieux ; aujourd'hui, ils se considèrent comme des sortes de fonctionnaires, ils forment une caste, une nouvelle classe qui possède un syndicat, ils ont fondé à la Salle Wagram le bal des Gens de maison.
Faire des économies, entasser sou sur sou et retourner au pays où elles achèteront « du bien », voilà le clair et principal objectif de la plupart des domestiques de Paris. Pour cela elles thésaurisent âprement, avec un esprit borné que l'avenir épouvante.
Autrefois elles nourrissaient un terne à la loterie ; aujourd'hui, elles mettent à la caisse d'épargne, et l'anse du panier n'en danse assurément que mieux.
Une caste, disions-nous à l'instant, certes c'est une caste, et qui a sa hiérarchie très tranchée ; au sommet, la gouvernante d'intérieur, puis la femme de chambre en conflit avec la cuisinière cordon-bleu ; plus bas, la bonne d'enfants, puis après la bonne à tout faire, et enfin la femme de ménage. A côté figure une privilégiée, à la fois plantureuse, flattée, dédaignée et enviée par les autres larbines, celle qui vend le lait de son solide enfant au gosse malingre du bourgeois : la Nourrice.

La Femme de chambre, qu'il ne faut pas tout à fait confondre avec la soubrette esquissée plus haut, est souvent « du pays de Madame », parfois sa sœur de lait ; elle a généralement de seize à vingt-cinq ans. Elle habille sa maîtresse, fait les menus raccommodages, repasse au besoin, furette dans les tiroirs sous prétexte de rangements, lit les lettres oubliées, rafle les brimborions qui traînent, profite des velléités de générosité de sa maîtresse pour se faire donner les robes et les chapeaux plus ou moins défraîchis. Généralement laide, prude et quant à soi, elle va à la messe le dimanche, fait ses pâques et, à l'office, se donne des airs de supériorité marqués vis-à-vis des autres domestiques. Dans les querelles de ménage elle prend parti pour Madame contre Monsieur, non par affection, nulle n'est plus envieuse, mais par esprit de corps et parce qu'elle ne peut s'empêcher de considérer Monsieur avec l'œil de Madame, c'est-à-dire vaguement comme son mari. Pure satisfaction platonique d'ailleurs, car elle se garde des velléités extra-conjugales de Monsieur, non par honnêteté foncière, mais par prudence : elle ne veut pas perdre sa place. Ses gages vont de 40 à 70 francs par mois. — Retournée dans son pays vers trente-cinq ans, elle apporte à quelque petit employé sinon sa virginité rancie, du moins ses équivoques économies ; elle monte alors un petit commerce d'épicerie, de fruiterie, de couture ou de mercerie. Et voilà une bourgeoise de plus.

La Cuisinière est une femme déjà mûre ; elle a le plus souvent de trente-cinq à quarante-cinq ans, est parfois mariée, soit avec le cocher ou le chauffeur de la maison, si la fortune de ses maîtres leur permet chevaux ou auto, soit avec quelque garçon de bureau ou de recettes, sinon un sergent de ville qui habite au dehors et qu'elle va voir une fois par semaine, le plus souvent le dimanche. C'est une haute et puissante personne, large, grasse, à forte poitrine, à face de pleine lune, — très orgueilleuse de sa science culinaire. Elle est excessivement propre ; elle ne tolère pas que Madame empiète sur ses attributions. « Je ne veux pas qu'on fourgasse dans mes sauces », dit-elle. — Un plat manqué la met hors d'elle, et alors sa mauvaise humeur retombe sur son souffre-douleur, la laveuse de vaisselle ou plongeuse. Elle s'attribue volontiers le premier bouillon et quelques morceaux de choix qu'elle porte à son époux. La desserte, elle la vend à un regrattier ; elle exige âprement des fournisseurs le sou pour franc, et s'indigne fort si sa maîtresse élève la prétention de l'accompagner au marché. On en a vu, dans ce cas, dans une poussée d'indignation, rendre avec dignité leur tablier sacerdotal.
Très sentimentale, lectrice assidue des feuilletons du Petit Journal, signés Richebourg, Montépin et Jules Mary, passionnée pour les rapts d'enfants et les adultères du grand faubourg, elle fredonne des romances bêtasses tout en troussant un poulet ou en faisant revenir un roux ; elle prétend aimer le chant « des loups de gorge dans les ogrépines », parle de « l'eau d'un homme » pour dire laudanum, et estropie tous les termes diplomatiques des menus qu'elle confectionne. Peu sensuelle, absorbée par l'idée de gain, elle rabroue et tient à distance les Trublot de la maison alléchés par ses appas formidables. — Ses gages vont de 50 à 80 francs par mois. Son rêve partagé par son mari, est d'acheter, retournée au pays, une maison, peut-être un cabaret ou une bonne auberge qu'ils feront valoir.

La Bonne d'enfants est quelquefois Allemande ou Anglaise. C'est le degré le plus élevé de la profession. On a pour elle davantage de déférence, car elle est considérée comme une sorte de gouvernante ayant mission d'éducation. Si elle arrive seulement de la province, alors même on lui est déférent, car, vivant beaucoup avec les maîtres, elle a une certaine tenue, qui n'exclut d'ailleurs pas l'emploi des termes les plus crapuleux dès que les enfants ne sont pas là. — Âgée de vingt à vingt-cinq ans, souvent jolie, son ambition est de lutter de mise avec la femme de chambre. Si sa maîtresse lui permet le chapeau, elle est aux anges. Les enfants l'ennuient, elle s'applique surtout à les terroriser, et, pour y parvenir, leur farcit la cervelle d'histoires prodigieuses remplies de croquemitaines et de revenants. Rien de plus amusant que de l'observer, en quelque jardin public, prodiguant les fausses marques d'affection, se mêlant aux jeux des moutards, pleine d'attentions, de gentillesses, de puérilités si Madame préside aux ébats, mais rogue, taquine, grondeuse, facile à la taloche dès qu'elle est seule avec « ces vilains morveux». Sa grande préoccupation est alors de faire de l'œil aux passants. Comme elle est jolie, à la maison l'on tourne autour d'elle. Elle est accueillante, et se targuera volontiers auprès des autres domestiques des fantaisies dont Monsieur l'aura peut-être honorée. Grande liseuse de romans, les aventures les plus extraordinaires lui semblent naturelles. Elle rêve d'être enlevée et aimée pour elle-même, comme dans les livres de la collection romantique à 60 centimes. Il arrive qu'elle ait laissé au pays quelque blond Wilhelm à qui elle écrit des lettres ardentes et sentimentales. Les bonnes d'enfants fournissent un assez fort contingent à la réserve de l'armée des Cythères de Paris.
On en trouve beaucoup dans les brasseries du quartier latin. Travaillées d'un désir de luxe, fières de leur beauté, elles ont, comme gages, une moyenne de 35 à 50 francs, qui se trouvent aussitôt employés à acheter des fanfreluches. La bonne d'enfants fait en ceci, souvent, exception à la règle : elle met peu de côté et se montre très imprévoyante.

La Bonne à tout faire est une forte fille de la campagne ; d'intelligence obtuse, rompue aux travaux les plus pénibles, elle suffit à tout dans les petits ménages qui l'emploient ; elle est à la fois femme de chambre, cuisinière, bonne d'enfants. Elle coud, elle repasse, elle reprise les bas de toute la famille. Levée avant le jour, elle se couche tard et n'a qu'une seule pensée : abattre le plus de besogne possible, afin d'éviter les gronderies de la petite bourgeoise grincheuse qui la tient généralement sous sa coupe. Elle a une autre préoccupation : ne rien casser, car on lui retient, au prix fort de l'achat, sur ses gages, les objets cassés ou ébréchés. Paris l'ahurit et ne la pénètre en rien ; elle y reste sur la défensive et ne pense que du mal de ces « chétis gas parisiens ».
Bien que laide, comme elle est fraîche et mamelue, elle subit, passive, quelquefois les fantaisies de Monsieur et aussi celles des employés et des domestiques qui se succèdent dans l'affreux taudis sous les toits où on la couche ; ce qui ne l'empêche pas d'aller se promener, le dimanche mensuel de sortie, avec quelque pays, homme de peine, maçon, terrassier ou camionneur, la main dans la main, très sagement, sur les fortifs d'où tous deux contemplent avidement la campagne lointaine.
C'est une bonne fille, foncièrement probe, et qui ne se fâche que si on ne lui donne pas son dû. Ses gages sont de 35 à 50 francs par mois. Retournée dans sa campagne et mariée, elle sera à la tête d'une petite ferme où elle suera sang et eau pour payer ses baux. Bête de travail et bête à plaisir.

La Femme de ménage est la providence, à « six sous de l'heure », du célibataire. Elle est venue de quelque petite ville de province avec son mari, ouvrier dans une usine de la banlieue, et une tiolée d'enfants ou bien c'est la femme d'un cocher de fiacre, d'un tonnelier, d'un garçon de recettes ou de quelque porteur du Bon Marché ou du Louvre. Sa vie est fort sombre. Une fois dévorée par le monstre Paris, il est très rare qu'elle puisse retourner au pays. Elle meurt à la peine, épuisée ; quelquefois, quand les enfants se suffisent, elle « se met en condition ». Elle a généralement de trente à cinquante-cinq ans ; elle est usée et flétrie par la misère et par les couches trop fréquentes. Le matin, vers sept heures, dès qu'elle est débarrassée du mari parti à l'usine et des enfants conduits à l'école ou portés à la crèche, elle vient dare-dare chez son Monsieur, munie de son lait, de ses petits pains et autres provisions, après avoir pris journaux et lettres chez la concierge qu'elle honore de ses confidences.
Généralement bonne pâte, comme tous les gens du peuple que ne pervertit point le contact constant de la bourgeoisie, elle s'intéresse à son Monsieur. Si elle se permet de formidables cancans avec la concierge sur les « créatures » qu'il reçoit, elle est attentive à lui bien préparer son déjeuner, à faire reluire ses bottines comme des miroirs. Elle est pleine de bonne volonté, et il n'y aurait pas grand'chose à lui reprocher, si elle n'était possédée d'une manie de rangement qui lui fait enfouir les moindres objets dans des coins mystérieux où il devient impossible de les retrouver. — Si son Monsieur est un peintre, un journalisse ou un homme de lettres, elle a le plus profond respect pour son travail. Elle considère ses manuscrits et ses livres, ses toiles et ses gravures comme des choses cabalistiques qui méritent une vénération sans bornes. Elle est très fière de servir un artisse. Au besoin, elle s'adresse à Monsieur pour qu'il lui écrive une lettre ; elle le consulte sur ses affaires de famille, surtout lorsque, — cataclysme qui l'effare, — il s'agit de choses judiciaires. Rentrée chez elle, il faut qu'elle fasse la pâtée aux enfants, qu'elle aille au lavoir, qu'elle raccommode et nettoie les effets de tout le mondes Puis le soir vient, elle s'empresse de préparer le dîner de son homme, lequel rentre souvent ivre, ayant bu toute sa paye. Il la bat ou il lui fait un enfant. Elle accepte tout, résignée. — Et cela dure tant qu'elle peut aller. La femme de ménage est probe, tendre et dévouée, — le tout pour vingt ou quarante sous par jour. C'est la vraie femme du peuple.
« La femme de ménage, — a remarqué justement un ancien physiologiste de 1840, — est une création toute parisienne. S'il en existe ailleurs qu'à Paris, c'est que rien au monde ne saurait empêcher l'exportation. La femme de ménage est en province ce que sont nos livres en Belgique et en Amérique, des éditions démarquées. C'est à Paris, Paris seulement, pays de ressources et de subterfuges s'il en fut, que la femme de ménage a vu poindre son aurore, La femme de ménage est la domestique de ceux qui ne sont pas assez riches pour en avoir d'autres, et pas assez pauvres pour s'en passer. Servitude au rabais, domesticité bâtarde qui lui vend sa vie en détail, qui lui donne parfois toutes les douleurs de l'esclavage sans qu'elle en ait les profits, qui lui fait changer de maître et d'humeur et de travaux à chaque instant de la journée. Pauvre femme, que l'on fait travailler à la tâche ou que l'on prend à l'heure ou à la course si l'on veut, tout comme on prendrait un fiacre. » La femme de ménage est la plus crucifiée des servantes ; cependant à ses yeux c'est encore l'indépendance que cette cruelle dépendance qui l'attache à tout le monde et à personne.
Une autre providence du jeune célibataire ou du vieux garçon à Paris, c'est la servante du restaurant, et plus particulièrement la Bonne de chez Duval.
Cette accorte personne doit également être comptée parmi la domesticité parisienne. La bonne de bouillons sert les hommes plus volontiers à sa table car ils sont plus décisifs dans la commande, plus expéditifs dans la consommation, plus faciles às ervir et d'une générosité supérieure à celle de la femme seule ou enveloppée d'enfants. 
La petite bonne de chez Duval est généralement gentille, très proprette, débrouillarde, intelligente, douée d'une mémoire extraordinaire et d'une attention pour ses clients qui n'a d'égale que celle des nègres, ces délicieux maîtres d'hôtel du nouveau monde.
Toutes les préférences de la bonne de chez Duval sont pour ses habitués... On pourrait dire pour ses flirteurs, car il s'établit souvent un vague commerce de galanterie entre le dîneur et sa servante. Celle-ci est parfois si gracieuse, si appétissante en sa robe noire à demi cachée par les éclatantes blancheurs du tablier à bavette,sa tête casquée de superbes cheveux, de frisettes folles, s'encadre avec tant de coquetterie sous le bonnet tuyauté dont les brides se nouent très heureusement sur le côté, entre l'oreille et le menton, sa démarche enfin est si crâne, si impétueuse, si légère quand elle vole à l'office ordonner le menu, que l'on conçoit à la rigueur les attentions du client d'habitude.
La bonne de chez Duval est relativement privilégiée ; elle arrive le matin à sept heures à la boîte, elle fait la salle... balaye, époussète, nettoie, aide au grattage des légumes et se tient dès dix heures du matin à la disposition du public. Le soir, après neuf heures et demie, elle retrouve sa liberté et rentre chez elle, en une chambrette proprement aménagée, où, malgré les fatigues de la journée, son cœur reste rarement inoccupé. — Les connaisseurs la disent savoureuse et fidèle.
La bobonne de chez Duval est d'ordinaire supérieure à la domesticité courante. Elle n'est jamais qu'à moitié ancillaire, et son indépendance relative raffine énormément, tant en raison de sa fréquentation bavarde avec ses clients que par l'exercice forcé de son activité d'observation, absolument nécessaire au service. Le gain moyen d'une bonne de bouillons de Paris, servant trois ou quatre tables à la fois, varie entre 4 et 8 francs par jour, selon que la situation du quartier favorise plus ou moins l'abondance des pourboires. Il est certains quartiers où le dîner chez Duval devint à certaine époque une mode et comme un comble de snobisme pour nos genreux.
Le poète Maurice Rollinat a chanté la bonne de chez Duval dans un Dizain réaliste oublié et qui débute ainsi :

Mon nostalgique amour de la Côte et du Val
Me fait souvent dîner dans un bouillon Duval,

Les refrains de cafés-concerts ont consacré la vogue de ces servantes. On se souvient de l'un d'eux :

Elles n'nous font pas manger du cheval
Les p'tites bonnes de chez Duval.

La Nourrice est une sorte de bête sensuelle ; toujours grasse et fraîche, il y a en elle de la vache bonne laitière. Venue de la campagne souvent après avoir fauté, elle est prise à peu près au hasard dans quelque bureau de placement par les bourgeoises qui ne veulent ou ne peuvent allaiter leur enfant. D'une passivité extraordinaire, elle donne son lait machinalement. L'enfant ne l'intéresse guère, et elle le laisserait très bien crier ou croupir dans la saleté si on ne la surveillait. D'une intelligence plus que rudimentaire, la satisfaction de bien manger et de boire du vin lui suffit. Mais sa sensualité la travaille, instinctivement elle se frotte aux hommes, et comme beaucoup s'excitent à son contact presque animal, elle redeviendrait vite enceinte si l'on n'y prenait garde. Nous avons connu une nourrice qui avait été épousée par son promis, lequel faisait son service dans un régiment de la garnison de Paris. Dès qu'il avait un moment, il venait voir sa femme. Et rien n'était plus comique que la constante surveillance exercée sur eux par la maîtresse de la maison. Les deux malheureux grillaient dans leur peau et se mangeaient des yeux. Mais ils n'osaient même s'embrasser, car Madame était toujours là, comme un gendarme, veillant sur leur vertu.
Quand le petit est sevré, la nourrice reste quelquefois dans la famille comme bonne d'enfants. Mais, comme elle déteste Paris, le plus souvent elle retourne à la campagne se faire engrosser de nouveau. Ce métier de bête nourricière est d'ailleurs à peu près le seul auquel elle soit apte. Paresseuse, gourmande, anonchalie encore par sa vie d'animal à l'engrais, qui s'écoule à Paris, au milieu d'un luxe relatif, elle est impropre au dur labeur des champs. Les autres domestiques la méprisent ; leur sens droit de gens du peuple leur fait trouver antinaturel qu'elle vende ainsi la vie. Mais ils la jalousent parce qu'elle ne fait rien et qu'elle est bien nourrie.
La nourrice reçoit aujourd'hui environ de 70 à 120 francs de gages par mois. Elle est de plus entièrement habillée par Madame avec un luxe très décoratif dont celle-ci tire grande vanité. Ses bonnets de gala avec larges rubans de deux mètres sont d'un prix souvent égal au chapeau de la patronne.

Aux deux échelons supérieurs de la domesticité parisienne se rencontrent l'Institutrice et la Demoiselle de compagnie. Nous passons sous silence la garde-malade et les masseuses, manicures, femmes d'extra, dont la variété est considérable. La garde-malade a disparu, tout au moins le type très accusé que lui donnèrent jadis Henri Monnier et Frédéric Soulié s'est excessivement transformé. La garde-malade moderne n'est plus toujours la grosse maman d'autrefois, épaisse, lourde, cancanière et égoïste. C'est aujourd'hui une infirmière laïque en rupture d'hôpital, sinon une sage-femme en retraite très fière de ses connaissances médicales et qui s'intitule volontiers masseuse ou poseuse de ventouses. Elle exerce actuellement sa profession avec une autorité parfois comique, imposant ses volontés non sans prétentions scientifiques aux malheureux égrotants, disant avec ampleur : Lorsque fêtais à la clinique du docteur X...  nous avions soin d'employer tel médicament, ainsi que je le fais aujourd'hui... Laissez-moi opérer ou je ne réponds de rien. — La garde-malade gagne 5 francs par jour et parfois le double par nuit. Elle exige d'être abondamment nourrie. 

L'Institutrice ou maîtresse au cachet n'est pas véritablement une domestique, et cependant..., il faut bien la classer ici. Elle se recrute principalement parmi les jeunes filles ayant passé leurs examens et demeurant chez leurs parents. Avec l'éducation outrancière accordée aux femmes aujourd'hui, avec les brevets supérieurs distribués à profusion, la statistique des institutrices sans place indique chaque année des chiffres fantastiques. Le pavé de Paris en est encombré et les familles n'ont que l'embarras du choix pour découvrir, aux appointements de 1.200 à 1.800 fr. par an, un « bon sujet » digne d'ébaucher l'éducation des fillettes. L'institutrice a d'ordinaire pour père un honnête artisan qui s'est efforcé d'élever sa fille au-dessus de son état et qui pense avoir fait merveille en la poussant dans une carrière qui doit la mettre au niveau des classes aisées. Le pauvre homme ne fait, hélas généralement qu'une triste déclassée.
L'institutrice contemporaine a été fréquemment étudiée au point de vue de son rôle dans la société moderne. Cette Fille de Giboyer fut souvent mise en lumière comme une héroïne de caractère ambitieux par nos bons romanciers. Au théâtre, elle a fourni prétexte à plus d'une scène réaliste. C'est un des types du jour les plus en vue au point de vue sociologique. Nous ne ferons ici que de l'envisager rapidement au passage.
La Demoiselle de Compagnie est également une déclassée, une victime résignée de la ruine patrimoniale, du veuvage ou de l'abandon. Très littéraire, il y a en elle du bas-bleu déteint ; c'est une incomprise, une rêveuse, une colombe blessée dont les chagrins, les déboires, les tristesses rempliraient, pense-t-elle, les trois cents pages d'un roman vécu. Ah! si on la poussait !...
Sa profession l'appelle surtout auprès de vieilles dames solitaires et sans famille, sinon auprès de célibataires aigris dans l'égoïsme et l'exercice d'une vie déshéritée d'affections directes et normales. Cette épave de la vie ne peut viser, sauf de rares exceptions, qu'à se réunir à d'autres épaves ; c'est le vide misérable appelé, ô dérision ! à combler la viduité des existences fortunées, les débris se consolant entre eux.
Ses attributions consistent, si elle est au service d'une dame qui ne soit point trop provincialisée dans son home, à accompagner celle ci dans ses visites, à la suppléer à la maison lorsqu'elle est souffrante ou d'humeur solitaire, à la suivre en voyage en lui retirant tous les menus soucis des horaires de trains ou des règlements de frais d'hôtel et de chemin de fer, à exécuter tout ou partie de sa correspondance et à remplir les fonctions de lectrice à l'heure où les vapeurs de la digestion provoquent la torpeur des assoupissements.
Avec les vieux messieurs, la demoiselle de compagnie se double d'une gouvernante ; c'est à elle qu'il appartient à la fois de diriger l'intérieur, de surveiller la domesticité, d'entrer en rapport avec les fournisseurs, de régler les factures, d'écrire les lettres et de lire les feuilles du jour.
Les honoraires des demoiselles de compagnie sont difficiles à fixer ; généralement logées, nourries, entretenues, il en est qui. se contentent de quatre à cinq louis par mois ; d'autres exigent deux ou trois fois plus. Toutes ont un but d'indépendance, un espoir secret, un rêve à moitié avoué, qui est : d'être couchée sur le testament de celui ou de celle qu'elles servent avec tant de dévouement apparent. La mort du maître délivre le plus souvent cette esclave qui n'a de la vigilance de l'ange gardien que les hypocrites apparences.
On a vu des demoiselles de compagnie épouser ceux qu'elles ont pris mission de gouverner. Elles deviennent ainsi des dames de légitime compagnie et offrent aussitôt les allures de la plus haute respectabilité.


OCTAVE UZANNE

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