lundi 9 septembre 2013

Octave Uzanne et les Officieux ou Gens de maison : La vie domestique. Le Home. Les serviteurs (1911)


Octave Uzanne donne en 1911 dans son Sottisier des Moeurs (*) un chapitre consacré à la vie domestique et aux serviteurs, aux officieux. Ce nouvel article vient compléter une première publication sur le sujet donnée en 1894 (revue en 1910). Uzanne dévoile ici encore un peu plus sa vision du monde des Gens de maison.
Nous vous invitons à lire ou à relire les deux articles publiés ici qui concernent les deux servantes au service d'Octave Uzanne : Alphonsine et Louise.

Bertrand Hugonnard-Roche


CHAPITRE V

LA VIE DOMESTIQUE.

LE HOME. — LES SERVITEURS

Lorsque la Convention voulut effacer tout ce qui, dans les termes usités jusqu'alors, pouvait porter atteinte à la dignité humaine, elle remplaça le mot de « domestique », estimé en quelque sorte comme offensant pour un libre citoyen, par celui plus relevé d'officieux. Les valets et les servantes furent donc des officieux ; cela sentait bien quelque peu son hôtel de Rambouillet, mais ce qualificatif, qui ménageait si bien la respectabilité individuelle de ceux qu'on nomma si longtemps nos « gens », ce mot distingué « d'officieux » ne parvint pas à faire fortune et ne tarda pas à disparaître de notre langage courant. Les serviteurs redevinrent bien vite des domestiques, et la démocratie, qui aggrave bien des choses en vue de les améliorer, les désigna bientôt par l'expression d'argot : « les larbins», ce qui affectait un mépris encore plus hautain de la part de la petite bourgeoisie parvenue et assise.
A l'heure présente, en l'absence d'événements d'une actualité vraiment primordiale et passionnante, ce qui alimente surtout les conversations des maîtresses de maison en visite les unes chez les autres, c'est, on le peut affirmer, la question des domestiques qui demeure généralement toujours plus ou moins sur le tapis. Quelques semaines après la période d'accalmie des étrennes, cette question apparaît même à l'état aigu. Il y a comme une reprise d'hostilité entre les maîtres et les serviteurs à gages. Les mésintelligences s'exaspèrent ; le torchon brûle dans la grande majorité des cuisines et, dans la société, c'est presque partout un même concert de récriminations contre la gent ancillaire : «Quelle plaie, chère Madame! » s'écrie-t-on dans les petites parlotes familières, et le plus souvent on se prend à ajouter : « Dire que c'est un mal nécessaire et qu'on ne peut se passer de ce monde-là ! »
Un mal nécessaire, on le suppose, en effet. Nous ne nous arrêterons pas à ce qu'en pensent l'admirable maître Tolstoï et le vigoureux auteur de la Conquête du Pain, Kropotkine. Quoi qu'il en soit, il convient de ne pas exagérer les conséquences de cet état de civilisation qui nous fait admettre au logis quelquefois des espions et des ennemis, mais assez souvent également des êtres soumis, travailleurs et relativement dévoués. Le mal est moins grand qu'on ne le juge d'habitude dans les ménages moyens. La situation dès maîtres vis-à-vis des serviteurs n'a certes pas empiré depuis des siècles et, s'il faut en croire ceux de nos devanciers qui ont écrit à ce sujet avant la Révolution, nous devrions plutôt penser que les domestiques actuellement à notre usage sont plutôt supérieurs, à quantité de points de vue, à la valetaille que nous présentèrent nos satiriques, nos historiens et nos philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles. Ce sont, il ne faut pas hésiter à le dire, les exigences des maîtres qui, indéniablement, ont progressé à mesure que se multipliait et se vulgarisait l'état de maître et que s'étendait l'échelle sociale des patrons. Jamais la distance n'a peut-être été, aussi, si grande entre le serviteur et son tenancier ; les idées démocratiques ont rendu plus pénibles et plus dures les servitudes humiliantes de la domesticité et ont également accentué l'âpreté de méfiance et de lésinerie ainsi que les joies de cruelle domination des petites ménagères heureuses d'avoir des esclaves à leurs ordres. L'aigreur s'est donc accrue chez les servantes et une rancœur hostile s'est lentement développée, on peut le croire, dans la conscience des gens en service.
L'intimité confiante, la familiarité avec une certaine mise à distance qui existait autrefois entre le seigneur et le valet, entre la grande dame et la soubrette, ce rôle de confident ou de suivante qui servit si bien l'esprit dramatique de nos auteurs tragiques et comiques, cette harmonieuse fusion d'intérêts, de plaisirs et de passions, cet attachement enfin par des qualités et des défauts pour ainsi dire parallèles qu'on remarquait naguère entre les Frontins, les Pasquins et leurs protecteurs, entre les Toinettes, les Martines et leurs jolies maîtresses, tout cela a disparu, hélas ! irrémédiablement. Les maîtres actuels ont, inconsciemment, à vrai dire, transformé avec un plus étroit et plus vigoureux despotisme le servage de leurs gens ; les récents parvenus sont aujourd'hui plus durs, plus méfiants, plus injustes avec leurs domestiques que les gentilshommes d'autrefois ou ceux de nos contemporains qui semblent posséder par hérédité un droit normal au commandement. On sait que les plus terribles oppresseurs des gens d'office sont les larbins eux-mêmes lorsque le destin s'est avisé sur le tard à les créer patrons. L'expérience ne paraît leur avoir donné aucune clairvoyance, ils demeurent impitoyables à ceux qu'ils emploient et semblent se venger des humiliations passées ; tels les forçats engagés, à l'expiration de leur peine, dans la surveillance ou la garde de la chiourme.
J'imagine, ayant quelque peu observé et étudié la domesticité contemporaine chez nous et à l'étranger, que les serviteurs français sont encore actuellement, toutes proportions gardées, les meilleurs du monde. La moyenne d'intelligence, de probité, de convenances, de sobriété, d'attachement et même de désintéressement est, j'ai du moins toutes les raisons de le croire, sensiblement plus élevée ici que celle que l'on peut constater en Angleterre, en Allemagne, en Russie et aux États-Unis. Je ne fais exception que pour l'Extrême-Orient où l'on peut rencontrer des domestiques modèles et plus particulièrement en Chine où ils sont incomparables. Un statisticien pourrait démontrer, chiffres en mains, la réalité de ce que j'avance. Mais tous ceux qui ont séjourné loin de France ont pu apprécier, au retour, les qualités précieuses qui sont demeurées dans la race de nos serviteurs et constater que nous sommes au demeurant les maîtres les mieux servis d'Europe et du Nouveau-Monde.
Il conviendrait plutôt de s'en émerveiller, car nos bonnes à tout faire, nos femmes de chambre, nos cuisinières, nos valets et maîtres d'hôtel ont quelque mérite à se plier à nos exigences qui ; en France, sont plus excessives que partout ailleurs. D'un autre côté, nos « suivants », comme on disait dans la société polie de jadis, sont infiniment moins bien rétribués qu'à l'étranger; nous réclamons d'eux, comme Harpagon de Maître Jacques, les services les plus divers et cette mainmise à tout qui ne serait certainement pas acceptée par les maids les plus subalternes ou les plus nécessiteux butlers d'outre-Manche. A Paris, nos hommes et femmes à gages ont à supporter une fatigue assez considérable et continue, par suite des hauteurs d'étages à monter et descendre, des courses lointaines, des ménages à faire a toute heure, des réceptions improvisées, des couchers tardifs et des levers tôt. En récompense du surmenage qui leur est imposé, ils n'obtiennent pas le moindre repos confortable ; les chambres qui leur sont attribuées sont d'horribles trous mansardés, d'affreux cabinets de débarras, des pièces sans air et sans clarté qu'une petite boutiquière de Londres rougirait d'avoir à offrir à la plus misérable laveuse de vaisselle et qu'aucun nègre des États-Unis ne consentirait à habiter.
Il ne faut pas nous dissimuler ces choses et nous dire qu'il est encore miraculeux, dans de telles conditions, d'obtenir des serviteurs d'aussi moyenne tenue, de bonne apparence, d'activité constante et de probité dont il ne faut assurément pas trop médire. A voir les choses sans parti pris, avec cette indulgente philosophie dont on ne devrait jamais se départir, j'avoue que ce m'est une surprise véritable de constater la force de résistance au mal de la plupart de nos domestiques qui, à peine instruits, de visions bornées, livrés à leurs mauvais penchants et à leurs instincts brutaux, ont pu, depuis leur entrée en service, recueillir les pires conseils de leurs semblables et les exemples les plus pitoyables de patrons dans nombre de maisons qu'ils ont eu à traverser. Tout les a poussés plutôt au vice et à l'inconduite ; ils ont pu connaître l'envie et sentir toutes les convoitises dans les milieux où tous les vices s'en donnaient à cœur joie et ou les satisfactions les plus minimes leur étaient strictement mesurées.
Leur vie passée moitié à l'office et moitié dans la fréquentation, obligatoire de maîtresses parfois hargneuses, tyranniques, méticuleuses, qui, loin de les moraliser, les ont le plus souvent ravalés par le soupçon de la mise sous clef de toute chose, aurait pu davantage déséquilibrer les malheureuses servantes à tout faire et rendre sans croyance les gars incultes et farauds de nos antichambres. Si la mode admettait encore le genre des physiologies telles que les concevait Balzac, une petite physiologie du domestique moderne serait amusante à entreprendre. Instructive, imagée et documentée, elle nous inviterait à la méditation sur nos devoirs et nos droits vis-à-vis de nos mercenaires et elle aurait à coup sûr pour nécessaire épigraphe l'irréfutable, profonde et ingénieuse boutade du Figaro de Beaumarchais : 
 « Aux vertus qu'on exige dans un domestique, connaissons-nous beaucoup de maîtres qui seraient dignes d'être valets ? »
Que les maîtresses de maison, dont beaucoup actuellement s'affligent et se lamentent sur la difficulté de trouver d'excellents domestiques, réfléchissent un instant et pensent au nombre incommensurable de boîtes qui se trouvent à tous les étages de nos demeures parisiennes. Qu'elles songent au désordre de telle ou telle maison amie, aux inquiétants spectacles et aux conversations orageuses de certains ménages désunis et prompts aux gros mots ; qu'elles se remémorent l'existence fiévreuse et en coup de vent des mamans Benoiston continuellement hors de chez elles ou des papas de Frou-Frou, légers , inconscients, déshabitués de toute intimité, incapables d'ordonner et de se faire servir. Qu'elles évoquent enfin certains compartiments des immeubles parisiens où vivent et fricotent des familles de Mercadet à la hausse et à la baisse, des Parisiennes semblables à celles de Becque, des boutiques à scandales enfin où s'étalent et se déballent toutes les hontes, tous les stupres, toutes les trivialités scabreuses, toutes les inconsciences de la respectabilité, toutes les amoralités de la parole et de la mise en action.
La vérité est, lorsque nous engageons un serviteur, que nous nous inquiétons peut-être trop exclusivement de connaître, par des certificats plus ou moins trompeurs, complaisants ou faux, les mérites de celui qui pourrait être appelé à nous servir. Nous ne recherchons pas suffisamment, d'autre part, à obtenir les nécessaires références sur les maisons et les maîtres chez lesquels ont été précédemment en service ceux qui se présentent à nous. Il serait infiniment plus judicieux d'agir par une enquête sur les précédents patrons éducateurs, car il faut bien en revenir à la sagesse du vieux proverbe : « Tel maître, tel valet. » Nos « officieux » sont le plus souvent ce que nous les faisons.


Du maître, quel qu'il soit, peu, beaucoup ou zéro,
Le larbin fut toujours ou le singe ou l'écho.



OCTAVE UZANNE
Le Sottisier des Moeur, Les Serviteurs
Paris, E. Paul, 1911


(*)  ... Vanités, Croyances et Ridicules du jour, Façons de vivre, Modes esthétiques, domestiques et sociales, Evolution des manières et du goût, etc., publié chez Emile Paul (tirage ordinaire non justifié et 50 exemplaires sur papier de Hollande et 30 exemplaires sur papier impérial du Japon).

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