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Frontispice pour Les Grappillons par Ad. Lalauze (1879) |
Le 31 janvier 1879 sort des presses du jeune imprimeur Albert Quantin un petit volume in-12 intitulé Les Grappillons, Contes en vers, Sonnets, Epigrammes, Fables, Boutades, Naïvetés, Epices, etc., par un Bourguignon Salé, frontispice à l'eau-forte par Ad. Lalauze. L'éditeur est Arnaud et Labat, 215, Palais-Royal. Le tirage a été limité à 530 exemplaires seulement, dont 500 exemplaires sur papier vergé de Hollande, 15 exemplaires sur Chine et 15 exemplaires sur Whatman. La couverture du volume, imprimée en rose, a été dessinée par Marius Perret.
Derrière le Bourguignon Salé se cache, non pas Octave Uzanne, mais son compatriote auxerrois, Victor Claude.
Victor Claude était vérificateur des poids et mesures à Auxerre. Il a été présenté à la Société des Sciences Historiques et Naturelles de l'Yonne en 1858 par MM. Bert et Monceau. Il sera bibliothécaire adjoint de la ville d'Auxerre. Il était né à Evreux en 1819. Il meurt dans sa bonne ville de Basse Bourgogne en 1893.
Victor Claude fut aussi poète ; poète gaillard et bachique. Ce sont ces poésies badines qu'on trouve imprimées dans ce petit volume des Grappillons.
Voici ce qu'écrit le jeune Octave Uzanne dans le catalogue de la vente de ses livres de mars 1893 :
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Page de titre des Grappillons avec une vignette par Marius Perret |
"M. Victor Claude, le Bourguignon Salé, auteur de ce livre, fut un Chevigné, Auxerrois. Las de recueillir des lauriers locaux, il voulut publier une édition de luxe de ses contes en vers et fantaisies à Paris ; la tentative réussit, le livre devint rare et introuvable. Le Bibliophile [Octave Uzanne] écrivit sans la signer la petit préface de ce livre, pour son compatriote Victor Claude."
Octave Uzanne (27 ans) donne donc la préface pour ce petit livre de poésies légères. A quelqu'un qui s'interroge dans les colonnes de l'Intermédiaire des chercheurs et curieux très peu de temps après la parution du volume (1879), Octave Uzanne répond :
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Le portrait trop ressemblant extrait des Grappillons (1879) |
"Je m'étonne que l'Intermédiariste M. Mortimer puisse attribuer l'ouvrage en question [les Grappillons] à M. Jullien Daillière, ancien professeur de l'Université. L'auteur désirait conserver l'anonyme, mais devant les suppositions qui se produisent, je crois pouvoir soulever la feuille de vigne du mystère. Donc l'auteur des Grappillons est M. Victor Claude, poète à ses heures et premier citoyen de la ville d'Auxerre, en Basse-Bourgogne. - Comme je suis le parrain de ce petit volume coquet, pour lequel j'ai écrit, également sous l'anonymat, quelques lignes de préface, il m'a paru nécessaire de restituer à Claude ce qui est à Claude, sans vouloir toutefois rien enlever "à la rime élégante et facile" de M. J. Daillière, l'auteur d'Azor, qui peut, du reste, grappiller à loisir sur le Parnasse, en vrai "Bourguignon salé", sans rien enlever à l'esprit de bonne cuvée de notre compatriote et ami. - La paternité des Grappillons est donc déclarée, cette fois, sans conteste."
Uzanne soulève donc le voile de l'anonymat très rapidement après la parution du volume. Victor Claude en fut-il satisfait ? La question est légitime.
Voici le texte de la préface par Octave Uzanne :
* * *
PETITE PRÉFACE
Où il est
question du testament de mon oncle
Et d’un legs du
Traité des fiefs.
Mon petit, mon petit, me disait mon
cher oncle, en me prenant sur ses genoux, vers l’âge de seize ans, lorsque tu
seras grand jeune homme, sois fort avant tout et garde-toi de ces trois
choses : des femmes bégueules, de la poésie sentimentale et de la pudeur ;
méprise ces trois sottises et laisse-toi vivre selon la bonne loi naturelle. Un
amoureux platonique est un niais ; un poète qui rime à la lune n’est
couvert que de dettes, ce qui ne tient pas chaud ; un pudibond, enfin,
n’est qu’un jocrisse de l’amour, un museleur de grasses liesses, un éteignoir
de société. »
Et la large figure de mon oncle
s’épanouissait ; le cher bonhomme, dans la rudesse de ses façons, avait
une grâce, un laisser-aller qui me gagnaient, lorsque je le contemplais, ventre
à table, sablant le petit clairet de nos côtes, dégustant finement les bons
vins, découpant avec maëstria les volailles grasses nourries de marrons, ou
pinçant le menton des servantes, avec des lueurs éclatantes de gaieté
rabelaisienne qui ensoleillaient et emplissaient la maison.
C’était un rude homme que mon
oncle, taillé moralement tout d’une pièce et plus à cheval sur les principes de
la logique que sur les sophismes des préjugés. Il était connu à la ronde pour
la sagesse de ses aperçus, et il justiciait dans ses propriétés, non pas sous
un chêne, cela eût été trop druidique et eût pastiché Saint Louis, mais entre
deux brocs de vin qui excitait la verve de ses justiciables. Ses arrêts étaient
tranchants comme le glaive qui coupa le nœud gordien. C’était mieux qu’un
Salomon ; on le nommait le bon-sens conciliateur.
Dans ses entretiens on découvrait
en lui de la sagacité de Frère Jean, de la belle humeur de Panard, de la malice
cinglante de Piron ; il osait sans crainte le propos vif et lançait le mot
grivois avec une rondeur gauloise qui épiçait la conversation. – « Il
faut éventrer les périphrases, s’écrait-il, et mettre à nu le mot primitif et
de bonne cuvée. Pourquoi vêtir les expressions ? un chat est un chat, et
Tartufe est un fripon qui prend volontiers les Champs-Elysées pour le
paradis ; la langue est une luronne bien hanchée et déhanchée, nos pères
en usaient largement avec elle et ne la fardaient point ; aujourd’hui
c’est une vieille coquette qui se poudrerize et se met du postiche pour attirer
les froids galants. »
Mon oncle avait raison et la raison
de ses raisons ; ses saillies étaient franches, vertes, pétillantes comme
du vin bourru ; la vie de province n’avait rien étouffé en lui, il n’avait
même pas la terrible crainte des ridicules ou des calomnies ; il
fouaillait les sottises avec les lanières de son loyal bon sens. Il n’était pas
philosophe cependant. « Se moquer de la philosophie, disait Pascal,
n’est-ce pas réellement philosopher ? »
J’ajouterai que mon oncle resta
célibataire, en dépit des embûches matrimoniales sans cesse tendues sous ses
pas. – Il fut célibataire (beatus minimus) endurci au bonheur de l’être. Il
aimait trop les femmes pour aimer une seule femme, et il se plaisait à glaner
ses amourettes sur les guérets du mariage. Ses opinions sur ce sexe charmant
avaient le brillant d’une lame de Damas toujours prête à couper ; somme
toute, il eût pu dire, comme je ne sais trop quel vieux général à qui l’on
demandait son avis sur les filles d’Eve :
Qu’on parle bien ou mal de ce sexe inégal,
Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien.
Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal,
Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien.
Lorsque mon oncle mourut après une
verte vieillesse, ne laissant que des regrets, qui se dissipent aussi bien que
des veuves, lorsque la famille fut réunie pour ouïr le testament écrit de la
main ferme et d’esprit sain, j’écoutai avec un vif intérêt ce passage qui me
concernait particulièrement :
« Croyant avoir remarqué dans
mon cher neveu un penchant sérieux à l’étude et un goût inné pour les ouvrages
de l’esprit, je lui lègue ma bibliothèque et les œuvres qu’elle contient, le
priant de lire et relire souvent, en mémoire de mes faiblesses, certain volume
in-4°, ayant pour titre le Traité des fiefs, dont il pourra disposer à sa
guise, selon la sagacité que je lui connais. »
Je ne tardai guère à parcourir ma
bibliothèque d’héritage, et, découvrant un jour l’illustre Traité des fiefs, je
l’ouvris pieusement comme l’écolier de Salamanque soulevant la pierre sous
laquelle était enfermée l’âme du licencié Pedro Garcias.
C’était un livre épais à tranches
rouges, relié en plein veau ; mais ce n’était que la carcasse d’un livre,
une boîte d’où s’échappèrent plusieurs centaines de petits carrés de papiers,
couverts de lignes inégales, écrites au crayon et presque effacées, les unes
d’une date récente, les autres remontant à plus de trente années.
Je me pris à lire avec fièvre ces
petits papiers, sur lesquels mon oncle semblait avoir semé ses impromptus
verveux, ses malices, ses petites rancunes et la joyeuse humeur de ses
saillies ; tout cela était un peu vieillot, mais d’un charme indiscutable,
pour moi, du moins, qui y sentais revivre un homme. Il y avait là des farces
prud’hommesques, des contes épicés, des chansons alertes comme un rire de
dessert ; si le sentiment y perçait parfois, la sentimentalité ne s’y
montrait jamais. Ces boutades courtes avaient été écrites d’un jet ;
c’étaient des hoquets poétiques. Apollon jouant aux petits papiers se serait
bien gardé de la richesse des rimes qui vivent fort honnêtement dans l’aurea
mediocritas, et mon oncle rimait des quatrains épigrammatiques, qui sans être
dorés, cinglaient jusqu’au derme les épaules de plus d’un concitoyen.
Je vis dans ce Traité des fiefs
l’œuvre d’un bourgeois de province au milieu des évolutions diverses de sa vie
tranquille et retirée. Le bon sens y chevauche Pégase, que la grivoiserie
éperonne ; quelques-unes de ces petites pièces ont été insérées à des
dates éloignées dans les feuilles locales, et plus d’une trait s’est échappé du
Traité des fiefs pour courir le monde des grands journaux ; mais il
m’importait d’en démontrer la paternité et de réunir ces aimables bagatelles en
un volume comme en un drageoir à épices.
Le souvenir d’un oncle aimé m’a
plus guidé que tout autre sentiment dans l’impression de ce recueil, auquel
j’ai cru devoir donner le titre de Grappillons. – Le grappillon est un fragment de grappe,
une sorte de petit raisin vert perché sur le haut du cep ; c’est un fruit
déshérité des coteaux bourguignons, les vignes du Seigneur en sont
dépourvues ; il émotionne plutôt qu’il ne grise ; il est plus âpre
que doux, plus émoustillant que capiteux ; on en fait la boisson
populaire, la piquette ou le guinguet, et les femmes le croquent avec délice sans
songer à employer ses feuilles.
Puissent les lecteurs grappiller
joyeusement dans le texte clairsemé de ce livre ! puissent aussi mes
neveux et petits-neveux y apprendre de mon oncle ce qu’il voulut m’y apprendre
à moi-même, à être fort, franc et bon vivant, à mépriser la bégueulerie, la
poésie sentimentale et la fausse pudeur, trois sottises qui ne sont pas
toujours sous un bonnet carré de Vadius, mais plus souvent sous le chapeau noir
des Baziles aux goupillons sans grappillons.
[signé] UN NEVEU DU
BOURGUIGNON SALÉ.
[Octave Uzanne]
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Couverture des Grappillons par Marius Perret |
Résumons le contenu de cette curieuse préface : L'auteur de la préface [Octave Uzanne] se présente comme le neveu du Bourguignon Salé [Victor Claude], l'auteur. Le narrateur nous présente son oncle, célibataire aimant faire bonne chair, aimant les femmes et la gauloiserie rabelaisienne. Cet oncle qui a aimé son neveu et lui a enseigné l'art des plaisirs de la vie rustique vient à mourir. Il lègue à son neveu l'intégralité de sa bibliothèque qui contient un volume des plus curieux : un Traité des Fiefs. Ce livre est en réalité un livre-boîte fait dans une reliure in-folio en veau du XVIIIe siècle. La boîte contient des centaines de petits papiers sur lesquels sont écrits pensées, maximes, sentences et poésies badines et bachiques Le neveu décide alors, en souvenir de son oncle et pour honorer sa mémoire de bon vivant, de publier ces petits papiers : Les Grappillons.
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La pénitence, conte extrait des Grappillons (1879) |
Que peut-on tirer de cette préface ? Le jeune Octave Uzanne mêle-t-il fiction et réalité ? Cet oncle rabelaisien auxerrois a-t-il existé ? C'est probable que le modèle ait existé. Il y aurait bien un oncle maternel d'Octave Uzanne qui pourrait correspondre au portrait qui est fait ici : Louis Eugène Chaulmet (1820-1874), frère de la mère d'Octave Uzanne, décédé à Auxerre au n°3 de la Rue Saint-Pancrace, sans profession (rentier) et ... célibataire ! Mort à seulement 53 ans, il pourrait être cet oncle au profil rabelaisien dont il est fait mention dans cette préface. Sans doute s'agit-il d'un savant mélange d'inventions et de souvenirs bourguignons de jeunesse. Est-ce au contraire le propre portrait psychologique du jeune Octave Uzanne, rabelaisien et gaillard bourguignon salé par sa mère ? Nous ne saurons sans doute jamais.
L'exemplaire de ce livre dans la bibliothèque d'Octave Uzanne était un des 15 exemplaires sur Whatman dans un cartonnage artistique en satin, non rogné, relié par Amand. Le frontispice était en 8 états et plusieurs lettres autographes de Victor Claude adressées à Octave Uzanne étaient jointes au volume. Uzanne déclare y avoir dirigé l'impression du volume. A cet exemplaire étaient ajoutés également une pièce de vers autographes de Prosper Blanchemain et le dessin original de Marius Perret pour la couverture du volume. Nous ne savons pas ce qu'il est advenu de ce précieux volume qui pourrait expliquer bien des choses quant à l'élaboration de l'édition.
En 1891, Victor Claude publie un nouveau recueil du même genre : Les Derniers Grappillons. Octave Uzanne ne prendra aucune part à ce second volume.
Bertrand Hugonnard-Roche
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Quatrain inscrit sur la porte du couvent de L... extrait des Grappillons de Victor Claude (1879) |
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