Page de titre de ce recueil de poésies publié en 1874
par Emile Rochard.
Emile Rochard (1850-1917) |
Qui se souvient d'Emile Rochard ? De son premier recueil de poésies "Les petits ours, futilités parisiennes" publié en 1874 à compte d'auteur à la Librairie des Bibliophiles chez Jouaust ? Rochard a 24 ans. Nous avons vu dans un précédent billet qu'il était en quelque sorte le compagnon de bohème parisienne d'Octave Uzanne et de son frère Joseph depuis les années 1871-1872. Ensemble ils écumèrent probablement les différents cabarets et autres bals Bullier de l'époque. Plusieurs lettres en témoignent. Rochard veut se faire jeune poète après avoir donné deux pièces de théâtre restées ignorées pour ainsi dire du public (Un amour de Diane de Poitiers, drame en un acte et en vers et La Conscience, épisode en un acte et en vers). Puis Emile Rochard abandonna ses ambitions de poète parnassien pour se consacrer entièrement au théâtre et plus exactement à la direction de théâtre (Châtelet notamment). Nous reviendrons ultérieurement sur la personnalité aujourd'hui oubliée d'Emile Rochard, passée comme celle d'Adolphe Retté du Diable à Dieu, avec une conversion fulgurante peu après 1910. Pour le moment, contentons nous de noter que "l'ami Rochard", comme le désigne souvent Octave Uzanne dans les lettres qu'il adresse à son frère Joseph entre 1907 et 1910, dédie deux poésies à ses compagnons Uzanne, Octave et Joseph. A Octave il offre "La vie artificielle" (ci-dessous), composition longue et somme toute assez originale, aujourd'hui définitivement reléguée au cimetière des poésies oubliées. A Joseph il offre "La Légende de l'Anneau" (imitation allemande). Pourquoi dédicacer les vers de cette Vie artificielle à son ami Octave Uzanne ? Sans doute peut-on (doit-on) y chercher (et y trouver) quelques aspects psychologiques voire sensibles du jeune Octave alors encore inconnu du monde des lettres puisque sa première publication date seulement de l'année suivante.
Bertrand Hugonnard-Roche
*
**
*
Premières strophes du poème dédié à Octave Uzanne
*
**
*
LA VIE ARTIFICIELLE
Fantaisie
à mon ami Octave Uzanne
par Emile Rochard
Le matin, quand sur la branche
Qui penche
L’alouette à l’aube blanche
Chante gaîment sa chanson,
Dans mon grand lit ma maîtresse,
Que presse
Ma main pleine de caresse,
Près de moi dort sans façon.
Au dehors je vois la brume,
Qui fume,
S’évaporer quand s’allume
Le soleil sur les coteaux ;
Et partout, dans les prairies
Fleuries,
Rayonner les métairies
Et les vitres des châteaux.
Car dehors… c’est la nature
Qu’azure
Les reflets de la verdure
Et du ciel resplendissant ;
Tout exhale avec envie
La vie,
A la vue inassouvie
Du berger et du passant.
Au-dedans je vois dans l’urne
Nocturne
La vieillesse taciturne,
Témoin qui dans l’ombre luit ;
Elle dit : « Malgré l’aurore
Qui dore
Les fleurs qu’elle fait éclore,
Fermez les yeux… c’est la nuit ! »
Car dedans… c’est le mystère
Qu’éclaire
Et que détruit la lumière
Quand on ouvre les rideaux.
Ma maîtresse alors s’éveille,
Pareille,
Dans son désordre, ô merveille !
A Vénus sortant des eaux !
Je vois son joli sourire
Me dire :
« Ne chassons pas le délire,
C’est lui qui nous rend heureux !
Qu’avons-nous besoin de suivre,
Pour vivre,
La nature comme un livre ?
L’amour est aventureux ! »
Elle brode sur ce thème
Qu’elle aime :
« Asservissons le temps même,
Dit-elle encore, et vivons !
Il tient la faux qui préside,
Perfide ;
Ecartons ce fer avide
De l’amour que nous avons.
- Le ciel chaque jour exige,
Lui dis-je,
Que son heure nous dirige
Dans l’emploi de nos moments ;
Mais l’heure est un court espace
Qui passe,
Que trop vite l’amour chasse
Et que pleurent les amants.
C’’est pourquoi l’intelligence
Qui pense,
Fit jaillir de la science,
Lumineuse éclosion,
L’art de prolonger les heures
Meilleures
En créant dans les demeures
Une longue illusion.
De là naquit l’éclairage,
Image
Du soleil pris en otage,
Qui nous fit des jours plus longs ;
De la vint le confortable,
La table,
Tout ce qui rend délectable
La terre que nous foulons.
Selon notre fantaisie,
L’Asie
Vient, élégante et choisie,
Pour décorer nos maisons :
Rome, Athène ou moyen âge,
Le sage
De ce qu’il veut fait usage :
Nous n’avons plus d’horizons !
Ici la lourde tenture
Figure
La campagne et sa verdure
Tout le long de nos parois ;
Nous emprisonnons la terre Entière :
Elle est notre tributaire,
Et nous en sommes les rois.
Il faut toujours qu’un caprice
Agisse ;
On aime un besoin factice :
On fait le jour de la nuit ;
Du jour on fait la nuit sombre
A l’ombre
D’un rideau qui nous encombre
Dès que la lumière ennuit.
Tout cela fut la copie
Impie
De la nature assoupie
Et réduite jusqu’à nous ;
L’homme, la trouvant trop belle,
Prit d’elle
La vie artificielle
Avec des loisirs plus doux.
Sachant des maux dont le monde
Abonde,
Dieu, dans sa bonté féconde
Nous mène gaîment au port ;
Il allège notre chaîne
Et traîne
Sur des fleurs l’heure incertaine
Qui sonne le glas de mort.
Près de moi l’enfant fidèle
Epèle :
« La vie ar-ti-fi-ci-elle, … »
Songe, et ses yeux amoureux
Disent : « Que notre folie
Nous lie !
Le fou ne boit pas la lie !
Le fou, c’est le sage heureux ! »
Soir et matin nos pensées,
Pressées,
Comme des sœurs embrassées
Ne rêvent qu’à notre amour ;
Et, pour que notre doux rêve
S’achève,
Nous trouvons la nuit trop brève
Et pas assez long le jour !
1873.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire