Octave Uzanne fréquenta-t-il les prostituées ? Oui, nous en avons confirmation par une lettre de jeunesse qu'il adresse à son jeune ami Emile Rochard. C'était dans les années 1871-1872, Octave Uzanne avait 20 ans. Péché de jeunesse qui a cessé ensuite ? C'est tout à fait probable. Quoi qu'il en soit, on sait qu'Octave Uzanne avait tout à la fois de l'attirance et de la répulsion pour les Ninon du ruisseau. Octave Uzanne a fréquenté les plus humbles des prostituées dans sa jeunesse, les plus pauvresses, les plus démunies, sans doute les moins heureuses de ces garces à jouir. Uzanne fréquenta-t-il aussi les bordels ? les maisons closes ? Nous serions tenté de répondre par l'affirmative tant les descriptions qu'il donne de ces lieux de débauche sont précises et agrémentées de quelques touches indéniablement personnelles. Les maisons closes étaient un usage courant en cette fin siècle hantée par le spectre d'un Maupassant, d'un Lorrain et de bien d'autres qui durent très probablement l'accompagner in situ, si ce n'est l'y guider. Pourtant nous n'avons pas de preuves de ces visites en maisons de plaisir.
Le texte reproduit ci-dessous est extrait de La Femme à Paris, Nos Contemporaines (achevé d'imprimer le 8 novembre 1893), du chapitre consacré à la Prostitution bourgeoise (la Traite des blanches), aux pages 256 à 260. Cette jolie édition bibliophilique, tirée à petit nombre sur beau papier et richement illustrée de centaines de dessins par Pierre Vidal, a été reproduite avec quelques changements en 1910 (Mercure de France). Cette deuxième édition (non illustrée) donne quelques variantes liées au temps qui a passé (environ 15 années) et qui ont nécessité quelques réajustements de la part d'Octave Uzanne pour rester dans le vrai. Ces changements de 1910 sont indiqués entre crochets [ ].
Bertrand Hugonnard-Roche
* * *
Il y a encore les victimes du proxénétisme,
les inconscientes de leur vice, celles qui furent
dressées dès l'enfance à l'immoralité ; puis, parmi
ces malheureuses, il convient de parler de celles
dont on fait la traite, — la traite des blanches, —
et qui, sous prétexte d'un travail honorable qui
les attend en province, sont traîtreusement dirigées sur quelque maison de débauche dont elles
restent pensionnaires. — Ceci nous amène à la
maison close, qui fait, hélas ! également partie de
notre sujet parisien.
La maison close, officielle, le couvent des religieuses de Vénus, subit depuis quelques années, en raison de la concurrence des insoumises, une décadence analogue à celle des brasseries de femmes. La prostitution ambulante l'emporte de plus en plus. En vain, dans maints endroits, chaque femme fait-elle, à tour de rôle, le guet devant la porte, multipliant avec ardeur les invites au client, ils sont rares ceux qui se laissent encore tenter par ces reclusières de Cythère. Et cette décadence est générale aussi bien dans les maisons luxueuses et confortables des quartiers riches que dans les boîtes infimes des boulevards extérieurs.
« Les affaires ne vont plus », disait récemment en gémissant de marasme une tenancière du boulevard Rochechouart. Hélas ! non, les affaires ne vont plus dans ces demeures discrètes [dont Maupassant et Jean Lorrain esquissèrent la vie intime] et de toutes garanties où la vie serait étrange à étudier.
La femme en maison est un être singulier qui roule de ville en ville ou de quartier en quartier, possédée d'une bizarre inquiétude qui la pousse à changer sans cesse. Presque toutes ces Dictériades modernes viennent de province, et beaucoup même sont des Parisiennes. Rien de plus rudimentaire que leur intelligence ; littéralement ce sont des bêtes à plaisir, ce que Montaigne appelait déjà des garces à jouir. L'habitude d'accueillir quiconque se présente et paye les rend parfaitement indifférentes au physique du client. Elles sont en cela inférieures aux baladeuses de tout ordre qui, elles au moins, gardent toujours la liberté de choisir et de ne pas suivre n'importe qui.
Une fois entrée en maison, ces tristes créatures n'en sortaient plus, à moins qu'un client ne vînt à s'éprendre de quelqu'une, à lui payer ses dettes et à la tirer de là. En effet, elles sont terriblement exploitées. On leur fait payer le quadruple de la valeur réelle des objets dont elles ont besoin, et, comme elles ne peuvent jamais s'acquitter d'elles-mêmes, ces malheureuses restent à la merci des patrons à perpétuité. Quand elles ont envie de changer, le patron de la maison où elles se trouvent étant en relations avec tous ses confrères en prévient ceux dont le personnel n'est pas au complet. On donne aussitôt à choisir à la femme, et lorsqu'elle a choisi, son nouvel acquéreur paye ses dettes, dont elle reste naturellement comptable vis-à-vis de lui, et ainsi de suite. D'ailleurs elles ne se plaignent pas ; vivant dans un état d'ébriété à peu près perpétuel, elles n'ont aucune conscience de leur dégradation, rien ne les tente, elles ne voudraient pas changer. Bien plus, il arrive qu'ayant été délivrées par un client épris, elles s'enfuient d'elles-mêmes, nostalgiées, pour rentrer dans leur ancienne maison. [Aujourd'hui ces usages barbares, indignes d'un pays démocratique, ont heureusement pris fin. Depuis une quinzaine d'années seulement, croyons-nous, et grâce à des règlements de police plus équitables, établis par une loi, les reclusières de Vénus sont devenues relativement libres d'aller, de venir, de quitter et de réintégrer la maison close.] Leur vie est fort simple. Levées à dix heures, elles traînent en peignoir lâche toute la matinée ; elles déjeunent à midi, puis se livrent au coiffeur. Une fois coiffées, elles se maquillent, opération compliquée, car de toutes les prostituées, la femme en maison, ayant le plus besoin de montant, se montre la plus fardée. Dès deux heures de l'après- midi elles sont à leur poste, attendant le client au salon ; elles babillent sur des choses vides, toujours les mêmes, sur les mille riens que leur suggère leur cervelle d'oiseau. C'est l'incohérence même, aucune suite dans les idées, une série d'impressions sans le moindre lien. Elles se querellent, fument, braillent des romances sentimentales ou des obscénités, boivent de l'alcool. Elles portent des peignoirs transparents et flottants, des bas noirs ou de couleur qui leur servent de bourse, car elles y mettent tout l'argent qu'elles recueillent ; elles portent des bijoux de clinquant d'un effroyable goût.
On eu trouve de toute sorte et pour toutes les esthétiques : des brunes, des blondes, des rousses, des mulâtresses, des albinos, des laides, des jolies, des maigriottes et des grasses aux chairs croulantes. Les plus jeunes ont vingt et un ans, car elles ne peuvent être admises avant leur majorité ; les plus vieilles portent quarante, et même davantage, dans les maisons tout à fait inférieures. Et tout cela végète sous l'œil de la sous-maîtresse, femme de confiance de la patronne, qui les mène à la baguette, gronde, instruit, met à l'amende, fait des rapports, — véritable pion de la débauche. A trois heures du matin, celles qui ne sont pas retenues pour la nuit, — on dit : faire un couché — règlent leur compte de la journée avec la patronne, — vieille dame généralement bien mise et d'aspect respectable, — et regagnent les mansardes, où elles ont un lit pour deux, un fort mauvais lit, d'ailleurs, étroit, composé d'une paillasse, d'un traversin et d'une couverture de coton ; deux chaises avec cela, et la table où elles se fardent et qu'elles appellent l'établi. Vie affreuse, cercle d'enfer oublié par le Dante.
Elles sont sous la haute surveillance de la police, numérotées, surveillées, soumises à des visites sanitaires bi-hebdomadaires. — Si elles s'enfuient, par hasard, et qu'elles soient reprises, la police les réintègre d'autorité dans leur cage. Telles sont les beautés de notre civilisation. [Elles n'ont plus d'intérêt à s'enfuir, étant libres de le faire, mais elles doivent aviser la police de leur changement de domicile, sauf contravention.] Du temps de Solon, l'institution de ces reclusières était évidemment plus prospère et surtout plus pratique. Les femmes en maison ont droit à un jour de sortie par semaine. — Si elles veulent sortir plus souvent, elles sont obligées de payer leur sortie, 5 francs dans certaines maisons, 10 francs dans d'autres. Elles sortent le soir, et doivent être rentrées le lendemain à midi au plus tard. Très peu ont des amants de cœur ; l'abus des hommes les dégoûte de l'homme, — mais le saphisme règne parmi elle sur une grande échelle, d'après le témoignage des médecins pornographes. Elles sortent avec leur amie, vont se promener aux environs de Paris ou, en hiver, rôdent de café en café. D'autres ont une chambre en ville, où elles remisent leurs achats de toilette et leurs bijoux de valeur, quand elles en ont, — et où elles entraînent leurs suiveurs, si l'occasion vient à se présenter. D'aucunes ont un enfant en ville, qu'elles vont voir chaque fois qu'elles sortent, dont elles raffolent et qu'elles ne laissent manquer absolument de rien.
OCTAVE UZANNE
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