vendredi 2 août 2013

Le Quémandeur de livres ou Cauchemar à la manière de Goya, par Octave Uzanne (25 ans), 1876-1878.



Vignette qui sert à orner cet article dans le Conseiller du Bibliophile (1876)


C'est en 1876 que le jeune Octave Uzanne (il n'a que 25 ans) publie ce texte dans la revue bibliophilique « Le Conseiller du Bibliophile » (1) dirigée par Camille Grellet, bibliophile. Octave Uzanne fait ses premières armes de littérateur es bibliophilie dans cette revue où l'on retrouve par ailleurs d'autres textes assez savoureux, le plus souvent sous des peusodonymes (Alexandre Marc, Louis de Villotte) - Le jeune Uzanne était encore timide ! On peut penser que sa participation à cette revue lui donna, quelques années plus tard (1880), l'idée de devenir directeur et rédacteur en chef de sa propre revue Le livre (dont nous avons déjà parlé ici). Cet article intitulé « Le Quémandeur de livres » et sous-titré « cauchemar à la manière de Goya. » a été publié de nouveau dès 1878 dans un ouvrage de compilation bibliophilique chez Edouard Rouveyre en 1878, sous le titre de « Caprices d'un bibliophile » par Octave Uzanne.



LE QUÉMANDEUR DE LIVRES.
Cauchemar à la manière de Goya.

« Oh ! le vilain personnage, la triste silhouette, le gnome fantastique que nous avons à esquisser ! Fléau de l'homme de lettres, parasite du libraire et de l'artiste, démon acharné du Bibliophile solliciteur bas et rampant, Tartuffe mielleux et fripon, véritable plaie d'Égypte, le Quémandeur de livres se glisse partout, force les portes les mieux fermées, semble posséder le terrible don d'ubiquité, et, comme un fantôme des vieilles légendes, il apparaît, obscène et terrible. Épinglons-le solidement sur un morceau de liège, et, tâchons d'analyser ce monstre ainsi cloué au pilori. D'où vient-il ? nul ne le sait — le plus souvent c'est un pauvre déclassé, qui, après avoir meurtri ses illusions aux angles les plus rudes de la réalité, s'est réveillé un beau matin dans sa hideuse incarnation de littérateur mendiant. — Écrivain déçu ou poète infortuné, sa jeunesse, épave de la médiocrité, a été cahotée un peu partout dans les bas-fonds de la Bohême ; le Succès a souri jaune à ses avances, la Gloire a fait la prude avec lui; il n'a cueilli que de terribles orties sur le chemin littéraire. Alors, ne se sentant plus la force de lutter, les mains ensanglantées, les ongles usés, le cœur plein de fiel, ayant encore dans l'âme des vestiges du Beau, il a juré de se venger, et, ne pouvant devenir maître, il s'est fait valet. Comme il a bien médité sa vengeance ! avec quels sens pervers et quels raffinements de cruauté il en a mûri le plan ! — La société s'est montrée mauvaise mère à son égard, il la harcellera sans cesse et lui fera rendre gorge ; les hommes de talent ont pris sa place au soleil, il quémandera leurs œuvres ; les libraires ont refusé ses volumes, il leur pillera ceux des autres ; les Bibliophiles ont su amasser des merveilles, il saura leur en extorquer ; enfin, c'était un agneau, ce sera un chat aux griffes gantées — Il n'a pas pu se faire valider artiste, il sera l'ami des artistes : chacun deviendra son Mécène. Pour son but, il a bien étudié les hommes, le perfide! Il déguise ses amertumes sous les dehors les plus papelards ; sachant que rien ne résiste à la louange, la louange est devenue son arme, et avec quelle habileté il s'en sert ! Écrit-il pour quémander ? Il sait jouer du : Cher Maître, de l'Excellent Confrère, de l'Illustre Collègue, du Savant Bibliophile avec un tact surprenant ; il se dit attaché à quelques revues de Province bien ignorées, se proclame en tout et sur tout fanatique du Beau et entonne l'éloge du destinataire de sa missive. Son style est une merveille — à son usage particulier le détestable flatteur s'est composé une palette étincelante d'adjectifs sucrés, émollients, onctueux, bien confits en parfums — les tons les plus fins, les plus vifs, les plus colorés y sont gradués avec une science, une entente des fadeurs qu'on ne saurait trop admirer. — Après avoir posé un substantif ayant rapport à son objectif, il semble promener sa plume sur sa palette, à la recherche d'une épithète bien sentie, et puise dans sa gamme de mots chatouilleux et câlins, un divin, un admirable, un sublime, un docte, un savantissime dont l'effet tendre et persuasif est immanquable. Les lettres sont des chefs-d'œuvre d'émotion et de sympathie ; c'est étayé, échafaudé, arc-bouté avec un sentiment si bien maquillé qu'on ne peut y résister. Le Don Juan de Molière ne prit jamais tant d'intérêt à la famille de monsieur Dimanche que le Quémandeur de livres n'en accuse pour le succès de sa victime. L'auteur ou l'éditeur ne savent plus dire : non... Et le Renard encore a trompé le Corbeau. Quelle tactique dans ses visites! Il a calculé le modus vivendi de celui qu'il veut exploiter ; il connaît sa vie heure par heure, minute par minute et mieux que le concierge de la maison. Lui refuse-t-on la porte? il revient trois fois, cinq fois, dix fois s'il le faut ; ses sollicitations sont inflexibles comme le Destin. C'est au saut du lit, ou plutôt à l'heure où la digestion rend facile et indulgent qu'il sait prendre son monde, voyez-le : il sonne discrètement, donne son nom, énonce ses minces qualités et s'avance la main tendue et prompte à de cordiales pressions, le visage est affectueusement éclairé d'une douce sollicitude, l'œil est admiratif, la bouche souriante module le : « cher maître » de commande, les reins attendent un siège, le cauchemar vient élire domicile chez le patient, la requête va commencer. Ah! l'horrible Protée! comme il sait enlacer, passer du grave au doux, du plaisant au sévère : Sua res agitur ! quel déluge d'enthousiasme il verse sur son hôte, son talent, ses livres, son bon goût! fut-il dans une mansarde, il en louerait l'ameublement; il est de force à s'extasier sur une chaise de paille ; il a des louanges de toutes les tailles ; c'est un jongleur émérite. Au moindre mot qui frise l'esprit, il se pâme comme à la fois Armande, Bélise et Philaminte à à l'audition des vers de Trissotin, — c'est lui- même un Trissotin, un écœurant Trissotin... un Trissotin doublé de Bazile, Quelle verve il déploie ! il cite les éditions les plus rares, parle avec tendresse des chefs-d'œuvre de l'art typographique, verse des larmes de crocodile sur les malheurs de nos Bibliothèques publiques ; en un mot, il cause de tout et sur tout, ose même parler de ses bonnes fortunes sur les quais... ses bonnes fortunes... à lui, le rustre! et revient enfin par d'habiles périphrases au livre qu'il implore ! Il ne tient pas en place. Il lui faut coûte que coûte lénifier le cœur qu'il bat en brèche par des éloges dissolvants. « Ah! pardon, que vois-je, là, sur le rayon de votre bibliothèque, Dieu ! le ravissant petit bijou ! » Et le voilà levé — il parcourt, furète, passe avec amour ses pattes sur ces livres qu'il convoite et qu'il déroberait s'il le pouvait. « O le rarissime volume ! l'admirable reliure ! quel superbe portrait ! ce sont de ces raretés, s'exclame-t-il avec passion, qui ont dû vous coûter, cher monsieur, bien des recherches et bien des fatigues. Il vous a fallu un goût et des connaissances étonnantes pour colliger de telles merveilles ? » Il ne tarit pas en douceurs, il jette son dernier atout, mais aussi le propriétaire se rengorge, dodeline de la tête et fait une agréable moue. Sa générosité va s'épanouir. Le rocher, déjà ébranlé, cède enfin ? Quand il sort, muni de sa proie, il semble si fier, si rayonnant, si joyeux, qu'on serait tenté de lui pardonner. C'est un des amoureux du livre, mais un amoureux brutal et presque criminel, il viole ce qu'il aime, sans attendre que ce qu'il aime se donne à lui ; il est vil et bas quand il devrait être fier et porter le front haut comme tout vrai bibliophile, en un mot, il mendie quand il devrait attendre ; et trop souvent, hélas ! la misère le guette au passage pour le dépouiller un à un de tous ses volumes, qu'il bazarde à vil prix. Quelle pénible existence que celle de ce misérable ! —Valet de tous, il quémande chez les libraires comme les pauvres à la porte des grands restaurants, il fait patte de velours alors que souvent il voudrait griffer, il s'humilie devant les jeunes bien qu'il commence quelquefois à neiger sur son front, et, véritable Juif-errant, en quête de toutes les nouveautés, la fatigue lui est inconnue ; il se produit partout, marche sans cesse, et semble immortel, car les hommes de génie l'ont rencontré, vivant spectre, à toutes les étapes de leur gloire. Bibliophiles, nos frères, ne criez pas à l'invraisemblance, l'original existe, tiré, par malheur, à de trop nombreuses éditions ; regardez autour de vous, dans la marge de la vie, vous le verrez remplissant son sacerdoce avec plus de rage que de passion. Regardez ce Monsieur affairé qui vole on ne sait où ; ses poches béantes sont bourrées comme un cabas de femme de ménage et renferment tout un monde : Livres, eaux- fortes, gravures, photographies, ce n'est pas un Bibliomane, c'est l'Homme rouge des bibliophiles, c'est le Quémandeur de livres qui passe. Un détail pour terminer cette esquisse crayonnée à la hâte : le Quémandeur de livres parvient- il à se faire éditer un volume, il sait les bassesses que ceux des autres lui ont coûté... il n'en donne à personne.


OCTAVE UZANNE »


*
**
*


(1) Le Conseiller du bibliophile, publication destinée aux amateurs de livres rares et curieux et de belles éditions. On s'abonne à Paris, aux bureaux du Conseiller du bibliophile, 1876-1877 (1er avril 1876 - 1er mars 1877). In-8. C'est la mort brutale de M. Grellet, son directeur, qui marqua la fin de cette sympathique revue bibliophile. Octave Uzanne, sans doute peu de temps après le lancement de cette revue, en devient le rédacteur en chef. Le texte reproduit ci-dessus est celui publié en 1878 dans les Caprices d'un Bibliophile. Il y a quelques légères variantes avec le texte publié dans le Conseiller du Bibliophile en 1876 (pp. 84-88).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...