jeudi 8 août 2013

Deux écoles : le Futurisme et le Primitivisme, par Octave Uzanne (article publié dans la Dépêche de Toulouse du 14 mars 1909).


DEUX ÉCOLES
Le Futurisme et le Primitivisme


Filippo Tommaso Marinetti
(1876-1944)
« Comme tous mes confrères, j'ai reçu certaine lettre du poète et critique italien F.-T. Marinetti me demandant une opinion sur le manifeste du Futurisme et mon adhésion totale ou partielle au programme de la nouvelle école fondée par l'auteur de la Ville Charnelle et des Dieux s'en vont, d'Annunzio reste.
Ce Marinetti qui dirige à Milan la revue Poesia, dont m'est parvenu la magistrale collection des numéros parus, m'a semblé être un déterminé arriviste, ultra-moderne et soucieux dès son entrée dans les lettres, de pousser son auto à la quatrième vitesse. Il aime le système du referendum. Déjà il quémanda sur ses oeuvres les suffrages de tous les maîtres de la littérature du monde entier et publia soigneusement les éloges reçus, dont il se fit un vaniteux manteau de publicité gratuite. Certes il est dans le train.
Aujourd'hui avec « de l'audace, toujours de l'audace », il s'efforce de frapper un coup toujours plus fort et de s'attirer, par la témérité de son programme d'école nouvelle, une attention forcée. C'est un satyre de la renommée ; il n'attend point des sourires ; il viole la déesse aux cent voix avec une impétuosité de brutal apache qui réussit quelquefois à ceux qui sont des sur-hommes.
Le signor Marinetti est-il le conquistador râblé, le Coléone qu'il veut paraître ? L'avenir le dira. Son programme d'école nouvelle dénommée le Futurisme, n'est, en tout cas, qu'un long cri d'anarchiste littéraire. Écoutons le cri, qui, après avoir exprimé l'amour du danger, l'énergie, l'assaut violent de la poésie contre les forces inconnues, glorifie la guerre, - seule hytriotisme du monde, - le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des ennemis de la société, les belles idées qui tuent et le mépris de la femme.

« Nous voulons, proclame le nouvel apôtre, démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires. »
Quel noble usage futur de la lyre pacificatrice, harmonieuse et berceuse ! Poursuivons : « En vérité, la fréquentation quotidienne des musées, des bibliothèques et des académies (ces cimetières d'efforts perdus, ces calvaires de rêves crucifiés, ces registres d'élans brisés !) est pour les artistes ce qu'est la tutelle prolongée des parents pour des jeunes gens intelligents, ivres de leur talent et de leur volonté ambitieuse.
« Pour des moribonds, pour des invalides et des prisonniers, passe encore ... C'est peut-être un baume à leurs blessures que l'admirable passé puisque l'avenir leur est interdit. Mais nous n'en voulons pas, nous, les jeunes, les forts et les vivants futuristes.
« Viennent donc les bon incendiaires aux doigts carbonisés ! Les voici !.. les voici !.. Boutez donc le feu aux rayons des bibliothèques ! Détournez le cours des canaux pour inonder les caveaux des musées. Oh ! qu'elles nagent à la dérive, les toiles glorieuses ! à vous les pioches et les marteaux, saper les fondements des villes vénérables ! »


Revue Poesia éditée à Milan par F. T. Marinetti
1909
Le programme du Futurisme constitue un beau coup de gueule, avec d'innombrables répétitions dont nous faisons grâce au lecteur. C'est incohérent, d'une démence voulue, d'un nihilisme cherché, précieux, déplorable. Quels sont ces fameux Alcides inconoclastes ? Marinetti signe seul son pitoyable manifeste. Où sont ses troupes, ses lieutenants, ses soldats musclés, vengeurs, vaillants et lumineux comme des archanges littéraires ? On les cherche, il ne se montrent point. Si c'est Marinetti tout seul qui prétende se donner la tâche de délivrer l'Italie de sa gangrène de professeurs, d'archéologues, de cicerones et d'antiquaires, on se rassure. La montagne en gésine accouche d'une musaraigne. Le futurisme reste une charge du vieux répertoire toscan, celui qui montrait de si plaisants Capitans matamoresques, des Pantalon comiques, des Tartaglia grotesques, des Scaramouches vaniteux et niais, des Fracasse, donneurs de coups d'épée dans l'eau, des Matassins de carnaval et des Polichinelli marchands d'orviétan.
Cette tarasque du Futurisme n'a qu'une tête de carton et point de queue, elle vise à l'effet par l'effroi de son rugissement ; mais vite, on voit le vide à travers la cavité de la gueule et les trous des yeux sans âme. Il n'y a là qu'un coup de réclame qui ne servira guère son auteur. Une belle oeuvre puissante, originale, élevée aurait été préférable, Baudelaire, qui fut un maître altier et qui souffrait de son impuissance à réaliser en actes ses visions d'art, se contenta d'écrire :


Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait

D'un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve.

L'auteur des Fleurs du mal aurait nonobstant pris en pitié le manifeste du jeune italien qui évoque à nos souvenirs le cri des employés des gares de son pays, clamant, au-devant d'un train toujours en retard, cet appel aux voyageurs qui jugent du comique de l'invite : « Avanti, presto, prestissimo, subito ! »
Je n'aurais d'ailleurs point accordé la publicité de La Dépêche aux fantaisies marinettistes, si, à ce manifeste du futurisme, des jeunes poètes français n'avaient cru devoir répondre avec bon sens, clarté et modération par le programme opposé de l'école « Le Primitivisme ». Écoutons nos compatriotes, directeurs de la revue Poésie : MM. Touny-Lerys, Marc Dhano et George Gaudion. Ils constituent au moins un triumvirat, ce qui est déjà appréciable.
« 1° Nous chantons - disent-ils - la beauté dans toutes ses manifestations actuelles, dans celles que nous prévoyons, et dans le souvenir du passé admirable.
« 2° Les éléments essentiels de notre poésie sont dans l'intelligente bonté.
« 3° Une nouvelle littérature, s'efforçant de magnifier « le caractère agressif » et glorifiant « la guerre, le geste destructeur des anarchistes, les belles idées qui tuent et le mépris de la femme », nous exaltons la paix, le travail, l'ordre et toutes les belles idées qui font vivre, et nous célébrons la femme qui a inspiré à la poésie quelques-uns de ses sublimes accents ...
« 4° Nous admirons une automobile « rugissante et qui à l'air de courir sur la mitraille », nous sommes sensibles à toutes les découvertes dans le domaine de l'aviation et en général dans tous les domaines de la science, - mais nous ne voyons pas en cela une raison de mépriser la Victoire de Samothrace.
« 5° Nous ne voulons pas « démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, etc... » Nous trouvons qu'il y a déjà bien assez de politiciens, députés, sénateurs, voire conseillers généraux, pour se charger de ces tâches : nous sommes des poètes, non des entrepreneurs. »

Ces jeunes gens, par le mot Primitivisme, entendent désigner l'art qui se nourrit aux sources même de la vie et qui proviennent du début des âges. Ils ne veulent point séparer le tronc des racines de cet arbre merveilleux de l'art, sur les branches duquel il faut toujours et quand même se hisser pour espérer atteindre à l'idéale beauté, à la vision lointaine et sereine.
Le futurisme à l'italienne, c'est l'abolition, la négation du drapeau dont l'histoire est écrite dans ses moindres replis et qu'il suffit d'agiter pour exalter l'âme de tous ceux qui sentent, savent et reconnaissent que, sans leurs devanciers, sans les grands ancêtres, ils ne seraient rien.
Il est consolant de remarquer que le futurisme du signor Marinetti ne reçut point bon accueil dans nos cénacles poétiques. L'arlequinade du futurisme ne méritait aucun succès dans notre nation heureusement conservatrice de son génie essentiel et reconnaissante à ceux qui, peu à peu, créèrent l'âme française plus difficile à égarer et à fausser qu'on ne l'imagine.
Applaudissons donc nos clairvoyants poètes du primitivisme, c'est avec ardeur qu'ils reconnaissent que la pensée humaine suit une évolution dont les manifestations diverses dans les domaines de la science, de la littérature, de l'art, sont des chaînons qui les lient les uns aux autres. Ils constatent que les futuristes, quoi qu'ils puissent écrire dans leur démence, demeurent toujours, malgré eux, des éléments de continuité entre le Passé et l'Avenir. Rien de plus vrai ! Les dieux pourront s'en aller ... Marinetti ne les remplacera pas !.. Ah ! non ! Son Olympe, à ce prétentieux, est en toc et les foudres qui s'y agitent ne sont que de la réclame lumineuse et sans intensité. Encore un instant et on s'y prêtera plus aucune attention. Le futurisme ! des mots ... des mots ... des mots !!! »


Octave Uzanne


Publié pour la première fois dans la Dépêche de Toulouse du 14 mars 1909, cet article d'Octave Uzanne sera repris dans la revue L'Archer (Nouvelle Série, Numéro 4, Avril 1930). Le manifeste du Futurisme de Filippo Tommaso Marinetti a paru en France pour la première fois en une du Figaro le 20 février 1909 (d’abord publié en Italie, dans La Gazzetta dell’Emilia de Bologne, le 5 février 1909).

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