lundi 8 avril 2013

Octave Uzanne vu par Remy de Gourmont (1912) « Je ne connais pas d'esprit plus libre, plus jaloux de son indépendance, aussi bien dans ses écrits que dans ses relations. »

Remy de Gourmont donne en 1912, dans la quatrième série de ses Promenades littéraires (Souvenirs du Symbolisme et autres études), ce qui est sans doute le portrait le mieux senti d'Octave Uzanne. (*)

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OCTAVE UZANNE

Collection B. H.-R., 2013
Jusqu'ici M. Octave Uzanne n'avait guère publié ses livres qu'en des tirages de luxe, sur des papiers de choix et à petit nombre. Il aimait à associer à sa prose pittoresque les caprices de l'eau-forte ou de la lithographie et il est peu de ses ouvrages où l'on ne voie près de son nom celui de Rops, de Lynch ou de Paul Avril. De tels livres coûtent cher et se vendent cher, et, en dehors des amateurs, ils étaient peu connus, surtout depuis la disparitions des maisons Rouveyre et Quantin, ses éditeurs ordinaires. Autant le moindre écrivain recherche le succès, autant Uzanne semble l'avoir fui, moins par dédain peut-être que par haine des compromissions qu'il entraîne. Je ne connais pas d'esprit plus libre, plus jaloux de son indépendance, aussi bien dans ses écrits que dans ses relations. Il n'a jamais suivi, comme écrivain, qu'une discipline, celle de Barbey d'Aurevilly, sur lequel il prépare un livre de souvenirs et qui voulut écrire la préface d'un de ses premiers écrits, faveur que le vieux connétable ne prodiguait pas. Barbey était né en 1811. Pour lui, Uzanne se rattache directement aux grandes générations romantiques qui lui ont transmis, avec un goût marqué pour le style, un amour effrené de l'art. Uzanne s'intéresse à tout, mais à bien le pénétrer, on s'aperçoit que c'est à l'art que tendent ses préoccupations les plus diverses. Il l'a cherché jusque dans l'agencement matériel des livres, jusque dans la toilette féminine. Le livre et la femme, telles furent les premières amours d'Uzanne, et je ne crois pas qu'il les ait reniées, car sa bibliothèque est toujours riche en livres précieux et rares, et le premier ouvrage qu'il ait voulu retoucher et rééditer pour le grand public, c'est précisément une monographie de la Parisienne (**).
Est-ce au romantisme qu'il faut attribuer encore son goût de l'exotisme, sa curiosité des nations étrangères ? Je ne le pense pas. Il n'est pas besoin d'être romantique pour aimer voyager ; la passion des romantiques pour l'orientalisme, pour le pittoresque et l'étrange fut d'ailleurs assez casanière. Victor Hugo se garda bien d'aller voir l'Orient, même après l'avoir chanté ; Lamartine n'y fit qu'une apparition ; seuls, Théophile Gautier et surtout Gérard de Nerval voulurent connaître vraiment ces terres du soleil dont leur jeunesse avait rêvé. Ce n'est pas à la manière de Gérard de Nerval, non plus qu'à celle de Flaubert, qu'Uzanne aime l'Orient. Ils y cherchaient des paysages inconnus, de vieilles traditions sacrées ; Octave Uzanne y est surtout attiré par l'observation du conflit de la civilisation musulmane et de la civilisation européenne. L'Egypte anglais ne l'intéresse pas moins que l'Egypte des Arabes et il serait fâché, peut-être, de ne pas trouver au Caire un de ces confortables hôtels dont seuls les Anglais ont le secret.
C'est qu'avant tout Octave Uzanne est un esprit moderne. Il aime son temps et il ne professe aucun regret des siècles passés, encore qu'il sache, autant et mieux qu'un autre, apprécier la délicatesse de l'art et de la beauté qu'ils ont créés. Sa curiosité des moeurs étudiées sur place, des moeurs auxquelles on participe, qu'elles soient bonnes ou mauvaises, agréables ou fâcheuses, l'a poussé jusqu'en Amérique, jusqu'au Japon, et il s'apprête, paraît-il, à aller revoir Ceylan, dont il a la nostalgie depuis un premier voyage. Romantique veut dire surtout rêveur ; un voyageur, et surtout des pays lointains, est en somme un homme d'action, un homme de mouvement, tout au moins. Les deux tendances se retrouvent chez Uzanne. Il regrette ses livres et sa table de travail quand il est réduit à l'incommodité d'une cabine de navire ou d'une installation plus précaire encore ; mais, rentré chez lui, il tient mal en place et à peine le croit-on réinstallé, qu'il est parti pour Bruxelles ou pour Londres. Cette instabilité, qui semble s'être accrue avec les années, l'a un peu détourné des longs travaux ; mais elle a, au contraire, avivé sa verve de chroniqueur, renouvelée et comme aiguisée par le frottement de l'homme aux civilisations les plus diverses. Parmi les tâches de l'homme de lettres, la chronique, qui semble au premier abord la plus facile de toutes, est l'une des plus ardues pour ceux qui, comme Uzanne, visent toujours à la perfection du genre. Il faut pour ainsi dire porter son attention sur tous les sujets à la fois, sur toutes les manifestations de la vie et de l'intelligence, choisir avec promptitude la matière qu'il importe le plus de mettre en oeuvre et, quand on est décidé, traiter complètement et légèrement à la fois son thème en quelques deux cent lignes, et cela dans un style improvisé, mais qui doit avoir cependant des qualités certaines de clarté, de précision, de souplesse et d'esprit. Les chroniques d'Uzanne ont presque toujours assez de valeur pour former naturellement des recueils d'essais, de souvenirs, de visions, comme il le dit lui-même, plus durables que bien des livres moins improvisés.
L'ouvrage qu'il réédite aujourd'hui est, au contraire, du genre suivi, de ceux qui ont un commencement et une fin et forment un tout parfaitement complet. Il date évidemment d'une période de la vie de l'auteur où il jouissait d'une grande stabilité d'esprit, car c'est faire preuve d'une singulière persévérance que d'étudier, un à un, tous les types de cet être multiforme que l'on nomme la Parisienne. La voilà selon tous ses états, selon tous ses contrastes, depuis la grande dame jusqu'à la balayeuse des rues. Vouloir donner une juste idée de ce livre en quelques lignes serait fort présomptueux. C'est un tableau du Paris d'aujourd'hui et presque complet, quoiqu'il n'étudie que la femme, car on ne peut parler d'un sexe sans laisser entrevoir l'autre. Quels que soient non métier ou sa profession, la femme est femme avant tout et c'est ce qui donne de l'unité à cette enquête nécessairement fragmentée. Un professeur et un employé de commerce forment deux types sociaux parfaitement distincts ; entre la jolie institutrice et la jolie vendeuse, Don Juan ne fait pas de différence, et le point de vue de Don Juan sera toujours un peu celui de l'observateur le plus désintéressé. Tout livre de ce genre sera donc moins une étude sur les métiers exercés par les femmes que sur les femmes qui exercent des métiers, et c'est ce qui en fait, en dehors de tout autre point de vue, l'agrément.
Y-a-t-il un type de la Parisienne ? Cela n'est plus bien certain. La facilité avec laquelle la provinciale, l'étrangère même, prennent les différents aspects de la Parisienne donne à réfléchir. De plus, la plupart des Parisiennes ne sont pas nées à Paris, où beaucoup d'indigènes n'ont aucune des qualités que l'on reconnait généralement à cette catégorie de Françaises. Je crois qu'il y a des Parisiennes dans toutes les villes et surtout les grandes villes de France, ou, si elles n'en sont pas encore, elles peuvent le devenir en une saison. Peut-être que ce qui caractérise le mieux la Parisienne, c'est sa manière de comprendre et de sentir l'amour, mais cela tient à la grande liberté de sa vie, au peu de jalousie des hommes qui sentent l'impuissance de leur attention dans cette immense fourmilière. Cette confiance est d'ailleurs la meilleure tactique. Attaquée de trop de côtés à la fois, la Parisienne passe sa vie à parler de l'amour, bien plus qu'à le pratiquer. Au reste, il y a bien des sortes de Parisiennes et il est naturellement d'elles comme des femmes en général : tout ce qu'on en dit est à la fois vrai et faux, juste et injuste. Le livre d'Uzanne, écrit à un point de vue purement objectif, ne mérite pas ce reproche ; précis dans son observation, il est équitable dans son jugement philosophique. Veut-on le titre complet de l'ouvrage ? C'est presque une analyse : « Etudes de sociologie féminine. Parisiennes de ce temps en leurs divers milieux, états et conditions. » Etudes pour savoir « l'histoire des femmes, de la société de la galanterie française, des moeurs contemporaines et de l'égoïsme masculin. Ménagères, ouvrières et courtisanes, bourgeoises et mondaines, artistes et comédiennes. »
Cela a une petite senteur dix-huitième siècle qui n'est pas désagréable et ne gâte rien. On pense à Sébastien Mercier et à Restif de la Bretonne, et on n'a pas tort. C'est entre ces deux grands observateurs des moeurs françaises et du coeur humain que se place naturellement Octave Uzanne.


Remy de Gourmont

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(*) pp. 129-135. Nous renvoyons le lecteur à la collection de lettres de Remy de Gourmont à Octave Uzanne que nous avons déjà publié dans les colonnes de ce blog (lien ci-dessous). Voir également à propos des Promenades littéraires de de Gourmont le site des amis de Remy de Gourmont (CARGO)

http://www.remydegourmont.org/de_rg/oeuvres/promenadeslitteraires/notice.htm#4

(**) O. Uzanne. Parisiennes de ce temps. Paris, Mercure de France, 1910

Table des Lettres autographes de Remy de Gourmont à Octave Uzanne. Mise à jour permanente.

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