mercredi 3 avril 2013

Octave Uzanne répond à une question posée par Les Jours Nouveaux : Comment est galvaudée l'Intelligence française (15 janvier 1920)


Octave Uzanne répond à une question posée par Les Jours Nouveaux (*) (Cahier n°8 - 15 janvier 1920) : Comment est galvaudée l'Intelligence française. Voici comment est présentée cette enquête.

« Dans les Jours Nouveaux du 15 décembre 1919, nous avons posé la « question de l'intelligence » - en face des méfaits de la sensiblerie. Notre sous-titre : « Pour une résurrection intellectuelle moderne », indique que nous n'emprisonnons pas la question dans les limites d'une doctrine.
Nous la posons, en réalisateurs, c'est-à-dire en considérant l'effort présent qu'il est urgent d'accomplir - et en prenant souci de l'avenir intellectuel.
Nous avons publié, déjà, sur cette question, l'opinion de M. Marius Aimot (15 déc. 1919). De même, dans les Jours Nouveaux du 5 janvier 1920. M. Gabriel Bounoure, agrégé de l'Université, traitait notre point de vue dans sa remarquable « Lettre », pleine d'un réalisme savoureux et avisé : Organisation, Intelligence et Bonhommie.
Aujourd'hui, nous donnons l'opinion de notre éminent ami, M. Octave Uzanne.

« L'indiscutable désarroi de l'intellectualité française, la pitoyable anarchie que l'on découvre dans tous les domaines où s'exerce l'intelligence contemporaine, le manque absolu de discipline à une règle commune de notre attitude morale, le défaut d'orientation, pour tout dire, des esprits, tout cela tient, se résume dans l'égoïsme exclusif, dominateur, et surtout dans l'inflation excessive des vanités de l'individu-cabotin, si vite juché sur les tréteaux des Lettres, des Sciences et des Arts.
Il y a partout révolte déclarée de l'intérêt privé contre l'intérêt collectif ; volonté d'arrivisme au succès, en gravissant sur le dos des meilleurs, qui sont des laborieux, des timides ou des dédaigneux des publicités vulgaires. La poussée en avant est une cohue écœurante où toutes les délicatesse sont étouffées, toutes les aristocraties spirituelles foulées aux pieds et les élites laissées à l'arrière.
Chaque intellectuel n'est plus qu'un m'as-tu lu ? un complaisant Narcisse de sa propre esthétique, se contemplant au seul miroir de ses productions, dont il est à la fois l'apôtre, le thuriféraire et le commis-voyageur.
Les tours d'ivoire, où l'esprit de Platon pouvait régner encore, ont été tour à tour abandonnées pour les salons et les cénacles - d'admiration mutuelle ou réciproque. Chacun apporte soigneusement, dévotement, son piédestal avec soi. Il n'y a plus d'écoles, plus de doctrines, plus de religion mystique, plus de chapelles. Les thébaïdes s'érigent sur les boulevards et y font assaut de publicité lumineuse. J'estime que l'intelligence achèvera de se déconsidérer et que le gâchis intellectuel se terminera en débâcle. La Renaissance de l'intellectualisme ne peut partir que d'une ère nouvelle qui s'établira sur les ruines de notre société écœurante de bas histrionisme et d'indécentes spéculations de toutes les formes de l'esprit industrialisé, commercialisé, boutiquier à l'excès. Dans la bataille des mesquins égoïsmes qui se hâtent vers le viol de la Renommée, devenue fille publique, il n'y a ni mesure, ni le moindre reliquat de conscience ou d'honnêteté. Devons-nous nous étonner du mépris souverain qui s'attache à l'intelligence et du dérèglement de la sensibilité moderne, si nous regardons le spectacle contemporain avec la pitié qu'il fait naître en nous ?
Là où il n'y a plus d'Idéal, quelle beauté pourrait encore résider dans des idées qui ne sont plus que des formules ou des marchandises confectionnées en série ? Tout, en définitive, demeure question de boutique. Chacun s'applique, avant tout, à se faire une marque de fabrique, vulgarisée à grand renfort de réclame intensive par les rotatives du journalisme, toujours prêt à reconnaître le talent, et même le génie, de ceux qui passent à la caisse de la maison fournisseuse d'éloges, sur commande, à cinq louis la ligne.
Lorsque se trouvent enfin, solidement lancés, par une publicité à grand rendement, les produits des intelligences d'affaires, les grands magasins de nouveautés littéraires et artistiques livrent à leur clientèle mondiale une littérature de tout repos, provenant d'auteurs recommandables dont les calicots de la librairie déclarent qu'on sera sûrement satisfait. Les estampilles des académies et celle des nouveaux jeunes primés par les Dix goncourtistes ou ces Dames de La Vie heureuse, font superbement prime dans les galeries de ravitaillement, - c'est la carte d'or, « cuvée réservée » des grands vins intellectuels extra selects, goût français des maisons qui se respectent. Comment ne pas sourire devant la réussite de ces indigents procédés qui se relèvent encore de la misère des rubans rouges pour écrivains arrivés ! Souhaitons la bienheureuse faillite de cette intelligence-là.

Octave Uzanne »


(*) Les Jours Nouveaux. Revue paraissant les 5, 15 et 25 de chaque mois. A Paris, 10, rue Oudinot. Prix du numéro 1 fr. 50 (France) et 1 fr. 75 (Etranger). Cet article nous a été aimablement communiqué par Mikaël Lugan.

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