La Une du Figaro, Supplément littéraire, du samedi 12 mai 1924. (*)
Joris-Karl Huysmans meurt le 12 mai 1907 dans sa maison du 31 de la rue Saint-Placide à Paris. Octave Uzanne, son ami, rend compte de cette disparition dans un article publié dès le 16 mai dans la Dépêche de Toulouse, sous le titre : « J.-K. Huysmans : Un grand dégoûté ». 17 ans plus tard, le 12 mai 1924, Octave Uzanne, toujours fortement imprégné des souvenirs de son ami JK, comme il l'appelait, donne au Supplément du Figaro, un nouvel article sur son ami « si profondément original » et aux « œuvres si furieusement désanchantées ». Sous le titre « Un suprême dégoûté - J.-K. Huysmans, réaliste-mystique », Uzanne donne un tout autre article, qui n'est en rien une simple correction ou réécriture approximative du premier publié 17 années auparavant. Malgré les similitudes dans le titre, ce sont bien deux portraits vivants et chargés d'émotion, foncièrement distincts l'un de l'autre, que nous donne l'auteur de Son Altesse la Femme.
La hasard, toujours parfait ami des volontés farouches, a mis récemment sur notre route une carte-lettre d'Octave Uzanne, sans doute adressée au directeur du Figaro, le 5 avril 1924, relative à cette question. La voici retranscrite intégralement :
[Saint-Cloud-Montretout (S.-&-O.) 62, Boulevard de Versailles. Tél. Saint-Cloud : 6-07 // OCTAVE UZANNE - Le dimanche de 2 h. à 5 h. (ou sur rendez-vous)]
Collection B. H.-R., 2013 |
Ce 5 avril 24
Mon cher confrère,
Je vous envoie une minime contribution à votre N° Anatole-France que vous trouverez ci-contre.
Le 12 mai prochain a lieu l'anniversaire (le 17eme) de la mort de J. K. Huysmans, et il est question d'une plaque à apposer sur la maison du 31 R. St Placide où il mourut, mais je n'en suis pas sur.
L'écrivain d'A Rebours fut mon ami - Je pourrais vous donner un article à paraître dans le n° du Suppt du samedi 10 mai sur l'homme qui fut un grand dégoûté, et dont l'étude, à ce point de vue, serait amusante.
Pouvez-vous me réserver 200 à 250 lignes pour ce 10 mai ?
Si oui, je vous enverrai copie avant la fin de ce mois.
D'ailleurs, j'aimerais causer avec vous sur ce sujet et d'autres. Pourrais-je vous rencontrer mardi ou mercredi prochain à 3 h 1/2 au Figaro. Si oui, heure précise j'y serais - écrivez ou téléphonez moi (chez moi de 5 à 7)
Mes bon souvenirs sympathiques.
Octave Uzanne
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UN SUPRÊME DÉGOÛTÉ
J.-K. Huysmans, réaliste-mystique
Après-demain, le lundi 12 mai courant, les amis de J.-K. Huysmans commémoreront le 17e anniversaire de sa mort. Il fut question d'une plaque désignant, au 31 de la rue Saint-Placide, la maison où s'éteignit saintement, après de longues et indicibles souffrances, l'écrivain de A rebours, de En route, de Là-bas et de la Cathédrale. Cette cérémonie sera sans doute différée, mais l'heure reste opportune d'évoquer le souvenir d'un auteur si profondément original et qui évolua si rapidement du naturalisme le plus accusé au mysticisme recueilli, extatique et fervent sans rien abdiquer de cette misanthropie outrancière dont témoignent ses œuvres si furieusement désenchantées.
J. K Huysmans fut un hypersensible sans épiderme suffisante pour le protéger du contact d'autrui. Son royaume n'était pas de ce monde. Vite meurtri et écorché à vif par les moindres chocs du panier à salade social, il fut dolent, morose, hypocondriaque, il s'ulcéra, se contrista, cultiva l'atrabile et se complut dans l'anorexie, le fastidieux, la monotonie médiocratique des existences sans horizon, vouées à l'ennui, aux vulgarités, aux pitoyables à peu près dénués de tout réconfort.
Par un miracle inexplicable, aussi bien que providentiel, avec un tempérament aussi morbide qui aurait pu faire de lui un de ces valétudinaires grognons, désespérés, enragés de ses vexations absolument impossibles à vivre, cet extraordinaire désabusé avait hérité une âme sensible à l'art, éprise aussi bien des laideurs et déviations que des rebutantes perfections de la beauté. Son esprit, surtout volontiers ironique et blagueur, savait s'amuser de ses propres censures et vomiturations. Il s'en jouait avec une drôlerie surprenante. Il était le virtuose de ses intolérances qu'il rendait humouristiques et pittoresques. Il restait maître de sa science de démolisseur anarchiste brisant toutes les cariatides des temples du succès et les bazars de réputations de camelote à la mode. Son vocabulaire critique de contempteur avait une causticité satirique d'une raillerie verbale inoubliable. Il cuisinait la saveur de ses dénigrements avec des épices qui accentuaient l'incomparable ragoût de ses flétrissures sarcastiques.
Je pensais souvent auprès de ce vieil ami de toujours à ce jugement du poète latin, notre vieil Horace, affirmant que la vie avait des charmes qu'il fallait reconnaître, si toutefois une fâcheuse destinée ne nous avait livré à la pituite : Nisi quum pituita molesta est.
Or, le pauvre Huysmans était de naissance dyspeptique flatuleux et pituiteux avéré. Cette source d'afflictions justifiait relativement ses états d'âme délabrée, ce cœur englouti sous les nausées, cet esprit inappétent aux ivresses collectives, ces dégoûts de tout et de tous, cette méconnaissance des harmonies et du pittoresque de la nature et cet incoercible besoin de dépréciation, de dévalorisation des talents ou des génies consacrés à son avis par la veulerie, la cécité, l'incurable sottise de la masse grégaire.
Il n'y avait en lui, cependant, nulle envie, ni aucun symptôme de vanité. Il dédaignait toute ambition, n'avait d'autre directive ici-bas que celle de son labeur littéraire. Il acceptait sans révolte d'être un bureaucrate de ministère plutôt qu'un oisif à ventre doré. La fortune ne l'aguichait guère et la gloire tapageuse lui serait apparue comme la plus indésirable envahisseuse de sa vie solitaire et silencieuse.
Il n'y avait donc aucun sentiment mesquin, égoïste ou vulgaire à l'origine de ses exaspérations, lorsqu'il observait les ruées humaines vers les capitoles, les instituts, les estrades triomphales et vers tous les mâts de Cocagne où se décrochent des timbales en plaqué.
Les dégoûts s'insinuaient peu à peu dans son penetratia mentis, sanctuaire de l'inconscient. Ils s'y accumulaient. C'était pour ce sybarite intellectuel une obligation de s'en purger, soit par le vomitoire de ses causeries, soit dans ses écrits, surtout dans ses lettres familières. Ah ! ses épîtres intimes, ses moindres billets que je relis souvent sont, à ce point de vue, documentaires à l'excès ! La plupart se terminent par des formules brèves dépeignant ses dépressions : Ennui vaseux ! ou Quel temps mol et fade et, tout de même, que Paris pue ! ou encore : Je suis installé dans un hôtel chic, quel séjour émétique pour mes goûts !
Certain jour, il s'écriait : « Que la littérature m'ennuie et que les éditeurs ont le crâne épais ! De la dynamite et des trépans ! »
Il serait impossible d'échantillonner toutes ses façons d'excréter ses écœurements, de dégorger ses sputations nauséeuses. Elles étaient infinies, drolatiques dans leur disproportion avec le sujet qui les provoquait et d'une fantaisie malicieuse, d'un inattendu qui les rendait funambulesques au suprême degré. Le panmuflisme contemporain, la politique de voyous, le cabotinage littéraire, les nauséabondes vaselines des peintures de nos annuels Salons, étaient surtout pour lui ses thèmes préférés.
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Bien à tort, selon moi, on affirma que sa littérature était moins dépendant de la pathologie que son individualité même. Chez ce naturaliste mystique, très embrumé de pessimisme, l'homme et l'oeuvre ne font qu'un et sont indissociables ou plutôt indivisibles. Entendre la causerie de Huysmans ou lire ses livres, c'était tout un pour ceux qui le fréquentaient par dilection réciproque. Ses romans offrent à la fois la même unité que sa vie. Ils présentent, au même degré que leur auteur le désabusement, l'ennui pesant, l'insipide répugnance des joies humaines, ce toedium vitae, en un mot provoquant un sempiternel bâillement.
L'écriture en est aussi artiste, aussi pittoresque, aussi désopilante, en certains points, par ses sarcasmes exagérés ou ses analytiques dissertations que le fut le verbe même de l'écrivain, lorsque, en confiance, il se soulageait abondamment de ses haut-le-coeur, de ses impitoyables mépris pour tous les paltoquets, les goujats, les faquins et plats valets qui encombraient les accès des temples, où il n'aurait voulu voir que d'honnêtes et respectables dévots communiant à la Sainte Table en toute humilité.
Le principal protagoniste de chacun de ses ouvrages, que ce soient M. Folantin, des Esseintes ou Durtal, sans parler des autres, c'est toujours Huysmans en personne qui s'exprime, se raconte et se met en scène. Il s'avouait démuni de toute imagination, inapte à confectionner des fictions compliquées, à chercher des avatars psychologiques, c'est-à-dire animer d'un caractère, d'une âme d'emprunt, des héros d'aventures n'attirant pas son intérêt. La forme de ses oeuvres est toujours identique et ne varie pas. Son guignol encadre toujours un unique type désorienté, déprimé, flappi, ayant, à son exemple, des troubles de sensibilité générale et des désordres gastriques : prompt à encaisser les humeurs chagrines de l'hypocondrie et à s'enliser dans des marécages de nausées pour fuir éperdument les méfaits inqualifiables de la jungle sociale. Ses créatures ne songent qu'à s'évader des bassesses ou trivialités du milieu médiocratique où les confinent l'universelle sottise et le marasme des saumâtres soucis domestiques. C'est grâce à la verve endiablée du maître écrivain qui sut tirer de ses horripilations des effets tragico-comiques et qui revêtit son style d'une originalité puissante, que ces êtres falots, vacillants, maupiteux et maladifs vivent et s'installent dans notre souvenir avec une autorité indiscutable, tels les prototypes des meilleurs romans de notre classique littérature.
Certes, cet extraordinaire insatisfait qui souriait davantage à ses déceptions qu'aux petites joies quotidiennes qui sont la rosée rafraîchissante de la vie normale et moyenne de l'homme-plante organisé en société, avait surtout le goût du bizarre, de l'artificiel, du biscornu, de l'excentrique et de l'hétéroclite. Il se plaisait à subordonner les émanations de l'art faisandé, des fleurs perverses et monstrueuses. Il recherchait les paysages arides, les terrains épilés de toute verdure, encombrés de déchets ménagers, tout ce qui sent la désolation, le vice, l'abjection. Il s'attardait à peindre les fortifs avec autant de plaisir que son excellent ami Raffaëlli. Tout ce qui se présentait solidement valide et sain l'indifférait et l'affligeait plutôt. Il voyait les choses avec l'oeil déformateur et fantasmagorique de ces Hollandais, ses ancêtres, qui, à l'exemple du maître Ihéronimus Bosch, représentaient dans leurs tableaux ou estampes des tentations hallucinantes, des cauchemars horrifiques, des visions irréelles par l'excès des déformations, grimaces, gibosités, claudications et laideurs caricaturales.
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Lorsqu'il vint à hausser vers les régions éthérées de la foi chrétienne sa curiosité de l'ailleurs et qu'il voulut tenter cette nécessaire évasion hors de son lamentable train-train d'existence, où son âme dolente se sentait en constante défaillance, J.-K. Huysmans connut enfin un certain soulas, une paix relative, une sérénité confortable. Mais je ne suis guère convaincu qu'il ait complètement abdiqué sa personnalité de grand dégoûté immarcescible.
Je le vis à Ligugé : je séjournai chez lui, à la Maison Notre-Dame, toute voisine du couvent qui l'avait accueilli dans sa détresse. J'assistai à ses ferventes dévotions au pieds des autels. Je n'en retrouvai pas moins le vieil homme de naguère, essentiellement habitudinaire, comme disent les néo-scientistes de la médecine. Je compris qu'il gravissait toujours son calvaire ardu, rocailleux, plein d'ornières où il subissait sans cesse des entorses morales et prenait des tours de rein en avalant encore fastidieusement des couleuvres au contact de l'humaine nature. Son âme pouvait être extatique, mais son coeur se souvenait toujours à tout propos. Il m'écrivait de là-bas au cours d'un été ardent : « La campagne est nauséuse ; l'astre ignoble sévit. Je suis à l'état d'une éponge visqueuse sur un évier. »
Il n'aurait pas été Huysmans s'il n'eût pas resté celui qu'au Grand siècle Molière aurait peint plaisamment sous ce nom : le Mécontent.
Il était incomparable dans son intolérance pleine d'une originalité si savoureuse. Il est heureux que rien n'ait pu le métamorphoser intégralement et que le bon Dieu lui-même y ait perdu son latin. Sainte Lydwine de Schiedam nous fournit une preuve suffisante que son minutieux et remarquable hagiographe avait conservé intact son goût originel pour les ulcères, les sanies et toutes les purulences du corps humain, si fragile, hélas ! devant sa destinée dont se poursuit l'accomplissement jusqu'à la pulvérulence définitive de la matière périssable.
Octave Uzanne
[Supplément du Figaro du samedi 12 mai 1924]
(*) La une "Huysmans" du Figaro, Supplément littéraire du samedi 12 mai 1924 se trouve partagée avec un article de Gustave Kahn intitulé les inquiétudes d'Huysmans. Ce numéro du Figaro est téléchargeable sur le site de Gallica.
JK, l'éternel souffreteux !
RépondreSupprimerPas si étonnant qu'il s'entendait si bien avec Uzanne au final ...
RépondreSupprimerB.