Bibliopolis recèle de ces belles histoires comme on n'aurait souvent peine à en imaginer le scénario. Le lundi 4 février 2013 un ami promeneur des quais de la Seine m'informe qu'il a vu la veille une édition remarquable de Son Altesse la Femme d'Octave Uzanne gisant au fond d'une boîte de bouquiniste du Quai de la Tournelle, un peu avant le Pont de Sully. Exemplaire doté d'un « copieux et truculent envoi ».
N'ayant pu me contacter sur le moment, c'est un ami promeneur missionné qui retourne sur place le samedi suivant (9 février). Le livre est toujours là ! Cette fois le livre est acheté.
Quelques jours plus tard le volume arrive à bon port soigneusement emballé. Il trône désormais en belle place sur les rayons d'une bibliothèque qui l'attendait.
Il aura fallut près de 130 années pour que ce volume arrive ici. 130 années de voyages, de déménagements, de bousculades bouquinières sur les quais et sans doute en mille autres lieux. Tel est le destin des livres miraculés qui fait qu'ils ont du prix ! Non pas du prix en monnaie sonnante et trébuchante, non, simplement du prix aux yeux et à l'esprit de celui ou de celle qui le convoite ou de celui ou celle qui se trouve un jour ou l'autre sur son chemin, par les hasards et coïncidences des mouvements de la vie, pour le plaisir, pour l'histoire.
Il est temps de découvrir ce volume. Il s'agit d'un exemplaire de Son Altesse la Femme par Octave Uzanne. Première édition de luxe publiée chez Albert Quantin à Paris (achevé d'imprimer le 28 octobre 1884). Edition richement illustrée par Gervex, Gonzalès, Kratké, Lynch, Moreau et Félicien Rops. De format grand in-8 et imprimé sur beau papier vélin des Vosges (tirage à petit nombre), sa couverture est joliment illustrée d'une aquarelle photogravée d'après Gustave Fraipont. Le volume a été relié, sans doute peu de temps après l'impression, en maroquin bleu nuit par le relieur Engel. Sobre et classique plein maroquin à gros grain, avec fer doré sur le premier plat et dos à nerfs orné de fleurons dorés dans les caissons, tranches dorées, dentelle dorée en encadrement intérieur des plats, gardes et doublures de papier peigne. Exemplaire contenant deux ex libris. Le premier, celui qui est collé au premier contreplat, est celui de Francisque Sarcey (tiré en sanguine). Le second est celui de Curt & Lilli Sobernheim. On lit sur le faux-titre, en haut, l'envoi suivant :
« à Francisque Sarcey,
lisez le ou lisottez le, cher confrère et ami,
l'illustration hors texte n'est point parfaite -
le texte vaut-il mieux ?
Octave Uzanne »
Quelques recherches plus tard ... Nous avons retrouvé cet exemplaire sous le n°652 de la vente des livres de la bibliothèque de Francisque Sarcey, seconde partie (novembre 1899). L'exemplaire y est décrit précisément et ne laisse pas de place au doute. Un étui était décrit qui a été perdu depuis. Le couple Curt & Lilli Sobernheim, de Berlin, a probablement fait l'acquisition de ce volume à la vente Francisque Sarcey ou peu de temps après puisque leur ex libris, d'après la documentation, aurait été gravé en 1894. Leur bibliothèque était-elle en France ? à Berlin ? Le volume a sans doute alors commencé un étonnant périple de plus d'un siècle entre bibliothèques privées, librairies anciennes, pour finir échoué, non loin de son point de départ, au fond d'une boîte de bouquiniste du quai de la Tournelle à Paris.
Ce long voyage comportait tous les risques que l'on sait : avaries du transport, intempéries, accidents, guerres, etc. Il a su résister et est arrivé au port en bel état. Quelques inévitables stigmates de séjours prolongés à tous les vents, de manipulations répétées, ne lui ont pas enlevé le charme du bel ouvrage de bibliophilie sans doute le plus souvent choyé que malmené au fil des ans. Quelques légères usures aux coins de la reliure donc, quelques rousseurs au papier et aux gravures, infimes frottements ça et là, le tout sans gravité. A noter que la reliure d'Engel a bien joué son rôle de protection.
Émouvante acquisition donc, que cette Altesse de Quais, dénichée par un promeneur des quais que je ne remercierai jamais assez d'avoir eu, et l’œil et l'esprit. Merci encore à lui !
L'envoi autographe d'Uzanne au maître Sarcey ne manque en effet pas de piquant. Accès d'humilité d'un jeune auteur (Uzanne a 34 ans) qui offre à un ténor de la critique littéraire et du journalisme son dernier ouvrage et en même temps l'une des ses plus précieuses productions esthétiques. Fausse modestie qui appelle du pied le compliment ? sans doute. La question en tous les cas est posée, gageons que Francisque Sarcey a dû donner sa réponse à l'intéressé, verbalement ou par écrit, même si elle ne nous est pas parvenue à ce jour.
Nous avions déjà publié un article concernant un autre ouvrage offert à Sarcey par le jeune Octave Uzanne alors à ses tout débuts : Un envoi intéressé du jeune Octave Uzanne au critique Francisque Sarcey (29 mai 1875). Poésies de Benserade (envoi autographe en vers). A lire ou à relire.
Combien de livres de la sorte reste-t-il à découvrir au fond des boîtes des quais ? Quelles surprises nous réserve encore le sort qui est le nôtre, celui de ne jamais croire à l'impossible ? Remercions encore ceux qui nous aident à poursuivre ce rêve.
Bertrand Hugonnard-Roche
et
Un promeneur des Quais
Belle destinée pour cet ouvrage qui arrive donc à bonne destination. Pierre
RépondreSupprimerEncore un ex-libris de couple ? Partager la passion des livres avec sa femme, quelle idée saugrenue ! ;-)
RépondreSupprimerIl y a parfois un doux vertige à imaginer toutes les mains, toutes les bibliothèques dans lesquelles un livre qui a traversé les siècles a pu connaitre.