« zoo humain » du champ de Mars, 1895
Probablement ce qu'ont vu alors Jean Lorrain et Octave Uzanne
Octave Uzanne et Jean Lorrain sont en visite à l'Exposition Ethnographique de l'Afrique Occidentale qui eut lieu en 1895 sur le Champ de Mars et à proximité. « Villages noirs au Champ de Mars, 350 indigènes » indique un catalogue illustré imprimé à l'époque. Jean Lorrain rend compte de cette visite dans un Pall-Mall daté du Mercreci 8 juillet [1895]. Voici cette visite dans le « zoo humain » (*) du champ de Mars vue par Jean Lorrain aux côté d'un Octave Uzanne impliqué :
Mercredi, 8 juillet. - Le long de murailles en pisé, des ombres bleuâtres accroupies ; des grains de corail, d'ambre et des grigris luisent, ça et là, sur des poitrines plates et des coups d'ébène ; dans les faces obscures, trois clartés, l'émail des deux yeux et le rose des gencives, d'un rose humide d'intérieur de figue fraîche : des bruits de tam-tam, des ronflements de tambourin avec, de temps à autre, le rire aigu d'un fifre ; dans la nuit chaude, des relents de musc et de laitage aigre : le village noir du Champ de Mars, le campement des Soudanais et des Malgaches établis avenue La Bourdonnais.
Enroulées dans des cotonnades bleues, les jeunes femmes ont une grâce animale, une familiarité de jeunes singes assez curieuse. Le dessin de la poitrine des vierges est à la fois hardi et chaste. Octave Uzanne, que j'accompagne, sort des dessous des étoffes et, par trois fois, m'élève à hauteur de l'oeil des bras fins et ronds, cerclés de bracelets de bois noir qui sont de véritables objets d'art ; la jeune négresse, qui se laisse faire, découvre des dents de cannibale, blanches et dures, dans un visage d'enfant malicieux ; mais la marmaille qui grouille autour de nous, odieusement quémandeuse et apprivoisée, a vraiment par trop d'audace ! Un tas de petites pattes gluantes et froides se colle dans votre main ; des doigts fureteurs vous pénètrent et vous palpent, et depuis les tout petits, ceux qui, tout nus, le nombril à l'air et la bouche barbouillée de couscous, titubent sur leurs jambes trop grêles, jusqu'aux adolescents drapés dans des gandouras d'azur et d'une câlinerie équivoque avec la manie de se frôler à vous, tous, mâles et femelles, vous entourent, vous poursuivent, vous assaillent et vous harcèlent des mêmes mains tendues, agrippeuses et caressantes, du même sourire prometteur et de la même œillade mi-implorante et mi-obscène : « Deux sous, monsieur, deux sous, toi bien gentil, moi aimera toi ».
Les guerriers, Tiédos, qui jouent infatigablement aux dés, toute la journée et la moitié de la nuit, attablés au café soudanais, abandonnent leurs parties, pour vous demander, du même ton enfantin et lascif, de solder leurs pertes de jeu ; et, dans les ruelles du village, des vieux spectres à mamelles pendantes se lèvent tout à coup du banc, où elles allaitaient des espèces de crapauds noirs, pour vous dire à la façon des sorcières de Fife, saluant Macbeth dans la bruyère : « Deux sous, monsieur, tu seras roi ». Et l'odeur du nègre, un relent de beurre salé et de poivre, monte, plus écœurante dans la nuit d'orage ; une lune de féerie, un croissant d'acier bleui, brille étrangement au-dessus des palmiers desséchés et des toits de roseaux. Sur la place, plus éclairée, des musiques et des danses ; des nègres pantalonnés de blanc, en bras de chemises et coiffés de larges panamas enrubannés de rose, trépignant, avec des cris de joie, une bamboula hilare. Ce sont des Malgaches d'allure et de gestes très nègres de la Case de l'Oncle Tom.
« Deux sous, Madame, moi aimera toi ». C'est un nègre, un Tiédos, celui-là, et ma foi bien planté, qui poursuit et obsède Mlle Margot de Gevaerts, une blanche apparition de batiste et de moire aventurée dans les cotonnades et les puanteurs du village noir.
Jean Lorrain
« zoo humain » du champ de Mars, 1895
Probablement ce qu'ont vu alors Jean Lorrain et Octave Uzanne
(*) Les « zoos humains », symboles oubliés de l’époque coloniale, ont été totalement refoulés de notre mémoire collective. Ces exhibitions de l’exotique ont pourtant été, en Occident, une étape majeure du passage progressif d’un racisme scientifique à un racisme populaire. Depuis l’exhibition en Europe de la Vénus hottentote au début du XIXe siècle, elles ont touché, comme on le découvrira dans ce livre remarquablement documenté, des millions de spectateurs, de Paris à Hambourg, de Londres à New York, de Moscou à Porto. Dans ces exhibitions « anthropozoologiques », des individus « exotiques » mêlés à des bêtes sauvages étaient mis en scène derrière des grilles ou des enclos. Mesurés par les savants, exploités dans les cabarets, utilisés dans les expositions officielles, ces hommes, ces femmes et ces enfants venus des colonies devenaient les figurants d’un imaginaire et d’une histoire qui n’étaient pas les leurs. Premier ouvrage de synthèse sur la question, rassemblant les meilleurs spécialistes internationaux, Zoos humains met en perspective la « spectacularisation » de l’Autre, à l’origine de bien des stéréotypes actuels. L’enjeu de cet ouvrage est aussi de comprendre la construction de l’identité occidentale. (Présentation de l'ouvrage de Nicolas Bancel, Zoos Humains, au temps des exhibitions humaines, 2004)
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