Octave Uzanne, 42 ans, débarque à New-York le 10 avril 1893. Il y restera jusqu'au 10 juin. 2 mois d'excursions entre New-York, Philadelphie, Baltimore, Washington, Chicago, Niagara Falls, Montréal, Québec, Boston et New-York en retour final. Octave Uzanne était envoyé en tant que journaliste pour le Figaro afin de couvrir la World's Fair de Chicago : il passe ainsi 3 semaines à Chicago et en fait une ample description dans le guide qu'il publie à la fin de l'année 1893 à son retour : « Vingt jours dans le Nouveau Monde. De Paris à Chicago. 175 dessins. » Titre bien mal choisi puisque le périple, plus long qu'annoncé, donne un panorama complet du parcours suivi par Uzanne pendant son séjour de deux mois. Fidèle à ses habitudes, ce sont des sensations très personnelles que nous livre le journaliste. Dans ce guide il ne sera d'ailleurs pour ainsi dire pas question de la fameuse Exposition de Chicago (Columbian Word's Fair), puisque cet aspect sera traité particulièrement dans les articles qu'il livrera au Figaro (et aussi àL'Illustration), nous y reviendrons bientôt.
Uzanne séjourne à Chicago pendant 3 semaines. Il en repart le mardi 23 mai 1893 comme il l'indique dans une très belle lettre adressée ce même jour à sa mère (Archives de l'Yonne, fonds Yvan Christ). Il a dû arriver à Chicago dans les premiers jours du mois de mai. C'était il y a tout juste 120 ans !
En attendant, cette description sensitive de la mégapole Chicago nous donne l'occasion de vous présenter le texte en plusieurs parties, publiées à la suite dans les jours qui viennent. Voici.
Bertrand Hugonnard-Roche
Pour faire suite à : Octave Uzanne à Chicago - mai 1893 - Première partie : L'arrivée - Sensations générales.
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Chicago. - Les rues de Chicago.
Les rues et avenues de Chicago sont plus intéressantes à parcourir de jour ou de soir que celles de New-York. Sous la lumière grise du ciel ou l'aveuglante clarté des lampes électriques, on y trouve sans fatigue d'extraordinaires surprises et de fréquentes occasions de dégager le comique des choses. - Une flânerie devant les étalages toujours ouverts et éclatants n'est pas à dédaigner ; presque chaque vitrine possède des curiosités qui décèlent bien ce besoin d'épater qui est ancré si profondément dans tout bon négociant chicagoïen.
On ne saurait imaginer ce que l'on y voit de figures de cire de toute grandeur, d'annonces impaybles de machinations naïves ! Le président Cleveland, serrant la main à la République américaine et enveloppé dans les plis du drapeau national, sert de mannequin à un tailleur ; une boutique de blanc imagine de figurer, derrière des glaces, une immense caravelle faite de mouchoirs de poche, avec des mâts de serviettes roulées et des voiles en rideaux de guipure, et sur cet esquif de fil de lin on voit à la proue un Christophe Colomb commandant la manœuvre à dix matelots, tandis que le bateau, mû par des mécanismes étranges, se balance sans trêve sur des flots houleux de serviettes-éponges et de draps bouillonnés.
Tout est à l'avenant : des tours Eiffel en papier à lettres, des statues réalisées en chaussettes empilées, des châteaux fabriqués en lingerie, et partout des figures de cire souriantes, grimaçantes, d'aucunes horribles comme des figures cauchemars, têtes d'enfants, têtes de vieillards, têtes de femmes : c'est un extraordinaire musée Tussaud de la rue.
Beaucoup de vastes bazars occupent tout un bloc. Là, tout se trouve réuni : chaussures, confiserie, habits, pharmacie, instruments de musique, tabac et cigares, costumes de femmes, liqueurs, viandes et légumes, bar et restaurant. Une promenade dans ces énormes boutiques à bon marché est particulièrement amusante ; j'y ai passé une matinée qui vaut bien, comme intérêt, la visite à la tuerie de cochons, chez Armour, dont je parlerai tout à l'heure.
Les hôtels. - Les restaurants.
Chicago brille encore par l'étincelante profusion de ses restaurants, bars, luncheons rooms, oysters chops, tavernes, confiseries et boutiques d'american drinks. Il est aisé de se nourrir à toute heure du jour et à des prix vraiment peu exessifs, si l'on aime se sustenter un peu à l'aventure et à ne pas rechercher la cuisine exclusivement européenne. On trouve sur le Bill of fare des lunchs rooms d'exquises préparations culinaires d'une si grande variété qu'il faut quelque temps pour arriver à les connaître et à en classer les saveurs sur ses muqueuses ; les huîtres apprêtées de vingt manières, les bananes frites ou pochées au vin de Madère, le Golden buck, le Oat meal et toute la série inoubliable des cakes, pies et puddings valent bien, à mon sens, les banals et fades services des tables d'hôte européennes où le poulet rôti nous poursuit d'étapes en étapes avec une obstination qu'on n'oserait soupçonner jamais chez ce volatile à l'état vivant.
Les premiers hôtels de Chicago, ceux du centre de la Michigan Avenue, espéraient, à la veille de l'inauguration de la World's fair, pouvoir métamorphoser leurs prix, et déjà ils avaient transformé l'American plan, qui fixe à 5 ou 7 dollars par jour le prix du loyer et de la nourriture ad libitum, en European plan, c'est-à-dire au logis payé à part avec nourriture à la carte. Ils ont rabattu de leurs prétentions car il y eut disproportion entre le nombre de visiteurs et celui des hôteliers.
Tous ces hôtels avec leurs vastes salles de lecture, leurs énormes péristyles, leurs lavatories, leurs bars, leurs marchands de journaux et de cigares sont assez stupéfiants pour un Européen.
Le dimanche, la vie s'arrête un peu partout, et lorsque l'on défile devant les larges baies des Smokings Rooms de ces caravansérails, on ne voit que des chaussures alignées aux fenêtres ; on passe une revue de semelles, comme disait déjà Victor Hugo, parlant de l'Amérique. Tous les gentlemen inoccupés sont en rangs d'oignons sur leurs Rocking chairs et se balancent, en lisant, à l'intérieur des windows, les pieds sur le rebord de la croisée ; c'est le repos du dimanche et les promeneurs ne voient que des pieds aux fenêtres.
Aussitôt après l'ouverture de l'Exposition, qui avait attiré tout un monde officiel diplomatique et commercial, les hôtels peu à peu se sont vidés, et la métropole de l'Illinois a repris son allure ordinaire, comme si l'Exposition n'était qu'un rêve ; le mouvement de la ville ne s'est accéléré en aucune manière ; le soir, aux heures tardives, dans les rues désertes, on ne rencontre que de rares fêtards indigènes venant d'explorer tous les bouges et maisons de plaisir qui pullulent en certains quartiers, et dont on ne connaît par encore le Parent-Duchâtelet.
Un chapitre spécial pourrait être consacré aux Cythères de Chicago ; il ne serait pas édifiant. Il y a surtout des Bains turcs et des Europeans hôtels qui ne font guère honneur à la Turquie ni à l'Europe. - Passons. Mais si parfois on vous vante avec excès la pureté incomparable, la chasteté des moeurs américaines, par un sentiment d'hypocrisie qui est de mise outre-océan, ne craignez pas de pénétrer. Il y a moins de désordres publics peut-être, mais la débauche clandestine est pire que chez nous.
OCTAVE UZANNE
(*) pp. 137 à 142 du Guide intitulé Vingt jours dans le Nouveau Monde par Octave Uzanne. 175 illustrations d'après nature. Paris, May & Motteroz, s.d. (1893), in-8 oblong.
Pour information, d'après une lettre qu'il écrit à sa mère le 23 mai 1893, on sait qu'Octave Uzanne séjournait alors dans le Victoria Hotel de Chicago (papier à en-tête). Il est peu probable qu'il en ait changé durant les trois semaines de son séjour à Chicago.
RépondreSupprimerB.