jeudi 11 avril 2013

Octave Uzanne et le Nouveau Monde : à bord de La Gascogne (avril 1893). Récit croisé d'un embarquement et d'une traversée de l'atlantique en première classe.


La Gascogne (*)

Octave Uzanne décrit ainsi son départ du Havre pour le Nouveau Monde en ce début d'avril 1893 :

Voyager ...

« De tous les Européens, on peut dire que le moins migrateur, le plus casanier, le plus attaché au sol qui l'a vu naître est le Français. - Nul plus que lui n'est, en cette fin de XIXe siècle, mieux fixé à son home par le scellement de l'habitude ; nul, non plus, ne reste aussi naïvement convaincu que rien dans l'univers ne saurait dépasser en grandeur, en beauté, en pittoresque, en bon goût ce qu'il rencontre ou croit rencontrer en son propre pays. [...] Le Français possède une sorte de fakirisme national qui l'immobilise en sa province. [...] Le Français ne met pas volontiers le nez à la fenêtre du monde [...] Je regrette, pour ma part, sincèrement et profondément, d'avoir attendu d'être un quadragénaire pour débarquer dans cette merveilleuse rade de New-York, dont je ne pourrai de longtemps oublier la splendeur ; mais il n'y a que la première traversée qui coûte, et je reprendrai volontiers le bateau à la première occasion. »

A bord ... la traversée ...

« Nous avions à bord, sur la Gascogne, confiée à la magistrature dirigeante et énergique de l'excellent commandant Santelli, une population franco-américaine héréroclite et incomparablement drôle. - D'importants négociants en route pour l'Illinois, parmi lesquels des Tartarins superbes partant avec une prestance prodigieuse, une crânerie conquérante que seul le mal de mer devait se charger d'affoler ; des princes étrangers guettés par l'opérette ; des New-Yorkais, barons de Gondremarck sur le retour de haute noce, qui narraient d'une voix pleine d'éclairs exotiques leurs Je m'en suis fourré jusque-là avec une exubérance de détails propre à dilater les rates les moins sensibles ; un sénateur du Névada à la mine de timbre-poste du temps de Lincoln ; d'aimables couturières parisiennes qui apportaient sur le pont leurs maigres grâces de trottins ; des dames mûres fourbues par d'inquiétants passés qui semblaient devoir se vouer, au pays de la Colombienne, à la remonte de coupables industries ; des voyageurs de commerce bruyants avec excès ; un consul des plus distingués en partance pour San-Francisco ; un ex-député , ex-préfet de police, filant sur Washington en vue d'une hardie tentative financière, des Américains du Sud à têtes de brigands. J'en passe et des plus drôles ; et enfin, proche les secondes, un quadrille naturaliste et fin de siècle, composé de quatre échappées du Moulin-Rouge, Mlles Fanchon, Coquelicot, Macarone et Fauvette, qui défrayèrent longtemps les conversations et les potins du bord et servirent peut-être, avec le stoïcisme de Boule de Suif, à sauver d'une disette de plaisir quelque grave passager anglican, déserteur provisoire de l'Armée du Salut.
Ces huit jours se passèrent sans la moindre monotonie, dans l'éclat des rires, parmi d'incroyables gamineries et de sympathiques flirts à l'heure où les crépuscules berceurs d'âme poussent à deviser des choses du sentiment. C'était à regretter d'arriver ; et, sans y apporter aucun esprit de paradoxe, nous eussions aimé prolonger ce repose. [...] »

L'arrivée ...

« La traversée avec vents debout, brouillards et coups de mer fut cependant, sinon mauvaise, du moins pénible pour beaucoup. Le soleil brillait le matin de l'arrivée, le ciel était radieux et, sur la croupe des vagues heureusement calmées, il semblait que l'hélice chantât allègrement l'hymne de sa délivrance prochaine. [...] la Gascogne filait avec un bercement coquet entre les deux îles de Staten Island. Trois heures s'écoulèrent [...] la vue de cette première baie de New-York, avant d'atteindre l'estuaire de l'Hudson, est au-dessus de toute peinture ; le regard y fixe l'image d'une immensité glorieuse, l'Amérique semble y ouvrir noblement ses bras fraternels au vieux monde fatigué [...]. Au loin, de blancs voiliers sillonnaient la rade, de petits vapeurs en forme de sabots pontés filaient prestement vers le port de New-York ; l'un d'eux vint au-devant de nous ; la Gascogne s'arrêta : nous saluâmes la Santé, cette vigilante gardienne du « choléraphobisme » qui torture les Yankees. Puis vinrent les postes, la douane ou Custom House, et, après une heure de formalités diverses, le bateau reprit lentement sa marche vers le milieu d'un panorama à chaque instant plus chargé de décoration et de couleur. Nous passâmes devant cette lourde statue de la Liberté, qui, je suis au regret de le dire, n'a ni élancement ni noblesse sur son massif et banal piédestal, et, au travers d'un sillonnement incroyable de ferry boats, de barques et de vapeurs bostoniens ou albanyens de grande allure, nous atteignîmes la tente de la Compagnie générale transatlantique, où quelques rares personnes, attendaient les arrivant de France. »

Octave Uzanne met le pied sur le sol américain le lundi 10 avril 1893.

Le hasard nous a permis de retrouver un autre récit imprimé de cette arrivée en rade de New-York. Il s'agit des premières lignes du livre de Ch. Loonen « le Japon Moderne », publié à Paris chez E. Plon, en 1894, soit à la même époque que celui d'Octave Uzanne (voir ci-dessous). Voici le récit de Loonen :

Livre-Guide publié par Octave Uzanne à son retour.
Uzanne restera en réalité 3 mois aux Etats-Unis et Canada
« De Paris au Havre, dans des compartiments au complet du train transatlantique de nuit, le trajet paraît désagréable ; c'est avec plaisir que, au lever du jour, on monte sur le bateau et qu'on respire l'air frais de la mer.
La Gascogne, sur laquelle je m'embarque, est un superbe vapeur rapide et puissant ; nous sommes environ 150 passagers à bord, et tous nous nous trouvons fort à l'aise. A neuf heures, on donne le signal du départ : la sirène mugit sur les côtes de Sainte-Adresse ; l'écho en répète vingt fois le sifflement strident, et les petits vapeurs de remorque se mettent à l'oeuvre pour faire sortir du port l'imposant paquebot, à côté duquel tous les petits bateaux paraissent des coquilles de noix.
La sortie ne s'effectue pas sans peine, mais avec une laborieuse lenteur ; une amarre se rompt, on la remplace, et enfin à neuf heures trois quarts, nous franchissons la jetée couverte de gens qui envoient leurs derniers adieux aux amis ou parents rangés le long du bastingage.
Quelques privilégiés qui ne sont pas du voyage stationnent encore sur le pont ; le remorqueur la République suit à cent mètres pour les ramener ; bientôt la Gascogne s'arrête ; la République se range à bord, on se serre la main, on s'embrasse une dernière fois et le paquebot part à toute vitesse dans son allure de route, qui est à peu près celle d'un train de vitesse modérée.
C'est le moment de s'installer, de faire ses visites au commandant et aux personnes dont les noms vous rappellent quelque souvenir. Le commandant est un homme aussi agréable qu'il est un marin sérieux ; on se sent en parfaite sécurité sous ses ordres. Peu à peu un petit groupe se forme, toute une société en miniature s'organise, et, grâce à l'amabilité des officiers, à l'esprit d'Octave Uzanne, aux causeries du comte de Kératryn aux récits intéressants du consul de Lalande, au charmant caractère de mon ami Lutscher, les heures passent rapidement.
Pendant les trois premiers jours, le temps est resté excellent ; puis, la mer est devenue très grosse ; le vent est violent et la température très refroidie s'abaisse à zéro ; notre marche, qui dépassait 400 milles marins (le mille est de 1,854 mètres) par jour, soit 740 kilomètres, est descendue à 360 milles.
La table est un peu désertée ; bien des passagers sont malades ; la vie à bord devient moins gaie ; heureusement notre petit groupe résiste avec courage, et sa bonne humeur domine tous les ennuis.
En passant au sud des bancs de Terre-Neuve, la mer s'adoucit, la température s'élève, tous les invalides reviennent sur le pont et reprennent des figures sereines.
Un soleil radieux nous promet une journée superbe lorsque nous montons sur le pont aux approches de New-York ; vers l'heure du déjeuner, nous nous arrêtons auprès de Sandy hook pour nous soumettre aux visites de la santé. La vue de la baie, par cette journée sans nuage, est de la plus grande beauté et de l'effet le plus saisissant. Déjà sept fois, je l'ai admirée dans mes précédents voyages aux Etats-Unis : jamais je ne l'ai trouvée aussi belle, aussi imposante !
A trois heures, nous sommes à quai, et chacun se prépare à faire un court séjour à New-York avant toute autre entreprise.
Les hôtels regorgent de monde. Car, comme la Gascogne, tous les steamers arrivés les jours précédents ont débarqué une foule de passager de tout genre, de toute nationalité. Français, Anglais, Russes, Turcs, Espagnols, etc. Il y a une puissante poussée de l'ancien monde vers l'Amérique : la vieille Europe et l'Asie, plus antique encore, se ruent sur le jeune pays des dollars. »

Ch. Loonen poursuvit rapidement son chemin en traversant le continent par la voie ferrée pour atteindre la côte Ouest et se rendre ensuite au Japon, objet de son périple.

Si Ch. Loonen débarquait pour la septième fois aux Etats-Unis, il n'en n'était pas de même pour Octave Uzanne, 42 ans, dont c'était le premier séjour dans le Nouveau Monde. Nous reviendrons bientôt sur le récit de son voyage sur la côte Est : New-York, Philadelphie, Baltimore, Washington, Chicago, Niagara, Toronto, Montréal, Québec, Boston (retour à New-York). L'objet professionnel de son voyage était de couvrir de plusieurs articles l'Exposition de Chicago pour le Figaro (et aussi pour l'Illustration). Nous y reviendrons donc avec intérêt, notamment en compagnie des quelques articles qu'il a laissé ici ou là dans la presse.


Registre de débarquement de la Compagnie Générale Transatlantique
(montage montrant les premiers enregistrés et la position d'Octave Uzanne dans le registre)
Enregistrement des passagers avec leur profession, leur destination, leurs bagages, etc.

Source : The Statue of Liberty- Ellis Island Foundation, Inc.

Nous avons retrouvé la liste des passagers de la Gascogne pour ce voyage transatlantique. Octave Uzanne y figure sous le n°92 du registre des premières classes. Ch. Loonen se trompe lorsqu'il indique environ 150 passagers. Ce vapeur pouvait contenir 390 premières classes, 65 secondes classes et 600 troisièmes classes ! Uzanne y est déclaré « alien » (étranger) ; on lui prête 40 ans sur le registre (il en aura 42 en septembre 1893) ; il est à bord en tant que journaliste ; il a 4 bagages déclarés (voir ci-dessus la copie du bordereau de la Compagnie Générale Transatlantique). Il est amusant de constater qu'Octave Uzanne voyage également en compagnie d'Emile Terquem (éditeur, libraire, fabriquant des célèbres bibliothèques tournantes Terquem) qui se rendait à Chicago, de Carlos Silva (journaliste), de quelques nonnes, Jean Villardell (journaliste), du fondeur de bronze Gustave Leblanc-Barbedienne, Charles Loonen (42 ans) est quant à lui déclaré « manufacturer » à destination de Chicago ; François Lutscher (comptoir d'escompte de Paris) ; etc. D'après ce même registre il y a à bord 102 premières classes (sans doute les seules personnes que croisèrent Uzanne et Loonen). Les secondes classes et les troisièmes classes ne se mêlant ordinairement pas à la première.


« à monsieur Perche, ce souvenir d'un vagabond »
Envoi autographe d'Octave Uzanne sur un exemplaire de
Vingt jours dans le Nouveau Monde. De Paris à Chicago. 1893.

On imagine sans peine l'émerveillement d'Octave Uzanne à son arrivée à New-York. Nous avons sous les yeux un exemplaire du livre qu'il publiera à la fin de l'année 1893 dans la collection des Guides-Albums du touriste : Vingt jours dans le Nouveau Monde. De Paris à Chicago. Avec 175 dessins. Publié à Paris chez May et Motteroz (sans date, sans doute à la fin de l'année 1893). Ce petit livre-guide, qui porte bien mal son nom puisqu'Octave Uzanne restera près de 3 mois à sillonner la cote Est des Etats-Unis et le Canada (il rentre en juin 1893) est passionnant à lire. Les descriptions y sont pittoresques et toujours frappées du même bon sens de l'observation d'un Octave Uzanne qui sait tout aussi bien décrire un sérieux voyage qu'une aventure galante au pays des femmes. Il offre un exemplaire à un certain Monsieur Perche avec cet envoi : « à monsieur Perche, ce souvenir d'un vagabond ». (voir photo ci-dessus).

A suivre ...

Bertrand Hugonnard-Roche


(*) Paquebot en acier La Gascogne, gréé en quatre-mâts, lancé par la Compagnie Générale Transatlantique en janvier 1886 à La Seyne (Var). Long de 150 m, large de 15,95 m au maître bau. Jauge brute de 7 395 tonneaux. Machine à vapeur de 9 000 chevaux. La Gascogne, La Bourgogne, La Bretagne et La Champagne constituent une série de quatre paquebots identiques, tous mis en service en 1886. Affecté à la ligne Le Havre-New York, il est modifié en 1894 avec une nouvelle chaudière, des cheminées rehaussées et suppression du gréement à quatre mâts. La photographie a été donc prise entre 1886 et 1894. Désarmé le 28 mars 1911. Vendu le 24 avril 1912 à la Compagnie de Navigation Sud-Atlantique. Modifié aux chantiers de Penhoët (Saint-Nazaire) et mis en service en novembre 1912 à la ligne Bordeaux-Amérique du Sud. Réquisitionné pendant la guerre, notamment à Salonique en Grèce. Vendu en juin 1919 pour démolition à Gênes. Démoli en juillet 1919. Source : http://carnet-maritime.com/photographie/paquebot-cgt-la-gascogne-1886.html (consulté en ligne le 11 avril 2013)

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