dimanche 14 avril 2013

Octave Uzanne dénonce le « Cloaque pornographique » dans la presse : « Montons à l'assaut des obscénités graphiques ! » s'écrie-t-il dans une virulente chronique parue dans l'Echo de Paris du jeudi 20 novembre 1902 (suite). Troisième et dernier article du 25 décembre 1902 : Défendons-Nous ! (les outrages par l'image).


La grande épidémie de pornographie
vue par le crayon de son ami
Albert Robida


L'article ci-dessous est le dernier d'une trilogie éditoriale publiée dans l'Echo de Paris entre le jeudi 20 novembre et le jeudi 25 décembre 1902. Ce sont en effet trois chroniques sur le même thème qui paraissent à la une du « journal littéraire et politique du matin », l'un des plus lus de Paris.

Le troisième et dernier article (reproduit ci-dessous), intitulé Défendons-nous ! (les outrages par l'image) parait le jeudi 25 décembre 1902. Le second article intitulé Le dégoût public (les Attentats par l'Image) a paru le jeudi 11 décembre 1902 tandis que le premier était intitulé Le Cloaque pornographique (nos Moeurs en Façade) et paraissait le jeudi 20 novembre 1902. En l'espace d'un mois, Octave Uzanne délivre un message d'alerte et de combat vis-à-vis de la débauche par l'image.

Ces articles ne restèrent pas sans réaction à l'époque et plusieurs réponses ont été observées par voie de presse.

Est-ce bien le même Octave Uzanne qui récriminait quelque temps avant contre la pudibonderie bourgeoise ? Uzanne lui-même en son temps accusé de faire l'éloge des ouvrages « pornographiques » dans sa revue Le Livre (1884). « [pornographique] mot détourné de son sens et dont on fait abus hors de saison. » écrit-il lui-même en conclusion de ses Vieux airs, Vielles paroles de l'époque.

Vingt ans plus tard à peine les choses ont évolué semble-t-il dans son esprit paradoxal ! Nous nous garderons bien d'analyser cette conversion à la pudeur affichée si radicalement à la une d'un grand journal.

Cet ensemble de trois articles donne une fois de plus une image paradoxale d'Octave Uzanne métamorphosé en père la pudeur ; pourtant quelques années seulement auparavant ami déclaré de Jean Lorrain et Félicien Rops pour ne citer que ces deux amis de la pudeur.

Bertrand Hugonnard-Roche


Type de gravure (ici coloriée) qui se vendait sous le manteau (ou pas)
à la fin du XIXe siècle et au début du suivant.
Est-ce genre de gravures que réprouvait Octave Uzanne ?


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LES OUTRAGES PAR L'IMAGE
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Défendons-Nous !


Il ne faut pas se montrer d'une extrême naïveté en s'imaginant que le gouvernement, uniquement préoccupé de ses intérêts politiques les plus directs, soit aujourd'hui susceptible de s'émouvoir de la campagne de presse contre la pornographie et les attentats par l'image. Vous pouvez être assurés que ledit gouvernement ne donnera pas pour étrennes aux honnêtes gens, pères et mères de famille de notre France, une rue assainie, des étalages expurgés, une mise à exécution rigoureuse de cette fameuse loi du 8 mars 1898 qui semble n'avoir été bâclée et votée que pour demeurer sans aucune application sérieuse. - Depuis quatre ans, c'est une loi de tout repos.

Actuellement, le monde officiel est tout entier à l'affaire Humbert et à la prochaine élection des sénateurs. Quant à ce qui est de donner des ordres pour nettoyer les éventaires et les vitrines des marchands de papier ou lancer un mandat d'arrêt contre les mercantis qui, en nombre très restreint cependant, sont les seuls véritables fauteurs du flux d'immondices qui nous envahit, personne, en haut lieu, ne s'avise, croyez-le bien, d'y songer. Au ministère de la justice, tandis qu'on sable le champagne en l'honneur de la fortuite et imprévue arrestation des escrocs aux cent millions, il n'est plus aucunement question de la récente interpellation de M. Béranger, ni de la promesse qui lui fut faite d'apporter enfin un remède depuis si longtemps nécessaire aux étalages qui, chaque jour, apparaissent plus cyniques et plus affligeants.




Type de gravure (ici coloriée) qui se vendait sous le manteau (ou pas)
à la fin du XIXe siècle et au début du suivant.
Est-ce genre de gravures que réprouvait Octave Uzanne ?



Faut-il penser, comme certains de nos confrères, que les hommes au cœur léger, actuellement au pouvoir, poursuivent un programme de démoralisation systématique et qu'ils s'évertuent à la culture du dévergondage et à l'accroissement des mauvaises mœurs  dans le but déterminé et égoïste d'affermir leur règne sur une population aveulie, abâtardie et de plus en plus vautrée dans l'obscénité ? Ce calcul, qualifié de judéo-maçonnique, manquerait assurément de clairvoyance et de solidité, car ceux qui amassent la boue ne peuvent que s'y noyer fatalement. Nous nous refusons, jusqu'ici, à croire à cette conception politique qui ferait de nos hommes d'Etat d'imbéciles Machiavels de l’égout ou de ridicules Richelieu de la vidange.

Il faut toutefois convenir que le constant laissez-faire du ministère de la justice peut prêter aux pires suppositions. De tous côtés, la France s'émeut ; des journaux spéciaux se sont créés en province pour combattre les exhibitions honteuses ; partout s'organisent des pétitions au président du conseil, qui doit en allumer son feu sans les lire. Les divers comités départementaux de la « Société de protestation contre la licence des rues » s'agitent, se dépensent, bravement en efforts qu'on voudrait voir moins stériles. Cependant, malgré ces témoignages d'inquiétude de l'opinion, rien ne bouge sur l'Olympe républicain ; aucun Jupiter démocrate ne s'avise d'agiter ses foudres sur les marchands de Danaés aux pluies de gros sous. Aucun. Neptune ne brandit son trident vengeur sur les évocations sous-marines des aquariums parisiens. Tout stagne sur l'Olympe dans l'inconscience du péril ; nos dieux en carton attendent les rapports de leurs Mercures électoraux. Rien autre ne saurait les toucher.

Il ne convient donc guère, croyons-nous, de compter sur un appui sincère du gouvernement. La loi de 1898 sur la répression des outrages aux bonnes mœurs  bien qu'assez imprécise et de défectueuse rédaction, serait une arme plus que suffisante aux mains d'un pouvoir énergique, désireux d'assurer, avec la bonne réputation de moralité de la nation, la quiétude aujourd'hui si troublée des parents avertis du danger et aussi la saine éducation des enfants, espoir du pays.


Si cette loi pouvait être appliquée avec continuité et de façon implacable, quotidiennement, pour ainsi dire, pendant six mois et si, d'autre part, la procédure se trouvait simplifiée, si la pénalité devenait inclémente et disciplinaire, les monopoleurs d'obscénités seraient bien vite réduits à l'impuissance. Il n'en faudrait pas davantage pour que le commerce ignominieux des infâmes gravures se trouvât ruiné, et pour faire bientôt cesser le colportage et l'achalandage de ces dégoûtantes petites feuilles parasitaires qui sont à la grande presse ce que sont aux corps sains les insectes discrédités qui pullulent dans les bouges.


Certes, il ne faudrait qu'un peu de décision dans le maniement du balai pour que la France fût enfin délivrée de la Terreur jaune. Après la Terreur rouge qui avait sa grandeur dans l'horrible, et la Terreur blanche, qui puisait sa médiocre raison d'être dans une pseudo-légitimité, nous subissons aujourd'hui, je le répète, une véritable Terreur jaune, et, par là, j'entends une angoisse de la fange, une oppression écœurante devant les immondices accumulés, et, comme une obsession forcée des nudités abjectes qui provoquent et souillent de tous côtés nos regards.


C'est à la lâcheté, sinon à la complaisance absolue de nos ministres, que nous devons la continuation d'un si pernicieux état de choses. Les moins bégueules d'entre nous en ont positivement des hauts-le-cœur et tous ceux qui pensent, qui jugent, qui regardent et observent, tous ceux surtout qui ont charge d'âme en notre pays si éminemment familial, s'affligent à bon droit et cherchent éperdument le moyen de sortir, de s'évader proprement de cet infernal cercle de turpitude que n'aurait pas osé envisager Dante, le Divin.




Type de gravure (ici coloriée) qui se vendait sous le manteau (ou pas)
à la fin du XIXe siècle et au début du suivant.
Est-ce genre de gravures que réprouvait Octave Uzanne ?


Il y a précisément un an, un député de la Sarthe, au cours de la discussion du budget de la police, prenait la parole et, dans un langage indigné, signalait l'abus des gravures licencieuses devenu, déclarait-il, si excessif qu'un grand nombre de pères et de mères hésitaient à aller se promener avec leur famille sur le boulevard, pour y jouir de l'innocent plaisir des baraques du jour de l'an, dans la crainte des étalages pernicieux trop complaisamment exhibés à la plupart des vitrines spéciales.


Le discours de M. d'Estournelles de Constant, prononcé avec une belle passion d'honnêteté, souleva, hélas ! plus de quolibets de la part des loustics de la Chambre que d'enthousiastes bravos qui auraient été dus à la courageuse initiative et à la noblesse de son verbe.


Depuis lors, qu'a-t-on dit ? A quoi aboutirent les énergiques efforts de tant de conférenciers, d'écrivains et de journalistes, sinon à démontrer à quel point la place était laissée plus libre que jamais aux pourvoyeurs de nudité et de scènes du plus vil érotisme ? Actuellement, nous avons en quelque sorte dépassé toute mesure, et si nous ne parvenons pas à faire notre police nous-mêmes, si nous ne nous révoltons pas contre la terreur excrémentielle qui persiste, prenons-garde de voir bientôt les étrangers que nous recevons chez nous devenir les coléreux iconoclastes des pornographies que nous ne savons ni ne pouvons plus réprimer.


Pour ma part, je ne crois guère, je l'avoue, aux pétitions. Il m'en fut envoyé de diverses formules, très nettes, très catégoriques, et qui, signées par de nombreux citoyens, furent expédiées à l' « Intérieur », sans y causer le moindre effet salutaire.




Type de gravure (ici coloriée) qui se vendait sous le manteau (ou pas)
à la fin du XIXe siècle et au début du suivant.
Est-ce genre de gravures que réprouvait Octave Uzanne ?


Les hommes politiques qui sont nos maîtres, volontairement sourds et aveugles pour tout ce qui ne les intéresse point directement, ne peuvent être galvanisés que par la seule commotion politique. En général, ils font peu de cas de l'indignation des honnêtes gens qui, depuis trente ans, se sont toujours montrés si peu gênants, si conciliants, si confortablement grognons, si passifs et si négligeables  pour ainsi dire, qu'il est apparu qu'on pouvait aisément se passer de leur concours. On ne gouverne donc plus depuis longtemps en France avec les honnêtes gens, mais bien plutôt contre eux. Les charlatans à panache, les hommes à grandiloquences et à intrigues, les flibustiers électoraux, les marchands d'alcool qui sont les grands électeurs modernes, exercent seuls une action sur les pouvoirs. Ne cherchons donc pas à faire marcher contre la pornographie un gouvernement qui, loin d'écouter nos prières, nous montrera toujours ironiquement son état ataxique en la circonstance.


Cherchons ailleurs. Pour lutter contre la pornographie, pour nous défendre, il convient de rechercher les concurrences de nombreuses actions locales. Il faut de toute nécessité, de gré ou de force, et quoi qu'on dise, conduire l'indignation collective ameutée contre la pornographie sur le tremplin politique. Tous les conseillers municipaux qui ont une influence de milieu doivent agir sans trêve sur leurs collègues, et tous les bons citoyens doivent s'efforcer à exercer une pression continue sur les maires et même sur les préfets. Les préfets, en effet, peuvent beaucoup plus qu'on ne l'imagine. Celui de la Charente, M. André Regnault, en courageux et vrai patriote, lança, au mois d'août dernier, à tous les commissariats de police de son département, une circulaire remarquable de conception, vigoureuse et précise, qui eut un tel effet que le département de la Charente en reconnaît encore aujourd'hui les miraculeux bienfaits. Si l'exemple du préfet Regnault était suivi par ses collègues, si les premiers magistrats des villes employaient vraiment leur autorité dans un même sens, si les administrateurs de chemins de fer interdisaient dans toutes les bibliothèques des gares de leurs réseaux l'exhibition des affligeantes cochonneries qui les déshonorent, si les simples citoyens s'indignaient partout plus hautement et montraient la même audace que celle qui distingue les filous, si chacun, en un mot, faisait individuellement son devoir, il y aurait bientôt comme un raz de marée de l'opinion qui nous déblaierait et laverait des amoncellements d'immondices pornographiques. Mais, voilà ! c'est demander beaucoup à des hommes paisibles ! - Les honnêtes gens qui s'indignent ne savent guère que chuchoter leur mécontentement ; ils ont la revendication timide et prudente, celle justement qui ne s'impose pas à un gouvernement, lequel ne prête l'oreille qu'aux sommations menaçantes des pires gueulards et à la faconde intarissable des maîtres-chanteurs de tous ordres.




OCTAVE UZANNE
Echo de Paris, jeudi 25 décembre 1902


A disposition : fichier PDF regroupant les 3 articles d'Octave Uzanne sur le "Cloaque Pornographique".

6 commentaires:

  1. il vieillit mal, l'Octave... crise de la cinquantaine ? maladie ? désillusions amoureuses ? problèmes génitaux ?
    on le sent aigri, au minimum. Avec son soutien à Drumont, ça fait un drôle de tableau. L'affaire Dreyfus est toute récente. J'imagine qu'il était du côté des anti, avec ses amitiés. Est-ce qu'on aura des révélations, aussi, sur ces aspects ?

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  2. un être paradoxal ... étonnant en effet compte tenu et de ses écrits des premières années 1880 et les illustrations qu'il choisissait pour ses livres (remplis de nudités), et ses amitiés avec Rops et Jean Lorrain notamment. En même temps, je pense qu'on pourrait dégager une analyse assez intéressante en étudiant attentivement son champ lexical. A mon sens, ce n'est pas tant qu'il est contre l'érotisme et les nudités, mais contre les nudités et érotismes affichés, publics, démocratisés, Uzanne est un chantre de l'élite y compris dans son intérêt pour les gauloiseries et autres gaudrioles. Je pense que ce serait assez facile à développer.

    B.

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  3. Je viens de lire un bout du Journal de Léon Bloy (19 mai 1899). Zola n'est jamais loin à l'époque lorsqu'il s'agit de dénoncer la "pornographie". Léon Bloy écrit : "J'ai cherché un mot pour caractériser la sottise de Zola. Elle n'est pas seulement exorbitante. Elle est étrange et sale. C'est une sottise qui aurait servi à rincer quelque chose. Mais la cause du succès plus que probable, cette fois encore, c'est le débraillement pornographique entrevu déjà. Ah ! il va pouvoir se donner carrière ! Seulement, pour le suivre, il ne suffit pas d'avoir l'âme impure, il faut encore de l'estomac. Sa polissonnerie est surtout puante et précipiterait plutôt à la vertu. Il paraît que c'est cela qu'il faut à son public."

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  4. 1er Congrès national contre la pornographie. Bordeaux, 14-15 mars 1905: Rapports, discussions, voeux et conférences.

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  5. Raoul Viergerie29 mars 2014 à 01:19

    Vous avez remarqué que l'illustration de Robida est un démarquage éhonté de Pornokrates ? En 1902 Fély n'était plus là pour s'en indigner. Pauvre Uzanne !

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  6. C'est assez éloigné tout de même ... bon d'accord il y a le cochon :-D

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