mercredi 6 mars 2013

Octave Uzanne et L'Art du bien manger d'Edmond Richardin (1913) : Les Bananes (omelette aux bananes).


Octave Uzanne a écrit sur les femmes, sur les livres, sur la bibliophilie, sur les moeurs, sur son temps et sur la politique aussi. Octave Uzanne a écrit sur à peu près tout ce qu'il est possible d'imaginer. Et encore, il nous reste encore tant et tant à découvrir !

Rien d'étonnant alors à ce qu'il donne son avis de gourmand dans l'un des bréviaires culinaires les plus connus de ce début de XXe siècle : L'Art du bien manger d'Edmond Richardin.

La Cuisine française du XIVe au XXe siècle ou L'Art de bien manger, suivi de l'Art de choisir les vins et de les servir à table, etc, a paru pour la première fois en 1901 (Paris, Nilsson, sans date), et donnait alors 1.200 recettes simples. Ce fort volume comptait alors 756 pages. Cet ouvrage connut un succès phénoménal qui conduisit à l'augmenter pour parvenir à plus de 2.000 recettes présentées dans la cinquième édition de 1913. Cette nouvelle édition, de format petit in-8 (19 x 15 cm), compte 946 pages sans tenir compte des pièces liminaires. Il se présente sous la forme d'un épais volume aux tranches rouges recouverts un cartonnage semi-rigide de percaline verte (ou d'autre couleur) imitant le gros gain du maroquin. Le titre est doré au dos et sur le premier plat. Cette cinquième édition était en vente aux Editions d'Art et de Littérature, agence générale de librairie, 7, rue de Lille (qui est en réalité la nouvelle adresse de la librairie Nilsson). Un achevé d'imprimer situé à la fin du volume nous permet de savoir qu'il sort des presses de Ed. Crété à Corbeil pour Edmond Richardin, le 15 novembre 1913.

Quelle est la particularité de cette cinquième édition de L'Art du bien manger de Richardin ? On y trouve aux pages 76 à 78 un article - recettes - par Octave Uzanne, intitulé "Les Bananes". 2 pages et demi dans lesquelles il nous indique ses goûts culinaires de gourmand gourmet concernant l’accommodement des bananes.

Nous reviendrons bientôt plus longuement sur le fait qu'Octave Uzanne était un vrai gourmand, un "glouton" selon son propre aveu, ce qui le conduisit plus d'une fois à surveiller ce qu'il devait avoir dans son assiette et dans son verre pour se bien porter. Mais pour le moment, contentons-nous de savourer ces quelques lignes.

Les Bananes.

A peine s'acclimatent-elles chez nous, les suaves bananes chantées par les poètes orientaux, symbolisées de cent façons ingénieuses dans les Mille nuits et une nuit ! - En Angleterre, en Amérique surtout, où les bananes rouges de la Floride sont débitées en tous lieux par les costeros des rues, ce délicieux fruit, si parfumé sous la carapace épaisse qui le protège, donne carrière aux plus exquises combinaisons culinaires et qui hélas ! nous sont encore trop inconnues.
C'est aux Etats-Unis, à New York, à Chicago, à Frisco que je pris un goût déterminé pour la banane dont les indiens et les nègres ont tiré à la fois du pain et du vin, de la farine et du jus fermenté, sans parler de l'eau-de-vie de banane.
J'ai savouré la banane comme légume et comme fruit ; en compote et en biscuit, même en extrait parfumé très fin et fort subtil de senteur dans les bazars du Caire ou de Damas. Sous toutes ces formes, j'adore le produit du Bananier des sages. Son arôme est non moins agréable à l'odorat qu'aux pulpes sensibles du palais. Son principe odorant pénétrant et très particulier, évoque à nos sens les pays exotiques, l'Arabie parfumée, les îles lointaines, les Edens des tropiques.
En tant que légume, la banane, découpée en fortes rondelles et frites à la façon des pommes de terre, est une surprenante compagne du roastbeef ou du rumpsteak cuit à point, sur le silver grill à feu de houille. Un châteaubriant aux bananes devient chose exquise et fort recommandable. Essayez-en.
Des bananes à la béchamel seraient aussi fort savoureuses, j'ai, pour ma part, imaginé l'omelette aux bananes et j'estime avoir accompli un chef-d'oeuvre, qui peut être servi au début ou à la fin des repas, selon les goûts, à la façon du melon. Comme entremets on sucre davantage. - Je la préfère comme entrée.
Dans une omelette bien battue (les blancs battus à part), presque en neige si possible, l'addition de deux bananes de belle taille pour cinq oeufs fait merveille. On commence par couper son fruit en rondelles, on le roule dans du sucre, on le fait revenir et dorer dans son caramel ; au fond de la poêle, quand le beurre est à l'état de saisissante friture, lorsque le tout a chanté en dégageant la senteur caractéristique du divin type de la famille des Masacées, vous précipitez les jaunes et les blancs d'oeufs et centralisez avec la fourchette vos bananes quelque peu fondues au coeur de l'omelette. Vous vous appliquez à servir le tout bien ourlé, baveux et de jolie tonalité. Quant à la dégustation, je ne vous dis que ça ! C'est simple, on en conviendra, mais encore faut-il le tour de main.
Les Orientaux croient que le serpent ne se servit point d'une pomme, mais d'une banane pour séduire notre mère Ève  et je suis fort enclin à le penser également. Des docteurs juifs et chrétiens ont vu dans le bananier l'arbre de science. Cela est fort plausible.
Toujours est-il que la banane se prête à toutes les combinaisons culinaires, et qu'elle est aussi nourrissante que le pain. Elle mérite, aujourd'hui comme naguère, d'être l'aliment de prédilection des artistes et des intellectuels par l'action qu'elle exerce sur le cerveau des penseurs.
Rôtie sur le gril, même sous la rampe de gaz, comme une simple andouille, après un léger coup de couteau plongé dans sa coste, la banane, après une dizaine de minutes de cuisson, devient noire, mais son intérieur crémeux, parfumé, est un régal à savourer à la cuiller.
C'est l'entremets simple, instantané, confortable, nécessaire aux travailleurs qui ne veulent point se surcharger l'estomac et avoir le déjeuner journalier sommaire et reconstituant à la fois.
Un autre entremets qui fait encore fureur en Angleterre et que j'apprécie fort pour sa symphonie bananesque en majeur, c'est celui-ci fort peu compliqué. Au fond d'un plat profond, étendez une couche de 2 centimètres environ de confiture de fraises ; sur cette confiture, disposez en rondelles légères un lit de fragments de bananes d'un centimètre environ d'épaisseur, au-dessus de ce magma, versez une excellente crème battue à la chantilly et parfumée à la vanille ou au citron, en quantité deux fois supérieure à celle des matières fondamentales déjà couchées au fond du plat. Préparez ce mets une heure ou deux avant de le servir et lorsque vous y portez la cuillère pour distribuer aux convives cette opulente mixture, ayez bien soin de recueillir et mélanger en bonne proportion, confiture, bananes et chantilly.
Ce plat est un poème qui fait invoquer Allah avec reconnaissance ! il nous invite à songer au paradis des houris. Je me suis essayé à confectionner cet entremets au milieu d'une baba en couronne de chez Bourbonneux. Je jugeai le résultat transcendental et l'indique volontiers aux raffinés.
Si j'étais de loisir, j'aimerais ouvrir au chapitre bananes toute une dissertation savante, et, j'écrirais volontiers un traité culinaire sur les mille et une manières d'accommoder le fruit du bananier, arbre qui seul donne à l'homme, disait Bernardin de Saint-Pierre, de quoi le nourrir, le loger, le meubler, l'habiller et l'ensevelir.
En attendant, gourmands, mes frères, accueillez la banane, sacrifiez-lui vos préjugés, vous verrez que sa chair délicate et onctueuse dégage mieux qu'une saveur qui serait un mélange de pomme reinette et de poire de bon chrétien - c'est un beurre végétal, idéal, paradisiaque qui mérite nos hommages et nos soins. Sachons nous en servir pour nos ivresses de gourmets et notre hygiène économique de chaque jour. Quelle ressource elle nous est durant les pitoyables journées d'hiver !

Octave Uzanne


Richardin avait demandé à de nombreux écrivains et hommes de lettres, etc, de donner leurs recettes favorites. Elles se trouvent ici consignées dans cette cinquième édition entre les pages 1 et 108. A noter que le paragraphe donné ici par Octave Uzanne ne se trouve pas dans la première édition de 1901. Sans doute Richardin aura-t-il demandé à Uzanne quelques temps après le lancement de son livre. Nous n'avons pu examiner la seconde, troisième et quatrième édition de ce livre. Nous serons reconnaissant aux lecteurs qui posséderaient ces éditions de nous contacter pour faire l'étude. L'Art du bien manger a connu de très nombreuses éditions jusque dans les années 1930. Nous ne savons pas non plus si "les bananes" d'Octave Uzanne sont restées jusqu'à cette date. Nous amenderons cet article au fur et à mesure de nos découvertes sur le sujet. A noter également la superbe illustration donnée tout au long de l'ouvrage par Albert Robida en parfaite verve gastronomique.

Bertrand Hugonnard-Roche

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