mercredi 20 mars 2013

Octave Uzanne et le Marquis de Sade : L'idée de Sadisme et L'érotologie scientifique (Préface pour l'ouvrage du Dr Eugène Duehren, Le Marquis de Sade et son temps, 1901).


Couverture de l'ouvrage du Dr Duehren,
1901
Ce n'est pas moins de 24 pages qu'Octave Uzanne consacre au Marquis de Sade et à son oeuvre en guise de Préface à l'ouvrage du Dr. Eugène Duerhren intitulé Le Marquis de Sade et son temps. Ce copieux in-8° de près de 500 pages a été traduit de l'Allemand par le Dr. A. Weber-Riga. Comme l'indique le sous-titre, il se compose d'Etudes relatives à l'histoire de la civilisation et des moeurs du XVIIIe siècle. Avec une Préface : L'idée de Sadisme et L'érotologie scientifique par Octave Uzanne. Volume publié à Berlin chez H. Barsdorf et à Paris chez A. Michalon, en 1901.

Octave Uzanne dresse un tableau critique des moeurs littéraires du XVIIIe siècle :

« On a prétendu que les livres d'imagination se trouvaient être plus particulièrement dangereux en France que partout ailleurs, par cette simple raison que les auteurs y veulent tous avoir de l'esprit, et que les lecteurs même en prêtent à ceux qui ne se sont point avisé d'en montrer. Cette observation peut être vraie quelquefois, mais il serait sans doute plus judicieux encore d'affirmer que le principal danger des livres français, - (surtout des romans et des autres oeuvres de fiction,) - réside dans ce fait que ceux qui s'adonnent à les écrire y déploient habituellement une extraordinaire et volontaire débauche d'images érotiques et s'efforcent, au cours de leurs récits, de dépasser leurs concurrents par une surabondante mise en scène de vices, de peintures licencieuses et d'excentricités passionnelles. »

Ces débuts de dérèglements (dès 1725 selon lui), « de libertinage, de grivoiserie, de recherche et de suprême galanterie pimentée », vers la fin du règne de la rocaille (Louis XV), « glissèrent hors des marges de l'amour licite en plein pays des paradoxes sexuels. » Uzanne explique ensuite l'arrivée toute naturelle des écrits de Sade dans ce contexte :

« Ce fut alors une course à l'extravagance, à l'immoralité, au dévergondage ; on apporta un véritable esprit de fanfaronnade à se montrer impudique et luxurieux, à passer du style équivoque à la brutalité et à la scatologie. Il y eut une littérature toute préoccupée d'érotisme, toute dévouée à l'étude de ces contacts d'épidermes qui constituent l'amour, au dire de certains désabusés. Comme le cercle des caresses humaines est des plus restreint et que l'on a vite fait d'épuiser les diverses combinaisons d'accouplements d'un même acte, voire en dehors des lois normales et de la casuistique, il fallut bien arriver à violenter la nature, à créer un satyriasisme inhumain, à exposer des théories de rapprochements criminels, à prêcher la volupté dans le crime, la jouissance dans la douleur d'autrui, en un mot à imaginer une érotomanie furieuse et folle, se satisfaisant de préférence dans une débauche sanglante torturante et ordurière. Le Marquis de Sade fut l'homme indiqué pour synthétiser et pousser jusques à ses dernières limites l'art de la spermacrasie anormale et monstrueuse. Il dépassa dans ce genre toute l'antiquité ; il fixa dans un monde d'horreurs les colonnes d'Hercule des démentes priapées. Jamais, heureusement, on n'ira désormais aussi loin ; de Sade aura borné l'horizon du champ érotique. Ses ouvrages sont des Bibles du Diable qui consacrent ces principes effroyables qui guidèrent les actes des Néron et des Gilles de Retz (sic). Il eut toutefois le génie du mal avec une candeur infinie et crut toujours se justifier par son surprenant distique : 

On n'est pas criminel pour faire la peinture
Des bizarres penchants qu'inspire la nature.

Cette littérature graveleuse, frivole, impudique du dix-huitième siècle qui aboutit aux livres révolutionnaires éroto-anarchistes du Marquis de Sade, cette littérature n'est pas plus l'image réelle de la société française d'alors que les peintures de Watteau, de Boucher ou de Fragonard ne sont ses miroirs, car elles n'expriment, ni la physionomie même des personnages du temps, ni l'aspect véritable des paysages de notre sol. Le siècle dernier avait la passion de se travestir en des mythologies nouvelles, de s'exprimer en symboles, de se farder, de se pomponner, de se poudrer à blanc, de s'affabuler en des styles de bergeries, de se métamorphoser en des attitudes d'objets de porcelaineries gracieuses et maniérées. [...] »

Uzanne décrit un XVIIIe siècle finalement méconnu quant à ses corruptions dans les moeurs. L'expression des arts ne donnant, selon lui, qu'une image incomplète et déformée : « la France du dix-huitième siècle ne fut pas aussi pervertie que nous le disent nos écrivains et que se plurent, en les exagérant, à le déclarer les étrangers. »

Ce sont ensuite Casanova, Duclos, Restif de la Bretonne, Nerciat, et bien d'autres qui sont pris pour témoins par leurs écrits. Uzanne se lance ensuite dans le portrait du divin marquis :

Vignette par Marius Perret
pour l'Idée sur les Romans du Marquis de Sade,
Préface d'Octave Uzanne. Paris, Ed. Rouveyre, 1878
« Quant au Marquis de Sade, qui fut le Nicolet de l'erotologie furieuse et qui voulut faire de plus en plus fort dans la recherche des jouissances sexuelles, il semble assez naïf de douter qu'il ait été un fou. Ce fut le plus déséquilibré des êtres, malgré l'apparent équilibre de sa philosophie anarchiste et le panache de ses sophismes. Il était allé aux antipodes de ses facultés natives qui étaient toute de sensibilité, et nous demeurons assuré qu'il fut des plus sincère en écrivant cette « Idée sur les Romans » qui forme le plus étrange contraste avec ses autres oeuvres [...] »

Uzanne donne ensuite quelques détails sur l'idée de Sadisme qui devient à la mode dès le milieu du XIXe siècle passé, une sorte de curiosité morbide de salon, un attirance, une fascination pour l'inversion sexuelle, les aberrations génésiques, etc. Il évoque aussi comment la science s'en est préoccupé :

« Elle a d'ailleurs pour les amours contre nature de si jolis mots : l'homosexualité, l'uranisme, l'inversion sexuelle, la nymphomanie, le saphisme et tant d'autres encore ! »

Il pose un regard bienveillant sur l'intérêt scientifique suscité par ces étalages de « dépravations de l'instinct génésique. » Uzanne, homme de paradoxes, tout à la fois réprimandant ces Bibles du Diable et donnant de l'intérêt à leur étude et en désignant les « parties saines » de sa Philosophie dans le boudoir.

Il poursuit :

« Aujourd'hui, ce montre, dont le nom seul faisait rougir nos pères, est enfin admis dans le vaste musée de la science anthropologique ; on y étale son mal publiquement : on s'applique à étudier le type exceptionnellement anormal qu'il fut ; on recherche les causes de son délire : on classe son cas dans une catégorie de folie dont l'étude a dévoilé le curieux processus, aussi, n'effraie-t-il plus aucunement. Le Sadisme est un département de l'aliénation mentale, on en parle comme d'une irresponsabilité qui peut affliger l'individu, mais personne ne s'en effare. Avant cinquante années, il en sera de même de tant d'autres folies étrangement passionnelles qui sont aujourd'hui du seul ressort de la criminalité. - La vérité est en marche ; espérons-le du moins. »

Et Uzanne de conclure :

« L'indulgence deviendra de plus en plus une partie de la justice qui s'efforcera d'être la vérité en action, c'est à dire la science des sciences. Quand on connaîtra toutes les irresponsables victimes de l'hérédité, les prisons ne retiendront plus que de rares et véritables coupables ; les émules du marquis de Sade ne seront plus passibles des modernes Bastilles, mais des nécessaires infirmeries d'inconscients. »

En un mot, selon Uzanne, le Marquis de Sade était fou, donc irresponsable de ses écrits et de ses actes les plus barbares. Dont acte.

Octave Uzanne synthétise en un paragraphe ce qu'il pense de l'humain et de ses dépravations, au delà du cas Sade :

Vignette par Marius Perret
pour l'Idée sur les Romans du Marquis de Sade,
Préface d'Octave Uzanne. Paris, Ed. Rouveyre, 1878
« A côté de ce qui se pratique partout à huit clos, ses théories se trouvent dépassées par le seul instinct de l'immondice des êtres. Partout, en effet, la force bestiale domine encore la faiblesse ingénue saignante et endolorie, et il nous faut à tous une force incroyable d'illusions et de douce et aveugle vanité pour oser parler fréquemment de progrès moral et condamner, au nom d'une fausse majorité vertueuse, le vice soi-disant exceptionnel de ceux qui n'ont su se payer l'étoffe nécessaire à la confection d'un confortable écran d'hypocrisie et de mensonge. [...] Nous sommes toujours trop enclins à juger les êtres d'un point de vue noir ou blanc avec un absolutisme contraire à ce qu'ils sont en réalité, c'est à dire ni tout-à-fait vicieux, ni tout parfaitement bons. »

Étrange paradoxe de la pensée auquel pourtant Uzanne nous habitue de jours en jours !

Page de titre
Idée sur les Romans
par  le Marquis de Sade,
Préface d'Octave Uzanne.
Paris, Ed. Rouveyre, 1878
C'est Uzanne lui-même qui publie l'Idée sur les Romans du Marquis de Sade en 1878 à Paris chez Edouard Rouveyre, précédée d'une intéressante et longue préface, ainsi que d'une lettre à l'éditeur (nous y reviendrons bientôt). On y trouve aussi une esquisse de bibliographie.

Bertrand Hugonnard-Roche

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